De la ladrerie du porc au point de vue de l’hygiène privée et publique


DE LA


LADRERIE DU PORC


AU POINT DE VUE


DE L’HYGIÈNE PRIVÉE ET PUBLIC


PAR


Théodore FOURCÉS

De Monein (Basses-Pyrénées).


La science ne peut séparer ce qui s’unit naturellement.


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TOULOUSE
IMPRIMERIE CENTRAL. — E. VIGÉ
43, RUE DES BALANCES, 43


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1876




A tous ceux à qui je suis lié
par le respect, la reconnaissance
ou l’amour.

Qu’ils reçoivent ici l’expression
de ma profonde gratitude
et de mon dénoûment.


T. Fourcés.


INTRODUCTION


Parmi les questions dont s’occupe l’hygiène, celles qui touchent à l’alimentation de l’homme ont eu, on le comprend aisément, le privilège de fixer, dès les siècles les plus reculés, l’attention des savants et des législateurs. Elles se sont présentées à toutes les périodes de l’histoire comme des problèmes dont la solution variait suivant les temps et suivant la forme et la tendance particulière de chaque civilisation.

Aux époques de révélation et de théocratie, la loi religieuse imposait, dans des prescriptions sans appel, le choix de certains aliments, tandis qu’elle en proscrivait d’autres d’une manière absolue ; aux époques de recherche et d’examen, au contraire, des opinions diverses se faisaient jour, et, par la voix d’interprètes plus ou moins puissants, la science acceptait ou réprouvait ce que jusqu’alors on n’eût osé soumettre à la discussion.

Mais au moment où il semble qu’après avoir traversé toutes ces phases, les questions, objets d’une si longue attention, ont épuisé toute la série des arguments contraires, il suffit d’une observation, d’une découverte nouvelle, pour qu’elles se présentent tout à coup sous une face absolument différente et pour qu’elles reprennent un plus grand intérêt.

La question qui doit m’occuper ici est un frappant exemple de ces vicissitudes diverses. Aucun aliment, en effet, plus que celui qui est fourni à l’homme par la viande du porc, n’a traversé des fortunes plus variées.

Tantôt absolument repoussé comme indigeste ou impur, tantôt accueilli avec une grande faveur, cet aliment, depuis les âges les plus éloignés, avait été de plus, au point de vue de ses altérations possibles, l’objet d’une attention toute particulière.

Cette attention, manifestée par des prescriptions religieuses, par des règlements publics ou par des coutumes dont l’histoire a conservé la trace, portait surtout sur le développement, dans la chair musculaire de l’animal, de corps particuliers dont l’origine, la nature et l’influence sur la santé de l’homme donnaient naissance à des appréciations diverses.

Toutefois, ces opinions différentes n’avaient pu s’exercer utilement que sur le fait expérimental des qualités sapides ou digestives de la viande ainsi altérée, puisque la nature même de la ladrerie échappait d’une manière absolue aux observateurs.

La découverte faite, vers la fin du XVII° siècle, du cysticerque ladrique, par Redi et Malpighi, et les beaux travaux de Goeze au siècle suivant, jetèrent tout à coup sur cette question un jour nouveau.

Il était réservé à Van Beneden, à Küchenmeister, à Leuckart, en démontrant les transformations et les états successifs des vers cestoïdes, de.la faire entrer dans une phase jusqu’alors à peine entrevue. Aussi l’étude de la ladrerie offre-t-elle divers genres d’intérêt, suivant qu’on se place au point de vue de l’histoire naturelle, de l’helminthologie, de la pathologie humaine et vétérinaire, et enfin de l’hygiène privée et publique, et de la police médicale. Les questions qui affèrent à l’histoire naturelle et à l’helminthologie ne seront ici qu’incidemment effleurées, lorsque cela sera nécessaire à la compréhension des faits, pour me renfermer dans la description de la ladrerie et dans l’examen de ses rapports avec l’hygiène privée et publique, et avec la police médicale.

Ces quelques considérations sont, je crois, suffisantes pour faire entrevoir l’esprit et le but de ma thèse. Mais avant d’entrer en matière, je rappellerai sommairement l’ordre dans lequel j’ai cru devoir décrire mon sujet.

Le travail que j’ai l’honneur de soumettre aujourd’hui à l’appréciation de mes lecteurs, comprendra :

1° L’histoire de la ladrerie du porc et, par suite, la recherche de sa nature et de sa cause première ;

2° L’étude des conséquences que peut avoir l’introduction, dans l’alimentation de l’homme, de la viande de porc ladre ;

3° La fréquence de la ladrerie chez le même animal ;

4°L’historique de la réglementation ancienne et moderne relative à la vente du porc ;

5° Enfin, un résumé sous forme de conclusions.

T.F.


CHAPITRE Ier.


Historique de la ladrerie du porc. —
Symptomatologie. — Étiologie.


Définition. — Les mots ladre, ladrerie (de λαιδρός, difforme, gauche, ou, comme on l’a encore dit, du nom de Lazare, d’où la dénomination de lazaroli, donnée par Malpighi aux porcs ladres), ont été quelquefois employés comme synonymes de lépreux, lèpre. Mais cette signification ne peut être conservée aujourd’hui. Le nom de ladrerie doit être exclusivement réservé à une affection parasitaire observée le plus ordinairement chez le porc, mais qui peut atteindre encore d’autres espèces. Elle consiste dans le développement, au milieu des chairs musculaires de l’animal, d’un nombre plus ou moins considérable de cysticerques de la cellulosité ou cysticerques ladriques (cysticercus cellulosæ.)

Les recherches de notre époque ont démontré que le cysticerque ladrique n’est autre chose que la larve ou scolex du tænia solium, et que sa pénétration dans les voies digestives de l’homme est, par suite, la condition nécessaire de la production de ce dernier entozoaire.

Si, partant de ces principes, nous passons à l’examen des faits, nous verrons, en effet, partout coïncider avec l’usage de la viande de porc crue ou peu cuite le développement du tænia.


HISTORIQUE. — La ladrerie était connue des anciens. Aristophane, dans la comédie des Chevaliers, en parle comme d’un fait vulgaire, et Aristote la décrit avec une précision remarquable. Rufus, cité par Oribase, reproduit à peu près exactement la description d’Aristote, aussi bien d’ailleurs que Pline et Didymus. Plutarque la signale dans ses Propos de table, et Arétée la compare à l’éléphantiasis de l’homme.

Des règlements nombreux démontrent que, dans le moyen-âge, la ladrerie du porc était parfaitement connue. Mais il faut arriver à Redi (1689-91), à Malpighi, à Hartmann, pour voir pénétrer dans sa science la connaissance de sa nature parasitaire. En 1760, Pallas, en donnant au cysticerque le nom caractéristique de tænia hydatigena, et Otto Fabricius, en émettant l’avis qu’il provient d’un ver rubanaire, indiquèrent nettement la voie dans laquelle devaient les suivre Gœze, Steenstrup, Siebold, Dujardin. Mais il était réservé à Van Beneden et à Küchenmeister de mettre hors de doute, par leurs travaux, les migrations des entozoaires, et, en établissant la filiation nécessaire du cysticerque et du tænia, d’en faire ressortir les conséquences au point de vue de l’hygiène de l’homme.

Le porc, ai-je dit, n’est pas le seul animal chez lequel on rencontre le cysticerque ladrique. Hartmann l’avait observé chez la chèvre, en 1686 ; Robin l’a rencontré chez un ours mort au jardin des plantes, et beaucoup d’observateurs en ont constaté l’existence chez l’homme. Mais ce sont là cependant des faits relativement assez rares pour pouvoir être considérés comme exceptionnels, et c’est le porc qui est bien évidemment l’habitat normal du scolex du tænia solium.

C’est donc à lui que se rapportera à peu près exclusivement cette étude, quoique cependant certains faits permettent de penser que le bœuf est habité par un cysticerque, dont la pénétration dans le tube digestif de l’homme déterminerait le développement d’un tænia, soit du tænia solium, soit peut-être du tænia mediocanellata.


Description anatomique. — Avant d’étudier les symptômes de la ladrerie, il est important d’examiner les caractères généraux des cysticerques et leur localisation la plus habituelle chez les porcs qui en sont infectés.

Lorsque l’on ouvre un.porc affecté de ladrerie, on constate dans l’épaisseur des masses musculaires l’existence de grains blancs auxquels les Latins donnaient le nom de grandines, grêlons, qui en donnent une assez grande idée et qui ne sont autre chose que des cysticerques. Tantôt ceux-ci sont privés de leur vésicule qui a été déchirée, tantôt ils sont encore contenus dans une poche d’apparence séreuse, ellipsoïde le plus souvent, parfois globuleuse, remplie de liquide, et dans laquelle on aperçoit par transparence le parasite sous forme d’une tache blanche, qui lui a fait souvent donner le nom d’albopunctatus.

Lorsque la chair musculaire est remplie d’un grand nombre de cysticerques, la tranche présente une série d’alvéoles ou de cellules qui résultent de la division des vésicules ladriques, et à l’entrée de quelques-unes desquelles on aperçoit le corps de l’animal.

Le cysticerque ladrique vit donc dans un kyste adventif, formé de plusieurs enveloppes ; pour l’apercevoir, il faut d’abord inciser ce kyste et écarter les bords de la section. Cette première enveloppe, dit M. Bocquillon, est cellulaire et circonscrit une cavité arrondie ou ovoïde de 8 à 20 millimètres de diamètre. La cavité est remplie par une seconde vésicule, exactement emboîtée dans la première, et pleine de liquide ; elle fait hernie aussitôt que la première est incisée.

Elle est d’un blanc de lait, un peu transparente, et présente dans un de ses points un pertuis peu apparent par lequel peut sortir la tête de l’animal enkysté. Des bords de ce pertuis descend une membrane que tapisse exactement la précédente, et qui se continue du centre du kyste au corps même du cysticerque. Ce corps s’invagine sur lui-même à la manière d’un doigt de gant ; pour le faire sortir, il suffit de presser sur le kyste, dépouillé de la membrane adventive : aussitôt l’animal sort par l’ouverture indiquée. Le parasite peut, à sa volonté et en se contractant, s’enfermer et s’abriter ; il vit au sein du kyste comme un cynips dans sa gale.

Sans vouloir entrer avec détails dans l’examen microscopique, j’indiquerai rapidement les caractères spécifiques du cysticerque ladrique.

La tête est fort petite, presque tétragone ; on la trouve au fond de la poche, plus ou moins rejetée sur le côté. Elle est pourvue de quatre ventouses, d’une couronne de crochets, qui sont au nombre de vingt-deux à vingt-six environ, et disposés sur deux rangs très-serrés.

Ces caractères, fort analogues à ceux de la tête du tænia solium, avaient, comme on l’a vu, frappé tous les helminthologistes, même avant la découverte de Van Beneden, et leur avaient fait penser qu’il devait exister des relations étroites entre ces deux êtres d’aspects si différents.

Mais ces détails sont ici d’un intérêt secondaire, et il est plus utile de voir comment sont disposées les vésicules ladriques dans l’épaisseur des organes.

Ce sont les masses musculaires qui sont à peu près exclusivement habitées par le cysticerque ladrique. Les muscles le plus fréquemment et le plus puissamment envahis sont ceux de la langue, du cou et des épaules ; puis viennent, par ordre de fréquence, les muscles intercostaux, les muscles des lombes, de la cuisse et de la région vertébrale postérieure.

Sur la même ligne de fréquence, ou à peu près, que les masses musculaires de la langue et du cou, se trouve le tissu cellulaire sous-muqueux de la face inférieure de la langue. C’est vers la base de cet organe et sur les parties latérales du frein que l’on aperçoit le plus ordinairement les vésicules ladriques. Elles, constituent des élevures opalines demi-transparentes, globuleuses ou ovoïdes, qui soulèvent la muqueuse en nombre très-variable. Il est facile, en passant le doigt sur ces vésicules, de reconnaître leur saillie.

C’est par exception qu’on rencontre des cysticerques dans la graisse. Les observateurs qui ont cru en trouver dans les masses graisseuses ont été induits en erreur par la présence de certaines lamelles musculaires, certains peauciers noyés dans la graisse et contenant quelques larves de tænia.

En sa qualité d’organe musculaire, le cœur est très-fréquemment envahi par les cysticerques, qu’il reçoit au moyen de la circulation et à l’état d’embryon libre. Leur nombre peut y acquérir des proportions assez considérables pour qu’on s’étonne de voir que les fonctions de ce viscère n’en soient pas entravées. Dupuy, Hurtrel d’Arboval, Delafond et Lafosse affirment avoir trouvé des cysticerques dans le cerveau, le foie, la rate et les poumons.

La chair des porcs atteints de ladrerie peut en être infectée dans d’énormes proportions ; de même que le volume des vésicules ladriques n’est pas toujours le même ; il varie du volume d’un grain de millet à celui d’un petit haricot.

Kuchenmeister a trouvé 133 cysticerques dans un morceau pesant 4 drachmes et demie, ce qui ferait, pour 22 livres allemandes, 80,000 cysticerques. Cette chair présente de plus quelques caractères spéciaux : elle est plus pâle, plus molle, plus aqueuse que la viande saine.

Cette étude préliminaire suffit en ce moment pour aider à la clarté de la description de la ladrerie.


Symptomatologie.


Les symptômes de la ladrerie sont très-peu nets et souvent difficiles à constater pendant la vie de l’animal. Un seul, la présence de quelques vésicules ladriques sur des points du corps accessibles à la vue, comme la conjonctive, la langue ou les plis de l’anus, peut permettre d’établir le diagnostic. Quant aux symptômes généraux, ils manquent presque absolument, et l’animal le plus profondément infecté présente assez souvent les apparences de la meilleure santé.

Passons cependant en revue quelques-uns des caractères signalés à diverses époques. — Les soies que l’on arrache de la crinière, dit Aristote, présentent à leur extrémité cutanée un aspect sanguinolent, et les animaux ne peuvent laisser en repos leurs pieds de derrière.

M. Lafosse et quelques auteurs modernes ont reproduit le premier de ces caractères, dont d’autres auteurs, au contraire (Delpech entre autres), n’ont pu, dans des examens souvent répétés, constater l’existence, non plus que celle de l’adhérence moindre des soies. Il en a été de même de l’agitation du train de derrière, qui est d’ailleurs tout à fait en contradiction avec l’aspect triste et stupide du porc ladre, qui resterait couché, d’après quelques observateurs, et aurait peine à suivre le troupeau.

On a indiqué encore la diminution de l’appétit, l’aspect terne des yeux, la petitesse et l’inégalité du pouls, le ralentissement de la respiration. Ces derniers symptômes, bien vagues, sont cependant en rapport avec les altérations observées du côté du cœur et des muscles respiratoires.

Grève a le premier signalé une sensibilité excessive du groin, qui empêcherait le porc ladre de fouiller la terre et lui ferait pousser des cris de douleur lorsqu’on le frapperait légèrement avec une baguette.

Cette observation est en contradiction avec l’opinion généralement acceptée par les employés des abattoirs, qui semblent croire à une certaine insensibilité du porc ladre. Cette dernière, opinion est en rapport, d’ailleurs, avec le langage vulgaire, qui fait du mot ladre un synonyme du mot insensible.

D’autres observateurs ont d’ailleurs invoqué un degré plus ou moins prononcé d’analgésie ou d’anesthésie du tégument externe.

En définitive, aucun de ces symptômes n’a une importance réelle. Ce n’est pas cependant à mettre en doute, que, au moment où le porc ingère en une seule fois un grand nombre d’œufs de tænia, plusieurs mètres du strobila, par exemple, et même un certain nombre de proglottis, il ne se produise chez lui des accidents appréciables au moment où les embryons hexacanthes traversent les parois intestinales et vont chercher dans les muscles leur habitation définitive. Ils consistent probablement dans des diarrhées plus ou moins intenses et dans une gêne douloureuse des mouvements musculaires. Mais ces accidents passent inaperçus ou sont rapportés à d’autres causes. Il est possible encore, comme on l’a affirmé, qu’à la période ultime de la ladrerie, poussée à un degré extrême, on voie survenir l’infiltration des membres, la diarrhée, l’amaigrissement extrême ou la bouffissure, l’engorgement des ganglions lymphatiques.

Les hommes, que leur intérêt porte à examiner avec le plus de soin l’aspect extérieur des porcs, les marchands, les hommes attachés aux marchés ou aux abattoirs, insistent sur ce qu’ils appellent les épaules remontées. Cette dénomination consiste en ce qu’il existe fréquemment, chez les porcs ladres, un gonflement en masse de l’épaule, qui lui donne plus de saillie vers le dos, et qui produit un engoncement du cou de l’animal, qu’augmente une maladresse sensible dans les mouvements des attaches supérieures des membres antérieurs. C’est peut-être là l’indice le plus prononcé qui puisse mettre sur la voie de recherches ultérieures.

En résumé, cependant, aucun caractère formel, à l’âge où les porcs sont abattus en général, aucun commémoratif pathologique ne peuvent mettre nettement sur la voie du diagnostic de la ladrerie, et l’on est obligé, pour la constater, de recourir à la recherche directe des cysticerques dans les points où ils sont accessibles à la vue. Plus rares à la conjonctive et aux plis de l’anus, ils existent, chez les deux tiers au moins des porcs ladres, à la face inférieure de la langue et plus particulièrement sur les parties latérales du frein, et ils présentent pendant la vie de l’animal les caractères que j’ai signalés à l’occasion de l’anatomie pathologique, c’est-à-dire des saillies oblongues d’apparence, incomplètement transparente, dirigées d’arrière en avant, quant à leur plus grand diamètre, et donnant au doigt, que l’on fait glisser sur elles, une sensation de résistance élastique que ne présentent pas les autres parties de la muqueuse.

Leur constatation ne se fait pas sans quelque difficulté. Il faut, pour y arriver, employer un procédé qui porte maintenant le nom de langueyage, et qui était déjà, au temps d’Aristophane, de notoriété vulgaire.

Ce procédé consiste à faire renverser et maintenir par un aide, sur le côté droit, le porc saisi par le pied gauche de devant, puis le langueyer choisit le moment où l’animal ouvre la gueule pour introduire entre ses mâchoires un bâton de bois dur. L’aide s’assure de l’une des extrémités du bâton, dont l’autre extrémité porte à terre, et est maintenue par le pied gauche du langueyer. Les crocs fixent ce levier et l’empêchent de glisser, et l’obliquité qu’on lui donne tient les mâchoires écartées. Le langueyer prend un linge sec, le plus souvent sa blouse, et il saisit de la main gauche, par dessus le bâton, la langue qu’il attire au dehors. Il l’examine avec soin, puis il promène plusieurs fois les doigts de la main droite sur toute la face inférieure, pour contrôler par le toucher les résultats donnés par la vue.

M. Lafosse a proposé, pour éviter les dangers réels d’une semblable pratique, lorsqu’on n’en a pas une grande habitude, de faire fixer par des aides le porc à examiner, et de lui écarter les mâchoires avec un spéculum.

Le langueyage est, comme on le voit, le seul procédé sérieux de diagnostic de la ladrerie ; bien que l’on ait eu à constater plusieurs fois l’absence des vésicules sublinguales chez les porcs ladres, leur constance presque absolue donne à ce procédé une très-grande importance.


Étiologie.


J’ai admis, dès le commencement de cet ouvrage, que le cysticerque ladrique n’est autre chose que le scolex du tænia solium, et que ce dernier est l’animal arrivé à son complet développement et capable de se reproduire. Mais si je n’ai pas ici à faire, au point de vue de l’histoire naturelle, la démonstration de ce fait, je dois cependant, au point de vue de l’hygiène, prouver expérimentalement la filiation du tænia solium et du cysticerque ladrique.

Quatre-vingts heures avant l’exécution d’une femme condamnée à la décapitation pour assassinat, Küchenmeister lui fit prendre, à plusieurs reprises, soixante-trois cysticerques ladriques ; l’autopsie ayant été faite quarante-huit heures après la mort, il découvrit dans le duodénum quatre jeunes tænias : ils avaient de 4 à 8 millimètres de longueur. Six autres tænias furent trouvés dans l’eau qui avait servi à laver les intestins.

Le 10 août 18…, Leuckart donna à un jeune homme, dans du lait tiède, quatre cysticerques ladriques arrivés à leur complet développement et débarrassés de leur ampoule. Le 25 octobre, il constata dans les selles les premiers proglottis, et il en retrouva depuis à cinq reprises différentes. Le 26 novembre, sous l’influence d’une double dose de kousso, le jeune homme, sujet de l’expérience, rendit deux tænias de 2m50 de long environ.

Il est à remarquer que le porc dont la chair avait fourni les cysticerques avait été lui-même infecté par l’ingestion de proglottis du tænia solium.

M. Bertholus cite, dans sa thèse inaugurale, le fait suivant : Le 11 décembre 1854, M. Humbert (de Genève) avala quatorze cysticerques ladriques en présence de M. le professeur Vogt et de M. Moulinié. Dans les premiers jours de mars 1855, il sentit, dit-il, la présence des tænias, et il en rendit des fragments assez considérables, que le professeur Vogt reconnut appartenir au tænia solium.

Ainsi, l’ingestion du cysticercus cellulosæ a déterminé dans l’intestin de l’homme le développement du tænia solium.

L’expérience déjà citée de Leuckart prouve d’autre part, que l’introduction des proglottis du tænia solium dans les voies digestives du porc détermine chez lui l’apparition des cysticerques ladriques.

Gervais et Van Beneden firent prendre, de leur côté, le 31 octobre, à un cochon, des œufs de tænia solium, et le 15 mars suivant ils trouvaient des cysticerques dans ses chairs.

Je pourrais multiplier les citations à l’infini, mais ce luxe d’érudition ne serait d’aucun avantage pour cette étude.

Rien n’est donc mieux démontré maintenant que la filiation du cysticerque ladrique et du tænia solium, et la possibilité de reproduire l’un par l’autre expérimentalement. L’observation de chaque jour avait établi depuis longtemps que les hommes atteints le plus habituellement du tænia sont ceux qui sont en contact avec la chair de porc ou qui se nourrissent, comme on le fait dans certains pays, de la viande crue de cet animal ; mais, réservant les faits de cette catégorie pour l’étude des résultats hygiéniques de l’alimentation par la chair de porc ladre, je reviens à l’étiologie de la ladrerie.

Le porc ne peut donc la contracter qu’en ingérant dans ses voies digestives des œufs de tænia. Il en trouve une occasion fréquente dans les habitudes des populations au milieu desquelles il vit le plus ordinairement. Dans les campagnes, en effet, les matières fécales sont très-habituellement déposées au-dehors et en particulier sur les fumiers, où les porcs, qui errent en liberté dans les champs ou dans les cours des fermes, les mangent très-habituellement. Il suffit donc d’un individu atteint de tænia et rendant des cucurbitins ou des œufs de tænia disséminés dans ses excréments pour infecter de ladrerie tout un troupeau, d’autant plus que, comme cela a été démontré par Gerlach à propos de la trichinose, les porcs margent les excréments les uns des autres, et que les œufs ingérés par un premier animal et qui n’ont pas eu le temps de se développer dans son intestin sont repris par un autre.

C’est encore en buvant dans les mares, où la pluie a entraîné les cucurbitins ou les œufs que les porcs contractent la ladrerie. La résistance des œufs des entozoaires à la putréfaction sur laquelle Davaine a si justement insisté, et le temps très-long pendant lequel ils restent aptes à se développer, favorisent ce dernier mode d’infection.

Il est si vrai que le voisinage de l’homme est une condition presque indispensable de l’apparition de la ladrerie, que le sanglier, vivant à l’état sauvage, n’en est jamais atteint à un degré avancé, et que c’est très-rarement même que l’on trouve chez lui quelques cysticerques isolés.

Les conditions dans lesquelles se fait l’élevage des porcs doivent donc exercer une influence très-grande sur le développement de cette affection ; fréquente là où les animaux sont abandonnés à eux-mêmes, elle est plus rare dans les pays où ils sont tenus avec propreté.

C’est ainsi que, d’après l’habile vétérinaire M. Louchard, inspecteur principal de la boucherie à Paris, la ladrerie tendrait à diminuer considérablement dans les départements du sud-ouest de la France, où les soins donnés aux porcs deviennent de plus en plus intelligents.

Dans le rayon qui comprend Auch, Tarbes, Pau, Orthez, Bayonne, les porcs sont nourris de maïs, de pommes de terre, de son. On les empêche de manger des ordures, de se vautrer dans la fange, tout en les promenant à l’air ; lorsqu’ils rentrent, on les lave, on les brosse, on renouvelle souvent leur litière.

Au contraire, dans le pays où s’élève la race limousine, la nourriture est mauvaise, les porcs sont abandonnés au dehors sans surveillance, ils mangent ce qu’ils trouvent sur leur passage. Enfermés dans des écuries sordides, couchés sur un fumier arrivé à un état très-avancé de décomposition, ils sont placés dans des conditions hygiéniques déplorables ; aussi est-ce chez eux que la ladrerie se manifeste avec le plus de fréquence.

Le marché de Paris est surtout approvisionné par les races lorraine, picarde, mancelle, normande, limousine. Cette dernière offre les exemples les plus habituels de ladrerie, dont le chiffre s’abaisse progressivement jusqu’à la race lorraine, qui en offre le moins.

La chair des porcs limousins est, en général, pleureuse, molle, plus blanche après la cuisson ; la graisse est plus malléable, presque liquide en été, et elle perd, sur le marché, 10 centimes par kilogramme.

N’y a-t-il pas, dans ces conditions de mollesse générale, une cause secondaire de l’introduction des cysticerques, et cette race ne présente-t-elle pas, en raison d’une vigueur moins grande, une condition plus favorable à leur diffusion ?

Les affections parasitaires végétales ou animales se développent avec plus de facilité chez les sujets jeunes et débiles, tandis que les sujets adultes et vigoureux résistent à leur implantation.

Certains parasites appartiennent aux premiers âges de la vie d’une façon presque exclusive ; d’autres ne se développent en grand nombre que dans certaines affections déterminées, dans celles surtout où l’organisme se trouve placé dans des conditions spéciales d’hyposthénisation.

Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la ladrerie subît la même influence, et à ce que les conditions hygiéniques dépressives offrissent à son établissement des organismes tout préparés.

C’est peut-être à cela qu’il faut attribuer pour une part la rareté de la ladrerie généralisée chez le sanglier, dont les conditions d’existence sont si différentes de celles du porc domestique.

Les auteurs se sont divisés sur la question de savoir si la ladrerie peut être congénitale.

Hervieux, Toggia et Dupuy, ayant observé de jeunes porcs atteints de ladrerie presque après la naissance, ont conclu à l’hérédité du mal. On ne peut admettre ici l’hérédité dans l’expression réelle du mot, mais il se peut que la mère, ayant été infectée au moment où elle était déjà pleine, des embryons du tænia aient été entraînés dans le placenta et dans le fœtus ; ce fait, en tout cas, est rare, d’une part, parce que le porc ne s’infecte guère plus quand il est d’un certain âge, et que, d’un autre côté, les embryons d’helminthes ne peuvent que difficilement traverser le placenta ; c’est pourquoi que, sur douze cochonnets d’une même portée, Hervieux n’en a trouvé que deux de ladres.

Pour en finir avec les origines de la ladrerie, disons qu’il n’est pas impossible que les cysticerques de la conjonctive ou des plis de l’anus proviennent d’œufs de tænia qui se soient accolés sur ces parties et qui s’y soient développés. C’est par un procédé analogue probablement que les cysticerques se fixent sous la muqueuse linguale, en nombre relativement si considérable, et les cas d’absence de vésicules sublinguales sont peut-être ceux dans lesquels les cucurbitins ont été introduits dans le canal digestif entiers et sans avoir laissé échapper les œufs qu’ils contenaient.

Les cysticerques, une fois introduits dans l’organisme, peuvent-ils se multiplier par une génération agame et gemmipare ?

Van Beneden et Gervais semblent se prononcer pour l’affirmative ; Steenstrup, Küchenmeister, Siebold, Lankester, J. Copland, Moquin-Tandon, sont plus nettement affirmatifs, tandis que Ch. Robin se fonde sur ce fait que jamais on n’a observé de travail de gemmation pour repousser ce mode de propagation.

Toujours est-il que Delpech a souvent remarqué des traînées ou des groupes isolés de cysticerques qui semblaient le produit d’une propagation par contiguïté. Quelquefois, le volume différent des vésicules ainsi disposées paraissait appuyer encore cette probabilité. De plus, lorsque la ladrerie est presque complètement partielle, que les régions antérieures du corps, langue, cou, épaules, thorax, sont occupées par les vésicules parasitaires nombreuses et que la partie postérieure de l’animal est relativement fort peu envahie, on est porté à se demander si ce n’est pas à une multiplication par gemmation qu’il faut attribuer cette distribution bizarre des cysticerques qui ne pourraient ainsi gagner que de proche en proche des régions nouvelles.

Telles sont les quelques considérations se rattachant à l’étiologie de la ladrerie, malgré le doute régnant encore sur quelqu’unes d’elles, mais que j’ai dû cependant envisager pour l’interprétation des faits.


CHAPITRE II.


Influence sur la santé de l’homme de la viande de porc ladre.


Après avoir établi expérimentalement l’origine de la ladrerie et les transformations du tænia en cysticerque et du cysticerque en tænia, il faut examiner au point de vue de l’hygiène habituelle, l’influence qu’exerce sur la santé de l’homme l’ingestion de la chair de porc chargée de cysticerques, et les conditions ordinaires dans lesquelles cette ingestion a lieu.

Il est d’observation ancienne, comme je l’ai dit plus haut, que le tænia solium est fréquent, surtout chez les hommes qui sont en contact avec la viande de porc, et cette observation remonte à une époque où on n’avait aucune idée des rapports qui existent entre cet ontozoaire et le cysticerque ladrique.

Ainsi, dans un mémoire très-intéressant sur le tænia en Algérie, M. Judas a rassemblé les opinions et les faits qui démontrent cette coïncidence habituelle.

Copland fait la même remarque. « Dans les pays, dit-il, où l’on se livre à l’élevage des porcs, comme en Pologne, en Hongrie, en Poméranie, en Thuringe, en Angleterre, et spécialement parmi les hommes qui sont en contact avec le porc cru, et par suite avec les cysticerques frais, comme les bouchers, les cuisiniers, les fabricants de saucisses, le tænia se rencontre fréquemment. »

D’un autre côté, il est peu connu là où l’on ne fait pas usage de la viande de porc, comme chez les juifs et les mahométans, qui accomplissent strictement les préceptes de leur religion.

Le mode d’introduction des cysticerques est variable : une fois la vésicule caudale ouverte, ils sont d’un très-petit volume et peuvent facilement pénétrer dans l’organisme, et, d’ailleurs, l’usage de manger de la viande crue ou peu cuite est plus répandu qu’il ne semble au premier abord. Des peuples entiers en ont l’habitude ; mais, en dehors de ces coutumes généralisées, on voit, par exemple, dans les observations faites par Zeuker à l’occasion du trichina spiralis, qu’il est fort ordinaire, en Allemagne, de rencontrer des individus qui mangent avec avidité de la viande saignante.

Mais, sans invoquer ces goûts étranges, des moyens plus ordinaires d’introduction des cysticerques peuvent être signalés. Küchenmeister a trouvé des cysticerques dans de l’eau qui avait servi à laver des saucisses. Que cette eau s’écoule et, mêlée à celle d’un ruisseau, soit bue sans être filtrée, et toutes les conditions du développement du tænia seront réunies.

On sait que les bouchers, mais bien plus encore les charcutiers, sont très-fréquemment atteints de tænia. L’habitude que les hommes appartenant à ces professions ont de prendre entre leurs dents le couteau dont ils se servent pour couper la viande suffit pour expliquer cette fréquence. Rien de plus simple, en effet, que de comprendre que des cysticerques accolés à la lame soient avalés par mégarde.

On voit que les conditions dans lesquelles l’ingestion des cysticerques ladriques peut devenir l’origine du développement du tænia sont assez fréquentes. Il reste encore à signaler ici un fait qui n’est pas encore complètement élucidé, et qui semblerait faire penser qu’un autre animal servant à l’alimentation de l’homme, le bœuf, peut, ainsi que je l’ai déjà dit, en être infecté comme le porc, et donner lieu à l’introduction du même entozoaire.

Depuis un certain nombre d’années, l’usage de la viande de bœuf crue s’est introduite dans l’hygiène et dans la thérapeutique des enfants. Le docteur Weisse, médecin en chef de l’hôpital des Enfants à Saint-Pétersbourg, qui, l’un des premiers, l’a conseillée dans les diarrhées rebelles qui accompagnent le sevrage, a remarqué qu’assez fréquemment le tænia se produisait à la suite de cette forme spéciale d’alimentation.

Weisse est tellement convaincu de la fréquence du développement du tænia dans ces circonstances, qu’il prévient à l’avance les familles de ce résultat assez probable de l’alimentation par la viande qui n’a pas subi l’action du feu.

Les Abyssiniens, qui sont, pour la plupart, atteints du tænia solium, mangent surtout de la viande de bœuf cru.

Il semblerait donc que le bœuf pût être atteint de ladrerie au même titre que le porc. Gervais et Van Beneden l’admettent sous forme dubitative, tandis que Davaine le nie formellement.

Toutefois, on le voit, ce fait, pour si plausible qu’il puisse paraître, n’a pas encore reçu la consécration d’une démonstration formelle.

En résumé, la viande du porc, et probablement celle du bœuf, peuvent être infectées du cysticerque ladrique, et, par suite, développer le tænia solium chez les individus qui l’ont ingérée sans l’avoir fait cuire au préalable d’une façon convenable.

Il était important de savoir si, une fois cuite, cette viande présentait quelques inconvénients, et dans quelles proportions elle devait avoir subi l’action du feu, pour que ces inconvénients et la chance de contracter le tænia disparussent.

Cette importante question a donné lieu à beaucoup de controverses, et la solution en est encore assez douteuse.

Quoi qu’il en soit, voici les principaux caractères que présente la chair qui contient des cysticerques lorsqu’elle est cuite.

Bouillie, elle est plus pâle que la viande saine, elle paraît plus sèche par places et à fibres musculaires plus dissociées ; lorsqu’on écarte celles-ci, on trouve dans les interstices les cysticerques, reconnaissables par leur aspect de points blancs opaques, gros comme de petits grains de chènevis, ayant en grande partie le même aspect que pendant, la vie. La vésicule caudale, dans une cuisson avancée, ne laisse pas de traces et le corps de l’animal est isolé au milieu des tissus. Il est friable et s’écrase facilement par une assez faible pression sous la dent, il donne un peu la sensation de craquement en raison des particules calcaires que contient le parasite.

Examiné à cet état au microscope, celui-ci est parfaitement reconnaissable. On distingue la forme de la tête, les crochets et les ventouses ; seulement il semble que l’écrasement ait plus que de coutume détruit les rapports de situation régulière de ces parties.

Grillée, la viande ladre décrépite par suite de la rupture des vésicules ladriques. Elle présente, comme la viande bouillie, des cysticerques à l’état de grains blancs qui crient un peu sous la dent. Elle est moins savoureuse que la viande saine, malgré l’affirmation d’Aristote qui, à un degré peu avancée de la maladie, la trouve plus agréable et plus tendre, et qui ne la reconnaît humide et sans saveur que lorsque le nombre des grains de ladrerie est très-considérable.

Il ne faut pas croire cependant que la viande de porc ladre ne soit pas volontairement mangée par un certain nombre de personnes. Cela arrive rarement pour la viande profondément infectée, qui devient trop répugnante, mais assez fréquemment, au contraire, à un degré moyen de l’état parasitaire.

En effet, les charcutiers, les garçons charcutiers, les conducteurs de porcs, les garçons d’abattoir, mangent ordinairement de la viande ladre bien cuite, sans en éprouver le moindre accident ; tout au plus constatent-ils un peu de pesanteur et de difficulté dans la digestion. Ce sont, il est vrai, des hommes robustes, dans la force de l’âge, et doués de fonctions digestives énergiques, et il n’en serait peut-être pas de même pour des estomacs plus délicats et plus débiles.

Mais peut-on, en effet, en la préparant avec soin, rendre impossible le développement ultérieur du parasite chez l’homme et ne plus laisser à cette même viande que ces inconvénients secondaires ?

Il paraît facile de rendre la chair atteinte de ladrerie incapable de transporter dans l’intestin de l’homme des cysticerques vivants. Il suffit pour cela de la porter à une température suffisante pour coaguler l’albumine et pour tuer, par suite, les parasites cystiques.

Mais il faut que cette température ait été communiquée à toute la masse. On peut trouver, en effet, des cysticerques vivants dans le centre des masses musculaires dont la cuisson est restée superficielle. Pour plus de sûreté, il serait bon de soumettre la viande ladre à une ébullition suffisamment prolongée. La cuisson étant parfaite et la température ayant été portée au-delà de cent degrés par suite des additions de sel, de graisse, etc., qui élèvent le point d’ébullition du liquide, aucune chance de propagation du tænia ne pourrait exister.

Toutes ces précautions ne sont pas urgentes lorsque la viande a été fortement salée et exposée à une longue fumigation. Les cysticerques périssent par une longue salaison de la viande et par une fumigation chaude d’au moins vingt-quatre heures ; mais ils résistent à une salaison légère et à une fumigation froide de trois jours. Ils meurent également sous l’influence d’une longue conservation à froid. Dans le commerce, on fume les jambons par des méthodes nouvelles : on les frotte avec des substances empyreumatiques, mais ces manipulations ne détruisent que les helminthes qui habitent les couches extérieures. Il faut donc revenir aux anciens procédés, car ce sont eux qui offrent le plus de garantie.

Quant à ce qui est de la graisse, elle n’offre aucun danger sérieux à l’alimentation lorsqu’elle est fondue et passée à un tamis fin ; elle est de qualité inférieure, voilà tout.

Pour résumer tout ce qui précède, il faut conclure qu’une seule condition peut mettre le consommateur à l’abri des inconvénients principaux d’une viande infectée de ladrerie, à savoir la cuisson portée assez loin pour que toutes les parties de cette viande aient été portées à +100° c., et pour plus de sûreté encore, une ébullition prolongée.

Mais la cuisson elle-même ne répond pas à toutes les objections que l’on peut faire à l’usage de la viande ladre, sans parler même de son goût fade et de sa digestion difficile. Chargée de principes aqueux en grande abondance, plus molle que la viande saine, elle se putréfie, et particulièrement en été, avec une grande rapidité. Aussi, soit crue et exposée en vente, soit cuite et conservée chez les particuliers, peut-elle subir des altérations qui rendent dangereuse son ingestion dans les voies digestives. On est surtout porté à le croire lorsqu’on lit les observations nombreuses d’empoisonnements par les viandes de charcuterie, empoisonnements dont les causes réelles n’ont pas encore été suffisamment élucidées et pourraient résider, soit dans la présence des parasites, soit dans des altérations spéciales sur le développement desquelles ils ne seraient pas sans influence.


CHAPITRE III.


De la fréquence de la ladrerie chez le porc.


Avant d’arriver à la réglementation de la vente de la viande de porc, il est intéressant d’examiner si le développement de la ladrerie, chez cet animal, est d’une assez grande fréquence pour mériter, de la part de l’autorité administrative, une sérieuse attention. Il ne peut y avoir de doute sur la fréquence de la ladrerie dans les siècles précédents. Les nombreux règlements, ordonnances, lois, arrêts, etc., qui s’y rapportent, et dont un certain nombre seront cités plus loin, montrent quelle importance elle présentait alors par la quantité des animaux malades et par la crainte qu’elle inspirait.

De l’aveu de tous les hommes pratiques, je crois, également comme eux, que la ladrerie est notablement plus rare aujourd’hui. Mais cette rareté est loin d’être aussi grande que quelques personnes l’ont pensé, car elle est encore très-répandue sur toute la surface de la France. Le centre occidental, où les races limousine et périgourdine sont les plus communes, en présente de très-fréquents exemples, d’autant mieux connus, d’ailleurs, qu’il fournit en grande abondance à l’approvisionnement de Paris, où les investigations sont plus actives que partout ailleurs. Mais je me hâte de dire que l’affection parasitaire qui nous occupe est encore fréquente en Normandie, en Picardie, en Lorraine, dans le Bordelais, en Gascogne, en Dauphiné, etc.

On comprend fort bien que les éleveurs et les marchands qui leur achètent leurs porcs, après les avoir langueyés, n’amènent à Paris que ceux qu’ils croient sains. Malgré ce soin tout naturel, il ne faut pas croire que les porcs ladres ne s’y montrent pas assez souvent. On ne tient aucun registre de ceux qui sont les plus nombreux, chez lesquels les cysticerques sont peu abondants, et que l’on laisse passer dans la consommation, ni de ceux chez lesquels on enlève certaines masses musculaires, comme les muscles de l’épaule, qui en sont plus particulièrement infectés. On ne tient compte que des animaux saisis et livrés à l’équarrisseur.

Or, il est extrêmement rare qu’à l’âge où l’on abat les porcs destinés à l’usage alimentaire la ladrerie soit portée très-loin chez eux.

Malgré toutes ces causes, qui devraient rendre le chiffre des porcs ladres saisis presque nul, voici ce que donnent les registres de l’abattoir de Château-Landon :

En 1860, ont été saisis : 9 porcs ladres, saisis définitivement au marché ; 12 autres saisis préventivement au marché, et dont la saisie a été maintenue ; 12 autres, enfin, ont été saisis morts après le fendage. En tout : 33.

En 1861, ont été saisis vifs : au marché, 7 porcs ladres ; à l’abattoir, 33. En tout : 40, pesant ensemble 3,468 kilogr.

Ces chiffres, très-peu considérables, sans doute, prennent une sérieuse importance, en raison des faits qui précèdent.

Ils en prennent encore une plus grande si l’on réfléchit que la consommation de la viande de porc est relativement très-peu considérable à Paris, comme le remarque A. Husson ; dans l’ensemble de la consommation des viandes de boucherie et de charcuterie réunies, le porc ne représente que le septième du chiffre total.

Chacun sait, au contraire, que, dans les campagnes, l’usage en est infiniment plus répandu.

Il n’y a donc point de doute que le chiffre des cochons ladres consommés chaque année ne soit encore très-élevé.

Malgré la surveillance insuffisante qui s’oppose à ce qu’ils soient présentés publiquement sur les marchés, les éleveurs les y mettent assez facilement en vente, soit vivants, soit abattus, et ils emploient, pour y parvenir, des moyens qu’il est bon d’indiquer.

Ainsi qu’on l’a vu, le seul caractère extérieur qui puisse permettre de diagnostiquer la ladrerie, lorsqu’il n’existe pas de cysticerques dans le tissu cellulaire sous-conjonctival, est la présence, sous la langue, de vésicules ladriques.

Ces phénomènes sont détruits par les éleveurs qui veulent déguiser l’état de leur marchandise et la faire passer pour bonne aux yeux de l’acheteur crédule et peu clairvoyant. Cette pratique habituelle, chez les marchands allemands et français, consiste à crever les vésicules des cysticerques et à nourrir les porcs au lait pendant la journée et la matinée qui précèdent l’exposition au marché. Le fond séreux de la vésicule ouverte se confond avec l’aspect de la langue ; puis, une fois les cicatrices obtenues, on ne peut plus reconnaître la place qu’occupaient les helminthes. Ce procédé est usité en Limousin et prend le nom d’épinglage ; on le trouve encore en usage dans la Creuse et les départements limitrophes. Le mot épinglage ne signifie pas que l’opérateur se serve d’une épingle, car je doute de la force de ce léger instrument : on emploie des oiseaux, un bistouri, un canif, un couteau à lame acérée, etc.

Ce n’est pas là la seule fraude mise en usage. Une autre consiste à enlever les grains de ladrerie de la surface de la viande abattue, soit pour tromper les inspecteurs, soit pour induire en erreur l’acheteur.

Sur une tranche de muscle dont les vésicules sont généralement ouvertes par le couteau bien affilé du charcutier, un raclement fait avec la lame d’un instrument tranchant suffit pour énucléer complètement les grains blancs. La viande se vend alors comme de la viande saine, et ce n’est qu’après la cuisson que l’on s’aperçoit de son altération.

Il faudrait une coupe nouvelle pour démontrer dans la profondeur des tissus des vésicules ladriques ou des cysticerques à ampoule caudale déchirée.

Sans contredit, un œil très-exercé pourrait, à l’aspect et à la couleur de la viande, concevoir quelques doutes dans un cas de ladrerie très-prononcée. Mais, dans les conditions ordinaires et moyennes, il faudrait souvent une attention toute spéciale pour découvrir la fraude, et d’ailleurs, comme on le verra plus tard, l’administration tolère cette pratique pour l’épluchage de la viande de porc

lorsqu’il n’existe que quelques cysticerques isolés.
CHAPITRE IV.


Réglements anciens et modernes et coutumes relatifs à la vente du porc.


La prohibition dont Moïse avait frappé le porc est la trace la plus ancienne d’une prescription législative concernant l’usage de la viande de cet animal.

Cette prohibition était entrée si profondément dans les mœurs et dans le sentiment religieux de la nation, que l’on voit, au livre des Macchabées, les Juifs préférer la mort à l’usage de la viande de porc, bien que la sanction pénale du précepte fût presque nulle.

La raison que Plutarque donne de cette défense absolue est la fréquence du développement de la lèpre chez le porc, et, parmi les rabbins Talmudistes, les uns, avec Maimonide, n’en donnent comme explication que la saleté du porc, tandis que Kibuschim, Schabbat et Bechaï l’attribuent à la fréquence, chez lui, du développement de la lèpre.

Le Koran, sur ce point, n’a pas été moins sévère que la loi de Moïse.

Il n’est pas certain que les Grecs aient frappé d’une prohibition quelconque la viande du porc ladre, qu’Aristote, ainsi qu’on l’a vu, ne dédaignait pas à un degré peu avancé de la maladie. Les Romains, à l’occasion des vices rédhibitoires qui pouvaient atteindre les porcs, n’avaient pas fait de la ladrerie une condition expresse de rédhibition.

C’est au moyen-âge, en 1350 qu’il faut arriver, pour trouver dans le grand et solennel règlement édicté par le roi Jean, et dans une ordonnance de Huges Aubriot, prévôt de Paris, en date de la même année, la preuve du langueyage officiel et réglementé des porcs. Dans le siècle suivant, en 1475, Robert d’Estouteville, garde de la prévôté de Paris, prohibait la vente de la chair de porc ladre, et cette défense était reproduite, en 1517, par Corbie, l’un de ses successeurs.

En 1601, 1620, 1627, 1677, le parlement de Paris la renouvelait par des arrêts successifs, et fixait le prix du langueyage et la responsabilité des langueyeurs ; mais il autorisait, dans le premier de ces arrêts, la vente de la viande ladre après une salure de quarante jours. Cette prescription intéressante est reproduite dans un règlement, en date du 2 juin 1676. La viande ladre salée devait être indiquée et placée sur une table séparée, comme le prescrivait, d’ailleurs, une ordonnance de police du prévôt de Paris, en date du 15 août 1488.

Un édit de Louis XIV (septembre 1704), en rétablissant les langueyeurs jurés, momentanément remplacés par d’autres agents, constate l’utilité de leurs fonctions au point de vue de l’hygiène publique.

Les langueyeurs, comme on le voit dans les Institutes de Loisel, dans Thaumas de la Thaumassière et dans Pothier (coutume d’Orléans), supportaient une sérieuse responsabilité. Lorsque le porc langueyé et déclaré sain par eux était reconnu ladre après l’abattage, ils étaient tenus d’en payer le prix à l’acheteur ; mais seulement, dit la coutume d’Orléans, « s’il s’est trouvé que en la langue y ait des grains de mezellerie. »

Langueyeurs, dit Loisel, sont tenus de reprendre les porcs qui se trouvent mezeaux en la langue ; et s’il n’y avait rien en la langue et néanmoins se trouvent mezaux dans le corps, le vendeur est tenu d’en rendre le prix ; sinon que tout un troupeau fût vendu en gros. »

Rétablis en 1704, les langueyeurs avaient beaucoup perdu de leur importance, et la ladrerie semble, dès cette époque, avoir soulevé de bien moindres préoccupations. Cependant, le 28 mai 1716, un sieur Antoine Dubout fut condamné par la Chambre de justice « à faire amende honorable, nu en chemise, la corde au cou, tenant entre ses mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, ayant écriteau devant et derrière portant ces mots : Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres aux soldats. »

Pendant tout le reste du dix-huitième siècle, la ladrerie disparaît des réglementa de police, et maintenant encore le porc ladre n’est atteint par la loi qu’à titre de viande corrompue ou nuisible.

Article 475 (Code pénal). Seront punis d’amende depuis 6 francs jusqu’à 10 francs inclusivement… 14° ceux qui exposent en vente des comestibles gâtés, corrompus ou nuisibles. — Article 477. Seront saisis et confisqués… 4° les comestibles gâtés, corrompus ou nuisibles ; ces comestibles seront détruits.

La récidive (art. 478) entraîne un emprisonnement de cinq jours au plus.

En présence de dispositions légales aussi vagues, on comprend que sur la plus grande partie du territoire la vente du porc ladre demeure à peu près libre et qu’elle n’a d’autres limites que celles qui sont posées par l’intérêt de l’acheteur qui ne veut pas acquérir une viande de qualité inférieure. On peut s’en faire une idée si l’on réfléchit que, dans certaines parties de la France, la viande de porc est presque la seule qui serve à l’alimentation des populations.

À Paris, l’intervention de la préfecture de police, dans les questions d’hygiène et de salubrité, a amené un état de choses incomplet encore sans doute, mais qui pourrait cependant servir d’exemple, en raison de sa perfection relative.

Les lettres-patentes du 26 août 1783, les ordonnances de police du 4 floréal an XII, du 30 avril 1806, du 28 septembre 1815, plusieurs règlements intervenus depuis avaient posé en principes que tous les porcs abattus à Paris devaient l’être dans des lieux spéciaux et autorisés ; qu’il était défendu d’introduire, de colporter et de vendre du porc frais ou salé en dehors de la surveillance de l’autorité.

Depuis lors, la création d’abattoirs publics a constitué cette surveillance dans des conditions beaucoup plus faciles.

L’ordonnance du 23 octobre 1854, qui réglemente définitivement le commerce de la charcuterie, contient les dispositions suivantes confirmatives des prescriptions anciennement édictées.

Art. 1er. — Les abattoirs publics pour les porcs, établis à Paris, l’un, rue des Fourneaux, l’autre, rue Château-Landon, continueront d’être affectés exclusivement à l’abattage et à l’habillage des porcs dans Paris.

Art.2. — Il est formellement interdit d’ouvrir dans Paris des tueries particulières de porcs et d’en faire usage.

Toutefois, les propriétaires et habitants qui sont autorisés à élever des porcs pour la consommation de leur maison conserveront la faculté de les abattre chez eux, pourvu que ce soit dans un lieu clos et séparé de la voie publique.

Art. 16. — Les viandes seront inspectées après l’abattage et l’habillage. Celles qu’on reconnaîtra impropres à la consommation seront saisies et envoyées à la ménagerie du jardin des plantes, par les soins de l’inspecteur de police, qui dressera procès-verbal de la saisie… Les graisses de l’animal saisi seront laissées au propriétaire.

Le langueyage a disparu des prescriptions de l’autorité. Il est toutefois très-habituellement pratiqué, mais uniquement comme une base de contrôle dans les transactions entre vendeurs et acheteurs. Le langueyer est tenu de déclarer à l’inspecteur du marché les porcs qu’il a reconnus ladres. Ceux-ci, marqués d’un signe distinctif, sont l’objet d’un examen tout spécial à l’abattoir où ils sont transportés.

Tous les porcs abattus y sont d’ailleurs examinés. L’inspecteur chargé de ce service visite surtout la langue, la tranche des muscles pectoraux, l’origine des muscles de l’épaule, le cœur, etc. Trois degrés de ladrerie sont admis : dans le premier, quelques cysticerques rares existent dans les muscles de l’épaule et de la poitrine ; dans le second, les cysticerques sont plus abondants et plus généralisés ; dans le troisième, la viande de l’animal en est semée en abondance.

Dans le premier cas, on se contente d’enlever les masses musculaires chargées de parasites et le reste du porc est livré à la consommation. Dans le dernier, l’animal est saisi et livré à des usages industriels. Mais rien n’est vague comme l’appréciation du second degré.

L’inspecteur saisit ou livre à la consommation les porcs ladres atteints à ce degré intermédiaire, suivant qu’il croit ou non pouvoir faire disparaître à peu près complètement, en les retranchant, les parties atteintes par les parasites.

Un vétérinaire, nommé par l’administration, décide de la valeur des réclamations qui peuvent s’élever de la part des marchands, et lève ou maintient la saisie.

Celle-ci, d’ailleurs, n’entraîne avec elle aucune sanction pénale.

Cette réglementation, on le voit, est loin d’être d’une grande sévérité, et bien des cysticerques sont conservés dans les viandes employées par les charcutiers et qu’ils se contentent d’éplucher. Mais si l’on compare cet état de choses à ce qui s’observe dans les petites villes et dans les villages où aucune surveillance n’est exercée, on le trouve encore relativement satisfaisant.

Examinons cependant s’il répond, dans cette perfection relative, à tout ce qu’exige l’hygiène publique et si des modifications avantageuses ne pourraient y être introduites. Pour arriver à bien comprendre quelles devraient être ces modifications, il est utile d’étudier d’abord une autre face de la question de la ladrerie.

Dans les siècles derniers, cette affection du porc était considérée, dans beaucoup de lieux, comme un vice rédhibitoire, c’est-à-dire comme un vice qui, une fois constaté du vivant ou après la mort de l’animal, entraînait la résiliation de la vente et la rédhibition de l’animal au vendeur et du prix de la vente à l’acheteur.

C’est dans le droit coutumier que l’on trouve la trace des règlements qui frappaient les porcs ladres. La ladrerie y porte des noms variés : mezellerie, péan, cal, mesclaria ou meselaria, lèpre ; le porc ladre y est nommé meseau, mesel, mesellus, mesiaux, lépreux, corrompu, impur.

Toutes les provinces qui composaient l’ancienne France n’avaient pas inscrit d’une manière explicite dans leurs coutumes la ladrerie comme vice rédhibitoire ; mais, si l’on en croit Loisel, avocat au Parlement de Paris au dix-septième siècle, l’usage suppléait à la prescription législative, formelle dans beaucoup de lieux.

D’après Boulay (de la Meurthe), celles des provinces dont les coutumes faisaient explicitement de la ladrerie un vice rédhibitoire sont représentées par trente-six des départements actuels. Il faut ajouter que dans un grand nombre de provinces, dont les coutumes ne font pas mention de la ladrerie comme vice rédhibitoires, l’omission portait à la fois sur tous les vices rédhibitoires des animaux domestiques, ce qui lui enlève toute importance au point de vue de la législation coutumière, en donnant une consécration évidente et formelle à la remarque de Loisel. Le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, la Gascogne, l’Orléanais, le Berry, l’Auvergne, l’Artois, la Picardie, la Normandie, la Bretagne, l’Île-de-France avaient inscrit la ladrerie parmi les cas de rédhibition, tandis que l’Angoumois, le Poitou, la Saintonge, la Guyenne, la Touraine, le Limousin, le Quercy, le Rouergue, l’Alsace l’avaient passée sous silence.

De ces différences résultaient fréquemment, on le comprend, des difficultés dans les transactions. L’animal acheté dans une circonscription, transporté à une faible distance, langueyé ou abattu et reconnu ladre, donnaient difficilement lieu à la rédhibition lorsque des coutumes opposées régissaient le lieu d’achat et le domicile de l’acheteur.

Lorsque l’unification de la France par la Convention eut fait disparaître dans des circonscriptions nouvelles les anciennes subdivisions géographiques et détruit les libertés provinciales, la législation variable et incertaine des coutumes dut faire place à des prescriptions légales plus nettement définies.

Le Code Napoléon donna, dans l’article 1641, une excellente définition des vices rédhibitoires ; mais le législateur ne rompit pas d’une manière absolue, avec la législation coutumière, et, comme il le fit d’ailleurs dans un certain nombre de titres du Code, il respecta, dans les questions de détail, les habitudes séculaires des populations. On lit, en effet, dans l’article 1648 :

« L’action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l’acquéreur dans un bref délai, suivant la nature des cas rédhibitoires et l’usage des lieux où la vente a été faite. »

Cet état de choses dura jusqu’au 20 mai 1838, époque où fut votée, par les Chambres, la loi qui, ne se contentant plus de définir les vices rédhibitoires, les indiquait nominalement et en excluait tous les états qui n’y avaient pas été explicitement désignés. « Ce projet de loi, disait M. Martin (du Nord), ministre des travaux publics, était destiné à substituer l’avis formulé de la loi à la diversité des coutumes, la fixité de la jurisprudence à la contrariété des jugements… »

Il comprenait la ladrerie au nombre des « vices qui devaient donner ouverture à l’action résultant de l’article 1641 du Code civil. »

Malgré l’opinion du gouvernement, malgré l’avis formel et unanime des trois écoles vétérinaires et l’opinion particulière de MM. Huzard, Leblanc, Boulet’, cités par le général Préval, malgré les efforts de M. le baron Mounier, de M. Boulay (de la Meurthe), la ladrerie fut exclue du catalogue des vices rédhibitoires. La jurisprudence des tribunaux, et en dernier ressort celle de la Cour de cassation, devait être, et fut en effet, conforme aux prescriptions de la loi.

Il suffit cependant de relire l’article 1641 pour reconnaître que la ladrerie rentre évidemment dans la définition des vices ou défauts qui doivent donner lieu à la rédhibition. C’est bien un défaut caché de la chose vendue existant à l’époque de la vente, rendant cette chose impropre à l’usage auquel on la destine ou diminuant tellement cet usage, que l’acheteur ne l’aurait pas acquise ou n’en aurait donné qu’un moindre prix s’il l’avait connu.

Si quelques contestations peuvent s’élever sur le mot caché, je répondrai, comme je l’ai déjà fait :

1° Que très-ordinairement un porc ladre au deuxième et même au troisième degré et essentiellement saisissable peut ne présenter aucun autre signe extérieur de ladrerie que les vésicules linguales

2° Que dans un nombre de cas considérables encore ce signe peut faire défaut ;

3° Qu’il peut, en outre, avoir disparu par l’effet d’une fraude bien connue et dont il peut être absolument impossible d’administrer la preuve ;

4° Que dans les cas les plus simples, l’absence d’un homme spécial, expérimenté, pour constater les vésicules linguales, les difficultés, les dangers même de l’examen, la résistance de l’éleveur qui, à tort ou à raison, craint pour ses porcs la fatigue qu’il détermine, rendent impossible la recherche des signes de la ladrerie.

Ces considérations me paraissent démontrer que la ladrerie est le plus souvent un défaut caché de la chose vendue.

Le développement lent de l’affection parasitaire, le temps très-court pendant lequel les marchands conservent les porcs qu’ils amènent aux marchés, ne peuvent laisser de doute sur ce fait que le défaut caché existait au moment de la vente, ce qui constitue le second caractère du vice rédhibitoire.

Enfin, personne ne contestera qu’elle n’en présente le troisième caractère, en ce sens qu’elle rend la chose vendue impropre à l’usage auquel on la destine, ou qu’elle diminue tellement cet usage, que l’acheteur ne l’aurait pas acquise ou n’en aurait donné qu’un moindre prix s’il l’eût connue.

L’état de choses actuel réalise, on le voit, cette situation singulière que chaque jour le marchand qui approvisionne les marchés voit saisir comme insalubres et impropres à la consommation des porcs ladres sur lesquels il fait une perte considérable, tandis que la loi lui refuse tout recours contre l’éleveur qui les lui a vendus. C’est pourtant l’incurie, le manque de soin de ce dernier qui sont l’origine du développement de la ladrerie ; c’est lui qui devrait supporter la dépréciation ou la perte dont il est la cause première.

La rentrée de la ladrerie dans le catalogue des vices rédhibitoires, dont elle n’eût pas dû sortir, est le seul remède à cette situation. C’est d’ailleurs ce que réclament tous ceux qui font, dans une proportion quelconque, le commerce des porcs.

On comprend de quelle importance serait pour l’hygiène publique et la police médicale une semblable réforme.

Déjà, les règlements qui régissent, à Paris, la vente des matières alimentaires, ont diminué dans une proportion considérable le nombre des porcs ladres présentés sur les marchés. Si, en raison des prescriptions nouvelles de la loi, les éleveurs comprennent que leur intérêt est gravement engagé à ce que leurs porcs ne soient pas atteints d’une affection parasitaire dont ils peuvent, avec des précautions convenables, les préserver, cette affection deviendra de plus en plus rare.

La surveillance sera naturellement exercée par les intérêts privés. Les marchands, n’ayant plus intérêt à cacher l’état de ladrerie d’un porc pour le faire admettre dans la consommation, engageront l’action rédhibitoire, au lieu de s’exposer à des poursuites judiciaires pour vente de matières alimentaires nuisibles.

Les intérêts de la santé publique et du consommateur de bonne foi se trouveraient donc tout naturellement protégés.

De leur côté, en outre, les éleveurs s’efforceront de constituer des races saines, vigoureuses, moins faciles à se laisser pénétrer par l’affection parasitaire. Ils langueyeront de bonne heure les nourrins, ils abattront ceux qui seraient atteints de ladrerie, et ils éloigneront de ceux qu’ils auront conservés et qu’ils maintiendront à l’étable ou dans des cours tenues avec soin toutes les matières excrémentielles où ils pourraient trouver des tænias.


CHAPITRE V.


Résumé. — Conclusions.


En résumé, la ladrerie du porc est constituée par la présence de cysticerques dans l’épaisseur du tissu de l’animal et plus spécialement du tissu musculaire.

Ces cysticerques ne sont autre chose que des larves ou scolex du tænia solium.

Ingérés dans l’estomac de l’homme avec la viande de porc crue ou mal cuite, ils sont l’origine la plus fréquente, sinon exclusive, du développement de cet entozoaire.

Toutefois, les observations de Weisse, à Saint-Pétersbourg, et les faits si curieux rassemblés par M. Judas, dans les rapports des médecins militaires, qui signalent l’endémicité du tænia en Algérie et en Syrie, donnent la presque certitude que le tænia peut provenir d’une autre source et se manifester chez ceux qui ont ingéré de la viande de bœuf crue.

Il n’est pas, toutefois, démontré que le tænia observé dans ces circonstances soit bien formellement le tænia solium, mais peut-être une espèce très-voisine comme le tænia medio-canellata.

Les cysticerques, chauffés à une température un peu prolongée de 100 degrés centigrades, meurent, et la viande qui les contient, bien qu’elle reste encore indigeste et peu agréable au goût, perd cependant la propriété de transmettre le tænia.

Les vésicules parasitaires n’occupent jamais les masses graisseuses ; on ne les voit qu’à leur surface et dans l’interstice qui les sépare des autres tissus.

On pourrait donc, sans inconvénient, livrer à la consommation la graisse du porc ladre fondue dans un fondoir spécial et passée, au tamis.

Quant à la viande, à l’exception de celle qui, arrivée à une période avancée de la ladrerie, est devenue dégoûtante et sans emploi alimentaire possible, on pourrait, sans inconvénient, la livrer à la consommation lorsqu’elle aurait été cuite dans des locaux attenant aux abattoirs et sous la surveillance de l’autorité.

Les cysticerques résultent, chez le porc, de l’ingestion des œufs isolés du tænia solium ou des proglottis ou cucurbitains qu’ils trouvent dans les excréments humains.

Toutefois, ils peuvent très-probablement être transmis héréditairement par la mère. La ladrerie résulte donc toujours originairement de la saleté et de l’incurie dans lesquelles les porcs sont élevés. Il y aurait lieu de répandre la connaissance de ces faits par des circulaires adressées aux populations qui se livrent à l’élevage des porcs, par l’intermédiaire des autorités municipales et des commissions d’hygiène.

Pendant la vie de l’animal, les caractères de la ladrerie sont obscurs et contestés ; un seul, la présence des vésicules sublinguales ou conjonctivales, est concluant lorsqu’il existe.

Il peut manquer, en vertu de conditions spéciales ou de fraudes dont profite l’éleveur au préjudice de l’acheteur, et le porc reconnu ladre et saisi est, pour le marchand, l’occasion d’une perte importante en raison de son énorme dépréciation.

Tous ces faits bien connus avaient fait autrefois classer la ladrerie parmi les vices rédhibitoires.

La loi du 20 mai 1838, rendue contre l’avis unanime de tous les hommes et de tous les corps compétents, l’en a fait sortir et a jeté le trouble dans les transactions si importantes qui ont le porc pour objet, en raison de la persistance des autorités administratives à faire saisir le porc ladre comme insalubre.

Il y a lieu de faire cesser cette contradiction regrettable et de faire rentrer la ladrerie parmi les vices donnant lieu à rédhibition, dont elle n’eût pas dû sortir.

Les difficultés d’exécution de cette réforme, exagérées par quelques personnes, sont d’autant moins insurmontables qu’elles n’ont pas arrêté le législateur pour la déclaration d’autres vices rédhibitoires.

Ce retour aux anciens usages et aux sages principes posés par l’art. 1641 du Code Napoléon aurait, au point de vue de l’équité, ce résultat désirable de faire supporter la dépréciation de l’animal malade à l’éleveur qui, par son incurie, est l’origine du mal dont il a souvent détruit les signes et d’en décharger le marchand ou le charcutier qui achète le porc de bonne foi.

Au point de vue de l’intérêt général, il en résulterait certainement une diminution rapide de la ladrerie, en raison des soins plus grands que l’éleveur, menacé dans ses intérêts, prendrait pour garantir ses porcs des causes de l’affection parasitaire.

T. Fourcès.