De la littérature politique en Allemagne/06

De la littérature politique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 508-526).
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DE LA


LITTERATURE POLITIQUE


EN ALLEMAGNE.




Un Pamphlet du docteur Strauss.
Le Romantique sur le trône des Césars, ou Julien l’Apostat. — Der Romantiker auf dem Throne der Coesaren, oder Julian der Abtrünnige. — Mannheim. 1848.




L’ardent travail de rénovation politique qui fermente au-delà du Rhin depuis une quinzaine d’années vient d’être irrévocablement consacré par la victoire. La révolution de 1830 avait réveillé l’Allemagne ; la révolution de 1848 lui a donné ce qu’elle cherchait laborieusement, la possession d’elle-même et l’entrée définitive dans la grande famille des nations libres. Une période nouvelle est ouverte. Tous les publicistes, philosophes et poètes, dont nous avons suivi les efforts avec une sympathique sollicitude, contractent désormais des obligations plus hautes. Ils ont préparé les esprits aux événemens qui s’accomplissent sous nos yeux ; c’est à eux aussi qu’il appartiendra de tirer de ces événemens toutes les conséquences qu’ils renferment. Nul pays, plus que l’Allemagne, n’a imaginé de constructions philosophiques, de réformes religieuses, de théories sociales, depuis le grand et puissant Hegel. Dans cette pacifique bataille des esprits, ou plutôt dans ce solennel concours des idées auquel l’Europe entière avant peu de temps doit consacrer son intelligence virile, le pays de Schiller et de Kant, le pays de Fichte et de Hegel remplira un rôle glorieux. La littérature politique y prendra un accroissement considérable, et sera long-temps la forme la plus importante de la pensée allemande, l’expression nécessaire des exigences, des aspirations de l’homme nouveau. Or, ce n’est pas d’aujourd’hui que la France s’informe des progrès de la raison chez les peuples européens. L’étude des littératures étrangères a rempli un office patriotique et social. Sans renoncer à l’héroïque esprit d’initiative qui est sa mission dans le monde et dont elle fournit en ce moment même de si éclatans témoignages, la France n’a pas voulu s’enfermer dans sa propre gloire, et, comme dit Bossuet, ignorer le genre humain. Cette merveilleuse faculté d’expansion, cette fraternité, ce dévouement inépuisable qu’elle a toujours montré dans l’action, elle l’a porté aussi dans les recherches de l’esprit. Le XVIIIe siècle avait ouvert timidement cette route féconde ; 89 nous y a entraînés. La France de 1848 a sur ce point des devoirs encore plus impérieux à remplir. Le congrès des peuples se prépare. Tâchons de bien nous connaître les uns les autres ; nous abrégerons le travail qui va constituer sur une base solide l’édifice de la société européenne. C’est dans cette intention que les plus humbles soldats de l’intelligence doivent reprendre, avec un courage meilleur et des espérances agrandies, l’étude de la pensée chez tous les peuples.

Cette littérature militante, qui doit acquérir tant de valeur au-delà du Rhin et assumer une responsabilité si sérieuse, n’avait pas toujours complètement satisfait à ses obligations pendant les quinze années qui viennent de s’écouler. Elle avait pris bien souvent des allures qui conviennent mal au génie de l’Allemagne. La verve rapide et lumineuse de Voltaire, l’étincelante raillerie de Paul-Louis Courier, ne sont pas en toute occasion les meilleurs modèles pour nos voisins. Quand on a l’honneur de porter la parole au nom des intérêts généraux, quand on veut représenter les droits sacrés d’une nation, c’est plus qu’une faute de puiser sa force ailleurs que dans le génie même de son peuple. Renoncez donc à ces imitations menteuses, à ces frivoles coquetteries du langage, et songez que tout écrit politique est un acte. Voilà le reproche que j’ai souvent adressé aux écrivains de la jeune Allemagne, et la gravité des circonstances rend ce conseil plus urgent que jamais. La littérature politique, d’ici à quelques années, va être au premier rang ; si elle commettait les mêmes fautes, elle n’obtiendrait jamais cette influence souveraine à laquelle elle peut prétendre. L’Allemagne a produit, au commencement du XVIe siècle, un admirable pamphlet qui représente toute une époque et qui a gagné une bataille décisive. Les Epistoloe obscurorum virorum sont un chef-d’œuvre de polémique, et j’ajoute d’une polémique bien allemande. Frédéric-le-Grand les a comparées aux Provinciales ; si Ulric de Hutten est, à certains égards, le Pascal de l’Allemagne, c’est qu’il a vigoureusement exprimé, à la veille de la réforme, toutes les passions ardentes, toutes les antipathies railleuses et sensées de la race germanique, de même que l’auteur des petites lettres a mis en relief avec un incomparable génie l’éternelle droiture de l’esprit français et son horreur de l’équivoque. Rien de plus français que les Provinciales, rien de plus allemand que le bizarre pamphlet d’Ulric de Hutten. Aujourd’hui, assurément, il ne faut pas demander à l’écrivain politique la gaieté un peu brutale du XVIe siècle ; mais si son œuvre est coquette et maniérée, s’il s’ingénie péniblement à chercher une douteuse élégance, je le récuse : ce n’est pas l’Allemagne qui a parlé ici. Encore une fois, le premier principe dans ce grand art du publiciste, c’est la haine de tout ce qui est factice.

Or, voici un pamphlet qui me semble irréprochable sur ce point. C’est une œuvre nette et vraie, tout-à-fait étrangère aux prétentieuses contrefaçons de la jeune Allemagne, et d’où s’exhale naïvement je ne sais quelle franche odeur de terroir. Écrite il y a quelques mois pour une situation bien différente de celle où nous sommes, elle mérite encore un examen sérieux. Il est difficile, en effet, de mieux obéir à l’inspiration germanique ; il est difficile de se montrer plus sincère. L’auteur est un savant, et son pamphlet est un travail d’érudition. Il a été professeur et théologien ; son pamphlet sera une leçon de théologie. Point d’apprêt mensonger, point de déclamation théâtrale, rien de ce faux clinquant, si détestable en toute circonstance, et particulièrement odieux dans les lettres politiques. La sincérité, d’ailleurs, ne nuit pas à la finesse ; le pamphlet dont je vais parler est plein d’esprit, et du meilleur. Sous ce bon sens tranquille, sous cette bonhomie professorale, les hardiesses les plus vives se font jour avec un éclat inattendu, et cette leçon de théologie, avec ses citations judicieuses, avec sa rédaction si calme, pourrait bien être le résultat le plus complet et le plus décisif de toute la polémique libérale pendant ces quinze dernières années.

Quels que soient cependant les mérites de ce pamphlet, il ne saurait plus être proposé en exemple. La révolution de Berlin a donné aux publicistes des armes mieux trempées pour une guerre toute nouvelle. L’ouvrage dont je vais parler est le dernier des écrits de la veille. C’est pour cela précisément que j’ai cru devoir l’examiner avec soin ; en étudiant cette spirituelle et bizarre composition, nous sommes sur la limite de deux époques, et, si nous y trouvons un excellent résumé de l’ancienne polémique, nous y voyons surtout ce qui manque aux publicistes d’hier, et dans quel sens ils doivent se transformer eux-mêmes pour reprendre leur place à l’avant-garde des idées. — Mais allons droit à l’œuvre et à l’écrivain ; le controversiste qui, à la veille des événemens de Berlin, attaquait avec tant de vigueur et d’esprit le représentant couronné de l’école historique, est le théologien célèbre qui a bouleversé la science allemande par sa Vie de Jésus, et cette étude si pacifique en apparence sur l’empereur Julien n’est autre qu’un pamphlet qui, en terminant toute une période, indique le passage à une polémique plus fière.

M. Edgar Quinet, dans un beau travail, a profondément expliqué ici même le rôle de M. Strauss au milieu des controverses philosophiques de l’Allemagne. Ce livre, la Vie de Jésus, qui a éclaté comme un coup de foudre au sein de la théologie, n’a pas dû ce brusque et prodigieux succès à l’audacieuse originalité d’un point de vue nouveau. La Vie de Jésus ne contenait pas une seule pensée fondamentale qui appartînt en propre à l’auteur. Tous les grands théologiens, depuis Lessing, ont écrit chacun un chapitre de ce terrible ouvrage. Lorsque l’exégèse allemande, après cinquante années d’investigations critiques, eut ébranlé sans le savoir le vieil édifice de l’orthodoxie, il se trouva un esprit logique et net qui résuma ce long travail d’un demi-siècle et en prononça résolûment la conclusion. Voilà l’œuvre de M. le docteur Strauss. Son grand mérite, c’est une aptitude singulière à débrouiller les discussions les plus confuses. Il a peu inventé, mais il a compris beaucoup. Nul n’a le regard plus sûr, nul n’a plus de sang-froid et de lucidité. Ces dispositions précieuses promettent à M. Strauss une légitime influence dans la littérature, politique, s’il veut bien employer son esprit à vulgariser les résultats de la science. C’est pour un public spécial qu’il écrivait la Vie de Jésus, et son style, hérissé de formules, convenait sans doute et à la matière et aux lecteurs ; mais M. Strauss doit faire autre chose que des dissertations scolastiques : il y a en lui l’étoffe d’un habile et populaire écrivain, et c’est là ce qui nous intéresse en lui. Cet office qu’il a rempli auprès des savans, en éclairant d’une lumière inattendue la situation des études théologiques, il peut le remplir auprès de tous par la précision de sa pensée et la netteté de son langage. Il peut être le rapporteur le plus autorisé, l’interprète le plus actif de ces principes nouveaux que la moderne philosophie allemande a proclamés sous une forme peu accessible au peuple. Il y a quelques années déjà, M. Strauss entra dans cette voie féconde, lorsqu’il écrivit son ingénieuse brochure intitulée : Deux Feuilles pacifiques. Peu importe que la jeune école hégélienne ait dépassé l’enseignement de M. Strauss, peu importe que M. Bruno Bauer lui ait fait un crime de sa timidité ; M. Bruno Bauer est déjà dépassé lui-même par M. Feuerbach, et M. Feuerbach par M. Stirner. Cette situation, bien loin de nuire à M. Strauss, ne doit-elle pas le mettre fort à l’aise ? Il tenterait vainement de regagner le terrain qu’il a perdu, à supposer qu’il eût jamais cette folle ambition. Qu’il sorte donc de l’école comme il en est sorti pour écrire les Deux Feuilles pacifiques, qu’il renonce aux discussions abstruses, et, ne prenant dans les travaux de la science moderne que les résultats clairs et incontestables, qu’il s’adresse, non plus aux savans, mais à l’Allemagne tout entière. Son influence sur ce terrain nouveau sera mille fois plus considérable, et ceux qui croient l’avoir laissé derrière eux envieront la place qu’il se sera faite. Tel est, je le désire du moins, tel est le but que semble poursuivre M. Strauss dans le brillant et ingénieux pamphlet qu’il vient de nous donner, Ouvrons-le donc sans autre préambule ; — le professeur est dans sa chaire, l’auditoire est nombreux, et le sujet de la leçon est l’empereur Julien l’apostat.

Vous connaissez l’empereur Julien, vous connaissez cet héroïque et ingénieux dilettante qui prétendit opposer son enthousiasme rétrograde à l’irrésistible mouvement de l’humanité ? Vous savez quel était son culte passionné de l’hellénisme ? En vain la religion du Christ avait-elle ouvert à l’esprit de l’homme les routes merveilleuses de l’avenir ; Julien, les regards tournés vers le passé, employait follement ses facultés brillantes à restaurer une civilisation frappée de mort. Il y aurait peut-être quelque chose de touchant dans ce dévouement opiniâtre à une cause désespérée, si ce n’était avant tout un prétentieux amusement de l’esprit. Ne croyez pas, en effet, que l’ame de Julien fût animée d’une piété sincère et profonde ; Julien est un artiste, ce n’est nullement un croyant ; son imagination est en feu, son cœur est libre. Quand son intelligence à la fois éclatante et faible, hardie et puérile, s’obstine à ne point voir le grand travail philosophique du genre humain et la cité universelle qui s’élève, quand il s’enferme dans l’étroite enceinte du monde grec où le retiennent les enchantemens de la culture païenne, quand il songe à faire revivre toutes les castes, toutes les institutions du moyen-âge, quand il joue au pontife et qu’il s’amuse à rebâtir la cathédrale de Cologne… Mais qu’ai-je dit ? c’est de Julien que je parlais. Pourquoi ma pensée, malgré moi, court-elle vers Berlin ? Pourquoi songé-je au moyen-âge ? C’est que, Julien ou Frédéric-Guillaume IV, peu importe, ils sont confondus avec nu art si habile, ils sont si ingénieusement mêlés l’un à l’autre dans le pamphlet de M. Strauss, qu’il serait impossible, en vérité, de faire à chacun sa part. Ainsi, laissez-nous toute la liberté dont nous avons besoin. D’ailleurs, nous avons les textes ; textes sacrés, textes profanes, rien ne nous manque ; Grégoire de Nazianze, Libanius, Ammien Marcellin, Zozime, tous les écrivains du ive siècle nous ont livré leurs secrets, et notre érudition est aussi fine que sûre, aussi spirituelle que hardie. Gardez-vous donc bien de vous récrier si un anachronisme nous échappe ; il y a des anachronismes qui sont plus vrais que l’histoire. Encore une fois, c’est de Julien que nous devons nous occuper, de l’empereur Julien l’apostat et de la cathédrale de Cologne.

J’aime beaucoup l’espèce de satisfaction à la fois malicieuse et naïve exprimée par M. Strauss à la première page de sa leçon. « C’est de l’empereur Julien, mes chers auditeurs, que j’ai promis de vous entretenir aujourd’hui. Cette tâche vis-à-vis de vous est, je ne dis pas moins difficile, mais certainement moins embarrassante que jamais. Deux motifs, en effet, me rassurent : le premier, c’est que vous connaissez déjà l’histoire de Julien ; je n’ai plus besoin de vous raconter en détail tous les événemens de sa vie et de son règne ; je puis me placer au point de vue le plus élevé, et de là vous signaler les circonstances auxquelles nous devons, selon moi, nous attacher particulièrement, si nous voulons nous former une opinion sérieuse sur ce remarquable personnage. Mais c’est le second motif surtout qui me cause une satisfaction singulière ; je suis bien sûr que personne dans cet auditoire ne se signera quand je prononcerai le nom de Julien l’apostat ; je suis bien sûr que personne n’éprouvera réellement une respectueuse terreur, ou ne se croira obligé de la feindre. Je m’adresse donc à des esprits complètement désintéressés, qui n’opposeront aucun préjugé hostile, soit avant de m’entendre, soit dans le cours de ma leçon, au jugement que je veux établir. » M. Strauss n’a pas toujours été si heureux, et ce contentement naïf ne manque pas d’une piquante hardiesse sous la plume du théologien qui a écrit la Vie de Jésus. Ses premiers ouvrages ont soulevé des contradictions passionnées ; celui-ci ne rencontrera que des lecteurs froids et réfléchis ; c’est ce qu’il désire avant tout. Sans doute, il ne s’attaque plus aux croyances du christianisme orthodoxe, le sujet est infiniment moins grave ; mais ne fût-il question que du roi de Prusse, M. Strauss prend ses précautions. Choisissons, s’est-il dit, une figure historique par qui soit représentée la situation d’esprit que je dénonce, et choisissons-la dans des conditions telles que personne ne se croie intéressé à la défendre. Nulle passion fâcheuse ne viendra se dresser entre mon auditoire et moi, et la controverse sera féconde. Voilà un pamphlétaire bien allemand, si je ne me trompe, hardi et circonspect tout à la fois. Il poursuit gravement son but, et, pourvu que la discussion puisse porter ses fruits, il cachera son arme, s’il le faut, et renoncera aux brillantes aventures de la polémique.

Quelles sont donc ces idées dont M. Strauss désire si sérieusement le triomphe ? Deux ou trois idées fondamentales qui en contiennent beaucoup d’autres : la haine du passé, quand le passé s’obstine à revivre ; la haine de tous les apostats du présent ; la haine enfin, pour employer le mot allemand qui résume tout cela, la haine éternelle du romantisme. On appelle romantique, chez nos voisins, cette futile et dangereuse école qui, en politique et en religion, dans la littérature et les arts, a cru que le vrai, le juste, le beau n’existaient pas ailleurs qu’au fond du moyen-âge. Dans le domaine de l’art, cette école a rendu quelques services précieux, et c’est là ce qui a long-temps embrouillé la question. Le romantisme, cela est bien certain, a eu un admirable sentiment des inspirations du peuple ; il a éveillé le goût des littératures primitives, et la poésie, épuisée par les abstractions, a trouvé dans ces sources rafraîchissantes une jeunesse inattendue. Cependant les écrivains distingués de cette école ont fait payer bien cher à l’Allemagne l’influence heureuse qu’ils avaient exercée sur une partie restreinte des études littéraires ; ils ont engourdi les aines, ils ont éteint peu à peu ce fier sentiment de la vie qui avait animé depuis Lessing un si grand nombre, d’intelligences supérieures. Aux héros de la pensée et de l’art, à cette grande famille où brillent Fichte et Schiller, Herder et Jean-Paul, Goethe et Hegel, on a vu succéder, vers le commencement de ce siècle, un groupe d’esprits brillans et malades, de songeurs mélancoliques, de mystiques illuminés, qui osèrent dédaigner la grande époque dont nous sommes les fils, et qui se plongèrent tout enivrés dans un moyen âge menteur que construisait leur imagination éblouie. De là une direction fatale imprimée aux lettres ; de là, sur bien des points, l’affaissement de l’intelligence publique. Ce furent les Annales de Halle qui, vers 1840, attaquèrent le plus résolûment cette tendance et en dispersèrent pour jamais les derniers représentans. Toutefois, chassée de la poésie, la superstition du passé se réfugia plus haut. N’est-ce pas cette même année, en 1840, que le romantisme politique monta sur le trône avec Frédéric-Guillaume IV ? Dès-lors, la simple critique littéraire ne suffit plus. Il fallut, une fois pour toutes, attaquer la réaction en face ; il fallut, dans la politique et dans la, religion, poursuivre, l’épée de feu à la main, les fantômes détestés du moyen-âge. Tous les écrits sérieux de la presse politique allemande, depuis huit ans, ont vécu sur cette idée, et le pamphlet de M. Strauss résume aujourd’hui cette longue discussion avec un calme, une netteté, une supériorité invincibles.

Avant de commencer son portrait de l’empereur Julien, M. Strauss explique très ingénieusement une difficulté bizarre dont on n’avait pas encore le secret. D’où vient que, dans l’appréciation de l’apostat, tous les historiens modernes aient pour ainsi dire changé de rôle ? D’où vient que Julien ait trouvé tant d’indulgence auprès des écrivains de l’église et tant de sévérité chez les philosophes ? Au XVIIIe siècle, le piétiste Gottfried Arnold, dans son Histoire ecclésiastique, se porte le défenseur de Julien, et au contraire le philosophe Gibbon, tout en louant les qualités éminentes du neveu de Constantin, ne dissimule nullement la répugnance profonde qu’il éprouve pour sa personne. De nos jours, on s’est beaucoup occupé de Julien, et le même phénomène s’est reproduit. Un historien philosophe, un des adversaires déclarés du mysticisme, Schlosser, qui aurait dû, ce semble, apprécier dans Julien la hardiesse d’un esprit libre, prononce sans hésiter le jugement le plus sévère sur l’apostat. Voici un exemple plus frappant encore. Il y a en Allemagne deux théologiens célèbres qui sont les dévoués soutiens de l’orthodoxie ; M. Neander et M. Ullmann ont toujours été sur la brèche pour la cause du christianisme, et tous deux ont interrogé avec amour les temps primitifs de l’église. M. Neander a publié une étude très complète sur Julien et son siècle ; M. Ullmann a donné une excellente monographie de saint Grégoire de Nazianze. Cette fois, l’épreuve est curieuse ; voilà saint Grégoire et Julien en présence pour la seconde fois, voilà les deux ennemis aux prises. C’est saint Grégoire, on ne l’ignore pas, qui a lancé à Julien les plus terribles invectives ; c’est lui qui, annonçant la mort de ce Jéroboam, la mort du dragon et de l’impie, invitait tous les peuples de la terre et tous les anges du ciel à entonner ensemble un immense cantique d’actions de graces. Or, M. Neander et M. Ullmann ont-ils répondu à l’impérieux appel de l’évêque de Nazianze ? Bien loin de là ; M. Neander a pour Julien la plus affectueuse tendresse, et M. Ullmann, infidèle sur ce point au héros de sa monographie, devient aussi le défenseur de l’apostat que Gibbon traite si mal. C’est une chose singulière, en vérité, que ce changement de tous les rôles. Est-ce à dire pourtant que M. Neander et M. Ullmann aient réussi à dissimuler le vrai caractère de Julien ? Non, certes. Dans les éloges même qu’ils lui décernent le plus sincèrement du monde, tout esprit droit verra sans peine ce que la philosophie réprouve chez le brillant héros du paganisme frappé de mort. Comment l’apostat est-il justifié par M. Neander et M. Ullmann ? De la même manière, disent-ils, que chaque vérité féconde suscite des précurseurs, de même aussi toute religion qui meurt produit encore des partisans opiniâtres, lesquels font des efforts inouis pour introduire l’esprit nouveau dans les formes condamnées de cette civilisation qui s’écroule. Le mérite de Julien, c’est d’avoir essayé avec tant d’éclat la transformation spirituelle du vieux monde. Mais, répond M. Strauss, cette apologie est un peu vague ; traduisons-la dans notre langue moderne : le grand mérite de Julien, c’est d’avoir été un romantique. Qu’est-ce que le romantisme, en effet, si ce n’est l’absurde prétention de ressusciter ce qui est mort ? Eh bien ! que ce mot-là nous suffise : voilà le secret de ces contradictions qui nous étonnaient tout à l’heure. C’est parce que Julien est le héros par excellence du romantisme qu’il a été blâmé par les philosophes et réhabilité par les théologiens de nos jours.

Il y a donc eu des romantiques au lendemain du vieux monde, comme il y en a aujourd’hui au lendemain de l’ancien régime. Le christianisme naissant a trouvé en face de lui des esprits brillans et faux qui voulaient restaurer le paganisme, de même que l’ère de la liberté moderne a rencontré des imaginations frivoles qui ont cru pouvoir restaurer le moyen-âge et la féodalité et les royautés de droit divin. La Prusse n’est pas le seul pays qui ait été condamné à ce triste et singulier spectacle ; le trône de Prusse n’est pas le seul qui ait été occupé par ces hommes obstinés à renier leur époque ; le monde a vu un de ces romantiques sur le trône des Césars, et, quel que soit son héroïsme, ce n’est pas seulement l’église, c’est la philosophie et l’humanité tout entière qui ont eu raison de l’appeler Julien l’apostat. Telles sont les conclusions que prend M. Strauss au début même de son pamphlet ; écoutons maintenant le plaidoyer.

Il y a dans Julien trois personnages distincts qu’il faut interroger tour à tour, le pontife, l’empereur et l’homme. Ces trois personnages sont également romantiques, je me sers toujours du terme consacré en Allemagne, et dont la signification est suffisamment établie, je pense, par tout ce qui précède. Voyons d’abord le pontife, voyons le fervent adorateur du polythéisme, car n’est-ce pas le caractère qui nous frappe le plus dans l’exaltation bizarre de l’apostat ? Ce n’est point par politique, comme on l’a dit, que Julien était attaché au culte des Grecs ; c’est la direction de sa pensée qui le conduisit là tout naturellement, c’est son romantisme qui fit de lui un dévot. Or, Julien était si manifestement romantique, comme tous ceux qui s’opposent, en Allemagne, au libre mouvement de l’esprit humain et qui tournent le dos à l’avenir, il était si bien d’accord avec Frédéric-Guillaume IV et ses anciens ministres, que leurs paroles en maintes circonstances sont exactement les mêmes. M. Strauss indique ces piquantes ressemblances avec la plus ingénieuse habileté.

Élevé dans le romantisme d’Alexandrie, comme Frédéric-Guillaume IV dans l’école historique, nourri de Jamblique et de Plotin, comme Frédéric-Guillaume était nourri de la pensée de Schelling, Julien dut bien souffrir lorsque Constantin abjura les croyances païennes. M. Strauss dépeint très bien l’irritation contenue du jeune prince et les projets qui fermentent dans cette fausse et ardente imagination. Constantin et Frédéric-Guillaume III sont favorables aux doctrines nouvelles ; c’est chez eux une affaire de politique assurément bien plus qu’une sympathie sérieuse, mais enfin le christianisme est la religion de l’empire, et Hegel est tout-puissant à Berlin. Quels scandales ! quelles impiétés ! Où sont les dieux de la Grèce ? Que sont devenues les institutions du moyen-âge ? Ah ! quand le jeune prince romantique sera monté sur le trône, quand il se nommera l’empereur Julien ou Frédéric-Guillaume IV, tout changera subitement. Une volonté enthousiaste arrêtera la folie des révolutions. Libanius et Schelling seront les maîtres de la science ; saint Grégoire de Nazianze et la philosophie hégélienne seront expulsés des écoles. Une main souveraine ouvrira le temple de Jupiter Panhellénien, et la grue, si long-temps immobile, se remettra en mouvement pour achever la cathédrale de Cologne.

Le premier soin de Julien et sa préoccupation constante, c’est la restauration du culte. Cette dignité de pontifex maximes, qu’une tradition insignifiante attribuait aux empereurs, lui est plus chère que la dignité impériale. Son empressement à toutes les cérémonies, son respect minutieux des formes oubliées, ses décrets, ses circulaires, tout cela enfin est si étrange, que les païens eux-mêmes ne cachent pas leur surprise. Il y a chez lui plus de superstition que de religion véritable, dit Ammien Marcellin : Superstitiosus magis quam sacrorum legitimus observator. Ammien Marcellin exprime ici en quelques mots l’éternel esprit du romantisme. On a souvent demandé une explication nette de cette fameuse école historique de Frédéric-Guillaume IV et de ses conseillers MM. Eichhorn et de Savigny ; hélas ! il y a quinze cents ans que cette explication est faite. Demandez-la aux actes de Julien, demandez-la aux réflexions si sensées d’Ammien Marcellin et aux invectives si légitimes de saint Grégoire de Nazianze. — Et remarquez combien cette conformité est évidente ! Le célèbre édit de Julien qui interdit aux chrétiens l’étude et l’enseignement des lettres grecques, cet édit contre lequel saint Grégoire de Nazianze protesta avec une éloquence si vraie, et qui fut blâmé des païens eux-mêmes, a été justifié, chose singulière ! par les théologiens romantiques de notre époque. M. Ullmann croit trouver d’excellentes raisons pour absoudre cette odieuse tyrannie. Qu’était-ce que les écrivains grecs, dit M. Ullmann, et particulièrement les poètes ? Homère et Hésiode, Eschyle et Sophocle, ont écrit les livres sacrés du polythéisme ; Julien devait-il livrer l’explication de ces monumens religieux aux hommes qui n’en pouvaient adopter les croyances ? Certes, une telle justification, dans un livre composé à la gloire de l’évêque de Nazianze, serait véritablement incompréhensible, si, du point de vue où s’est placé M. Strauss, toutes les contradictions apparentes ne se débrouillaient pas d’elles-mêmes. M. Ullmann est fidèle ici à la pensée de son école ; il approuve chez le romantique païen ce que font tous les jours les partisans romantiques des dogmes du moyen-âge. Si l’on a eu le droit de chasser M. Bruno Bauer de sa chaire de théologie à l’université de Bonn, si l’on a le droit de s’indigner parce que M. Strauss et M. Arnold Ruge soumettent à une analyse scientifique les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, il faut bien reconnaître que Julien a eu raison d’interdire aux chrétiens les écoles philosophiques de la Grèce. Cependant la vérité est plus forte que l’intérêt personnel, et elle arrache à M. Ullmann des concessions qui vont le perdre. Après avoir justifié la décision de Julien, M. Ullmann déclare pourtant qu’à un autre point de vue, à un point de vue bien supérieur, cette décision est mauvaise et condamnable. Les chefs-d’œuvre de la poésie antique, en effet, ne sont pas seulement les livres sacrés des païens, ils ont une vie plus haute, ils sont le patrimoine de l’humanité tout entière, le patrimoine de : tout homme qui pense, de toute intelligence éprise du beau et passionnée pour le vrai. Saint Basile et saint Grégoire de Nazianze ont droit à cette nourriture de l’esprit aussi bien que Libanins et Zozime. « Je vous abandonne tout le reste, s’écrie saint Grégoire de Nazianze, les richesses, la naissance, la gloire, l’autorité et tous les biens d’ici-bas dont le charme s’évanouit comme un songe ; mais je me saisis de l’éloquence et je ne regrette pas les travaux, les voyages sur terre et sur mer que j’ai entrepris pour l’acquérir. » - Et nous aussi, s’écrie M. Strauss, nous affirmons que les livres du Nouveau Testament ont une immense valeur historique en dehors des intérêts d’église ; croyans ou non, ils nous appartiennent ; nous ne regrettons pas nos longues veilles, nos investigations patientes, tous les efforts que nous avons faits pour atteindre la vérité dans ces questions vitales ; et, de même que l’édit de Julien n’a pas empêché les chrétiens de commenter Homère, les persécutions des romantiques modernes n’enlèveront pas aux penseurs le droit d’analyser les Évangiles et de les expliquer à la foule.

Nous venons de voir chez Julien le souverain pontife ; le roi n’est pas moins curieux à examiner de près. C’est la prétention naturelle du prince romantique de s’attribuer une royauté de droit divin. Julien le fait expressément dans cette épître à Témisthius où il s’approprie les belles paroles d’Homère : « Le pasteur des peuples a besoin d’une assistance plus qu’humaine, les dieux seuls peuvent l’aider à accomplir toute sa tâche. » Ce sont les dieux en effet, car Julien y revient sans cesse, dans l’Epître aux Athéniens, dans le Septième discours, etc. ; ce sont les dieux qui l’ont appelé au trône et qui maintes fois lui ont révélé leur volonté dans des apparitions merveilleuses. Or, ce que Julien disait aux Athéniens, Frédéric-Guillaume IV, en 1840, ne le disait-il pas aux députés de la noblesse qui le félicitaient sur son avènement- ? .« Je sais, messieurs, que je tiens ma couronne de Dieu seul, et qu’il m’appartient de dire : Malheur à qui la touche ! mais je sais aussi, et je le proclame devant vous tous, je sais que cette couronne est un dépôt confié à ma maison par ce Dieu tout-puissant ; je sais que je dois lui rendre compte de mon gouvernement, jour par jour, heure par heure. Si quelqu’un d’entre vous demande une garantie à son roi, je lui donne ces paroles ; il n’aura ni de moi, ni de personne sur la terre, une caution plus solide. » Ainsi, à quinze cents ans de distance, et malgré tant de changemens profonds dans les choses humaines, une même situation a dicté un même langage.

N’oubliez pas non plus ce trait si important, ce trait commun à tous les princes romantiques : ils en appellent au droit divin, mais ils n’y croient pas. Ils invoquent un vers d’Homère, une légende du moyen-âge, mais ce n’est chez eux qu’un expédient de l’esprit, an lien d’une conviction naïve. Que d’efforts ne font-ils pas pour se donner à eux-mêmes cette confiance impossible ! Un peintre de Francfort achève en ce moment même un tableau singulièrement expressif, dont le plan lui a été indiqué par Frédéric-Guillaume IV. Dieu est dans le ciel, et la royauté, sacrée par ses mains, siège solennellement entre la terre et l’empyrée, comme ces demi-urges alexandrins auxquels Julien se comparait lui-même. Au-dessous de lui, les mortels sont assemblés par groupes, nobles, bourgeois, paysans, et tous élèvent des regards respectueux vers le vicaire de la divinité. Ah ! trois fois aveugle assurément l’homme qui s’obstinait à chercher sa voie dans le polythéisme, quand la pensée du Christ commençait à régénérer le monde ; mais mille fois plus à plaindre est celui-là qui, dix-huit siècles après le Christ, malgré tous les progrès de l’humanité moderne, malgré toutes les victoires de la philosophie, ferme ses yeux à la lumière de 89, et prétend reconstituer je ne sais quelle royauté féodale au moment où les monarchies constitutionnelles tombent, condamnées par les décrets d’en haut !

Un caractère assez plaisant de cette situation d’esprit dont M. Strauss poursuit toujours l’impitoyable analyse, c’est que ces princes, en dépit de leurs conférences secrètes avec la divinité, sont manifestement conduits par des hommes. Julien avait beau se glorifier de l’assistance des dieux, c’étaient surtout les hommes qui l’inspiraient, c’était l’école d’Alexandrie, c’étaient ses maîtres, AEdesius à Pergame, Maximus à Éphèse, et Eusebius, et Chrysantius, et tous ceux qui l’initièrent aux mystères d’Éleusis. On sait aussi quelle fut l’influence de l’école historique sur l’éducation de Frédéric-Guillaume IV. M. Strauss signale en quelques mots des rapprochemens fort singuliers entre les initiateurs de Julien et les maîtres de Frédéric-Guillaume. L’appel de M. Stahl et de M. de Schelling à Berlin a été presque un événement pour l’Allemagne ; c’était une sorte de révolution dans les universités ; on n’a pas oublié les émeutes des étudians, la capitulation de M. Stahl, et l’on comprendra que la spirituelle érudition de M. Strauss prenne un plaisir très vif à retrouver les détails de cette histoire dans les biographies d’Eunape.

Un autre trait encore, aisément reconnaissable chez tous ces princes, c’est qu’ils sont avides de paraître ; initiés à des écoles fausses sans doute ; mais brillantes, il est naturel qu’ils soient passionnés pour le bruit et qu’ils se donnent constamment cri spectacle. Voyez Julien ! il faut qu’il parle, et à tout propos, et avec une abondance intarissable. Ce n’est pas lui qui négligera les occasions de haranguer le peuple, ou le sénat, ou l’armée.., ou la municipalité de Berlin, car en vérité on peut se demander de qui il est question ici. À qui appliquer ces amusantes citations de M. Strauss ? À qui se rapportent ces escapades continuelles d’une langue intempérante, fusioris linguæ, raro admodum silentis ? dit Ammien Marcellin. Sérieusement, est-ce l’adversaire du Galiléen que M. Strauss poursuit ainsi ? La réponse n’est pas douteuse, et pourtant Ammien Marcellin donne les détails les plus précis ; Julien a pris la parole, il est harmonieux, il est éclatant, et malheur à qui n’applaudit pas ! si son discours ne réussit pas à Antioche, Antioche tombera dans la disgrace du souverain. Encore une fois, où sommes-nous ? est-ce à Antioche, est-ce à Kœnigsherg qu’on a eu l’imprudence inouie de ne pas goûter cette prétentieuse et royale éloquence ? L’incertitude continue, lorsque M. Strauss raconte les légèretés sans nombre de Julien, ses contradictions de chaque jour, ses décrets rendus, révoqués, repris de nouveau, cette mobilité enfin qu’on n’excuse que chez les dilettanti.

Mais ces détails, si personnels qu’ils soient déjà, ne suffisent pas à M. Strauss. Sa science est impitoyable. Il vient de demander à Ammien Marcellin et à Zozime, à Eunape et à saint Grégoire de Nazianze, les renseignemens les plus nets sur les prétentions religieuses et monarchiques de Frédéric-Guillaume IV ; ce n’est pas encore assez. Derrière le pontife et le souverain, il y a l’homme. Continuons donc l’enquête et arrachons aux témoins leurs derniers secrets. M. Strauss veut pénétrer dans l’intérieur de l’accusé, il veut s’asseoir à son foyer, prendre place à sa table, il veut surprendre les habitudes, les gestes et jusqu’aux grimaces du personnage. Cette fois, vraiment, ce sont les espiègleries de l’érudition ; après cette étude à la fois si sérieuse et si spirituelle, M. Strauss, arrivé au bout de sa tâche, ne veut pas renoncer aux friandises de son sujet. C’est donc sous le masque de l’empereur Julien qu’on nous donnera le portrait en pied de Frédéric-Guillaume, et c’est saint Grégoire de Nazianze qui dessinera hardiment la silhouette. « Cette chevelure inculte, ces épaules démanchées, ces yeux hagards, ces jambes vacillantes, ce nez insolemment retroussé, les ridicules contorsions de ce visage, ces éclats de rire subits et immodérés, cette manie de remuer la tête sans motif, cette parole saccadée, ces questions brusques, précipitées, inintelligentes, et ces réponses si semblables à ces demandes, » tous ces signes avaient frappé saint Grégoire de Nazianze, quand il étudiait avec Julien dans les écoles d’Athènes. Dessiné avec une verve éloquente par le théologien du IVe siècle, ce portrait a dû frapper aussi M. Strauss. Heureuse fortune de l’érudit qui trouvait ainsi toute faite, et par la main d’un si illustre évêque, la plus vive, la plus charmante, la plus cruelle page de son pamphlet !

Est-ce tout enfin ? la comparaison est-elle menée assez loin ? À force d’interroger tous les écrivains du ive siècle, l’auteur a-t-il obtenu de ce grand jury une sentence assez décisive, et se contente-t-il de sa victoire ? Non ; il frappera un dernier coup. Julien et Frédéric-Guillaume IV sont vaincus : eh bien ! pour rendre la défaite de l’ennemi plus humiliante encore, M. Strauss va relever Julien, et le romantique moderne restera seul sur la place.

Quelle différence, en effet, malgré tant de rapports manifestes, quelle différence fondamentale entre Julien et Frédéric-Guillaume ! Les deux princes romantiques se ressemblent par leur aveugle haine des idées nouvelles et par l’absurde essai d’une restauration du passé ; mais ce passé qui enchaîne la brillante imagination de Julien, comme il est supérieur à cette société inique, à cette théocratie du moyen-âge, à cette féodalité insolente dont Frédéric-Guillaume a rêvé le retour ! Ce qui enthousiasme Julien, c’est le passé sans doute, mais un passé plein de gloire ; c’est l’adolescence héroïque et éternellement aimable du genre humain ; c’est cette belle civilisation des Hellènes à qui Platon et Sophocle ont assuré une influence impérissable. Voilà pourquoi l’enthousiasme de Julien, bien que ce soit un enthousiasme à l’envers, conserve encore dans ses erreurs quelque chose d’éclatant et de hardi. Julien est un romantique, mais c’est aussi un héros. Son imagination est plus convaincue que son cœur, mais cette imagination lui inspire des vertus sérieuses. Il a vécu aussi sobre que Cincinnatus, aussi chaste que Scipion, aussi laborieux que César, et il est mort avec la courageuse sérénité de Socrate. Sans doute, reprend l’auteur, les prétentions de Julien nous sont odieuses, à nous, fils du présent et qui marchons vers un avenir dont l’aurore s’illumine déjà ; Julien s’opposait à la marche de l’humanité, nous devons donc le haïr. Toutefois, si l’on met à part cette question générale, et que l’on veuille bien ne considérer un instant que les deux systèmes placés ici en présence, alors, entre cette belle liberté du monde antique et le joug étouffant du moyen-âge, nos sympathies peuvent-elles rester incertaines ?

Un mot encore, s’écrie M. Strauss, un dernier mot avant de terminer. Les chrétiens ont défiguré la glorieuse scène de la mort de Julien. Ils l’ont montré furieux, blasphémant le ciel et jetant ce cri de désespoir : Tu as vaincu, Galiléen ! νενιχηχας, Γαλιλαιε ! Ce mensonge a un sens vrai ; il contient une prophétie générale que doit recueillir l’histoire. Cette prophétie, consolante pour nous et menaçante pour nos adversaires, la voici : c’est que tous les Julien, ou, en d’autres termes, tous les hommes qui voudront ressusciter une société morte, tous, si bien doués et si puissans qu’on les imagine, tous seront vaincus par le Galiléen, c’est-à-dire par le génie de l’avenir.

Tel est le pamphlet de M. Strauss, telle est cette œuvre ingénieuse et hardie qui résume avec une netteté singulière toute la polémique libérale des journaux allemands depuis une dizaine d’années. Quelle que soit la gravité des événemens qui viennent de s’accomplir en Prusse, je ne pense pas que cette leçon de théologie ait rien perdu de son importance. Les questions qu’elle traite se renouvelleront sous mille formes, et les principes qui doivent sortir de cette discussion sont les principes qui ne sauraient périr. Ne dites pas que cette impitoyable critique de Frédéric-Guillaume n’a plus d’à-propos désormais, et que le Galiléen a triomphé. Je soutiens, au contraire, que cette étude si vive, si franche, du caractère du roi de Prusse est plus opportune que jamais. Je vois bien que le roi allemand semble avoir renoncé aux intérêts particuliers de son trône pour se consacrer à la grande cause de l’unité germanique, je vois bien que cette transfiguration subite du souverain a charmé les imaginations prussiennes ; mais je ne suis pas sûr que tout cela, même en Prusse, soit le résultat d’un accord sérieux entre les esprits. Pour le salut et la dignité de tous, évitons ces éternels malentendus d’où naissent des tentatives rétrogrades, suivies de révolutions doublement furieuses. Et puis, il faut qu’on le sache, en supposant même la victoire complète du peuple, la prédication de M. Strauss s’adresserait encore à une foule d’esprits en Allemagne. Après la mort de Julien (si l’on me permet de suivre la comparaison dont M. Strauss a tiré si bon parti), lorsque le christianisme devint la religion de l’empire, tout ne fut pas fini parce que le brillant adversaire des idées nouvelles avait disparu du champ de bataille. Pendant plus d’un siècle et demi, l’école qui avait formé Julien continua sa résistance insensée et suscita des intelligences supérieures qui se dévouèrent à cette cause perdue. N’est-il pas à présumer aussi que la résistance de l’école historique survivrait à la dernière défaite de Frédéric-Guillaume ? Cette école est puissante ; elle compte dans ses rangs des écrivains d’élite, et les préjugés nationaux ont été si souvent exploités par elle, que son influence s’exerce jusque sur une fraction nombreuse du parti libéral. Que de fois et avec quelle habileté perfide n’a-t-on pas excité contre nous la défiance des meilleurs esprits ! C’est cette défiance qui fait la force de l’école historique. C’est de ce mauvais sentiment qu’on s’autorise lorsqu’on ose combattre le légitime ascendant de la France, lorsqu’on proclame tant de vides et fastueuses théories sur l’élément germanique, sur les institutions nationales, sur la nécessité de n’emprunter à personne et de ne demander qu’au passé de l’Allemagne tous les progrès de l’avenir. Quoi donc ! parce que la France a été le messie de la raison, parce que son héroïque histoire semble lui approprier les éternels principes de la justice et du droit, vous tenez ces principes pour suspects ! vous aimez mieux-vous détourner de nous, et vous cherchez la loi de l’avenir dans les traditions du moyen-âge allemand ! Si ces traditions sont conformes aux sublimes vérités dont la France poursuit le triomphe, pourquoi vous défier de nous ? Si elles n’y sont pas conformes, pourquoi parler de libéralisme ? Je sais bien que cet aveuglement des écrivains libéraux était entretenu par les craintes de guerre, et qu’en repoussant l’influence française, on en voulait surtout à notre vieille humeur conquérante. L’admirable attitude de M. de Lamartine rassurera les esprits. On comprendra que les rancunes surannées doivent s’éteindre ; on saura que la république de 1848 n’aspire qu’à la propagande de la pensée et au prosélytisme de l’exemple. C’est un grand pas de fait, mais tout n’est pas fini. On ne renonce pas en un jour à des préjugés devenus des systèmes. Il faudra prêcher long-temps, il faudra mettre à nu, sur toutes les questions religieuses, politiques, sociales, les absurdités sans nombre de l’école historique. C’est ce que M. Strauss vient d’indiquer. Cette dramatique étude, cette personnification de l’école rétrograde dans deux types si vrais et si vivement dessinés saisira les intelligences. C’est une pensée habile d’avoir fait condamner Frédéric-Guillaume IV par saint Grégoire de Nazianze, M. Eichhorn et M. de Savigny par la primitive église, et le moyen-âge par le Galiléen.

Toutefois, s’il y a encore de l’à-propos dans l’esprit général de ce pamphlet, il n’y en a plus dans la forme. Ces allusions ingénieuses, cette fine stratégie, ces hardiesses savantes et circonspectes, tout cela serait puéril dans la situation qu’une première victoire vous a faite. Beaumarchais disait à l’un de ses adversaires : « Vous rôdez, vous glissez, vous minez et contre-minez ; puis, bien et prudemment escorté, vous n’arrivez à l’ennemi que sous la contrescarpe et le chemin couvert. » N’est-ce pas le tableau assez fidèle de ce genre de guerre auquel s’amuse l’érudition de M. Strauss ? Mais Beaumarchais ajoute : « Et moi, semblable au Tartare, à l’ancien Scythe un peu farouche, attaquant toujours dans la plaine, une arme légère à la main, je combats nu, seul, à découvert, et lorsque mon coup siffle et part, échappé d’un bras vigoureux, on sait toujours qui l’a lancé, car j’écris sur mon javelot : Caron de Beaumarchais. » Faites ainsi dorénavant. Et ce n’est pas seulement un conseil littéraire que je donne à M. Strauss ; la question est plus sérieuse : il s’agit de substituer à la discussion théologique la polémique vraiment libérale, celle qui combat visière levée, celle qui s’exprime au nom de la raison dans le langage de tous. On a trop imité dans ces derniers temps l’Allemagne du XVIe siècle, et les formes de la vieille controverse ont déguisé la physionomie vraie de la pensée moderne. M. Arnold Ruge, M. Bruno Bauer, M. Feuerbach, tous ces esprits si ardens ont commis sans cesse la faute que je reproche ici à M. Strauss. Tant que Frédéric-Guillaume IV s’appuyait sur son école historique, vous l’avez combattu avec les armes du passé. Contre les représentans du moyen-âge, les attaques du XVIe siècle, rien de mieux ; mais aujourd’hui que vous l’avez vaincu, et que, sincèrement ou non, il essaie de faire alliance avec les idées nouvelles, l’ancienne polémique serait sans force. Plus de voiles, plus de déguisemens ; dégagez-vous des formes surannées ; que la controverse religieuse retourne au fond des écoles, et que l’esprit de ce siècle délie enfin la langue de l’Allemagne !

Combien d’inconvéniens, en effet, dans ce mélange de théologie et de politique ! Pour que l’excellent pamphlet de M. Strauss puisse faire son chemin, il faut le débarrasser des erreurs qui gênent sa marche et qui lui fermeraient bien des esprits. Le premier mérite de ces sortes d’écrits est de se rendre accessibles au plus grand nombre, M. Strauss l’avait compris d’abord, et le sujet qu’il a choisi est une de ces questions générales qui appartiennent, non pas à une école, mais à tout homme qui pense. De quoi s’agit-il en effet ? Il s’agit de savoir si le passé a un droit contre le présent et l’avenir, si la restauration des choses mortes est menaçante pour la liberté, s’il est possible enfin d’arrêter cette impulsion souveraine que Dieu imprime à l’intelligence de l’homme. Le problème est net, et le bon sens de tous y verra clair. Je regrette seulement que M. Strauss n’ait pas laissé de côté bien des argumens techniques, et surtout certaines théories particulières à son école. Il y a chez lui le publiciste et le théologien ; que le théologien prenne garde de ne pas nuire au publiciste, ou plutôt que le théologien s’efface et que le publiciste parle seul. Si M. Strauss avait donné à sa polémique une direction plus droite, s’il avait parlé le langage de la liberté et de la raison, il n’eût pas été entraîné à reproduire dans un écrit politique toutes les bizarreries, toutes les erreurs d’une école suspecte. Pourquoi mêler, par exemple, à une discussion toute populaire les conclusions inacceptables de la nouvelle théologie hégélienne ? Quand M. Strauss met en présence l’étroite religion du moyen-âge et les grands principes de la pensée moderne, il est dans le vrai, et son enseignement va droit au but. Mais pourquoi identifier le christianisme et le moyen-âge ? pourquoi les enchaîner violemment, et, parce que l’un est mort, proclamer l’éternelle déchéance de l’autre ? Pourquoi surtout nous donner comme résultat de cette étude le panthéisme sensuel de quelques docteurs égarés ? La jeune école hégélienne applaudira : est-ce là tout ce que voulait M. Strauss ? est-ce au nom d’une secte qu’il a pris la parole ? Je lui attribuais, je l’avoue, un dessein plus élevé.

M. Strauss a nettement expliqué ses sympathies pour l’hellénisme de Julien, et il a très bien vu ce qu’il y a d’éternel dans la civilisation antique. Je crois qu’il devait au christianisme la même impartialité. Quand le christianisme parut, le monde païen renfermait deux élémens très distincts, une religion morte et cette noble culture de l’esprit, qui survécut à de vaines formes religieuses et entra avec gloire dans le patrimoine de l’homme. Cette vérité était reconnue par les pères de l’église, quand ils protestaient si éloquemment contre l’édit de Julien, qui leur défendait l’étude des poètes et des philosophes de la Grèce. Ils sentaient bien que cette culture intellectuelle leur appartenait aussi, et, s’ils ne soupçonnaient pas encore que la philosophie antique était une des sources du christianisme, ils se gardaient bien cependant de rompre avec la tradition du genre humain. Faisons de même, nous qui procédons aujourd’hui du christianisme, et ne lui refusons pas cette justice, qu’il n’a pas refusée à l’antiquité païenne. Séparons ce qui a péri et ce qui est le trésor immortel de l’ame. D’un côté sont les formes vieillies, les institutions condamnées, les dogmes impies des temps barbares ; de l’autre, les grands et impérissables principes, le spiritualisme et la fraternité.

Combien sont-ils, d’un bout de l’Europe à l’autre, ceux qui renient ces croyances fécondes et qui s’imaginent les avoir ensevelies à jamais avec les barbaries du moyen-âge ? Une seule école sérieuse, la jeune école hégélienne, a cru trouver le progrès dans un panthéisme grossier qui immobiliserait l’histoire. Qu’ils se comptent et qu’ils voient si le genre humain n’est pas contre eux. Les révolutions qui viennent d’étonner l’Europe ne disent-elles pas assez haut que chaque victoire de la liberté est une conquête pour les doctrines spiritualistes ? Est-ce le règne de la matière ou le règne de l’ame que nous avons inauguré ? Il y a ici un rapprochement bien expressif : lorsque Kant écoutait avec un austère enthousiasme la voix solennelle de 89, lorsque Fichte tressaillait de joie aux hardis décrets de la convention qui créaient un monde, ils saluaient, dans ces prodigieux événemens, la réalisation de leurs sublimes pensées. Ce seul fait suffirait à leur gloire, car toute philosophie qui n’exprime pas l’idée générale de son temps est une philosophie sans mission. En ce moment, au contraire, que voyons-nous ? Tandis que la raison reste seule debout sur les ruines de tous les pouvoirs déchus, l’école qui se croit à l’avant-garde des idées s’efforce de rendre plus lourdes les chaînes de la matière et de courber le front de l’homme sous le joug du naturalisme ! Il est douteux que la jeune école hégélienne trouve dans les révolutions de 1848 la justification de son système. Espérons que la nouvelle philosophie allemande comprendra les leçons de l’histoire, et que ce contraste fera réfléchir plus d’un esprit égaré dans une route illibérale. Après avoir si justement combattu les restaurations du moyen-âge, les jeunes docteurs hégéliens seraient bien malheureux en vérité, s’ils commettaient la même faute et se montraient obstinément infidèles à la pensée de leur époque.

Être en communion avec l’ame du genre humain, connaître son rôle dans le monde et s’y conformer avec amour, voilà le grand devoir qui renferme tous les autres. La vie véritable est à ce prix. Rappelons-nous ces belles paroles d’un poète latin inscrites par Herder à- la première page de sa Philosophie de l’histoire :

Quem te Deus esse
Jussit et humanâ quâ parte locatus es in re
Disce.


Hors de là, il n’y a que les caprices insensés et les passions mauvaises. Telle est l’excellente pensée qui fait le fond même du pamphlet de M. Strauss, et c’est par elle que son enseignement sera fécond. Oui, le publiciste a dit vrai, les apostats, ce sont ceux qui renient leur époque, ceux qui refusent de participer à la vie générale, ceux qui déchirent le mandat donné par la Providence à tous les enfans d’un même siècle. Dans le passé, assurément, les apostasies sont plus ou moins coupables, selon qu’elles viennent des erreurs de l’éducation, de la timidité du cœur ou de l’orgueil de l’intelligence ; mais à mesure que les sociétés s’avancent vers l’idéal de justice qu’elles doivent réaliser ici-bas, à mesure que l’humanité acquiert une conscience plus claire de ses destinées, les apostasies n’auront plus d’excuses. Évitons-les donc, et sachons surtout qu’il en est de plus d’une sorte. Celle que M. Strauss a dénoncée est la plus dangereuse ; elle n’est pas la seule. Si c’est un crime de prétendre nous ramener au moyen-âge, c’est une entreprise bien condamnable aussi de vouloir renverser ces admirables principes spiritualistes qui, aujourd’hui comme toujours, travaillent à la liberté du monde. Nous croyons, d’après l’ingénieux écrit de M. Strauss, qu’il faut surveiller avec soin les romantiques, qu’il faut empêcher le retour de la société féodale et la parodie du Saint-Empire ; mais nous croyons qu’il n’importe pas moins de s’opposer aux plagiaires du vieux matérialisme. Repousser les uns et les autres, si cette double lutte nous était imposée, ne serait-ce pas obéir encore aux enseignemens du hardi publiciste ? Ne serait-ce pas combattre, sous deux formes différentes, cette apostasie dont il nous a inspiré la haine ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.