Anonyme
De la poésie polonaise
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 5-66).
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LA


COMEDIE INFERNALE.




Une première étude sur la poésie moderne de la Pologne a pu déjà préparer nos lecteurs à la conception étrange et hardie que l’auteur anonyme du Rêve de Césara, de la Nuit de Noël, intitule la Comédie infernale. Dans ce drame, ou plutôt dans cette vision dramatique, le poète a voulu dénoncer à la société polonaise deux écueils terribles qu’il redoute pour son pays : — le faux enthousiasme, né de l’imagination plutôt que du cœur, qui, séduit par des formes brillantes et vieillies, devient impuissant à rien comprendre, à rien créer dans, le présent ; — l’excès de la force brutale, qui détruit sans édifier, qui abat sans reconstruire, parce qu’il lui manque, comme au faux enthousiasme, les vivifiantes inspirations du cœur. Deux personnages représentent ces deux excès. L’un, c’est le Comte, égaré tour à tour par les fantômes de l’amour et de la gloire, sacrifie à une double chimère le bonheur de sa famille et les intérêts de sa patrie. L’autre, c’est Pancrace, après avoir soumis une populace brutale à l’ascendant de son intelligence, après avoir autour de lui entassé les cadavres et multiplié les ruines, chancelle et s’affaisse dans le sentiment de son impuissance devant un pouvoir supérieur, que, comme le Comte, il a méconnu. Ce pouvoir, faut-il le nommer ? c’est le christianisme, c’est la religion qui, soumettant l’imagination et l’esprit au cœur, place son idéal dans l’union de ces trois forces divines. Ce n’est pas sans raison que le poète a fait lutter ensemble le Comte et Pancrace, le rêveur dont l’imagination se laisse charmer par le faux idéal, et le penseur dont l’intelligence proclame le règne aveugle de la force. La tendance logique de ces deux natures les pousse à servir deux principes ennemis, à s’armer, l’une au nom des rêves du passé, l’autre au nom des réalités du présent. Tous deux cependant, le Comte et Pancrace, doivent périr, et, dans ce duel fatal, le poète n’a de préférence pour aucun des champions.

La Comédie infernale a été écrite, il ne faut pas l’oublier, sous l’influence d’un mouvement d’idées et de passions à peu près inconnu de la France. Quelques explications étaient donc nécessaires. Sans arrêter plus long-temps le lecteur sur le seuil du drame, nous nous réservons de compléter et d’éclairer par des notes le texte du poète, quand il en sera besoin.

Chaque partie de la Comédie infernale est précédée d’une invocation qui en résume la pensée générale. Dans la première de ces invocations, l’auteur s’adresse au faux poète, à l’homme qui sacrifie le cœur à l’imagination. Nous allons assister au triomphe de la fausse poésie sur la vie de famille, et l’écrivain anonyme indique dans cette invective lyrique les traits principaux du caractère du Comte, qui représente, nous l’avons dit, la victoire funeste de l’imagination sur le devoir.




Des étoiles entourent ta tête ; à tes pieds sont les flots de la mer ; sur les flots de la mer un arc-en-ciel s’ouvre devant toi et disperse les nuages. Tout ce que ta vue embrasse est à toi ; les rivages, les villes, les hommes, t’appartiennent ; tu es le maître du ciel ; rien ne semble égaler ta gloire.

Aux oreilles qui t’écoutent, tu procures d’ineffables jouissances. Tu enlaces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts. Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour toujours. Mais toi, qu’éprouves-tu ? que crées-tu ? que penses-tu ? De toi jaillit la source de la beauté, mais tu n’es pas la beauté.

Malheur à toi, malheur ! L’enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que toi devant le Seigneur.

D’où viens-tu, ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la connais pas, toi qui ne l’as jamais vue et ne la verras jamais ? Qui donc t’a créée par colère ou par ironie ? Qui t’a donné cette vie si misérable et si trompeuse, que tu puisses jouer l’ange à l’instant même où tu vas succomber, ramper comme un reptile et t’étouffer dans la vase ? La femme et toi ont une même origine.

Mais tu souffres aussi, quoique ta douleur ne crée rien et ne serve à rien. Les gémissemens du dernier des malheureux sont comptés parmi les accens des harpes célestes ; ton désespoir, tes soupirs, tombent à terre, et Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions, et le Seigneur les reniera un jour comme ils ont renié le Seigneur.

Ce n’est pas que je me plaigne de toi, ô Poésie, mère de beauté et de salut ; seulement il est à plaindre celui-là que, sur la limite des mondes en germe et des mondes en ruine, tu tiens enchanté par le souvenir ou par le pressentiment, Car tu ne perds que ceux qui se sont voués à toi et se sont faits les organes de ta gloire.

Heureux celui en qui tu as placé ta demeure, comme Dieu au milieu du monde, inaperçu, ignoré, mais grand et éclatant dans chacune de ses parties, et devant lequel les créatures se prosternent partout en disant : Il est ici ! Ainsi celui-là te portera comme une étoile sur son front, et ne mettra pas entre ton amour et lui l’abîme de la parole ; il aimera les hommes et brillera comme un héros au milieu de ses frères. Et à celui qui ne te restera pas fidèle, à celui qui te trahira avant le temps et te livrera aux joies périssables des hommes, tu jetteras quelques fleurs sur sa tête et te détourneras ; celui-là passera sa vie à tresser avec des fleurs fanées une couronne funéraire. La femme et lui ont une meure origine.


I.

De toutes les choses sérieuses, le mariage est la plus bouffonne.
BEAUMARCHAIS.


L’ANGE GARDIEN.

Paix aux hommes de bonne volonté ! Qu’il soit béni entre les créatures celui qui a encore un cœur ; celui-là pourra encore être sauvé : révèle-toi à lui, épouse bonne et modeste, et que dans leur maison naisse un enfant ! (L’ange disparaît.)

CHOEUR DES MAUVAIS ESPRITS.

Allons, spectres et fantômes, courez, volez vers lui. Et toi d’abord, bien-aimée de sa jeunesse, morte d’hier, sors de ta tombe ; ame réprouvée, prends un bain de brouillards pour te rafraîchir ; pare-toi de toutes les fleurs du printemps, et maintenant cours au-devant du poète.

Et toi, Gloire[1], aigle vieilli et oublié dans un coin où jadis t’a laissé le chasseur, aujourd’hui empaillé par nos soins, descends de la perche où tu languis depuis des siècles ; prends ton essor, que tes ailes gigantesques et blanchies par le soleil se déploient au-dessus de la tête du poète !

Tirons de notre trésor le vieux tableau de l’Eden, ce chef-d’œuvre du pinceau de Belzébuth ; toile enchanteresse, réparée, badigeonnée et restaurée à neuf, pliée et enroulée dans un nuage, pars à l’adresse du poète, et puis tu te dérouleras à ses yeux, tu l’enfermeras dans un cercle magique de montagnes et de mers, parmi un tissu de jours et de nuits. O nature, mère chérie, cours embrasser le poète.

Village. — Église. — Au-dessus de l’église et planant dans l’air, un ange.


L’ANGE.

Si tu ne violes jamais ton serment, tu seras mon frère devant la face de Dieu le père. (Il disparaît.)

Intérieur de l’église. — Témoins. — Sur l’autel brûle un cierge.

LE PRÈTRE, donnant la bénédiction nuptiale.

Souvenez-vous de mes paroles…

(On se lève. — Le mari embrasse la main de son épouse et la repasse au cousin. — Tout le monde sort.)

LE MARI, resté seul à l’église.

Si je suis descendu jusqu’à un mariage ici-bas, c’est que j’ai trouvé celle que j’ai rêvée ; malheur et anathème sur ma tête si jamais je cesse de l’aimer !

(Une chambre pleine de monde. — Bal. — Musique. — Lumières. — Fleurs. — La jeune mariée, après avoir fait quelques tours de valse, s’arrête, et, par hasard, rencontre son mari dans la foule : elle va à lui, et appuie sa tête sur son épaule.)

LE JEUNE MARIÉ.

Que tu es belle dans cet abattement ! .. que ce désordre de fleurs et de perles va bien à ta tête ! — Tu rougis de pudeur et d’émotion. Oh ! éternellement tu seras le chant poétique de ma vie !

LA JEUNE MARIÉE.

Je serai toujours soumise et fidèle comme me l’a enseigné ma mère, comme mon cœur me l’enseigne. Mais il y a tant de monde ici, cette chaleur, tout ce bruit…

LE JEUNE MARIÉ.

Va danser encore : moi, je resterai ici pour te regarder, comme souvent j’ai regardé passer les anges dans les rêves de ma pensée.

LA JEUNE MARIÉE.

J’irai, puisque tu le veux ; mais les forces m’ont presque abandonnée.

LE JEUNE MARIÉ.

Chère ame, je t’en prie… (Danse et musique.)

Nuit obscure. — Esprit mauvais sous la forme d’une vierge.
L’ESPRIT MAUVAIS, passant dans les airs.

Il n’y a pas long-temps et à pareille époque, je parcourais la terre. Aujourd’hui les démons me chassent et m’ordonnent de prendre les apparences d’une sainte. (Passant au-dessus du jardin.) Fleurs, détachez-vous et venez couvrir mes cheveux. (Passant au-dessus du cimetière.) Charmes et fraîcheur des vierges mortes, dispersés dans l’air et flottant au-dessus des tombeaux, accourez à moi, venez parer mon visage.

Beaux cheveux de cette brune qui bientôt ne sera plus que cendres, venez vous suspendre à mon front ; yeux bleus, éteints à tout jamais sous cette pierre, venez à moi, brillant de tout le feu qui autrefois vous animait. Cent cierges brûlent derrière cette grille : c’est une princesse qu’on va enterrer ; — robe de satin blanche comme la neige, détache-toi de ce cadavre, passe comme un oiseau à travers cette grille, et viens me parer… Et, maintenant, en route, en route…

Chambre à coucher. — Une lampe projetant une légère clarté sur le mari, qui dort à côté de sa femme.
LE MARI, rêvant.

D’où viens-tu, toi que je ne voyais plus, que je n’attendais plus ? Comme l’eau passe, ainsi passent tes pieds, pareils à deux vagues blanchies d’écume ; une paix sainte rayonne sur ton visage ; tu réunis tout ce que j’ai rêvé et aimé. (Se réveillant.) Où donc suis-je ?… Ah ! je suis à côté de ma femme. C’est là ma femme… (Il la regarde.) J’ai pu croire que tu étais celle que j’ai rêvée… et maintenant je m’aperçois de mon erreur, tu ne lui ressembles pas : tu es bonne et douce, toi… mais l’autre… Mon Dieu, que vois-je ? suis-je bien éveillé ?

LE FANTOME.

Tu m’as trahi. (Il disparaît.)

LE MARI.

Qu’elle soit à jamais maudite, cette heure où j’ai pris une femme, où j’ai abandonné l’amante de mes jeunes années, la pensée de mes pensées, l’ame de mon ame !

LA FEMME, se réveillant.

Qu’y a-t-il ? serait-ce déjà le jour ? le carrosse nous attend-il ? n’est-ce pas aujourd’hui que nous devons aller faire des emplettes ?

LE MARI.

Il fait nuit sombre, dors, dors profondément.

LA FEMME.

Tu es peut-être malade, je vais me lever pour te donner de l’éther.

LE MARI.

Dors.

LA FEMME.

Cher ami, dis-moi ce que tu as, le son de ta voix m’effraie, sur tes joues l’on dirait des symptômes de fièvre.

LE MARI, se levant.

J’ai besoin d’air, j’ai besoin de respirer, reste… Mon Dieu ! reste, ne te lève point. (Il sort.)

Derrière le mur de l’église, un jardin éclairé par la lune.
LE MARI.

Depuis le jour de mon mariage, je n’ai fait que manger et dormir ; j’ai vécu de la vie des oisifs, j’ai dormi du sommeil des manufacturiers allemands, et je ne sais comment l’univers s’est fait autour de moi dormant à mon image ; j’ai visité mes pareils, j’ai parcouru les magasins, les boutiques ; j’ai cherché une nourrice pour un enfant qui va me naître… (Minuit sonne à la tour de l’église.) Jadis, à cette heure, je montais sur mon trône. A moi ! à moi ! mes anciens royaumes, si peuplés, si pleins de vie et de mouvement, si obéissans aux ordres de ma pensée ! (Il marche agitant convulsivement les bras.) Dieu ! toi qui as consacré les liens de deux êtres, as-tu réellement dit que rien ne pouvait les rompre, ces liens, lors même que les deux ames, après un choc violent, s’en vont chacune de son côté, ne laissant sur la terre qu’un couple de cadavres ?

Te voilà près de moi, oui, je te reconnais, ô chérie ! prends-moi avec toi, et, si tu n’es qu’une illusion, si tu n’es que ma propre invention, être fantastique et sans réalité, rêve de mes pensées, enfant sorti de mes entrailles, enfant qui viens tenter ton père, que moi aussi je devienne illusion et fumée pour vivre de ta vie !… Je suis toujours à toi, je t’appartiens.

LE FANTOME.
Souviens-toi de ce que tu dis. N’importe le jour où je viendrai te chercher, me suivras-tu ?
LE MARI.

Reste ici, ne disparais pas comme un rêve ; si tu es une beauté au-dessus de toutes les beautés, si tu es une pensée au-dessus de toutes les pensées, pourquoi ne pas durer plus long-temps qu’un désir, qu’une pensée ?

(Une fenêtre de la maison s’ouvre.)

VOIX DE LA FEMME.

Cher ami, le froid de la nuit va te rendre malade ; reviens, ô mon bien-aimé, car, toute seule, dans cet appartement grand et sombre, je m’ennuie.

LE MARI.

Bien ! tout à l’heure. — Le fantôme a disparu, mais il a promis de revenir, et alors adieu mon jardin et ma maison ; adieu aussi, toi qui as été créée pour toutes ces choses, mais non pour moi.

LA VOIX DE LA FEMME.

Hâte-toi, je t’en supplie, la matinée est si froide !

LE MARI.

Et mon enfant, ô mon Dieu ! (Il sort du jardin.)

Le salon. — Deux flambeaux posés sur le piano. — Dans un des coins un berceau avec un enfant endormi. — Le mari, étendu dans un fauteuil, ayant les mains sur son visage. — La femme est assise près du piano.

LA FEMME.

Je suis allée chez le curé, il m’a promis de venir après-demain.

LE MARI.

Je te remercie.

LA FEMME.

J’ai envoyé chez le pâtissier pour lui faire préparer quelques tourtes, car je crois que tu as invité beaucoup de monde pour le baptême. Tu sais, elles seront faites au chocolat, avec les initiales de George-Stanislas.

LE MARI.

C’est très bien.

LA FEMME.

Je remercierai Dieu une fois cette cérémonie achevée, car notre petit George sera chrétien… et, quoique déjà baptisé par l’eau, il me semblait toujours qu’il lui manquait quelque chose. (Allant vers le berceau.) Dors, mon enfant ; est-ce que déjà il rêverait ? Sa couverture est toute défaite… Il est agité, mon George ; dors, mon chéri, dors tranquille…

LE MARI.

Quelle chaleur ! j’étouffe ici… un orage se prépare… Pourvu que le tonnerre gronde ! O mon cœur, tu souffres de cruelles douleurs…

(La femme se met au piano, essaie quelques notes ; puis elle cesse ; de nouveau elle se remet à jouer, puis elle cesse encore.)

LA FEMME.

Aujourd’hui comme hier, car voilà une semaine, que dis-je ! un mois, que tu ne m’as pas adressé une seule parole ; tous ceux qui me voient nue trouvent changée, maigrie…

LE MARI, à part.

L’heure arrive ; rien, rien ne saurait la reculer. (Haut.) Il me semble, au contraire, que tu te portes bien.

LA FEMME.

Tout cela t’est indifférent ; tu ne me regardes plus. Toutes les fois que j’entre, tu te détournes ou tu baisses les yeux. Je viens de me confesser ; j’ai repassé dans ma pensée tous mes péchés, je ne puis me rappeler en quoi j’ai pu t’offenser.

LE MARI.

Tu ne m’as pas offensé.

LA FEMME.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LE MARI.

Je sens que je dois t’aimer.

LA FEMME.

Tu m’achèves par ces paroles : Je dois. Oh ! dis-moi plutôt : Je ne t’aime pas, alors du moins je saurai tout. (Elle court au berceau et prend son enfant.) Mais n’abandonne pas cet enfant. Que je souffre seule de ta colère ; mais cet enfant, Henri, cet enfant, c’est toi-même ! (Elle se jette à ses genoux.)

LE MARI, la relevant.

Ne fais pas attention aux paroles qui ont pu m’échapper ; je suis quelquefois dans une fâcheuse disposition.

LA FEMME.

Je ne te demande qu’une seule parole, qu’une unique promesse : dis-moi que tu l’aimeras toujours, ce pauvre enfant !

LE MARI.

Toi et lui, je vous aimerai. Crois-moi.

(Il l’embrasse sur le front. — Elle l’entoure de ses bras. — Le bruit du tonnerre se fait entendre, puis les sons du piano.)

LA FEMME.

Qu’est-ce cela ? Que vois-je ?

(La musique cesse. — L’enfant se cache dans le sein de sa mère.)

LE FANTOME, entrant.

O mon bien-aimé, je t’apporte le bonheur et les plaisirs. Viens avec moi, viens, ô mon bien-aimé ; jette bas tous ces liens de la terre qui te retiennent ; je viens d’un monde enchanté où sans cesse resplendit la lumière… Je viens me donner à toi.

LA FEMME.

A mon secours, sainte vierge Marie !… Cette vision est pâle comme la mort, ses yeux sont éteints, sa voix stridente comme le grincement des roues d’un tombereau conduisant un cadavre.

LE MARI.

O ma belle maîtresse, ton front est éblouissant, tes cheveux sont parsemés de fleurs…

LA FEMME.

Un drap mortuaire l’enveloppe.

LE MARI.

Autour de toi tu répands la lumière… Oh ! ta voix, que je l’entende encore une fois… et après que je meure !

LE FANTOME.

Cette femme qui te retient n’est qu’une illusion, sa vie n’est qu’une chimère ; son amour est comme une feuille qui tombe pour disparaître et s’anéantir parmi des milliers d’autres… Mais moi, je suis immortelle.

LA FEMME.

A mon secours ! Henri, à mon secours ! Je sens la vapeur du soufre et l’odeur des tombeaux.

LE MARI.

Ame d’argile et de boue, mets bas toute jalousie et ne blasphème pas ; ce que tu vois est l’idéal d’après lequel Dieu t’a conçue ; mais tu t’es laissé tenter par le serpent, et te voilà devenue ce que tu es.

LA FEMME.

Je serai toujours avec toi.

LE MARI, au fantôme.

O ma bien-aimée, pour te suivre j’abandonne ma maison. (Il sort.)

LA FEMME.

Henri ! Henri !

(Elle tombe évanouie avec son enfant. — Un coup de tonnerre se fait entendre.)

Le baptême. — Invités. — Le curé. — Le parrain et la marraine. — La nourrice et l’enfant. — La femme étendue sur le sofa. — Au fond les domestiques.
UN AMI.

Chose étonnante ! le comte n’est pas ici.

UN AUTRE AMI.

Vous savez combien il est distrait ; il nous aura oubliés. Peut-être fait-il de la poésie.

UN AMI.

Madame est très pâle ; elle semble n’avoir pas dormi… Elle ne nous a pas encore adressé un seul mot.

UN AMI.

Ce baptême me rappelle certain bal où l’amphitryon, après avoir perdu la veille, aux cartes, toute sa fortune, continue à recevoir son monde avec une politesse désespérée.

UN AMI.

Je quitte à l’instant ma charmante princesse ; j’arrive, croyant trouver un succulent déjeuner, et, au lieu de tout cela, je ne rencontre, comme dit l’Écriture, que pleurs et grincemens de dents.

LE CURÉ.

George-Stanislas, veux-tu recevoir le saint baptême ?

LE PARRAIN ET LA MARRAINE.

Je le veux.

UN AMI.

Voyez donc, madame semble s’être réveillée ; mais elle marche comme en proie à un rêve.

UN AUTRE AMI.

Elle tend les bras à son fils, c’est à peine si elle peut se tenir debout ; elle chancelle…

UN AMI.

Mais pour la soutenir donnons-lui le bras, car elle va s’évanouir.

LE CURÉ.

George-Stanislas, renonces-tu à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ?

LE PARRAIN ET LA MARRAINE.

J’y renonce.

UN AMI.

Silence ; écoutez ce que va dire la mère.

LA FEMME, posant la main sur la tête de son enfant.

Où est ton père, George, mon enfant ?

LE CURÉ.

Laissez-nous achever la cérémonie.

LA FEMME.

Je te bénis, George, je te bénis, mon enfant. Sois poète pour que ton père puisse t’aimer, et qu’un jour il ne te repousse pas !

LA MARRAINE.

Ma chère Marie, que dites-vous donc ?

LA FEMME.

Tu mériteras ainsi l’amour de ton père, et alors peut-être pardonnera-t-il à sa mère.

LE CURÉ.

Mais c’est scandaleux ! madame la comtesse…

LA FEMME.

Si tu n’es pas poète, je te maudirai. (Elle s’évanouit. — On l’emporte.)

LES AMI, tous ensemble.

Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans cette maison ; sortons, sortons.

(Pendant ce temps, la cérémonie se termine. — On remet l’enfant dans son berceau.)

LE PARRAIN, debout devant le berceau.

George-Stanislas, dès ce moment tu appartiens à la communauté chrétienne, à la société humaine ; plus tard, tu deviendras citoyen, et, avec l’aide de Dieu et de tes parens, magistrat dans ton pays. Il faut aimer sa patrie ; il est beau de mourir pour sa patrie. (Tout le monde sort.)

Contrées magnifiques. — Collines et forêts. — Montagnes dans le lointain.
LE MARI.

Voilà bien tout ce que j’ai rêvé, tout ce que je désirais, et pour tout cela j’ai prié pendant de longues années, et déjà je touche à mon but. Ce monde grossier et prosaïque, je l’ai déjà laissé loin derrière moi. Que chacun de ces insectes infimes et misérables s’amuse de sa proie, et qu’il périsse de regret ou de rage quand elle lui échappe… que m’importe !

LA VOIX DU FANTOME.

Viens par ici, viens… (Il se montre et disparaît.)

Montagnes et précipices au bord de la mer. — Nuages amoncelés. — Tempête.
LE MARI.

Qu’est-elle devenue ? où est-elle maintenant ?… Les parfums des fleurs, les senteurs du matin ont disparu ; le ciel s’est assombri. Me voici seul sur le sommet de cette montagne… un précipice est à mes pieds… les vents soufflent à faire peur.

VOIX DU FANTOME dans le lointain.

A moi, mon bien-aimé ! à moi !

LE MARI.

Mais tu es déjà si loin… et jamais je ne pourrai franchir ce précipice.

UNE VOIX plus rapprochée.

Où sont tes ailes ?…

LE MARI.

Esprit mauvais qui ricanes et te moques, je te méprise !

UNE AUTRE VOIX.

Quoi ! ton ame, qui est immortelle et qui d’un seul élan peut s’élever jusqu’au ciel, ne saurait traverser cet abîme ! Tes pieds n’osent s’avancer plus loin ! Tu trembles, toi si fort, si courageux !

LE MARI.

Montrez-vous donc à moi ; prenez un corps, une forme que je puisse briser, et si j’ai peur, eh bien ! alors, que je ne la possède jamais, celle que j’aime !

LE FANTOME, de l’autre côté du précipice.

Suspends-toi à ma main, elle te guidera.

LE MARI.

Que vois-je ? les fleurs se détachent de ta tête et tombent par terre ; puis à peine sont-elles tombées qu’elles courent comme des lézards ou rampent semblables à des vipères !

LE FANTOME.

Viens, mon bien-aimé !

LE MARI.

Grand Dieu ! le vent arrache ta robe et la déchire par lambeaux !

LE FANTOME.

Mais viens ! que tardes-tu ?

LE MARI.

La pluie ruisselle de tes cheveux, tes os percent ton sein et se montrent à nu.

LE FANTOME.

Tu as promis, tu as juré d’être à moi !

LE MARI.

Un éclair vient d’éteindre ses yeux.

CHOEUR DES MAUVAIS ESPRITS.

Allons, vieille damnée ! retourne aux enfers. Ta tâche est accomplie ; tu as trompé un cœur grand et fier, étonnement des hommes et de lui-même. — Et toi, suis celle que tu as aimée.

LE MARI.

Mon Dieu ! me damnerais-tu pour avoir aimé cette beauté idéale qui surpasse celle du ciel ? Me damnerais-tu parce que je l’ai poursuivie, parce que j’ai souffert pour elle jusqu’à devenir le jouet de Satan ?

UN MAUVAIS ESPRIT.

Frères, écoutez, écoutez…

LE MARI.

Déjà sonne ma dernière heure ; la tempête augmente ; la mer monte, monte toujours sur les rochers… elle arrive jusqu’à moi. Une force invisible me pousse toujours plus loin… des tourbillons de spectres montés sur mes épaules me traînent vers le précipice.

UN MAUVAIS ESPRIT.

Frères, réjouissez-vous, réjouissez-vous !

LE MARI.

La lutte est inutile ; le vertige de l’abîme me saisit. Ah ! maintenant mon ame voit clair. Mon Dieu, mon Dieu ! ton ennemi serait-il victorieux ?

L’ANGE GARDIEN, au-dessus de la mer.
Paix aux vagues ; mer, calme-toi.
L’eau sainte coule dans ce moment sur la tête de ton enfant.
Retourne chez toi, et ne pèche plus.
Retourne à ton enfant, et aime-le.
Le salon où est le piano. — Le mari entre. — Les domestiques le suivent, portant des lumières[2].
LE COMTE.

Où donc est madame ?

LE DOMESTIQUE.

Mme la comtesse est indisposée, monsieur le comte.

LE COMTE.

Comment ! Mais elle n’est pas dans sa chambre.

LE DOMESTIQUE.

Mme la comtesse n’est plus ici.

LE COMTE.

Et où est-elle ?

LE DOMESTIQUE.

Elle est partie hier.

LE COMTE.

Pour quel endroit ?

LE DOMESTIQUE.

Pour une maison de fous. (Le domestique s’éloigne.)

LE COMTE.

Est-il possible ? Marie, peut-être te caches-tu ? Tu as voulu me punir ainsi… Mais ce serait horrible…

Il n’y a personne ; la maison est abandonnée !

Celle à qui j’ai promis la fidélité et le bonheur, je l’ai jetée de son vivant dans un séjour de damnés. J’ai détruit tout ce à quoi j’ai touché, et je me détruirai moi-même. L’enfer m’a-t-il vomi pour que je sois son image sur la terre ?

Sur quel oreiller reposera-t-elle aujourd’hui sa tête ? Qu’est-ce qu’elle entendra maintenant ? Des hurlemens affreux, terribles. Ce front toujours si calme, si serein, qui souriait à tout le monde, ce front est obscurci. Sa pensée, elle l’a envoyée dans les déserts à ma recherche.

UNE VOIX, d’un ton d’ironie.

C’est sans doute là un drame que tu composes[3] ?

LE COMTE.

Ah ! encore la voix de Satan qui me parle ! (Il court vers la porte et l’ouvre violemment.) Sellez mon cheval tartare ; attachez-y mon manteau, mes pistolets.

Maison de fous dans une contrée montagneuse. — Des jardins autour de la maison.
LA FEMME DU MÉDECIN, portant un trousseau de clés.

Vous êtes probablement, monsieur, un cousin de Mme la comtesse ? .

LE COMTE.

Je suis l’ami de son mari, et je viens de sa part.

LA FEMME DU MÉDECIN.

Il n’y a pas grand espoir de pouvoir guérir Mme la comtesse ; du reste, mon mari est absent pour le moment, et, s’il eût été ici, mieux que moi il aurait pu vous expliquer son genre de folie. C’est avant-hier qu’on l’a amenée, dans un état vraiment effrayant. (S’essuyant la figure.) Ah ! quelle chaleur ! Nous avons ici beaucoup de malades, mais aucune n’est si gravement malade qu’elle. Croiriez-vous bien, monsieur, que cet établissement nous coûte près de deux cent mille florins ? Voyez donc quelle vue superbe l’on a sur les montagnes ! Mais vous êtes peut-être impatient de voir madame ? Dites-moi, est-ce vrai, ce que l’on raconte, que le mari s’est fait enlever la nuit par une femme ? Dites-le-moi, je vous prie.

Une chambre. — Fenêtre grillée. — Un lit. — La femme étendue sur le canapé.
LE COMTE, entrant.

Je désire rester seul avec elle.

LA FEMME DU MÉDECIN, derrière la porte.

Je ne sais si je dois accéder à cette demande… car mon mari se fâcherait si…

LE COMTE.

Je veux être seul ; laissez-moi, vous dis-je.

(Il ferme la porte et s’avance vers sa femme.)

UNE VOIX D’EN HAUT.

Vous avez enchaîné votre Dieu ; vous avez crucifié Jésus-Christ.

UNE VOIX D’EN BAS.

À la lanterne ! à la guillotine les rois et les seigneurs ! C’est par moi que s’accomplira la liberté des peuples.

UNE VOIX DU COTÉ DROIT.

A genoux devant le roi votre seigneur et maître, votre souverain légitime !

UNE VOIX DU COTÉ GAUCHE.

La comète apparaît déjà dans le ciel… Le jour du terrible jugement approche.

LE COMTE.

Me reconnais-tu, Marie ?

LA FEMME.

Ne t’ai-je pas juré fidélité jusqu’à la tombe ?

LE COMTE.

Donne-moi ta main… Sortons d’ici…

LA FEMME.

Je ne puis pas. Mon esprit est sorti de mon corps, il est concentré tout entier dans ma tête.

LE COMTE.

Mais nous partirons en voiture.

LA FEMME.

Laisse-moi ici encore quelque temps, et je deviendrai digne de toi.

LE COMTE.

Comment !

LA FEMME.

J’ai prié pendant trois nuits, et Dieu m’a enfin exaucée.

LE COMTE.

Je ne te comprends pas.

LA FEMME.

Depuis que je t’ai perdu, un grand changement s’est opéré en moi. Seigneur ! me suis-je écriée, et je me suis frappé la poitrine. J’ai approché de mon sein un cierge bénit, et j’ai fait pénitence, et j’ai crié : Mon Dieu, fais descendre sur moi l’esprit de la poésie ! et le troisième jour je suis devenue poète.

LE COMTE.

Marie ?

LA FEMME.

Henri, maintenant tu ne me mépriseras plus ; je suis pleine d’inspiration, et la nuit tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Ni le jour ni la nuit. Jamais ! jamais !

LA FEMME.

Vois maintenant si je ne suis pas ton égale en puissance. Il m’est donné de comprendre tout, de m’inspirer, d’éclater en paroles, en chants de victoire. Je chanterai les mers, et la foudre, et les étoiles, oui, et les astres et les orages. Un mot inconnu m’échappe encore, — le combat[4] ; je dois voir le combat, conduis-moi au combat. — Alors je regarderai, je décrirai tout ; et les cadavres, et le drap mortuaire, et la vague, et la rosée, et le cercueil.

Autour de moi se déroulera l’infini,
Et, comme un oiseau planant dans l’espace,
Mes ailes fendront l’azur de l’immensité ;
Et, sans cesse volant, je disparaîtrai
Dans le noir néant.

LE COMTE.

Malheur, malheur sur moi !

LA FEMME, l’entourant de ses bras.

Mon Henri, que je suis heureuse !

UNE VOIX D’EN BAS.

J’ai tué de ma main trois rois, mais il en reste encore dix autres. J’ai tué aussi cent prêtres qui disaient la messe.

UNE VOIX DU COTÉ GAUCHE.

Le soleil va s’éteindre ; sur leurs routes les étoiles commencent à se heurter… hélas ! hélas !

LE COMTE.

Pour moi, le jour du jugement dernier serait-il venu ?

LA FEMME.

Pourquoi cherches-tu de nouveau à m’attrister ? Chasse les soucis qui assombrissent ton visage. Te manquerait-il quelque chose ? Écoute-moi, j’ai encore une nouvelle à t’annoncer.

LE COMTE.

Parle, que veux-tu me dire ?

LA FEMME.

Ton fils sera poète.

LE COMTE.

Que dis-tu ?

LA FEMME.

Le prêtre, en le baptisant, lui a donné le premier nom, celui de George-Stanislas, mais moi, je l’ai béni en l’appelant poète, et il sera poète. Oh ! mon Henri, tu vois combien je t’aime !

UNE VOIX D’EN HAUT.

Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

LA FEMME.

Cet homme est atteint d’une étrange folie, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Bien étrange en effet.

LA FEMME.

Il ne sait ce qu’il dit ; mais moi je te dirai ce qu’il arriverait si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) Tous les mondes s’élèvent dans l’espace, ou roulent dans l’abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu ! et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s’éteignent aussi. Jésus-Christ ne nous sauvera plus : à deux mains il a pris sa croix et l’a jetée dans l’abîme. Entends-tu cette croix, espoir de millions de malheureux, tomber d’étoile en étoile ? elle se brise enfin, et couvre de ses débris l’univers tout entier. La très-sainte Vierge seule prie encore, et les étoiles, ses servantes, lui sont encore fidèles, mais elle ira aussi où va le monde entier.

LE COMTE.

Marie, veux-tu revoir ton enfant ?

LA FEMME.

Il n’est plus là, il s’est envolé ; je lui ai attaché des ailes, et je l’ai envoyé à travers l’univers s’instruire, s’imprégner de tout ce qui est beau, grand et terrible ; lorsqu’il reviendra un jour, tu l’aimeras, car alors il te comprendra.

LE COMTE.

Tu souffres ?

LA FEMME.

Oui. On m’a fait suspendre au milieu de la tête une lampe qui se balance : c’est pour moi une douleur insupportable.

LE COMTE.

Marie, ma bien-aimée, calme-toi.

LA FEMME.

Malheur au poète, car il ne vivra pas long-temps !

LE COMTE, appelant.

Holà ! du secours ! du secours !

(Plusieurs femmes entrent suivies de la femme du médecin.)

LA FEMME DU MÉDECIN.

Des sinapismes ! des drogues… courez à la pharmacie. C’est vous, monsieur, qui êtes la cause de cet accident… mon mari va me gronder.

LA FEMME.

Adieu, adieu, cher Henri.

LA FEMME DU MÉDECIN.

C’est donc vous qui êtes monsieur le comte ?

LE COMTE.

Marie ! Marie ! (Il l’embrasse et la couvre de caresses.)

LA FEMME.

Ami, je me trouve bien, car je meurs à côté de toi. (Sa tête s’incline.)

LA FEMME DU MÉDECIN.

Quelle rougeur sur sa figure !… le sang a monté au cerveau…

LE MARI.

Elle ne court aucun danger, ce ne sera rien, n’est-ce pas ?

(Le médecin entre et s’approche du canapé.)

LE MÉDECIN.

Vous l’avez dit, ce n’est déjà plus rien, car elle est morte.

II.

Das Gemisch von Koth und Feuer.
(Mélange de boue, et de feu.)
Faust, GOETHE.

Enfant[5], pourquoi ne vas-tu pas à dada ? pourquoi négliger tes joujoux et tes poupées ? pourquoi ne prends-tu plus les mouches et les papillons ? pourquoi ne plus te rouler sur le gazon ? Roi des libellules et des papillons, ami intime de Polichinelle, que veulent dire tes petits yeux bleus baissés vers la terre, et pourtant si vifs, si pleins de souvenirs, quoique tu n’aies encore vu que les fleurs de quelques printemps ? Tu penches déjà ton front, tu l’appuies sur ta main, comme si tu rêvais, et ta petite tête brille chargée de pensées, comme une fleur chargée de rosée matinale.

Et lorsque, rejetant en arrière ta blonde chevelure, tu regardes le ciel, dis-moi ce que tu vois ? avec qui parles-tu ? car alors de petites rides fines et subtiles apparaissent sur ton front comme des fils de soie qui se dévident d’un fuseau invisible. Ta mère pleure et croit que tu ne l’aimes pas ; tes petits cousins, tes petits amis, se fâchent parce que tu ne veux pas les reconnaître. Ton père seul ne te dit rien ; il t’observe, silencieux et sombre, jusqu’à ce que ses yeux se remplissent de larmes qu’il se hâte de faire rentrer dans son ame.

Et cependant le médecin, en te voyant, a prédit que tu deviendrais grand et fort ; en t’apportant des gâteaux, ton parrain t’a frappé sur l’épaule en t’annonçant que tu serais citoyen d’une grande nation. Le professeur qui a touché ta petite tête t’a reconnu l’aptitude aux sciences exactes ; le pauvre à qui, en passant, tu as donné un sou, t’a promis pour compagne une noble et belle jeune fille, et pour récompense une couronne au ciel. Un vieux soldat, en t’enlevant dans ses bras, s’est écrié : « Tu seras colonel ! » Une bohémienne a long-temps tenu ta main, cherchant à y lire ta destinée ; mais elle s’en est allée en soupirant et sans vouloir prendre le ducat qu’on lui offrait. Un magnétiseur a long-temps remué ses doigts devant tes yeux et promené ses mains auprès de ton visage, mais en vain, et il est parti se sentant près de s’endormir lui-même. Le prêtre, en te préparant pour la confession, a voulu s’agenouiller devant toi comme devant l’image d’un saint. Un peintre est arrivé dans un moment de colère où tu frappais du pied, et il t’a dessiné et placé dans un tableau du jugement dernier, mais parmi les anges déchus.

Cependant tu grandis et tu embellis. Tu n’as pas la fraîcheur enfantine ; tu n’as pas cet éclat de lait et de fraises. Ta beauté est celle des pensées mystérieuses qui se peignent sur ta figure comme des reflets d’un monde invisible ; et, quoique tu aies souvent un regard terne, les joues pâles et la poitrine serrée, cependant tous ceux qui te rencontrent s’arrêtent en disant : Quel bel enfant ! Si une fleur qui commence déjà à se faner avait une ame étincelante et un souffle du ciel, et si elle portait, sur chacune de ses feuilles penchées vers la terre, au lieu d’une goutte de rosée une pensée angélique, une telle fleur te ressemblerait, ô mon enfant ! — Telles étaient peut-être les fleurs avant la chute d’Adam !

Un cimetière. — Le Comte et son fils auprès d’un tombeau gothique.
LE PÈRE.

Ote ton chapeau, mon enfant, et prie pour le repos de l’ame de ta mère.

L’ENFANT.

Je te salue, Marie, pleine de grace, reine du printemps et des fleurs.

LE PÈRE.

Que dis-tu ? As-tu oublié ta prière, que tu en changes les mots ?… Prie pour ta mère qui, il y a dix ans, mourait à cette même heure.

L’ENFANT.

Salut, Marie, pleine de grace, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre les anges, et, quand tu traverses les cieux, chaque ange arrache de ses ailes des plumes étincelantes et les jette sur ton passage… et tu marches dessus comme sur les flots de la mer.

LE PÈRE.

George, mon enfant, tu deviens fou !

L’ENFANT.

Ces paroles m’assaillent et me percent la tête ; il faut que je les dise.

LE PÈRE.

Lève-toi. Dieu n’exauce pas de telles prières. Ah ! tu n’as pas connu ta mère, tu ne peux pas l’aimer.

L’ENFANT.

Si, je vois souvent maman.

LE PÈRE.

Où donc, mon enfant ?

L’ENFANT.

En songe, c’est-à-dire au moment de m’endormir ; hier, par exemple…

LE PÈRE.

Mon enfant, que dis-tu là ?

L’ENFANT.

Elle est pâle et amaigrie.

LE PÈRE.

T’a-t-elle dit quelque chose ?

L’ENFANT.

Il me semblait qu’elle flottait dans la nuit, couverte d’une draperie blanche, et elle disait :

J’erre toujours ;
Partout je pénètre
Au milieu des chants des anges,
Parmi les harmonies des sphères ;

Et pour toi ; ô mon enfant !
Je cueille des formes et des songes.

O mon enfant,
Aux esprits d’en haut,
Aux esprits d’en bas,
J’emprunte pour toi
Des mélodies et des sons,
Des rayons et des ombres,
Pour que ton père puisse enfin t’aimer.

Tu vois, mon père, je te répète tout, et mot à mot, ce qu’elle m’a dit.

LE PÈRE, s’appuyant contre une colonne du tombeau.

O Marie, tu veux donc perdre ton propre enfant !… tu veux donc m’affliger de deux tombes !… Que dis-je ? elle est quelque part dans le ciel, tranquille et calme. Cet enfant a rêvé.

L’ENFANT.

Maintenant j’entends sa voix ;… mais je ne la vois pas.

LE PÈRE.

De quel côté entends-tu cette voix ?

L’ENFANT.

Du côté de ces deux cyprès sur lesquels tombent les rayons du soleil couchant.

Je donnerai à tes lèvres
Et la force et la douceur ;
J’entourerai ton front
D’un nimbe de lumière,
Et avec mon amour de mère,
J’éveillerai dans ton ame
Tout ce que les hommes sur la terre,
Et les anges dans le ciel,
Ont appelé beauté,
Afin que ton père, ô mon fils !
T’aime toujours.

LE PÈRE.

Est-il possible que les dernières pensées d’un mourant le suivent dans l’éternité ! Y a-t-il des esprits bienheureux (car, certes, elle est sainte), y a-t-il des esprits bienheureux et atteints de folie ?

L’ENFANT.

La voix de maman s’affaiblit et se perd derrière le mur du cimetière… Là, là-bas elle répète encore :

Afin que ton père, ô mon fils !
T’aime toujours.
LE PÈRE.

Mon Dieu ! aurais-tu, dans ta colère, prédestiné notre enfant à la folie et à une mort prématurée ? Mon Dieu ! aie pitié de lui, n’ôte point la raison à ta faible créature, ne délaisse pas ce sanctuaire que tu as bâti pour toi-même, Prends pitié de mes souffrances, ne jette pas comme pâture à l’enfer cet ange d’innocence. A moi tu as donné la force pour supporter le fardeau de la pensée ; mais à lui ! — Une seule pensée, hélas ! peut rompre le fil de sa vie. — O mon Dieu ! mon Dieu ! prends pitié de lui et de moi.

Depuis dix ans, je n’ai pas eu encore un jour, un seul jour de repos ; bien des hommes ont envié mon bonheur. — Ils ignoraient, mon Dieu ! tout ce que tu m’as envoyé de peines, de douleurs, de pressentimens et de sombres pensées. Tu m’as laissé la raison, mais tu as endurci et frappé mon cœur. Mon Dieu ! permets-moi d’aimer mon enfant ; que le Créateur envoie la paix à sa créature ! Mon fils, fais le signe de la croix et sortons. — Que l’ame de ta mère repose en paix.(Ils sortent.)

Une promenade. — Dames et messieurs se promenant. — Un philosophe.- Le Comte.
LE PHILOSOPHE.

Vous pouvez me croire, car je ne me trompe jamais ; je vous répète donc que les temps approchent où les femmes et les nègres seront émancipés.

LE COMTE.

Vous avez raison.

LE PHILOSOPHE.

L’humanité va changer de face, et c’est par le sang versé et l’abolition des formes anciennes que la société se régénérera.

LE COMTE.

Vous croyez ?

LE PHILOSOPHE.

De même que notre globe oscille sur son axe et par mouvemens précipités, tantôt à gauche, tantôt à droite, s’abaisse ou se relève…

LE COMTE.

Voyez-vous là-bas cet arbre pourri ?

LE PHILOSOPHE.

Avec de jeunes feuilles sur ses branches ?…

LE COMTE.

C’est cela même. Combien supposez-vous qu’il a encore d’années à rester debout ?

LE PHILOSOPHE.

Que sais-je, moi ? — une année, peut-être deux…

LE COMTE.

Et pourtant, quoique les racines soient déjà pourries, — des feuilles nouvelles ont paru.

LE PHILOSOPHE.

Qu’est-ce que cela prouve ?

LE COMTE.

Je ne sais trop ; seulement qu’il tombera, et tellement se réduira en poussière, qu’un menuisier même ne pourra en tirer parti.

LE PHILOSOPHE.

Vous n’êtes plus à notre sujet de conversation.

LE COMTE.

Au contraire ; car voilà l’image du siècle et de vos théories. (Ils s’éloignent.)

Une gorge au milieu des montagnes.
LE COMTE.

Je me suis fatigué pendant de longues années à trouver le dernier mot de toutes les connaissances, j’ai voulu savoir le fond de toutes les pensées, de toutes les jouissances, — et, au fond de mon cœur, j’ai trouvé le néant de la tombe. Je connais par leurs noms tous les sentimens, — et, malgré cela, il n’y a au fond de mon ame ni désir, ni foi, ni amour. Je vis dans un désert, poussé par de noirs pressentimens. — Je sais que mon fils deviendra aveugle, — et que la société au milieu de laquelle je vis se dissoudra. — Et je souffre autant que Dieu est heureux, -c’est-à-dire en moi et pour moi seul !

VOIX DE L’ANGE GARDIEN.

Aime ton prochain, aime tes frères qui sont malades, qui ont faim et qui désespèrent, et tu seras sauvé.

LE COMTE.

Qui donc a parlé ?

MÉPHISTOPHÉLÈS, passant.

Je vous salue, monsieur le Comte. — Ne vous étonnez pas, j’aime quelquefois à amuser les voyageurs avec un don qui me vient de la nature : — je suis ventriloque.

LE COMTE, portant la main à son chapeau.

Il me semble avoir déjà vu quelque part cette figure, — sur une gravure — ou un tableau.

MÉPHISTOPHÉLÈS, à part.

Diable ! monsieur le Comte a bonne mémoire.

LE COMTE.

Que pour l’éternité Dieu soit loué ! — Amen !

MÉPHISTOPHÉLÈS, fuyant parmi les rochers.

Et ta sottise aussi.

LE COMTE.

Pauvre enfant ! — Destiné à une éternelle cécité, — et cela pour les fautes du père, pour la folie de la mère. Être sans passions, incomplet, vivant de rêveries et d’illusions ! — Ombre d’un ange précipité sur la terre et souffrant d’indicibles douleurs !

Quel est cet aigle[6] aux ailes immenses, qui vient de s’élever de l’endroit où a disparu cet homme ?

L’AIGLE.

Je te salue.

LE COMTE.

Il vient à moi ; le battement de ses grandes ailes noires ressemble au sifflement de la mitraille. (Ils s’éloignent.)

L’AIGLE.

C’est avec l’épée de tes ancêtres que tu devras conquérir et leur gloire et leur puissance.

LE COMTE.

Il plane au-dessus de ma tête, et son regard de serpent semble me traverser l’œil. Ah ! je te comprends…

L’AIGLE.

Ne cède à qui que ce soit, ne recule jamais ; c’est ainsi que tu vaincras, que tu terrasseras tes ennemis.

LE COMTE.

Je t’adresse mon salut de ces rochers arides qui furent témoins de notre entrevue. Quoi qu’il en soit, faux ou vrai, victoire ou malheur, je te crois, messager de la gloire. O génie du passé, viens-moi en aide ! Si tu es déjà rentré dans le sein de Dieu, quitte-le, viens m’inspirer et réunir en moi pensée, force, action. (Écrasant du pied une vipère.) Va-t’en, reptile : comme tu péris écrasé sans laisser après toi un seul regret dans la nature entière, ainsi ils rouleront tous dans l’abîme sans laisser ni gloire ni regrets. Pas un seul de ces nuages qui passent ne s’arrêtera dans sa course et ne daignera tourner la tête pour jeter un regard de compassion sur l’armée des fils de la terre que j’envelopperai d’une destruction commune : eux d’abord et moi après.

O ciel bleu ! te voilà enveloppant la terre : elle pleure et crie, la pauvre enfant ; mais toi, tu n’y fais pas même attention en roulant toujours vers ton infini.

O mère nature, adieu, je vais subir une métamorphose ; je veux devenir un homme, je veux combattre mes frères.

L’appartement. — Le Comte. — Un médecin. — George.
LE COMTE.

Tous les secours de l’art ont été inutiles ; en vous mon dernier espoir.

LE MÉDECIN.

C’est un honneur que vous me faites d’avoir pensé à moi.

LE COMTE.

Parle, explique ce que tu ressens, George.

GEORGE.

Mon père, je ne puis plus reconnaître ni vous ni monsieur. Des étincelles, des filets noirs, repassent sans cesse devant mes yeux. Quelquefois c’est comme un serpent qui semble en sortir. Puis, c’est comme un nuage d’or, ce nuage s’élève, puis retombe, et alors un arc-en-ciel s’en échappe, et puis tout disparaît ; mais je n’éprouve aucune douleur.

LE MÉDECIN.

Levez-vous, monsieur George ; quel âge avez-vous ? (Il lui examine les yeux.)

LE COMTE.

Il a fini sa quatorzième année.

LE MÉDECIN.

Maintenant tournez-vous vers la fenêtre.

LE COMTE.

Eh bien ! monsieur le docteur, que pensez-vous ?

LE MÉDECIN.

Les paupières sont saines, le blanc de l’œil est clair, toutes les veines sont en ordre, les nerfs et les muscles ne sont point affaiblis. (S’adressant à George.) Ne vous inquiétez pas, vous guérirez. (S’adressant au père et à part.) Il n’y a plus aucun espoir. Regardez la prunelle, monsieur le Comte, complètement insensible à la lumière. Affaiblissement complet, ou plutôt paralysie du nerf optique.

GEORGE.

Tout me paraît entouré d’un noir brouillard.

LE COMTE.

Hélas ! l’œil est ouvert, et il ne voit pas, il est sans vie.

GEORGE.

Quand je baisse les paupières, je vois mieux que lorsqu’elles sont levées.

LE MÉDECIN.

La pensée a tué le corps. Une catalepsie est à craindre.

LE COMTE, reconduisant le médecin et à part.

Tout ce que vous voudrez. La moitié de ma fortune si vous guérissez mon fils.

LE MÉDECIN.

Ce qui est désorganisé ne peut plus se réorganiser. La science est impuissante. (Il prend sa canne et son chapeau.) Agréez mes salutations, monsieur le Comte, il faut que je me rende maintenant chez une dame qui a la cataracte.

LE COMTE.

Ayez pitié de nous, ne nous quittez pas encore.

LE MÉDECIN.

Peut-être êtes-vous curieux de savoir le nom de cette maladie ?

LE COMTE.

Tout espoir est donc perdu ?

LE MÉDECIN.

Cette maladie s’appelle en grec amaurosis. (Il sort.)

LE COMTE, embrassant son fils.

Mais tu vois encore un peu ?

GEORGE.

J’entends ta voix, mon père.

LE COMTE.

Regarde par la fenêtre, il fait beau temps, le soleil donne.

GEORGE.

Je vois comme des formes qui se roulent et passent entre ma paupière et ma prunelle ; il me semble apercevoir des figures que je connais, des endroits que j’ai déjà vus, des feuillets de livres que j’ai lus.

LE COMTE.

Alors, tu vois encore !

GEORGE.

Oui, avec les yeux de mon ame ; mais les autres à tout jamais sont éteints.

LE COMTE, tombant à genoux, après un moment de silence.

Devant qui me suis-je agenouillé ?… À qui dois-je demander réparation du malheur arrivé à mon enfant ? (Se levant.) Taisons-nous. Dieu se moque de mes et Satan de mes imprécations.

UNE VOIX.

Ton fils est poète. Que demandes-tu de plus ?

Le médecin. — Le parrain.
LE PARRAIN.

En vérité, c’est un grand malheur d’être aveugle.

LE MÉDECIN.

Et à un âge aussi jeune ; c’est extraordinaire.

LE PARRAIN.

Il était d’une faible complexion, et sa mère est morte un peu…

LE MÉDECIN.

Comment ?

LE PARRAIN.

Battant la campagne… Vous comprenez… (Le Comte entre.)

LE COMTE.

Vous me pardonnerez, messieurs, de vous avoir fait venir aussi tard ; mais, depuis quelques jours, et sur l’heure de minuit, mon fils semble se réveiller, et alors il parle comme dans un songe. Suivez-moi.

LE MÉDECIN.

Allons, je suis curieux de connaître ce phénomène.

Chambre à coucher. — Une domestique. — Parens. — Le parrain, le médecin, le Comte.
UN PARENT.

Faites silence.

SECOND PARENT.

Il s’est réveillé, mais il n’entend rien.

LE MÉDECIN.

Que personne ne parle, je vous prie.

LE PARRAIN.

C’est vraiment quelque chose de merveilleux, d’extraordinaire.

GEORGE, se levant.

Mon Dieu ! mon Dieu !

UN PARENT.

Comme il marche lentement !

UN AUTRE PARENT.

Il a les mains croisées sur la poitrine.

UN TROISIÈME PARENT.

Ses paupières sont immobiles, ses lèvres ne remuent pas, et cependant il fait entendre une voix aiguë et traînante.

LA DOMESTIQUE.

Jésus de Nazareth !

GEORGE.

Loin de moi les ténèbres ! Ne suis-je pas le fils de la lumière et des chants ? Que me voulez-vous ? que désirez-vous de moi ? Je ne me soumettrai pas à vos volontés, quoique ma vue s’en soit allée avec les vents quelque part dans l’immensité des espaces. Mais un jour ma vue reviendra, riche de la lumière sidérale ; un jour mes yeux brilleront de tout l’éclat des rayons du soleil.

LE PARRAIN.

Comme la défunte, il est fou ; il ne sait ce qu’il dit. C’est bien étonnant.

LE MÉDECIN.

Je suis de votre avis, monsieur.

LA NOURRICE.

Sainte Vierge mère de Dieu ! prenez mes yeux et donnez-les-lui.

GEORGE.

O ma mère ! je t’en supplie, envoie-moi maintenant des images et des pensées pour vivre intérieurement, pour me créer en moi un autre monde, un monde pareil à celui que j’ai perdu.

UN PARENT.

Que penses-tu, frère ? Cela exige un conseil de famille.

UN AUTRE PARENT.

Attends, silence.

GEORGE.

Tu ne me réponds rien, ô ma mère ! Ne m’abandonne pas.

LE MÉDECIN, au Comte.

Il est de mon devoir de vous dire toute la vérité.

LE PARRAIN.

C’est un devoir, certainement. Un médecin doit le faire, monsieur le docteur.

LE MÉDECIN.

Votre fils est atteint d’une aliénation mentale. Cette affection, réunie à une excessive sensibilité des nerfs, amène, comme je pourrais vous l’expliquer, un état de rêve et d’hallucination, état semblable à celui que nous rencontrons ici.

LE COMTE, à part.

Mon Dieu ! Et cet homme veut m’expliquer tes lois !

LE MÉDECIN.

Donnez-moi une plume et de l’encre. Cerasis laurei : deux grains, etc.

LE COMTE.

Vous trouverez tout cela dans l’autre appartement. Je supplie tout le monde de sortir.

PLUSIEURS VOIX.

Bonne nuit, à demain. (Tous sortent.)

GEORGE, se réveillant.

Ils me souhaitent une bonne nuit. C’est plutôt une longue nuit, une nuit éternelle, qu’ils devraient dire, et non une bonne nuit, une nuit heureuse.

LE COMTE.

Appuie-toi à mon bras, je te reconduirai à ton lit.

GEORGE.

Mais, mon père, que signifie tout cela ?

LE COMTE.

Couvre-toi bien et dors tranquille ; le médecin m’a dit que tu recouvrerais la vue.

GEORGE.

Je me sens indisposé ; mon sommeil a été interrompu par des voix. (Il se rendort.)

LE COMTE.

Que ma bénédiction repose sur toi ! hélas ! je ne puis te donner ni lumière, ni bonheur, ni gloire. Je ne puis te rendre la vue, et déjà j’entends sonner l’heure du combat. A la tête de quelques hommes, je vais aller combattre des masses d’hommes. Et alors que deviendras-tu, seul, sans appui, aveugle et sans force, enfant-poète qui n’auras plus d’auditoire, toi, vivant avec ton ame bien loin de la terre, et cependant attaché à la terre par ton corps ; ô mon fils, ô toi, le plus malheureux des anges !

LA NOURRICE, à la porte.

Le docteur vous demande, monsieur le Comte.

LE COMTE.

C’est bien, ma Catherine, j’y vais ; mais reste à côté de l’enfant. (Il sort.)


III.

Il fut administré, parce que le niais demandait un prêtre, puis pendu, à la satisfaction générale, etc., etc., etc.
(Rapport du citoyen Caillot, commissaire de la sixième chambre. An III, 5 prairial.)

Un chant ! encore un chant[7] !

Qui le commencera, ce chant ; qui le finira ? Donnez-moi le passé, ce passé tout de fer et d’acier ; avec les casques ombragés de plumes, aux panaches flottans. Je ferai courir sur vos têtes l’ombre des vieilles cathédrales, je ferai surgir devant vous les tourelles gothiques ; mais c’est en vain, tout cela ne reviendra plus.

Qui que tu sois, dis-moi, qu’espères-tu ? Quelle est ta croyance ? Crois-moi, il est plus facile de te suicider que d’inventer une foi quelconque, ou de la ressusciter en toi. Honte à toi, honte à vous tous ! car, en dépit de vous, tourbe de misérables que vous êtes, sans cœur, sans cervelle, le monde vous emporte, en se jouant de vous, vous poussant en avant, vous renversant à ses pieds. Les couples se relèvent, chancellent de nouveau, glissent dans le sang et s’abîment, car il a du sang, beaucoup de sang, je vous le dis en vérité.

Voyez-vous cette populace qui assiège les portes de la ville, en occupe les avenues, et couvre au loin les collines et les champs parmi les plantations de peupliers, — des tentes dressées, de longues planches appuyées contre des pieux, et des troncs d’arbres faisant fonction de tables couvertes de viandes et de boissons ? La coupe vole de main en main, et dès qu’elle s’approche des lèvres, qu’elle touche une bouche, elle en fait sortir une menace, un blasphème ou une malédiction. Vive l’ivresse et la joie !

Les voyez-vous s’agiter d’impatience ! ils murmurent déjà et s’essaient à crier, tous misérables, à peine couverts de guenilles et de haillons, les cheveux hérissés, le visage brûlé, le front ruisselant de sueur, les mains calleuses, armées de faux, de marteaux et de piques. Remarquez bien ce grand jeune homme avec sa hache, et cet autre brandissant une massue ; là, plus loin, un enfant qui, d’une main, attrape des cerises, et de l’autre tourne une vielle. Des femmes arrivent aussi : ce sont leurs mères, leurs épouses, comme eux affamées, étiolées par la misère, fanées, flétries avant le temps. Toute trace de beauté a disparu, leurs cheveux sont ternis par la poussière des chemins, sur leurs seins pendent des lambeaux de vêtemens, leurs yeux sont éteints, hagards ; mais tout à l’heure le feu de l’ivresse les fera briller ; la coupe passe de main en main : allons, vive l’ivresse et la joie !

Tout à coup un murmure s’élève dans l’espace ; est-ce un cri de joie ou de terreur ? et qui pourrait saisir le sens d’une parole aussi monstrueusement multiple ? Mais un homme arrive, il monte sur une chaise, puis sur une table, et il les domine tous, et il leur parle[8]. Sa voix se traîne lente et stridente, se découpe en mots clairs et faciles à retenir. Il porte un front large et élevé, sa tête est entièrement chauve, la pensée en a déraciné les derniers cheveux. Sa figure osseuse, encadrée dans un collier de barbe noire et touffue, garde toujours son coloris sec et jaunâtre, où l’on n’a jamais vu un signe de passion ou même d’émotion. Il attache sur son auditoire un regard froid et immobile qui n’a jamais trahi un mouvement de doute ou d’hésitation. Et, lorsqu’il lève le bras, il l’allonge et le dirige raide et tendu vers son auditoire. La foule baisse la tête, prosternée, prête à recevoir cette bénédiction d’une grande intelligence, qui n’est pas celle d’un grand cœur. À bas les grands cœurs, qu’ils meurent avec les préjugés, et vive la joie et le massacre !

Cet homme, ils l’aiment avec passion, avec rage ; il commande à leur ame ; c’est leur autocrate, c’est le dictateur de leur enthousiasme ; il leur a promis du pain, de l’or et des jeux, et leurs cris se sont élevés comme une immense clameur, et de tous les côtés, au loin, l’écho les a répétés. Vive Pancrace ! du pain, du pain ! Aux pieds de l’orateur et contre la table s’appuie un de ses amis, compagnon ou domestique.

Son œil noir et velouté, ombragé de longs et soyeux sourcils, indique une race orientale. Ses jambes avinées ne peuvent plus le porter. Il s’étend négligemment en plaçant sous sa tête ses bras alanguis. Sur ses lèvres entr’ouvertes il y a comme un sentiment de cruelle volupté. Ses doigts sont couverts de bagues précieuses ; lui aussi crie d’une voix enrouée : Vive Pancrace ! L’orateur a pour l’instant tourné un regard de son côté, et s’adressant à lui : Citoyen néophyte, donne-moi mon mouchoir.

En attendant, les cris, les applaudissemens, continuent : Du pain ! du pain ! du pain ! A la lanterne les aristocrates, mort aux marchands, aux spéculateurs ! Du pain ! du pain !

Une tente. — Quelques lampes. — Un livre ouvert sur une table. — Néophytes, c’est-à-dire juifs nouvellement convertis[9].
LE NÉOPHYTE.

Frères qui avez été avilis, frères qui voulez vous venger, frères que je chéris, désaltérons-nous dans ces pages du Talmud comme avec le lait sorti du sein de notre mère ; buvons à cette coupe de vie, à cette coupe pour nous pleine de force et de douceur, pour eux pleine de fiel, de misère et de destruction.

CHOEUR DES NÉOPHYTES.

Jéhovah seul est notre maître. Il nous a dispersés sur toute la terre, et nous savons pourquoi ; car ceux qui sur le globe adorent la croix, nous les entourons maintenant comme un serpent de ses terribles nœuds. Qu’ils meurent donc ces seigneurs imbéciles, orgueilleux et ignorans. Trois fois crachons sur eux ! trois fois maudissons-les !

LE NÉOPHYTE.

Réjouissons-nous, mes frères ! la croix, notre mortelle ennemie, sapée et pourrie, s’incline déjà sur une mare de sang. Une fois tombée, elle ne se relèvera plus, mais les seigneurs la défendent encore.

LE CHOEUR.

Notre tâche va donc enfin s’accomplir, tâche pénible, ardue et douloureuse ! Mort aux seigneurs ! Crachons trois fois sur eux ! trois fois maudissons-les !

LE NÉOPHYTE.

Sur cette liberté sans ordre, sur ce massacre sans fin, sur l’intrigue et la méchanceté, sur la stupidité et l’orgueil de ces hommes, nous reconstruirons Israël, nous le rebâtirons dans sa force ; mais, pour cela, il reste encore des seigneurs à égorger ! De leurs cadavres nous recouvrirons les débris de la croix.

CHOEUR.

La croix est devenue notre symbole, l’eau du baptême nous a réunis à eux. Les méprisans ont cru à l’amour des méprisés. La liberté est notre droit, le bien-être notre but. Les fils du Christ ont cru aux fils de Caïphe. Ce sont nos pères, il y a des siècles de cela, qui ont tué notre Ennemi. A notre tour, et de nouveau, nous le martyriserons, et il ne ressuscitera plus.

LE NÉOPHYTE.

Encore quelques momens, quelques gouttes encore du venin de la vipère, et le monde est à nous, mes frères.

CHOEUR.

Jéhovah seul est le seigneur d’Israël ; crachons trois fois à la face des peuples, et qu’ils périssent ! Trois fois anathème sur eux ! (On entend frapper.)

LE NÉOPHYTE.

Allons, que chacun se remette au travail ; et toi, livre saint, voile ta face pour que le regard d’un maudit ne souille pas tes feuilles. (Il cache le Talmud.) Qui est là ?

UNE VOIX, derrière la porte.

Ami : ouvrez, au nom de la liberté !

LE NÉOPHYTE.

Frères, aux marteaux et aux cordes… (Il ouvre.)

LÉONARD, entrant.

Je vois que vous veillez, et que pour demain vous aiguisez vos poignards : c’est bien. (S’approchant de l’un d’eux.) Et toi, que fais-tu dans ce coin ?

UN DES NÉOPHYTES.

Des cordes, citoyen.

LÉONARD.

Tu as raison, frère. Celui qui, dans la guerre, ne tombera pas par le fer finira.par la corde.

LE NÉOPHYTE.

Mon cher citoyen Léonard, c’est donc décidément demain que l’affaire aura lieu ?

LÉONARD.

Que celui de vous qui a compris et tenté le plus fortement, que celui-là vienne à moi ; j’ai à lui parler.

LE NÉOPHYTE.

J’y vais. Et, vous autres, ne cessez pas de travailler. Jankel, je te charge de les bien surveiller. (Il sort avec Léonard.)

CHOEUR DES NÉOPHYTES.

Cordes et poignards, bâtons et sabres, œuvres de destruction que nos mains ont fabriquées, vous ne sortirez d’ici que pour leur perte ! Dans les campagnes, ils égorgeront les seigneurs ; aux arbres des jardins et des forêts, ils les pendront, et, l’œuvre de destruction accomplie, à notre tour nous les égorgerons et les pendrons. Les méprisés se lèveront dans toute leur colère, drapés dans la gloire de Jéhovah. Son verbe est notre salut. Pour nous son amour, pour eux la destruction et la colère ! Crachons trois fois sur leur perdition, trois fois anathème sur eux !

Une tente. — Des verres et des bouteilles dispersés.
PANCRACE.

Une cinquantaine de ces brutes se sont réjouies ici, ont fini l’orgie. A chacune de mes poses, à chacune de mes paroles, ils ont crié : Vivat ! Mais parmi eux y a-t-il un seul qui ait compris la portée de mes pensées, qui ait entrevu le bout du chemin dont ils inaugurent si joyeusement l’entrée ? Oh ! fervide imitatorum pecus ! (Entrent Léonard et le néophyte.) Connais-tu le comte Henri ?

LE NÉOPHYTE.

Grand citoyen, je le connais de vue, mais je ne lui ai jamais parlé. Seulement je me souviens qu’allant un jour à la Fête-Dieu, il m’a crié : Gare ! en me lançant ce regard méprisant d’un aristocrate. Aussi, dans mon ame, lui ai-je voué une corde.

PANCRACE.

Demain, à l’aube du jour, tu te rendras chez lui ; tu lui diras que je demande à lui parler en particulier, de nuit, et sans que personne le sache.

LE NÉOPHYTE.

Combien d’hommes me donnerez-vous pour m’accompagner ? Il serait dangereux d’aller seul.

PANCRACE.

Tu partiras tout seul. Mon nom sera ton escorte ; ton appui, le poteau auquel vous avez pendu hier un baron.

LE NÉOPHYTE.

Aïe ! Aïe !

PANCRACE.

Tu lui diras qu’après demain je viendrai chez lui, à minuit.

LE NÉOPHYTE.

Et s’il me fait battre ou enfermer ?

PANCRACE.

Alors tu te seras dévoué pour le peuple, tu seras un martyr de la liberté.

LE NÉOPHYTE.

Tout pour le peuple, tout pour la liberté. (A part.) Aïe ! Aïe !

PANCRACE.

Bonne nuit, citoyen. (Le néophyte sort.)

LÉONARD.

Pourquoi tous ces retards, tous ces demi-moyens ? Que signifient ces arrangemens, ces entretiens avec un pareil homme, avec ce comte ? Quand je me suis promis de t’admirer, quand j’ai juré de t’écouter, c’est que je te regardais comme le plus grand des héros ; je voyais en toi un aigle volant droit au but, un homme résolu, jouant sur une seule et même carte, et d’un seul coup, sa vie et celle de tous les siens.

PANCRACE.

Tais-toi, enfant.

LÉONARD.

Tous sont prêts. Les néophytes ont fini de forger les armes et de tresser nos cordes ; les sections, les troupes, demandent un ordre. Donne un ordre, et, pareils à la foudre, ils se précipiteront, renversant et brisant tout.

PANCRACE.

Tu es jeune, et le sang te monte au cerveau. Ne sachant pas te contenir, tu prends tout cela pour de l’enthousiasme.

LÉONARD.

As-tu bien réfléchi ? Les aristocrates, sans espoir, réduits à leur propre impuissance, se sont renfermés dans les remparts de la Sainte-Trinité ; là, ils attendent notre armée, comme le patient attend le couteau de la guillotine suspendu sur sa tête. Maître, ne diffère pas plus long temps ; en avant, et tombons sur eux.

PANCRACE.

Qu’importe ! Avons-nous besoin de nous presser ? Leurs forces physiques sort usées par les plaisirs, leurs forces morales par la paresse ; et, que ce soit demain ou après demain, peu importe ! ils sont certains de succomber.

LÉONARD.

Mais de quoi as-tu peur ? Qui te retient ?

PANCRACE.

Personne ; ma volonté seulement.

LÉONARD.

Et je dois la suivre aveuglément.

PANCRACE.

Tu l’as dit : aveuglément.

LÉONARD.

Tu nous trahis.

PANCRACE.

Comme le refrain d’une chanson, le mot trahison est au bout de chacun de tes discours. Mais ne crie pas si fort ; on pourrait nous entendre.

LÉONARD.

Il n’y a pas d’espions ici, et puis après, si on nous entendait ?

PANCRACE.

Je te ferais avaler une demi-douzaine de balles pour avoir osé élever d’un demi-ton la voix en ma présence. (S’approchant de lui.) Crois-moi, ne te tourmente pas.

LÉONARD.

Je me suis emporté, c’est vrai ; mais je ne crains pas la punition. Si ma mort est nécessaire, si c’est pour l’exemple, si elle doit servir la cause, ordonne.

PANCRACE, à part.

Il est ardent, plein d’espérance ; il croit sincèrement, profondément… Il est le plus heureux des hommes ; ce serait vraiment dommage de le tuer.

LÉONARD.

Que dis-tu ?

PANCRACE.

Pense davantage, parle moins, et plus tard tu comprendras. As-tu envoyé au magasin pour deux mille cartouches ?

LÉONARD.

J’ai envoyé Deytz avec une escorte.

PANCRACE.

Et la collecte des cordonniers est-elle rentrée dans notre caisse ?

LÉONARD.

La collecte s’est faite avec l’enthousiasme le plus sincère : ils ont apporté cent mille florins.

PANCRACE.

Je les inviterai demain à souper. As-tu entendu dire quelque chose de nouveau sur le comte Henri ?

LÉONARD.

Je méprise trop les aristocrates pour ajouter foi à ce qu’on pourrait dire de lui. Les races qui tombent n’ont point d’énergie ; elles ne doivent ni ne peuvent en avoir.

PANCRACE.
Il réunit pourtant ses vassaux, et, confiant dans leur attachement, il se dispose à se rendre aux forteresses de la Sainte-Trinité.
LÉONARD.

Qui pourra nous résister ? L’idée du siècle n’est-elle pas incarnée en nous ?

PANCRACE.

Je veux le voir, le regarder dans les yeux, pénétrer au fond de son cœur ; je veux qu’il vienne à nous, qu’il mette bas son orgueil.

LÉONARD.

Un aristocrate renforcé…

PANCRACE.

Mais poète en même temps. -Maintenant j’ai besoin d’être seul ; laisse-moi.

LÉONARD.

Vous m’avez donc pardonné, citoyen ?

PANCRACE.

Dors sur les deux oreilles ; si je ne t’avais pas pardonné, tu te serais endormi déjà pour l’éternité.

LÉONARD.

Il n’y aura rien pour demain ?

PANCRACE.

Bonne nuit, et d’heureux songes. (Léonard sort.) Holà ! Léonard…

LÉONARD, rentrant.

Que voulez-vous, citoyen généralissime ?

PANCRACE.

Après-demain dans la nuit, tu viendras avec moi chez le comte Henri.

LÉONARD.

Bien. (Il sort.)

PANCRACE, seul.

Comment se fait-il que cet homme seul ose me résister, à moi, chef de tant de milliers d’hommes ? Ses forces sont nulles en comparaison des miennes. Quelques centaines de paysans le suivent, lui sont dévoués, croient en lui, c’est-à-dire qu’ils ont pour lui l’attachement instinctif des animaux domestiques. Tout cela n’est rien, moins que rien ; mais pourquoi ai-je voulu le voir, l’entretenir ? mon esprit aurait-il rencontré pour la première fois son rival ? C’est pourtant le dernier obstacle à vaincre, il faut le renverser, et puis après… ah ! ma pensée, tu ne réussis pas à te tromper comme tu trompes les autres. Quelle honte ! tu es pourtant la pensée du peuple, le souverain maître du peuple ; c’est en toi seul que se résume et s’incarne la puissance de tous. Ce qui serait un crime pour d’autres, pour toi est une perfection. Tu as donné des noms à des êtres vils, à des hommes inconnus, tu as donné une voix à des êtres bruts privés de tout sentiment moral. Autour de toi tu as créé un monde à ton image, et tu t’égarerais. Eh quoi ! tu marches sans savoir qui tu es ! Non, cent fois non, car tu es sublime. (Abîmé dans ses réflexions, il tombe sur une chaise.)

La forêt. — Des toiles suspendues sur les arbres. — Une prairie au milieu de laquelle est planté un poteau. — Des tentes. – Des fous. — Des tonneaux. — La foule.
LE COMTE, enveloppé dans un manteau noir, sur la tête un bonnet de liberté. Il entre, tenant le néophyte par le bras.

Rappelle-toi.

LE NÉOPHYTE, bas.

Je vous reconduirai, monsieur le Comte ; sur l’honneur ! je ne pense pas à vous trahir.

LE COMTE.

Un geste, un clin d’œil, et je te brûle la cervelle comme à un chien. Tu peux comprendre que je me soucie peu de ta vie, puisque je joue la mienne.

LE NÉOPHYTE.

Aïe, Aïe ! vous me serrez le poignet comme avec une tenaille de fer. Que dois-je faire ?

LE COMTE.

Me parler comme à une connaissance, à un ami nouvellement arrivé. Quelle est cette danse ?

LE NÉOPHYTE.

La danse des hommes libres.

(Des hommes et des femmes dansent autour du poteau.)

CHOEUR.
Du pain, du travail, du bois pour l’hiver, du repos pour l’été ! Hourra ! hourra !
Dieu n’a pas eu pitié de nous, hourra ! hourra !
Les rois n’ont pas eu pitié de nous, hourra ! hourra !
Les seigneurs n’ont pas eu pitié de nous, hourra ! hourra !
Nous en avons assez de Dieu, des rois et des seigneurs, hourra ! hourra !
LE COMTE à une fille.

Je me réjouis de te voir si fraîche et si joyeuse.

LA FILLE.

Il y a long-temps que nous attendions ce jour-là. J’ai lavé la vaisselle, essuyé les assiettes, et jamais je n’ai entendu une bonne parole ; il est temps que je mange quand je voudrai, et que je danse quand j’en aurai envie, hourra !

LE COMTE.

Danse, danse, citoyenne.

LE NÉOPHYTE, bas.

Avez pitié de moi, monsieur le Comte, quelqu’un peut nous reconnaître. Sortons.

LE COMTE.

Si je suis reconnu, malheur à toi ! allons plus loin.

LE NÉOPHYTE.

Sous ce chêne est le club des laquais.

LE COMTE.

Approchons-nous.

PREMIER LAQUAIS.

J’ai déjà tué mon ancien maître.

SECOND LAQUAIS.

Moi, je cherche encore mon baron. A ta santé !

UN VALET DE CHAMBRE.

Citoyens, tout en cirant des bottes, la sueur au front, le dos courbé, tout en coupant les cheveux et en faisant la barbe, nous avons pressenti nos droits. A la santé du club ! vive le club !

CHOEUR DES LAQUAIS.

À la santé du président ! il nous conduira sur le chemin de la gloire et de l’honneur.

LE VALET DE CHAMBRE.

Merci, citoyens.

CHOEUR DES LAQUAIS.

Des antichambres qui étaient nos prisons, nous sommes sortis tous ensemble et le même jour. Vivat ! Nous connaissons les infamies et les ordures des salons. ’Vivat ! Vivat !

LE COMTE.

Quelles sont ces voix plus dures et plus sauvages qui sortent de ce fourré à gauche ?

LE NÉOPHYTE.

C’est le chœur des bouchers, monsieur le Courte.

CHOEUR DES BOUCHERS.

La hache et le couteau, voilà nos armes ; l’abattoir, c’est notre vie. Il nous importe peu d’égorger des bêtes ou des seigneurs.

Enfans de la force et du sang, nous ne connaissons que la force et le sang. Nous sommes à qui a besoin de nous. Pour les seigneurs, nous égorgeons les bœufs ; pour le peuple, nous égorgeons les seigneurs.

La hache et le couteau, voilà nos armes ; l’abattoir, c’est notre vie. Abattons, abattons, abattons !

LE COMTE.

J’aime ceux-là ; au moins ils ne parlent ni de l’honneur ni de la philosophie. Bonsoir, madame.

LE NÉOPHYTE.

Vous vous oubliez Dites donc citoyenne ou femme libre, monsieur le Comte.

LA FEMME.

Que signifie ce titre ? D’où vient-il, celui-là ? Fi ! fi ! tu sens la vieillerie, l’ancien régime.

LE COMTE.

Ma langue a fait faux bond.

LA FEMME.

Je suis comme toi, indépendante, femme libre. A la société qui m’a donné ces droits je distribue mon amour, je fais don de mes charmes.

LE COMTE.

La société t’a aussi donné ces bagues, ce collier d’améthistes ? O trois fois bienfaisante et généreuse société !

LA FEMME.

Non ; ces bagatelles, je les ai eues de mon mari, quand je n’avais pas encore ma liberté. Je dis mon mari, c’est-à-dire mon ennemi, l’ennemi de la liberté, celui qui me tenait à l’attache.

LE COMTE.

Je te souhaite bonne promenade, citoyenne. (Il revient sur ses pas.) Quel est ce soldat appuyé sur un sabre à deux tranchans ? Il a sur sa coiffure une tête de mort, une seconde sur la dragonne de son sabre ; sur ses bagues il y en a aussi d’incrustées. N’est-ce pas le célèbre Bianchetti[10], aujourd’hui condottiere des peuples, comme jadis il a été condottiere des princes et des gouvernemens ?

LE NÉOPHYTE.

C’est le même, monsieur le Comte, arrivé chez nous depuis une semaine.

LE COMTE.

Qui vous rend si pensif, général ?

BIANCHETTI.

Citoyen, regardez là-bas, au bout de cette allée de platanes ; regardez bien, et vous allez apercevoir un château sur la montagne. A l’aide de ma lunette, je vois parfaitement les murailles, les remparts et quatre bastions.

LE COMTE.

Il sera difficile à prendre.

BIANCHETTI.

Mille millions de rois ! on peut l’entourer, creuser des souterrains, des galeries couvertes, et…

LE NÉOPHYTE, lui faisant signe des yeux.

Citoyen général.

LE COMTE.

Sens-tu sous mon manteau la détente de mon pistolet ?

LE NÉOPHYTE, à part.

Aïe ! Aïe ! (Haut.) Et comment avez-vous arrangé cela, général ?

BIANCHETTI, pensif.

Quoique vous soyez mes frères par la liberté, vous ne l’êtes point par le génie. Après la victoire, chacun connaîtra mes plans. (Il s’en va.)

LE COMTE, au néophyte.

Je vous conseille de le tuer, celui-là, car c’est ainsi que commence une aristocratie.

UN OUVRIER.

Malédiction ! malédiction !

LE COMTE.

Que fais-tu sous cet arbre, pauvre homme ? Pourquoi tes yeux sont-ils troublés et hagards ?

L’OUVRIER.

Anathème sur les marchands, sur les directeurs de fabriques ! Mes plus belles années, les années pendant lesquelles les autres aiment les jeunes filles et font l’amour, se battent sur le champ de bataille ou naviguent sur les mers, je les ai passées, moi, dans une affreuse cahute, près d’un atelier de soieries.

LE COMTE.

Vide donc cette coupe, que tu tiens dans tes mains.

L’OUVRIER.

Je n’ai plus de forces pour la porter à mes lèvres. C’est à peine si j’ai pu me traîner jusqu’ici. Pour moi, le jour de la liberté a fini de luire. Anathème aux marchands qui vendent la soie, et aux seigneurs qui la portent ! Anathème ! anathème ! (Il meurt.)

LE NÉOPHYTE.

Quel hideux cadavre !

LE COMTE.

Poltron de la liberté, citoyen néophyte, regarde maintenant cette tête sans vie, que les rayons sanglans du soleil couchant éclairent encore. Que sont à présent pour lui vos grands mots, vos promesses, votre égalité ? Voilà le bonheur et la perfection du genre humain !

LE NÉOPHYTE, à part.

Que tu crèves bientôt aussi, toi ! et que ton corps, déchiré par morceaux, serve de pâture aux chiens ! (haut.) Laissez-moi aller maintenant ; il faut que je rende compte de mon message.

LE COMTE.

Tu diras que, te croyant un espion, je t’ai retenu. Mais les échos du festin s’affaiblissent et s’éteignent. Nous n’avons plus devant nous que des sapins et des pins qu’enveloppent déjà les ombres de la nuit.

LE NÉOPHYTE.

Des nuages, là-bas, s’amoncellent et passent lentement au-dessus des arbres, un orage semble se préparer ; vous feriez bien de retourner près de vos gens, qui depuis long temps vous attendent dans le val de Saint-Ignace.

LE COMTE.

Tu t’inquiètes pour moi mal à propos, mon cher juif. Retournons. Je veux encore de nuit voir les citoyens.

VOIX ENTRE LES ARBRES.

Fils de Cham[11], dis bonsoir au vieux soleil.

VOIX A DROITE.

A ta santé, notre ancien ennemi, toi qui nous poussais au travail et à la fatigue ! Demain, à ton lever, tu trouveras tes esclaves buvant et mangeant à côté de la viande et des tonneaux. A présent, va-t’en au diable, coupe maudite !

LE NÉOPHYTE.

Voici une bande de paysans.

LE COMTE.

Tu as beau faire, tu ne t’échapperas pas. Reste derrière cet arbre et sois muet.

CHOEUR DES PAYSANS.

En avant ! en avant ! courons sous les tentes rejoindre nos frères. En avant ! en avant ! courons dormir à l’ombre de ces pins. Là, nous causerons en paix ; là, les filles nous attendent ; là, il y a des bœufs tués, les anciens attelages des charrues nous attendent pour les manger.

UNE VOIX.

J’ai beau le traîner, le tirer, il résiste, il se fâche. Marche donc, marche.

LA VOIX D’UN SEIGNEUR.

Pitié ! pitié ! mes enfans.

UNE AUTRE VOIX.

Rends-moi mes journées de corvée.

TROISIÈME VOIX.

Ressuscite donc mon fils que tu as fait knouter à mort.

QUATRIÈME VOIX.

Les fils de Cham boivent à ta santé, monseigneur. Ils te demandent pardon et excuse.

CHOEUR DES PAYSANS ; ils repassent.

Ce vampire a sucé notre sang, s’est engraissé de nos sueurs. Maintenant que nous le tenons, nous ne le lâcherons pas. Par le diable, tu vas mourir haut et court, comme doit mourir un seigneur, un grand seigneur ! Tu seras élevé au-dessus de nous. Mort aux seigneurs et aux tyrans ! Pour nous, qui sommes pauvres, qui avons faim, qui sommes fatigués, manger, boire et dormir, voilà ce qu’il nous faut. Vos cadavres, messeigneurs, seront couchés aussi nombreux que des gerbes de blé dans les champs. Vos châteaux seront brûlés comme des bottes de paille. De par nos faux, nos haches et nos fléaux, frères, en avant !

LE COMTE.

A travers cette foule il m’a été impossible de voir sa figure.

LE NÉOPHYTE.

C’est peut-être un de vos amis ou un de vos parens.

LE COMTE.

Quel qu’il soit, je le méprise, et vous, je vous déteste. Bah ! la poésie peut-être un jour dorera tout cela. En avant, juif, marche, marche donc ! (Ils entrent dans les broussailles.)

Une autre partie de la forêt. — Des feux sur un monticule. — Des hommes réunis avec des flambeaux.
LE COMTE, en bas, sortant du fourré avec le néophyte.

Les branches et les épines ont mis en lambeaux mon bonnet de liberté. Qu’est-ce donc que ces feux rougeâtres que j’aperçois sur ces deux lisières de la forêt, au milieu des ténèbres ?

LE NÉOPHYTE.

Nous nous sommes égarés en cherchant le val de Saint-Ignace. Rentrons dans les broussailles ; c’est ici que Léonard consacre le culte de la nouvelle religion.

LE COMTE, avançant.

En avant donc ! c’est là ce que j’ai voulu voir ; ne crains rien, personne ne nous reconnaîtra.

LE NÉOPHYTE.

Avançons doucement et avec précaution.

LE COMTE.

Partout les ruines du colosse qui avant de crouler a duré plusieurs siècles. Piliers et colonnettes, ogives et chapiteaux, statues avec vos piédestaux, corniches et bandeaux dorés, rosaces des plafonds, comme vous voilà brisés et bouleversés ! Sous mes pieds, je sens craquer des morceaux de vitres et de glaces. Que vois-je dans l’ombre ? Mais de nouveau tout est noir. Ah ! ce sont des arcades écroulées, des grilles tordues, ployées, renversées. Des ruines partout ! Un reflet de lumière me montre un guerrier dormant couché sur la moitié d’une tombe. Où suis-je donc, juif ?

LE NÉOPHYTE.

Pendant quarante jours et quarante nuits, nos gens ont beaucoup travaillé. Ils viennent de détruire là la dernière église ; nous traversons maintenant le cimetière.

LE COMTE.

Vos chants, hommes nouveaux, résonnent amèrement à mes oreilles. Devant moi, derrière moi, à mes côtés, passent et repassent des ombres noires et des lueurs étranges. Poussées par les vents, ces ombres se promènent sur la foule comme des esprits vivans.

UN PASSANT.

Au nom de la liberté, je vous salue.

UN AUTRE.

Par la mort des seigneurs, je vous salue.

UN TROISIÈME.

Pourquoi donc ne vous dépêchez-vous pas ? Les prêtres de la liberté ont déjà là-bas entonné leurs chants.

LE NÉOPHYTE.

Impossible de reculer maintenant ; il nous faut avancer ; de tous côtés l’on nous pousse.

LE COMTE.

Quel est ce jeune homme debout sur les décombres d’un autel ? A ses pieds, trois feux sont allumés. Au milieu des nuages de fumée, sa figure se détache, éclairée par des reflets rougeâtres ; sa voix ressemble à celle d’un fou.

LE NÉOPHYTE.

C’est Léonard, le prophète inspiré de la liberté[12]. Autour de lui sont nos prêtres : philosophes, poètes, artistes, puis leurs filles et leurs amantes.

LE COMTE.

Ah ! c’est là votre aristocratie ? Montre-moi donc maintenant celui qui t’a envoyé près de moi.

LE NÉOPHYTE.

Je ne le vois pas ici.

LÉONARD.

Que mes lèvres embrasées se posent sur ses lèvres, que nos bras voluptueusement l’étreignent, cette fille belle, indépendante et libre, nue, avant mis bas tous vêtemens, tous préjugés ; cette fille, mon amante, choisie parmi les filles de la liberté !

LA VOIX DE LA FILLE.

Je vole dans tes bras, ô mon bien-aimé !

UNE AUTRE VOIX.

Regarde, vers toi je tends mes bras. Je tombe dans mon ivresse, dans mon délire je me roule sur les dalles, ô toi que j’aime !

LE COMTE.

Les cheveux épars, la poitrine haletante, elle se cramponne sur les décombres au milieu des convulsions.

LE NÉOPHYTE.

Cela se passe ainsi toutes les nuits.

LÉONARD.

A moi, à moi délices et béatitudes que j’ai rêvées ! à moi, fille de la liberté ! Tu tressailles dans tes élans divins. O inspiration ! embrase mon ame. Vous tous, écoutez-moi ; je vais prophétiser.

LE COMTE.

La malheureuse laisse tomber sa tête ; elle s’évanouit.

LÉONARD.

Tous deux nous sommes l’image du genre humain, mais libre et ressuscitant dans sa gloire. Regardez : nous voilà debout sur les décombres, sur les ruines du passé. Nous avons posé notre pied sur le vieux Dieu. Gloire à nous ! nous l’avons anéanti ; aujourd’hui il n’est plus que poussière. Son esprit a été vaincu par le nôtre ; son esprit est descendu dans le néant.

CHOEUR DES FEMMES.

Bienheureuse, bienheureuse l’amante du prophète ! Nous autres en bas, sommes jalouses de sa gloire.

LÉONARD.

J’annonce un monde nouveau ; à un nouveau dieu je donne le ciel. Seigneur, dispensateur suprême du bonheur et des plaisirs, Dieu du peuple, que chaque victime de notre haine, que chaque cadavre de tyran devienne ton autel ! C’est dans un océan de sang que se noieront les vieilles larmes et les souffrances du genre humain. A partir d’aujourd’hui, sa vie sera le bonheur ; son droit, l’égalité ; et celui qui voudrait en créer d’autres, à celui-là la corde et l’anathème !

CHOEUR D’HOMMES.

Cet édifice de l’oppression et de l’orgueil s’est enfin écroulé. A celui qui oserait soulever un seul fragment de ces décombres, à celui-là la mort et l’anathème !

LE NÉOPHYTE, à part.

Blasphémateurs de Jéhovah, trois fois je crache sur vous, sur votre perte !

LE COMTE.

O mon aigle ! réalise tes promesses, et sur leurs ossemens je bâtirai pour le Christ une nouvelle église.

VOIX DIVERSES.

Liberté ! bonheur ! Hourra ! hourra ! hourra !

CHOEUR DES PRÊTRES.

Où sont maintenant les seigneurs ? où sont les rois qui naguère se promenaient, pleins de colère et d’orgueil, avec leurs sceptres et leurs couronnes ?

UN ASSASSIN.

Moi, j’ai tué le roi Alexandre.

UN AUTRE ASSASSIN.

Moi, le roi Henri.

UN TROISIÈME.

Moi, le roi Emmanuel.

LÉONARD.

Marchez sans peur, assassins, sans remords ; car vous êtes les élus des élus, vous êtes saints au milieu des plus saints, vous êtes les martyrs, les héros de la liberté !

CHOEUR DES ASSASSINS.

Nous irons pendant la nuit noire, le poignard en main ; nous irons, nous irons !

LÉONARD.

Réveille-toi, mon adorée ! (On entend le tonnerre.) Répondez donc à ce dieu vivant qui vous parle !… Entonnez vos chants… Suivez-moi tous. Encore une fois nous allons faire le tour et fouler sous nos pieds l’église du dieu mort !… Et toi, lève ta tête, réveille-toi !

LA FILLE.

Pour toi et pour ton dieu, je brûle d’amour ! Au monde entier je donnerai mon amour. Je brûle, je brûle d’amour !

LE COMTE.

Mais quelqu’un lui barre le chemin, tombe à ses genoux et prononce en gémissant quelques mots.

LE NÉOPHYTE.

Je le vois, c’est le fils du célèbre philosophe

LÉONARD.

Que désires-tu, Hermann ?

HERMANN.

Archiprêtre, sacre-moi pour être assassin.

LÉONARD, s’adressant aux prêtres.

Donnez-moi l’huile, le poignard et le poison. (A Hermann.) C’est avec l’huile qui a sacré les rois que je sacre pour la perte des rois. Je te mets entre les mains l’arme des anciens chevaliers et des seigneurs, mais c’est pour leur perte : A ta poitrine je suspends un flacon plein de poison, c’est pour qu’il ronge et brûle les entrailles des tyrans là où ton fer ne pourra se faire jour. Va maintenant, et, par tout le globe, frappe et détruis les anciennes races.

LE COMTE.

Le voilà parti maintenant à la tête de sa bande ; il se dirige vers la colline.

LE NÉOPHYTE.

Sortons d’ici.

LE COMTE.

Non, je veux voir la fin de ce rêve.

LE NÉOPHYTE, à part.

Je crache trois fois sur toi. (Au comte.) Léonard pourrait nous reconnaître, monsieur le Comte ; regardez l’horrible couteau pendu à sa poitrine !

LE COMTE.

Couvre-toi de mon manteau, Quelles sont ces femmes qui dansent ?

LE NÉOPHYTE.

Des princesses et des comtesses qui, en abandonnant leurs maris, ont embrassé notre foi.

LE COMTE.

Femmes, anges que j’ai servis, aimés !… Mais la foule l’entoure et le cache. Au bruit de la musique, je reconnais qu’il s’éloigne. Suis-moi, suis-moi, nous verrons mieux de là. (Il monte sur un débris de muraille.)

LE NÉOPHYTE.

Aïe ! aïe ! chacun va nous voir.

LE COMTE.

Je l’aperçois encore. D’autres femmes le suivent, pâles, égarées, en proie aux convulsions. Le fils du philosophe écume et brandit son poignard. Ils s’approchent maintenant des ruines de la tour du nord. Ils s’arrêtent ; ils dansent sur les décombres, ils arrachent les arceaux. Sur les autels ils jettent le feu et les croix brisées. Le feu s’allume, les colonnes de fumée s’élèvent en tourbillons. Malheur à vous ! malheur !

LÉONARD.

Malheur aux hommes qui maintenant se courbent encore devant le dieu mort !

LE COMTE.

Les vagues noires de la foule se retournent, se replient et se dirigent vers nous.

LE NÉOPHYTE.

O Abraham !

LE COMTE.

0 mon aigle ! n’est-ce pas que mon heure n’est pas encore venue ?

LE NÉOPHYTE.

Nous sommes perdus !

LÉONARD, l’arrêtant.

Qui es-tu, frère, avec un visage si hautain ? Pourquoi n’es-tu pas avec nous ?

LE COMTE.

J’ai appris votre soulèvement, et j’accours de loin. Je suis l’assassin du club espagnol. C’est d’aujourd’hui seulement que je suis arrivé.

LÉONARD.

Et cet autre, pourquoi se cache-t-il dans son manteau ?

LE COMTE.

C’est mon frère cadet. Il a juré de ne montrer à tous son visage que lorsqu’il aurait déjà tué au moins un baron.

LÉONARD.

Et toi, de la mort de quel personnage te vantes-tu ?

LE COMTE.

Ce n’est que deux jours avant mon départ que mes frères m’ont sacré.

LÉONARD.

Et alors qui penses-tu tuer ?

LE COMTE.

Toi le premier, si tu nous deviens infidèle.

LÉONARD.

Frère, prends pour cela mon stylet.

LE COMTE.

Frère, le mien suffira.

<centerDES VOIX.

Vive Léonard ! vive l’assassin du club espagnol !

LÉONARD.

Tu viendras demain à la tente du citoyen généralissime.

CHOEUR DES PRÉTRES.

Notre hôte, nous te saluons au nom de la liberté. Dans tes mains se trouve une partie de notre salut. Qui combat sans cesse assassine sans faiblesse ; qui nuit et jour croit à la victoire, celui-là est sûr de vaincre. (Ils passent.)

CHOEUR DES PHILOSOPHES.

Nous avons tiré de l’enfance le genre humain, du fond des ténèbres nous avons fait jaillir la vérité ; toi, combats pour elle, pour elle assassine, et au besoin donne ta vie ! (Ils passent.)

LE FILS DU PHILOSOPHE.

Camarade, frère, dans le crâne d’un vieux saint, je bois à ta santé : au revoir. (Il jette le crâne.)

UNE FILLE, dansant.

Tue pour moi le prince Jean.

UNE AUTRE.

Et pour moi le comte Henri.

LES ENFANS.

Nous te demandons une tête d’aristocrate.

D’AUTRES ENFANS.

Bonheur et bonne chance à ton stylet.

CHOEUR DES ARTISTES.

Sur les ruines gothiques nous bâtirons une nouvelle église, un nouveau temple. Il n’y aura ni statues ni images ; les voûtes seront hérissées de poignards ; les piliers seront portés par huit têtes d’hommes. Les chapiteaux ressembleront à des chevelures laissant ruisseler le sang. Un seul autel avec un seul symbole : le bonnet de la liberté. Hourra !

D’AUTRES VOIX.

Allons, allons ! l’aube blanchit.

LE NÉOPHYTE.

Nous allons finir par être pendus à la potence.

LE COMTE.

Tais-toi, juif. Ils vont à la suite de Léonard et ne font plus attention à nous. Pour la dernière fois j’embrasse avec mon ame toutes ces pensées, je plonge avec mon esprit dans ce chaos s’élevant du fond des temps, du sein des ténèbres, pour me renverser moi et les miens. Mes pensées que pousse le désespoir, que torture la douleur, ont pris une force nouvelle. J’avais besoin de cet horrible spectacle. Dieu, donne-moi la force que tu ne m’as jamais refusée ; donne-moi une parole à l’aide de laquelle je puisse dompter ce monde qui lui-même s’ignore, et cette parole sera la poésie de l’avenir tout entier.

VOIX DANS L’AIR.

Tu composes un drame.

LE COMTE.

Merci de ton avertissement. Haine alors pour les cendres profanées de mes pères ! anathème sur les nouvelles générations ! elles m’entourent de leurs gouffres, mais elles ne m’y entraîneront pas. O mon aigle, mon aigle, tiens ta promesse ! Descendons maintenant dans le val de Saint-Ignace.

LE NÉOPHYTE.

Voici le jour, je n’irai pas plus loin.

LE COMTE.

Mets-moi sur le chemin, je te laisserai après.

LE NÉOPHYTE.

Où voulez-vous donc m’entraîner, parmi ces brouillards, au milieu des épines et des cendres ? laissez-moi, je vous en supplie.

LE COMTE.

En avant, en avant ! marche, descends avec moi. Derrière nous s’éteignent les derniers chants du peuple ; c’est à peine si l’on aperçoit encore çà et là quelques torches. Au milieu de ces brouillards tout blancs et de ces arbres mouillés par l’humidité de la nuit, n’aperçois-tu pas les ombres du passé, n’entends-tu pas des voix plaintives ?

LE NÉOPHYTE.

Le brouillard enveloppe tout ; descendons plus bas.

CHOEUR DES ESPRITS, dans la forêt.

Pleurons sur le Christ que l’on a chassé, que l’on a tué. Où est notre Dieu, où est son église ?

LE COMTE.

Vite aux armes ! courons au combat. Je vous le rendrai, moi ; sur des milliers de croix je crucifierai ses ennemis

CHOEUR DES ESPRITS.

Sur les tombes, sur les autels, nous avons veillé ; sur nos ailes nous portions aux fidèles l’écho sonore des cloches, nos voix étaient les accords harmonieux des orgues ; nous étions dans les reflets des vitraux de cathédrale, dans les ombres des colonnes, dans l’éclat doré de la sainte coupe, dans la bénédiction et la blancheur de la sainte hostie. Tout cela était notre vie ; à présent, qu’allons-nous devenir ?

LE COMTE.

Il commence à faire jour ; leurs formes s’évanouissent dans les rayons argentés de l’aube.

LE NÉOPHYTE.

Votre chemin est par ici ; là c’est le commencement du vallon.

LE COMTE.

Ah ! maintenant Jésus et mon sabre ! (Jetant bas son bonnet dans lequel il a mis de l’argent.) Prends pour souvenir la chose et l’emblème ; ils vont ensemble.

LE NÉOPHYTE.

Vous m’avez donné votre parole, monsieur le Comte, pour la sûreté de celui lui aujourd’hui à minuit…

LE COMTE.

Un gentilhomme de vieille souche n’a qu’une parole : Jésus et mon sabre !

DES VOIX DANS LES BROUSSAILLES.

Marie et notre sabre ! Vive notre seigneur !

LE COMTE.

Adieu, citoyen. Maintenant à moi les miens, à moi les miens ! Jésus et Marie !

Nuit. — Broussailles. — Arbres.
PANCRACE, à ses gens.

Couchez-vous ici et ne faites pas de bruit. Évitez soigneusement de battre le briquet, même pour allumer votre pipe. Au premier coup de pistolet, accourez à mon secours ; sinon attendez jusqu’au jour.

LÉONARD.

Citoyen, une dernière fois encore je te, conjure…

PANCRACE.

Tapis-toi au pied de ce sapin et dors.

LÉONARD.

Laisse-moi au moins t’accompagner. C’est un seigneur, un aristocrate, un homme auquel il n’y a pas à se fier.

PANCRACE, lui faisant signe de rester.

La vieille noblesse a rarement manqué à sa parole.

Vaste salle. — Portraits de dames et de chevaliers. Au fond, un pilier auquel est suspendu un bouclier portant des armoiries. — Le Comte est assis à une table de marbre. — Une lampe, des pistolets, un sabre et une montre placés devant lui.- En face une autre table avec des coupes en argent et des amphores.
LE COMTE, seul.

Jadis, à la même heure, au milieu de pareils dangers et de pensées semblables aux miennes, le dernier des Brutus vit son mauvais génie. Je m’attends à une vision de la même nature. Dans un moment, je verrai devant moi un homme qui n’a pas d’ancêtres, qui n’a pas de nom, qui n’a pas d’ange gardien, un homme qui sort du néant et commencera peut-être l’époque, si je ne l’écrase, si je ne le repousse dans le néant d’où il est sorti. Mes pères, inspirez-moi ce qui vous a rendus les maîtres du monde ; replacez dans ma poitrine vos cœurs de lion ; que la majesté et l’austérité de vos fronts viennent ceindre une tête soi mise ; que la foi en Jésus-Christ et en son église, une foi brûlante et aveugle, la source de vos hauts faits sur la terre et de votre espérance dans les cieux, se rallume en moi, et je porterai le fer et la flamme au milieu de ces fils de la terre, moi, fils de cent générations d’hommes, le dernier héritier de la pensée de vos vertus et de vos fautes. (Minuit sonne.) Maintenant je suis prêt.

UN DOMESTIQUE ARMÉ, entrant.

Exellence, l’homme que l’on attendait est arrivé et demande à être introduit.

LE COMTE.

Qu’il entre.

PANCRACE, entrant.

J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le Comte. Ce titre de comte sonne à mon oreille d’une bien étrange façon.

(Il s’asseoit, dépose sur un fauteuil son manteau et son bonnet de liberté, puis jette un regard sur le pilier auquel sont suspendues des armoiries.)

LE COMTE.

Je vous remercie de vous être fié aux pénates de ce manoir. Fidèle aux coutumes nationales, je bois à votre santé. (Il lui offre une coupe.)

PANCRACE.

Si je ne me trompe, cet emblème rouge et bleu s’appelle des armoiries dans le langage des morts. Ces hochets disparaissent déjà de la surface de la terre. (Il prend la coupe et boit.)

LE COMTE.

Ils ne tarderont pas à reparaître, Dieu aidant.

PANCRACE.

Voilà ce que j’appelle répondre en gentilhomme de la vieille roche, toujours sûr de son fait, orgueilleux, opiniâtre, bouffi d’espérance, quoique n’ayant plus ni sou ni maille, ni armes ni soldats, croyant ou feignant de croire en Dieu, parce qu’ils n’ont plus de foi en eux-mêmes. Mais montrez-moi un petit bout de ces foudres dont vous me menacez ; faites-moi voir ces légions d’anges qui doivent descendre du ciel pour nous faire lever le siège.

LE COMTE.

Vous vous moquez, l’athéisme est une formule vieillie ; j’espérais de vous quelque chose de mieux.

PANCRACE.

Ma formule est plus vaste et plus profonde que la vôtre. Les cris de douleur et de désespoir qui partent de milliers d’hommes, la faim des ouvriers, la misère des paysans, la souffrance de l’humanité entière emprisonnée dans ses préjugés, exténuée de doute et de crainte, enchaînée dans des habitudes bestiales, voilà mon symbole de foi. Pour aujourd’hui, mon dieu, c’est ma pensée ; cette pensée est tout mon pouvoir, et ce pouvoir donnera aux hommes du pain et de la gloire pour toujours.

LE COMTE.

Et ma force, à moi, vient de ce Dieu qui donna le pouvoir à mes pères.

PANCRACE.

Et cependant vous n’avez fait que servir le diable ; vous avez été son jouet. Mais laissons ces discussions aux théologiens, s’il en existe encore un seul dans ces contrées. Au fait, au fait, monsieur le Comte.

LE COMTE.

Que voulez-vous de moi, vous, sauveur des peuples, citoyen-dieu ?

PANCRACE.

Je viens ici, parce que d’abord j’ai voulu faire votre connaissance, et ensuite parce que je tiens à vous sauver.

LE COMTE.

Merci pour le premier ; quant à mon salut, fiez-vous-en à ce sabre.

PANCRACE.

Votre Dieu ! votre sabre ! fantômes que tout cela ! Mais des milliers de voix ont déjà sur vous crié : Anathème ! Mais vous voilà entouré de milliers de bras prêts à vous saisir. Et qu’est-ce qu’il vous reste ? Quelques arpens qui suffisent à peine à vous y enterrer. Comment pourriez-vous résister ? Dans quel état est votre artillerie ? Où sont vos vivres, où sont vos munitions de guerre ? et, par-dessus tout, où est votre valeur ? Si j’étais à votre place, je saurais ce qu’il me reste à faire.

LE COMTE.

Je vous écoute toujours, et vous voyez avec quelle patience.

PANCRACE.

Eh bien ! moi, comte Henri, je dirais à Pancrace : Alliance, soit ! Je congédie mon armée, et je conserve mon titre de comte et mes biens dont vous, Pancrace, me garantirez la possession.

Quel âge ?

LE COMTE.

Trente-six ans.

PANCRACE.

Une quinzaine d’années à vivre tout au plus, car des hommes comme vous ne vivent pas long-temps. Votre enfant est plus près du tombeau que de la puberté. Une seule exception ne nuira en rien à l’ensemble. Restez donc le dernier des comtes dans cette contrée ; régnez paisiblement dans votre manoir ; faites peindre les portraits de vos ancêtres, sculpter leurs armes, et abandonnez-nous les misérables de votre caste : laissez passer la justice du peuple. A votre santé, le dernier des comtes ! (Il vide une autre coupe.)

LE COMTE.

Tes paroles sont autant d’injures. Croirais-tu par hasard pouvoir m’attacher à ton char triomphal ? Assez, Pancrace, assez ! Je ne puis te répondre d’une manière convenable ; la providence de ma parole veille sur toi.

PANCRACE.

Parole de chevalier ! honneur chevaleresque ! vous déroulez là des chiffons usés, fanés, qu’on distingue à peine au milieu des couleurs brillantes de la bannière humanitaire. Oh ! je te connais ; je te maudis ! Plein de vie, tu épouses un cadavre ! tu voudrais croire encore aux castes, aux reliques, au mot de PATRIE ! Mais, dans le fond de ton ame, tu reconnais que tes frères ont mérité la peine, et avec la peine l’oubli.

LE COMTE.

Et vous et les vôtres, qu’avez-vous mérité ?

PANCRACE.

La victoire et la vie. Je ne connais qu’une seule loi devant laquelle je m’incline, cette loi qui force le monde de passer d’une sphère dans l’autre. Elle est destructive de votre existence, et vous crie par ma bouche : O vous tous, vieillis, pourris, repus, pleins de mangeaille et de boisson et de vers rongeurs, faites place à ceux qui sont jeunes, affamés et robustes ! Mais je voudrais te sauver, toi seul.

LE COMTE.

Puisse le ciel te confondre avec ta pitié ! Je te connais aussi, toi et ton monde ; j’ai visité pendant la nuit ton camp ; j’ai vu la danse des fous de cette foule dont les têtes te servent de marchepied. J’y ai reconnu tous les crimes du vieux inonde habillés à neuf ; entonnant une chanson nouvelle, nais qui finira par ce refrain séculaire : De la chair, de l’or et du sang ! Mais tu n’y étais pas, tu ne daignais pas descendre au milieu de tes enfans, car tu les méprises du fond de ton ame. Quelques momens encore, et, si tu ne deviens fou, tu te mépriseras toi-même. (Il s’asseoit sous ses armoiries.),

PANCRACE.

Mon monde n’est pas encore développé dans la réalité, c’est vrai. Ce géant n’a pas encore atteint le terme de sa croissance, il a besoin de nourriture, de bien-être ; mais les temps viendront où ce monde aura la conscience de soi-même, où il dira : Je suis, et il n’y aura pas dans l’univers entier d’autre voix en état de répondre : Je suis aussi.

LE COMTE.

Et ensuite ?

PANCRACE.

De la race que je représente ici, que je personnifie dans ma propre force, il naîtra une autre race, la dernière, la plus grande et la plus forte. La terre n’a encore jamais vu de tels hommes. Ils seront libres, ils seront les maîtres du globe, qui lui-même ne formera qu’une ville florissante, une maison de bonheur, un atelier d’industrie et de richesse.

LE COMTE.

Ta voix ment, et c’est en vain que ta figure immobile et pâle s’efforce de singer l’inspiration. Tu en es incapable.

PANCRACE.

Ne m’interromps pas, car des milliers d’hommes nie demandaient à genoux de ces paroles, et j’en ai été avare.

Alors dans ce monde d’avenir résidera un dieu qui ne mourra plus, un dieu que les siècles, à force de labeur et de souffrance, finiront par dévoiler, un dieu arraché du ciel par ses enfans qu’il avait dispersés sur la terre, qui ont grandi et qui ont droit à la possession de la vérité. Le dieu de l’humanité va se révéler.

LE COMTE.

Il y a des siècles que ce dieu s’est révélé à nous, et l’humanité est déjà sauvée par lui.

PANCRACE.

Qu’il se réjouisse donc d’un pareil salut apporté aux hommes, de la misère de deux mille ans qui se sont écoulés depuis qu’il est mort sur la croix !

LE COMTE.

Blasphémateur, j’ai vu cette croix, je l’ai vue au centre de la vieille Rome, de l’éternelle Rome, sur les débris d’une puissance plus grande que la tienne, et des centaines de têtes de dieux tels que les tiens gisaient tout autour dans la poussière, meurtris et foulés aux pieds, n’osant pas lever leurs yeux vers le Christ. Et lui, il était debout sur les hauteurs, ses saints bras étendus vers l’orient et vers l’occident, son front sacré noyé dans les feux du soleil, et l’on voyait bien que c’était lui le Seigneur du monde.

PANCRACE.

Histoire à dormir debout ! vieux conte vide comme le claquement de ces vieilles armures ! (Il secoue un trophée de vieilles armures.) Mais je lis dans tes pensées ; écoute-moi : si tu es capable de t’élancer dans l’infini, si tu aimes la vérité et que tu la cherches sincèrement, si tu te sens créé à l’image de l’humanité et non pas à l’image d’un comte, écoute : ne laisse pas passer ce moment de salut. Je te parle pour la dernière fois. Si tu es ce que tu me parais être, lève-toi, quitte cette maison et suis-moi.

LE COMTE.

Frère cadet du vieux serpent ! (Il se lève et se promène. A lui-même.) Non, ce sont des rêves qui ne pourront jamais se réaliser. Le premier homme est mort dans le désert ; nous ne rentrerons plus au paradis.

PANCRACE, à part.

J’ai touché au défaut de la cuirasse ; j’ai fait vibrer le nerf de la poésie, le nerf le plus sensible de son cœur.

LE COMTE.

Le progrès, le bonheur de l’humanité, moi aussi j’y croyais ! — Ah ! prenez ma tête pourvu que… mais non, c’en est fait ! Il y a des siècles, il n’y a que cent ans peut-être, par un mutuel accord… mais aujourd’hui toute transaction est impossible, je le sens… Il faut s’égorger mutuellement, car il ne s’agit plus désormais pour vous que d’un changement de castes.

PANCRACE.

Malheur aux vaincus ! répétez le cri : Malheur aux vaincus ! et soyez avec nous des vainqueurs !

LE COMTE.

As-tu si bien examiné la carte routière du pays mystérieux de l’avenir ? Le destin t’est-il apparu sous une forme visible, la nuit, à l’entrée de ta tente, pour te bénir de sa main gigantesque ? Ou bien as-tu entendu sa voix à midi, lorsque tout le monde dormait accablé de chaleur et que toi seul méditais, pour que tu m’oses menacer ainsi de la victoire future ? Homme d’argile comme moi, sujet voué à la première balle venue, esclave futur du premier coup de sabre bien appliqué !

PANCRACE.

Illusion, vaine illusion ! le plomb ne n’approche pas, et le fer ne me touchera pas tant qu’il existera un de vous qui ose me résister. Ce qui arrivera après ne vous regarde pas. (L’horloge sonne.) Écoute : le temps se moque de nous. Si tu es las de vivre, au moins sauve ton fils.

LE COMTE.

Le salut de son ame pure est assuré là-haut, et sur la terre il partagera le sort de son père. (Il met sa tête dans ses mains.)

PANCRACE.

Tu refuses et tu médites… (Après une pause.) C’est bien, la méditation convient à celui qui s’est placé à la porte du tombeau.

LE COMTE.

Arrière ! loin du mystère qui se passe maintenant dans les hauteurs de mon esprit, bien au-delà de la sphère de tes pensées terrestres ! arrière ! reste dans ton monde de chair : libre à toi de le choyer, de le remplir de viande et de vins mais ne t’élève pas plus haut, et laisse-moi, laisse-moi.

PANCRACE.

Esclave d’une seule pensée, d’une seule forme, guerrier, poète et pédant, honte à toi !

Formes et pensées pour moi ne sont rien ; je les pétris, je les façonne comme bon me semble.

LE COMTE.

Impossible, tu ne me comprendras jamais, jamais ! car ton père et ton aïeul et tes ancêtres disparurent morts et enterrés dans la fosse commune avec la populace, comme des objets sans vie et sans valeur. Il n’y a pas eu parmi eux un seul homme, c’est-à-dire un seul être doué d’esprit immortel et par conséquent de force. (Il montre à Pancrace les portraits de ses ancêtres.) Regarde ces figures une pensée patriarcale, une pensée patriotique, sociale, la pensée ennemie de la tienne, se lit dans les rides de ces fronts. Or, leur pensée est passée en moi ; elle vit en moi. Mais toi, homme, dis-moi où est ta terre natale ? Chaque soir, tu dresses ta tente sur les ruines d’une maison de ton prochain, et chaque matin tu la plies pour la faire rouler plus loin ! Jusqu’à présent, tu n’as pas réussi à trouver ton foyer domestique, et tu ne le trouveras pas tant qu’il existera cent hommes capables de s’écrier avec moi : Gloire à nos pères !

PANCRACE.

Oui, gloire à tes aïeux sur la terre et aux cieux ! En effet, il y a de quoi se glorifier ! regarde un peu.

Ce staroste que voilà faisait fusiller comme des moineaux de vieilles femmes sur les arbres, et tout vivans faisait griller les juifs. Celui-là avait un cachet et une signature, en qualité de chancelier qu’il était ; mais il s’en servait pour faire des faux, brûler des actes et des titres, acheter des juges, et, à l’aide du poison, il s’adjugeait des héritages et des propriétés. Plus loin, ce beau brun à l’œil de feu violait tout bonnement les femmes de ses amis. Quant à celui-ci, c’est probablement pour avoir servi l’étranger qu’il porte le casque italien et l’ordre de la toison d’or. Cette dame pâle, aux magnifiques cheveux noirs, celle-là se prostituait à son laquais. Cette autre, en train de lire la lettre de son amant, attend la nuit avec impatience, et l’on devine pourquoi. Celle-ci, étendue sur son divan avec un épagneul à ses pieds, était une concubine de rois. Voilà la source de vos généalogies sans fin et sans tache ; mais j’aime ce gaillard-là au justaucorps vert il ne faisait que s’enivrer du matin au soir avec des gentilshommes ses frères, et envoyait les paysans en compagnie de ses chiens chasser le cerf. Folie et oppression partout : c’était là votre raison et votre force ! Cependant le jour du jugement approche, et je n’oublierai aucun des ancêtres, j’en prends l’engagement.

LE COMTE.

Tu te trompes, fils de roturier. Toi et les tiens n’existeriez plus, si nos ancêtres ne vous avaient nourris de leur pain, défendus de leur poitrine. Et lorsque d’un troupeau de bêtes et de brutes vous devîntes des créatures humaines, ils vous construisirent des églises et des écoles, partageant avec vous tout, excepté les dangers de la guerre, parce qu’ils savaient que vous n’êtes pas faits pour la guerre.

Ta parole, Pancrace, se brise contre leur vieille gloire, comme jadis le glaive des païens se brisait contre leurs armures. Ta voix ne troublera même pas le repos de leurs cendres. Elle s’éteindra solitaire comme les hurlemens d’un chien enragé qui court en chancelant et en répandant l’écume jusqu’à ce qu’il crève on ne sait où.

Et maintenant, mon hôte, il est temps que tu me quittes ; je te laisse aller libre

PANCRACE.

Au revoir donc sur les remparts de la Sainte-Trinité, et lorsque vous n’aurez plus ni poudre ni balles !…

LE COMTE.

Eh bien ! nous nous rapprocherons jusqu’à la longueur de nos épées ! Au revoir !

PANCRACE.

Nous sommes deux aigles de la même espèce, mais ton nid est brûlé par la foudre. (Il met son bonnet de liberté et s’enveloppe de son manteau.) En passant ce seuil, je laisse ici la malédiction due à la vieillesse. Je te voue, toi et ton fils, à la destruction.

LE COMTE.

Holà ! Jacob. (Jacob entre.) Reconduisez cet homme aux avant-postes.

JACOB.

Que le Seigneur Dieu me vienne en aide ! (Ils sortent.)


IV.

Bottomless perdition.
MILTON.

Des bastions de la Sainte-Trinité aux cimes des rochers, à droite et à gauche, partout enfin s’étend un brouillard épais, pâle, immobile et silencieux[13] ; ombre immense comme l’océan qui jadis avait ses bords là où sont ces cimes noires et aiguës, et entr’ouvrait ses abîmes là où est la vallée que l’on ne voit pas, car le soleil n’est pas encore levé.

Toutes nues et debout sur cette île de granit se dressent les tours du château-fort. Leurs larges fondations, scellées dans le rocher, attestent une œuvre du moyen-âge. Ces masses imposantes appartiennent à la montagne comme le centaure appartient à son cheval. Planté sur la plus haute des tours, un étendard flotte seul dans l’atmosphère grisâtre.

Peu à peu l’obscurité s’éclaire, le silence se réveille. Dans la montagne déjà mugit le vent ; les rayons du soleil courent, se précipitent à travers les nuages, et percent de leurs aiguilles d’or cette nier de brumes.

Aux voix de la nature se mêlent les voix humaines : portées par les vagues du brouillard, elles viennent, réveillant au loin les échos, se briser au pied des murs du château.

Ça et là le brouillard s’entr’ouvre, en laissant voir au bas de la vallée comme de noirs précipices.

Le soleil se lève ; le brouillard de plus en plus s’écarte et laisse voir au fond de la vallée, au loin, partout, des flots de têtes noirs, aussi nombreux, aussi pressés que les rochers qui tapissent le fond de la mer.

Les nuages se fondent, se dissipent dans les rayons d’or, et, de moment en moment, les cris de la foule deviennent plus distincts, les objets se détachent et se voient mieux.

Les brouillards se sont tous élevés au-dessus des montagnes, et ont disparu dans l’azur de l’immensité ; au fond de la vallée brillent maintenant des flots d’acier. De partout accourent des masses de peuple, comme pour le jugement dernier dans la vallée de Josaphat.

La cathédrale dans le château du Saint-Esprit. — Seigneurs, sénateurs ; les dignitaires assis des deux côtés et chacun d’eux sous une statue de roi ou de chevalier. — Derrière les statues les masses compactes de la noblesse. — Au fond et devant le maître-autel l’archevêque assis dans un fauteuil doré avec un glaive sur les genoux. — Derrière l’autel les chœurs des prêtres. — Le Comte est debout sur le seuil pendant un instant ; puis il s’avance vers l’archevêque un étendard à la main.

CHOEUR DES PRÊTRES.

O père miséricordieux, nous t’implorons ici, dans la dernière église de ton fils Jésus-Christ, nous, tes derniers serviteurs. De nos ennemis délivre-nous, Seigneur.

PREMIER COMTE.

Voyez donc quel regard hautain il jette sur nous.

UN AUTRE COMTE.

Il s’imagine déjà avoir conquis le monde.

TROISIÈME COMTE.

Et il n’a fait que traverser de nuit un camp de paysans.

PREMIER COMTE.

Pour cent misérables qu’il a massacrés, il a perdu deux cents des siens.

DEUXIÈME COMTE.

Il nous faut empêcher sa nomination de généralissime.

LE COMTE HENRI, s’agenouillant devant l’archevêque.

À tes pieds je dépose ce drapeau que j’ai pris.

L’ARCHEVÊQUE.

À toi ce glaive, jadis béni par la main de saint Florian.

DES VOIX.

Vive, vive le comte Henri

L’ARCHEVÊQUE.

Reçois aussi avec le signe de la sainte croix le commandement de ce château, notre dernière seigneurie. Au nom de tous, je te proclame généralissime.

LES VOIX.

Vivat ! vivat !

UNE VOIX.

Je proteste.

D’AUTRES VOIX.

Silence ! à la porte ! Vive le comte Henri !

LE COMTE HENRI.

Si l’un de vous a quelque reproche à me faire, qu’il paraisse, mais qu’il ne se cache pas au milieu de la foule. (Silence.) Mon père, je prends ce sabre, et que Dieu me punisse si par lui je ne vous sauve pas !

CHOEUR DES PRÊTRES.

Mon Dieu, donne-lui ta force, embrase-le de ton esprit saint. De nos ennemis délivre-nous, Seigneur !

LE COMTE HENRI.

Jurez tous maintenant que vous voulez défendre la foi et la gloire de vos ancêtres, que vous pourrez mourir de faim ou de soif, mais non de honte, que vous ne reconnaissez de loi que la loi divine, de maître que Dieu.

TOUS ENSEMBLE.

Nous le jurons ! (L’archevêque s’agenouille et élève la croix. Tout le monde s’agenouille.) Que le lâche, que le parjure, que le traître, soient frappés de ta colère, ô Seigneur Dieu !

LE COMTE HENRI, dégainant le glaive.

A présent, je vous promets la gloire, mais c’est à Dieu qu’il vous faut demander la victoire. (Il sort entouré de la foule.)

Une cour du château de la Sainte-Trinité. — Le comte Henri. — Comtes, barons, princes, prêtres.
UN COMTE, prenant à part le comte Henri.

Comment donc ! tout serait-il perdu ?

LE COMTE HENRI.

Non pas, à moins pourtant que le courage ne vous manque.

UN AUTRE COMTE.

Mais pendant combien de temps faut-il encore tenir ?

LE COMTE HENRI.

Jusqu’à la mort.

UN BARON, prenant aussi à part le comte Henri.

Comte, vous qui avez vu cet homme cruel, pensez-vous qu’il aura de nous, si nous tombons entre ses mains ?

LE COMTE.

En vérité, je te dis qu’aucun de tes ancêtres n’eût accepté une telle pitié : elle s’appelle la potence.

LE BARON.

Alors il faudra se défendre comme on pourra.

LE COMTE HENRI.

Et vous, prince, que dites-vous ?

LE PRINCE.

J’ai à vous parler en particulier. (Il s’éloigne de quelques pas.) Tout cela est bon pour la foule, mais, entre nous, il est évident que nous ne pouvons résister.

LE COMTE HENRI.

Que prétendez-vous qu’on doive faire ?

LE PRINCE.

On vous a nommé chef ; c’est donc à vous de proposer une capitulation.

LE COMTE HENRI.

Ne parlez pas si haut.

LE PRINCE.

Pourquoi donc ?

LE COMTE HENRI.

Parce que déjà pour ce mot vous avez mérité la mort. (Se retournant du côté de la foule.) Celui qui prononcera le mot de soumission sera puni de mort.

LE BARON, LE COMTE, LE PRINCE, ensemble.

Qui parlera de soumission sera puni de mort.

TOUS.

Oui, la mort ! la mort ! (Ils sortent.)

LE COMTE.

Où est mon fils ?

JACOB.

Dans la tour du nord. Assis sur le seuil d’une ancienne porte de prison, il chante des prophéties.

LE COMTE.

Il faut que le bastion d’Éléonore soit armé plus fortement ; on attaquera de ce côté. Va te mettre là en observation, et examine attentivement avec ta lunette le mouvemens de l’ennemi.

JACOB.

Dieu nous soit en aide ! Mais, en attendant, il serait bon de faire distribuer de l’eau-de-vie aux soldats.

LE COMTE HENRI.

S’il le faut, que les caves de nos princes et de nos comtes soient ouvertes. (Jacob sort. Le Comte monte quelques marches et s’approche de l’étendard planté sur une plate-forme.) Vous voilà donc, ennemis que je hais, que j’exècre ; maintenant il ne s’agit ni d’inspiration ni de poésie nébuleuse, mais d’un combat, et, pour vous vaincre, j’ai mon épée et les hommes que je commande.

Ah ! que la puissance est une belle chose ! Être le maître, le dominateur, l’arbitre souverain de toutes les volontés ! Oh ! après cela, que m’importe ? oui, on peut mourir.

Quelques jours encore, et moi peut-être, et tous ces misérables qui ont oublié leurs aïeux, nous n’existerons plus. Pour nous tout sera fini ; mais qu’importe ? Il me reste encore quelques jours à régner, à combattre, à vivre de volupté et d’émotions. Ce sera là mon dernier chant.

Par-delà les rochers, le soleil se couche dans un immense et noir cercueil de vapeurs. La couleur sanglante de ses rayons se répand au loin sur la vallée. Signes prophétiques, ils m’annoncent ma fin. Eh bien ! je vous salue avec un cœur plus ouvert que je ne vous ai salués précédemment, promesses de joie, d’illusions et d’amour.

Ce n’est ni par l’intrigue ni par la trahison ou les bassesses que j’ai vu couronner mes souhaits ; non, je ne suis pas arrivé si haut d’un seul coup ; c’est insensiblement, c’est pas à pas, comme toujours je l’avais rêvé.

Et à présent je touche au seuil de mon rêve éternel ; oui, je suis bien le chef suprême de tous ceux qui hier encore étaient mes égaux.

Une chambre du château éclairée par une lampe. — George est assis sur le lit. Le Comte entre et dépose ses armes sur la table.
LE COMTE HENRI.

Faites placer cent hommes sur les redoutes. Après une bataille aussi longue, les autres peuvent se reposer.

UNE VOIX, derrière la porte.

Que Dieu nous vienne en aide !

LE COMTE HENRI.

Tu as sans doute entendu les coups de fusil, le tumulte de notre sortie ? Mais tranquillise-toi, mon enfant, ce n’est ni aujourd’hui ni demain que nous périrons.

GEORGE.

J’ai tout entendu, mais cela ne m’a pas effrayé. Autre chose me fait frémir, mon père.

LE COMTE.

Tu craignais pour moi ?

GEORGE.

Non, car je sais que ton heure n’est pas encore arrivée.

LE COMTE.

Mon ame, pour aujourd’hui, est soulagée, car dans la vallée les corps de nos ennemis sont étendus sans vie. Nous sommes seuls ; raconte-moi, mon enfant, toutes tes pensées. Je les écouterai comme jadis, lorsque nous étions dans notre maison.

GEORGE.

Suivez-moi, mon père. Là, au fond, un terrible jugement s’apprête[14]. (Il va vers une porte cachée dans le mur et l’ouvre.}

LE COMTE.

Où vas-tu ?… Qui t’a montré ce passage ? Là sont d’obscurs caveaux, là pourrissent les os d’anciennes victimes…

GEORGE.

Où ta vue ne saurait apercevoir le soleil et la lumière, mon esprit à moi sait y voir et m’y conduire. Ténèbres, allez aux ténèbres… (Il descend.)

Caveaux et souterrains, grilles en fer. — Chaînes, instrumens de torture brisés. — Le Comte tient un flambeau au pied du rocher sur lequel George est debout.

LE COMTE.

Viens près de moi, je t’en supplie !

GEORGE.

Tu n’entends donc pas leurs voix ? tu n’aperçois donc pas leurs formes ?

LE COMTE.

Je n’entends que le silence de la tombe, et la lumière de mon flambeau n’éclaire qu’à quelques pieds de moi.

GEORGE.

Ils s’approchent, je les vois. L’un après l’autre ils sortent de dessous les voûtes étroites ; puis, tout au fond, ils vont s’asseoir.

LE COMTE.

Mais le vertige de la folie te saisit ; tu es fou, mon enfant. Tu veux donc m’enlever le peu de forces qui me restent ? Et cependant il m’en faudrait tant !

GEORGE.

Je vois en mon esprit leurs pâles figures, graves et sévères, se réunissant pour un jugement terrible. Le coupable s’avance déjà, morne comme un brouillard d’hiver.

CHOEUR DES VOIX.

De par le droit et la force que nous ont donnés nos souffrances, nous qui avons été enchaînés et frappés, nous que l’on a torturés, brisés sous les fers ; nous qui avons été abreuvés par le poison, enfermés, murés tout vivans dans la tombe, aujourd’hui nous sommes devenus les juges et les bourreaux ! Jugeons et condamnons, et Satan se chargera de l’exécution.

LE COMTE.

Que vois-tu ?

GEORGE.

L’accusé, l’accusé qui s’avance avec un geste suppliant.

LE COMTE.

Qui est-il ?

GEORGE.

C’est vous, mon père, c’est vous !

UNE VOIX.

Avec toi, la race damnée accomplit sa fin ; en toi, elle a résumé toutes ses forces, toutes ses passions, tout son orgueil, mais c’est pour expirer.

CHOEUR DES VOIX.

Pour n’avoir rien aimé, rien adoré que toi, que toi-même et tes pensées, tu es damné, damné pour l’éternité !

LE COMTE.

Je ne vois rien ; mais il me semble que j’entends sous terre, dans l’air, partout autour de moi, des plaintes, des soupirs et des menaces.

GEORGE.

Mais LUI maintenant lève sa tête, comme toi, mon père, quand tu es en colère ; il répond par une parole arrogante et fière, comme quand tu méprises.

CHOEUR DES VOIX.

Inutile, c’en est assez ! Pour lui, il n’y a plus de salut ni sur la terre ni dans le ciel.

UNE VOIX.

Encore quelques jours de gloire terrestre, de cette pâle fumée qu’ont respirée tes ancêtres, et toi et les tiens vous périrez ! Vous périrez sans sépulture, sans les cloches qui devraient sonner votre agonie, sans les pleurs de vos parens et de vos amis. Votre mort sera, comme la nôtre, triste et terrible, sur ce même rocher de douleur où nous avons été enchaînés.

LE COMTE.

Ah ! je vous vois, je vous reconnais enfin, esprits maudits ! (Il s’avance de quelques pas.)

GEORGE.

Mon père, ne t’avance pas plus loin ! Au nom du Christ, je t’en conjure, mon père !

LE COMTE, retournant.

Parle, parle, que vois-tu encore ?

GEORGE.

Une figure.

LE COMTE.

Quelle est-elle ?

GEORGE.

C’est un autre toi-même, affreusement pâle, enchaîné. A présent ils le torturent. J’entends ses gémissemens. (Tombant à genoux.) Pardonnez moi, mon père ; mais ma mère est venue cette nuit, et m’a ordonné… (Il s’évanouit.)

LE COMTE, le prenant dans ses bras.

Il ne manquait que cela… mon propre enfant m’amène au seuil de l’enfer… O Marie, esprit implacable ! Dieu et toi, autre Marie, je vous ai cependant tant priés de fois ! Là commence une éternité de souffrances et de ténèbres. Remontons à la lumière, il me faut encore combattre les hommes, et après commencera un autre combat, celui de l’éternelle souffrance. (Il se salive avec son fils.)

CHOEUR DES VOIX dans le lointain.

Pour n’avoir rien aimé, rien adoré que toi, que toi-même et tes pensées, tu es damné, damné pour l’éternité !

Un salon dans le château de la Sainte-Trinité. — Le Comte, femmes, enfans, vieillards, comtes agenouillés à ses pieds. — Le parrain debout au milieu de la salle. — La foule au fond. Armes suspendues aux parvis. — Piliers gothiques, ornemens, fenêtres.
LE COMTE.

Non. Par mon fils, par ma femme morte, non ! encore une fois, non !

LES VOIX DE FEMMES.

Pitié, pitié ! la faim dévore nos entrailles et celles de nos enfans ; la peur nous fait mourir. Pitié ! pitié !

VOIX D’HOMMES.

Il en est temps encore. Écoute cet homme qui nous est envoyé ; ne le chasse pas.

LE PARRAIN.

Toute ma vie fut citoyenne, et je ne crains pas tes calomnies, Henri. Si j’ai pris sur moi de venir ici comme envoyé, c’est que je connais mon siècle, et j’ai su apprécier sa mission glorieuse. Pancrace est le véritable représentant citoyen

LE COMTE.

Arrière, vieillard imbécile, que je ne te voie plus devant moi. (A part, à Jacob.) Fais venir ici une escouade de nos soldats. (Jacob sort. — Les femmes se lèvent et pleurent. — Les hommes s’éloignent de quelques pas.)

UN BARON.

Vous nous avez perdus, Comte.

UN AUTRE.

Nous pensons ne plus devoir vous obéir.

LE PRINCE.

Nous nous entendrons nous-mêmes avec ce digne citoyen pour la reddition du château.

LE PARRAIN.

Le grand homme qui m’a envoyé vous garantit la vie, si vous vous réunissez et si vous reconnaissez les besoins du siècle.

QUELQUES VOIX.

Nous les reconnaissons ; oui, nous les reconnaissons.

LE COMTE.

Quand vous m’avez appelé pour vous commander, j’ai juré de périr sur ces murailles plutôt que de me rendre. Je tiendrai bon et vous aussi, et nous périrons ensemble. Ah ! vous avez encore soif de la vie… eh bien ! alors, demandez à vos pères pourquoi ils ont dominé et opprimé. (S’adressant à un comte.) Dis-moi, toi, pourquoi tu opprimais tes vassaux ? (A un autre.) Et toi, pourquoi as-tu passé ta jeunesse à jouer aux cartes et à voyager pour tes plaisirs, loin de ta patrie ? (A un autre.) Et toi qui méprisais les petits, pourquoi rampais-tu devant les grands ? (A une femme.) Et vous, pourquoi n’avez-vous pas élevé vos enfans pour en faire des guerriers ? Aujourd’hui ils nous serviraient à quelque chose. Mais tu aimais les juifs, les beaux parleurs, les avocats ; maintenant prie-les pour ta, vie. (Il se lève et tend les bras vers le ciel.) Mais qui donc vous pousse à vouloir vous couvrir d’opprobre et d’infamie ? Êtes-vous donc si pressés de vous avilir à vos derniers momens ? C’est avec moi que vous devez marcher au-devant des balles et des baïonnettes, et non pas à la potence, où le bourreau silencieux vous attend pour vous passer la corde au cou.

QUELQUES VOIX.

Il dit vrai. Oui, en avant contre les baïonnettes !

D’AUTRES VOIX.

Mais il n’y a plus un seul morceau de pain !

VOIX DE FEMMES.

Ayez pitié de nos enfans et des vôtres !

PLUSIEURS VOIX.

Il faut se rendre ! il faut se rendre !

LE PARRAIN.

Comme je vous l’ai dit, je vous promets la liberté et l’inviolabilité de vos personnes.

LE COMTE, s’approchant du parrain et le prenant par la poitrine.

Misérable ! va-t’en cacher tes cheveux gris sous les tentes des néophytes et des cordonniers, si tu veux que je ne t’ensanglante de ton propre sang. (Jacob entre suivi de l’escouade.) En joue ce front ridé par la sottise, ce bonnet de liberté tremblant devant ma parole indignée ! En joue, vous dis-je, cette tête sans cervelle ! (Le parrain se sauve.)

TOUS, ensemble.

Il faut le lier et l’envoyer à Pancrace.

LE COMTE.

Vous n’y êtes pas encore ; un instant, messieurs. (Se promenant parmi les soldats.) Il me semble qu’avec toi j’ai gravi les montagnes, poursuivant les bêtes féroces. Souviens-toi que je t’ai empêché de tomber dans le précipice. (Aux autres.) Avec vous autres, j’ai erré sur les rochers du Danube ; Jérôme, Christophe, vous étiez avec moi sur les bords de la mer Noire. (Aux autres.) J’ai rebâti vos chaumières incendiées. (Aux autres.) De chez un mauvais seigneur vous vous êtes enfuis, et je vous ai reçus chez moi. Maintenant, dites-moi, me suivrez-vous ou me laisserez-vous tout seul, isolé, et souriant avec mépris de ce qu’au milieu de tant de gens je n’ai pas rencontré un seul homme ?

TOUS.

Vive, vive le comte Henri !

LE COMTE.

Que tout ce qui reste de viande et d’eau-de-vie soit distribué, et, après, sur les remparts !

LES SOLDATS.

Oui, de la viande, de l’eau-de-vie, et, après, sur les remparts !

LE COMTE, à Jacob..

Accompagne-les, et que dans une heure tout soit prêt pour le combat.

JACOB.

Que la volonté de Dieu soit faite !

VOIX DE FEMMES.

À cause de nos enfans, sois damné !

D’AUTRES VOIX.

À cause de nos pères, sois damné !

D’AUTRES VOIX.

À cause de nos femmes, sois damné !

LE COMTE.

Et moi, je vous maudis, car vous êtes des lâches !

Remparts de la Sainte-Trinité. — Cadavres étendus çà et là, canons brisés, armes dispersées, soldats courant de tous côtés. — Le Comte appuyé contre une redoute. — Jacob à côté de lui.
LE COMTE, remettant son sabre dans le fourreau.

Non, il n’y a pas d’autre plaisir que de jouer sa vie dans un danger, et de toujours gagner, et, quand il faut perdre, eh bien ! l’on ne perd qu’une fois, et tout est dit.

JACOB.

Nos dernières cartouches ont servi à les repousser ; pour quelques instans ils se sont éloignés, mais ils vont se réunir et de nouveau monter à l’assaut. Hélas ! que ferons-nous ? Depuis que le monde est monde, personne n’a encore pu fuir sa destinée.

LE COMTE.

Comment ! il n’y a plus de cartouches ?

JACOB.

Ni plomb, ni balles, ni chevrotines, plus rien, tout est définitivement épuisé.

LE COMTE.

Eh bien ! amène-moi mon fils, que je l’embrasse pour la dernière fois. (Jacob sort.) La fumée du combat a obscurci mes yeux, je n’y vois plus, il me semble que la vallée se creuse et se soulève alternativement ; les rochers se brisent et éclatent en mille morceaux, mes pensées aussi semblent s’abîmer et se confondre. (Il s’asseoit sur le mont.) A quoi donc sert d’être homme, ou plutôt d’être ange, le plus grand de tous, si, après quelques siècles, ou bien après quelques années d’existence comme les nôtres, on éprouve au fond du cœur l’ennui, un ennui incessant, un désir sans cesse croissant et jamais assouvi ? Ah ! il faut être Dieu on néant. (Jacob entre suivi de George.) Prends avec toi quelques soldats, fais la visite des salles du château, et chasse vers les murailles et les remparts tous ceux qui se cachent et que tu rencontreras.

JACOB.

Banquiers, comtes et princes ?

LE COMTE.

Oui, tous ceux que tu trouveras. (Jacob sort.) Viens, mon fils, mets ta main dans la mienne, laisse-moi toucher de mes lèvres ton front. Jadis le front de ta mère était aussi blanc et aussi pur.

GEORGE.

Aujourd’hui, et avant que les soldats courent aux armes, j’ai entendu sa voix. Comme un parfum suave, ses paroles tombaient sur mon ame : « Ce soir, ô mon fils, tu seras assis à mes côtés. »

LE COMTE.

A-t-elle prononcé mon nom ?

GEORGE.

Elle disait : « Ce soir, j’attends mon fils. »

LE COMTE, à part.

Est-ce qu’au bout du chemin la force me manquerait ? Dieu ne le permettra pas. Laisse-moi encore un instant de courage, et après tu m’auras pour l’éternité. (Haut.) O mon fils, pardonne-moi de t’avoir donné la vie… Nous allons nous séparer, qui sait pour combien de temps !

GEORGE.

Mon père, tiens-moi, ne m’abandonne pas. Je te conduirai avec moi.

LE COMTE.

Nos chemins sont différens. Toi, tu vas m’oublier parmi les anges et leurs chœurs éternels. De là-haut ne me jetteras-tu pas une goutte de la céleste rosée, ô George, George, mon fils !

GEORGE.

Quels sont ces cris ? Je tremble. Ils sont affreux maintenant ils se rapprochent : c’est le bruit des canons et de la fusillade. La dernière heure, l’heure prédite s’approche de nous.

LE COMTE.

Courez, Jacob, courez.

(Les comtes et les princes rassemblés pêle-mêle traversent la cour. — Jacob les suit avec des soldats.)

UNE VOIX.

Vous nous donnez des fusils brisés, et vous nous ordonnez de nous battre,

UNE AUTRE VOIX.

Comte Henri, ayez pitié !

UNE TROISIÈME VOIX.

Vous nous chassez vers les murailles ; que voulez-vous que nous fassions, faibles, affamés comme nous sommes ?

D’AUTRES VOIX.

Mon Dieu, mon Dieu, où nous pousse-t-on ?

LE COMTE, d’une voix forte.

A la mort ! (À son fils George.) Par ce baiser, je voudrais m’unir à toi pour l’éternité ; mais moi, il faut que j’aille ailleurs. (George tombe frappé d’une balle.)

UNE VOIX DANS L’AIR.

A moi, à moi l’esprit pur, à moi mon fils !

LE COMTE.

Holà ! à moi mes hommes d’armes ! (Il tire son sabre et l’approche des lèvres de George.) La lame est restée brillante, nul souffle ne la ternit ; ensemble la respiration et la vie s’en sont allées.

Maintenant par ici, en avant ! Ils sont à la longueur de mon sabre. Allons, roule dans le précipice, fils de la liberté ! (Mêlée, désordre, la bataille se continue.)

Une autre partie des remparts. — On entend les cris du combat. — Jacob étendu sur la muraille. — Le Comte arrive couvert de sang.


LE COMTE.

Qu’as-tu, mon fidèle, mon vieux serviteur ?

JACOB.

Que, pour ton entêtement et les souffrances que tu m’as fait endurer, le diable te grille dans son enfer ! Et maintenant que Dieu me soit en aide ! (Il expire.)

LE COMTE, jetant son sabre.

Allons, je n’ai plus besoin de toi. Les miens ont succombé ; les autres sont là-bas à genoux, tendant vers les vainqueurs leurs bras supplians, bégayant leur grace. (Regardant autour de lui.) Ils n’arrivent pas encore de ce côté. Reposons-nous un instant. Ah ! déjà ils ont escaladé la tour du nord, ils regardent s’ils ne découvriront pas le comte Henri. Oui, je suis ici, c’est moi, moi, le comte Henri ; mais vous ne me jugerez pas. Mes préparatifs sont faits, et c’est au jugement de Dieu que je vais me rendre. (Il arrive au bord du précipice.) Je la vois maintenant, mon éternité, elle s’approche noire et terrible, sans fin, sans espoir, et, au milieu, Dieu comme un soleil qui brille éternellement et qui n’éclaire pas ! (Il fait un pas en avant.) Ils m’ont aperçu, ils courent sur moi. Jésus Marie ! POÉSIE[15], sois damnée comme je vais l’être moi-même pour l’éternité ! Mes bras, allongez-vous et fendez ces vagues sombres ! (Il se précipite.)


La cour du château. — Pancrace, Léonard, Bianchetti, à la tête de la foule. — Devant eux passent les comtes, les princes avec les femmes et les enfans, tous déchaînés.


PANCRACE.

Ton nom ?

LE COMTE CHRISTOPHE.

Christophe de Vosalquemir.

PANCRACE.

Tu l’as prononcé pour la dernière fois. Et le tien ?

LE PRINCE.

Ladislas, seigneur de la Forêt-Noire.

PANCRACE.

Cela suffit, tu ne le prononceras plus. Et toi ?

LE BARON.

Alexandre de Godalberg.

PANCRACE.

Rayé du nombre des vivans. Va.

BIANCHETTI, à Léonard.

Ces gredins nous ont tenus deux mois avec quelques canons et de mauvais parapets tout démantelés.

LÉONARD.

En reste-t-il encore beaucoup ?

PANCRACE.

Je te les livre tous. Que leur sang coule pour l’exemple du monde entier ! Je fais grace à celui de vous qui pourra me dire où est le comte Henri.

VOIX DIVERSES.

Au moment où l’on cessait de se battre, il a disparu.

LE PARRAIN.

Je me présente comme médiateur entre toi et les prisonniers que voilà. Ce sont eux qui ont livré les clés du château entre tes mains. Ils se sont conduits en vrais citoyens.

PANCRACE.

Je ne reconnais pas de médiateur là où j’ai vaincu par ma propre force. Tu veilleras à ce qu’ils soient mis à mort.

LE PARRAIN.

Toute ma vie fut citoyenne. Les preuves de ce que j’avance ne manquent pas, et, si je me suis joint à vous, ce n’est pas pour que mes propres frères, des nobles…

PANCRACE.

Empoignez ce vieux doctrinaire. Allons, marche où ils vont. (Les soldats entourent le parrain et les prisonniers.) Où est Henri ? Quelqu’un de vous sait-il s’il est mort ou vivant ? Un sac d’or pour Henri mort ou vif ! un sac d’or pour celui qui me montrera son cadavre ! (La troupe armée s’éloigne.) Et toi, n’as-tu pas vu Henri ?

CHEF DE LA TROUPE.

Citoyen chef, sur l’ordre du général Bianchetti, je me suis dirigé sur les remparts qui sont à l’ouest. Au-delà du parapet et sur le troisième bastion à gauche était un homme grièvement blessé au milieu des morts et des mourans. Doublez le pas, dis-je aux soldats, pour l’atteindre ; mais mon homme descendit plus bas, prit position sur le bord d’un rocher escarpé et glissant, fixa sur l’abîme ses yeux hagards, étendit ses deux bras comme un nageur qui se prépare à faire le plongeon, fit un effort et s’élança. Nous entendîmes distinctement le poids de son corps qui roulait de précipice en précipice. Voici son sabre que nous trouvâmes sur le parapet.

PANCRACE, prenant le sabre.

Du sang sur la poignée ; plus bas ses armoiries gravées : je le reconnais. En effet, c’est bien là son sabre. Il a tenu parole, gloire à lui ! (S’adressant aux prisonniers) Et à vous autres la guillotine !

Général Bianchetti, occupez-vous de faire raser le fort. Surveillez aussi les exécutions.

Léonard ! (Léonard vient à lui ; tous deux montent sur un bastion.)

LÉONARD.

Après tant de nuits sans sommeil, tu devrais te reposer. Maître, tu parais fatigué.

PANCRACE.

L’heure de dormir n’a pas encore sonné pour moi, enfant ; le dernier soupir du dernier de mes ennemis ne marquera que la moitié de ma tâche. Voyez ces plaines qui s’étendent comme une immensité entre moi et ma pensée. Il me faut faire peupler ces déserts, creuser ces rocs, réunir ces lacs, donner à chacun de vous sa part pour qu’il y ait dans ces plaines deux fois autant de vivans qu’il y a maintenant de morts ; autrement l’œuvre de destruction ne serait pas rachetée.

LÉONARD.

Pour achever ces travaux gigantesques, le dieu de liberté nous donnera des forces.

PANCRACE.

Que parles-tu de Dieu ? On glisse ici dans le sang humain. De qui est ce sang ? Derrière moi je ne vois que la vaste cour du château. Nous sommes seuls, et je sens comme s’il y avait quelqu’un ici.

LÉONARD.

Parlez-vous de ce cadavre mutilé ?

PANCRACE.

C’est le corps de son serviteur fidèle. Il est mort ; mais un esprit, l’esprit de je ne sais qui, plane ici. Voyez, Léonard, cette pierre noire qui sort du précipice : c’est là que son cœur s’est déchiré en morceaux.

LÉONARD.

Maître, tu pâlis, maître…

PANCRACE.

Vois-tu, là-haut, là ?

LÉONARD.

Je ne vois qu’un nuage qui se penche sur la crête du rocher, et qui est rouge des rayons du soleil couchant.

PANCRACE.

Un signe épouvantable brille là.

LÉONARD.

Appuie-toi sur mon bras ; ta figure me semble encore plus pâle.

PANCRACE.

Des millions d’hommes, des peuples tout entiers, m’obéissent. Où est mon peuple ?

LÉONARD.

Mais l’on entend d’ici ses cris. Ton peuple t’attend, il demande après toi sans doute. De grace ! détache de ce rocher tes yeux qui s’éteignent.

PANCRACE.

Il est debout, percé de trois clous qui sont autant d’étoiles ; ses bras s’étendent comme deux éclairs…

LÉONARD.

Mais je ne vois rien. Maître, ranime-toi !

PANCRACE.

VICISTI, GALILEE ! (Il tombe raide mort.)

  1. On ne verra pas dans ces quelques ligues l’expression d’un mépris absolu pour la gloire. Les démons ne désignent point ici la gloire pure et durable qui récompense le dévouement, ils s’adressent à cette gloire fausse et stérile que rêve l’égoïsme, et qui ne satisfait que l’orgueil.
  2. Toute cette partie du drame expose et développe la vie domestique du mari, qui vient pour ainsi dire se clore dans cette dernière scène. Donc, à partir de cette scène, LE MARI ne s’appellera plus que LE COMTE.
  3. Cette voix ironique et mystérieuse rappelle vivement la pensée du poète. Le comte est partout fidèle à son caractère ; c’est un homme chez qui l’imagination a tué le cœur ; tout lui devient prétexte à poésie, même les malheurs domestiques, et, quand il déplore la fuite de sa femme, c’est encore un drame qu’il compose.
  4. La comtesse est folle par amour ; elle n’a qu’une pensée dans son délire : c’est de paraître semblable à son époux, et par là de conquérir l’affection de celui dont elle s’est attiré les dédains. Sous l’influence mystérieuse de la folie, la nature de son mari vient, pour ainsi dire, de passer en elle. Tout ce qu’ame et célèbre le comte, la poésie, les combats, sa femme l’aime et le célèbre aussi.
  5. La première invocation s’adressait au comte, la seconde s’adresse au fils du comte. Cet enfant, dont le père est épris de fantômes, n’est lui-même qu’un fantôme. C’est un, de ces êtres frêles chez qui le développement excessif de la vie intérieure use et consume avant le temps l’enveloppe matérielle. Leur ame, avant même d’avoir quitté la terre, est presque dégagée des liens du corps et fréquente déjà les mondes invisibles sous les traits du père et du fils, on a reconnu deux maladies morales trop communes à notre époque : chez le premier, le sentiment de l’idéal est faussé ; chez le second, il est exagéré. Le comte est un rêveur, son fils est un voyant.
  6. Cet aigle, c’est le symbole de l’ambition que les démons ont évoqué, on s’en souvient, dans la première partie du drame.
  7. Cette invocation commence ce qu’on pourrait nommer la partie politique du drame. Après avoir, dans les premières scènes, montré le comte en lutte avec les devoirs de la vie privée, le poète va le montrer aux prises avec les nécessités de la vie publique. C’est une nouvelle chasse aux fantômes ; le théâtre seul a changé. La patrie a remplacé la famille, et le personnage que le comte va rencontrer devant lui sur ce nouveau terrain, c’est Pancrace, c’est-à-dire l’intelligence faisant agir la force brutale.
  8. On reconnaît dans cet homme le personnage de Pancrace, qui va jouer, à côté du comte, le principal rôle dans cette dernière partie du poème.
  9. L’auteur fait ici allusion à une secte nombreuse qui n’est pas un des moindres élémens de trouble renfermés au sein de la société polonaise. Les frankistes (tel est le nom de la secte) sont des juifs convertis, non pas à l’esprit du christianisme, mais à ses pratiques extérieures. En apparence, ils sont chrétiens ; ils ont reçu le baptême, commuaient, vont à la messe ; au fond, ils sont juifs, et n’attendent que le moment ou ils pourront faire servir leur position équivoque à la satisfaction de leurs ressentimens implacables.
  10. Bianchetti est le type de ces guerriers cosmopolites qui portent leur épée au service de toutes les causes, toujours prêts à passer dans le parti qui servira le mieux leurs intérêts. Tous les pays en révolution, et la Pologne surtout, ont connu de ces aventuriers militaires.
  11. La race de Cham a toujours passé, on le sait, pour une race déshéritée. Les seigneurs appelaient leurs vassaux fils de Cham. Le poète nous montre ici des paysans révoltés qui rappellent à un gentilhomme devenu leur captif l’injure qu’il leur a si peu épargnée.
  12. Dans Léonard est personnifiée l’impuissance de l’homme qui veut fonder par lui-même une religion. Le culte qu’il prêche est un monstrueux chaos. Il est permis de croire que le poète a voulu réunir dans cette figure des traits communs à plusieurs utopistes modernes. Dans la femme libre que Léonard presse dans ses bras on reconnaît un des rêves du saint-simonisme.
  13. Ce n’est pas sans dessein que l’écrivain polonais donne au paysage où va se passer le dernier acte du drame des proportions confuses et des limites indéfinies. Son but est de préparer la solennité du dénouement : le poète ne saurait trop agrandir la scène où il va faire paraître le Christ,
  14. Le Comte est puni par les deux êtres qui sont victimes de son égarement, par sa femme et par son fils. La mort de sa femme a déjà châtié dans le Comte le sacrifice des devoirs domestiques à la fausse poésie : la vision de son fils va châtier en lui le sacrifice du vrai patriotisme au faux enthousiasme.
  15. Ce n’est pas à la vraie poésie, on l’a compris sans doute, que ces paroles s’appliquent. C’est au culte stérile et déréglé de l’imagination que le poète prononce anathème par la bouche du Comte.