De la division du travail social/Livre II/Chapitre IV/I

Félix Alcan (p. 343-358).
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Livre II, Chapitre IV


I


En premier lieu, l’hérédité perd de son empire au cours de l’évolution parce que, simultanément, des modes nouveaux d’activité se sont constitués qui ne relèvent pas de son influence.

Une première preuve de ce stationnement de l’hérédité, c’est l’état stationnaire des grandes races humaines. Depuis les temps les plus reculés, il ne s’en est pas formé de nouvelles ; du moins si avec M. de Quatrefages[1], on donne ce nom même aux différents types qui sont issus des trois ou quatre grands types fondamentaux, il faut ajouter que, plus ils s’éloignent de leurs points d’origine, moins ils présentent les traits constitutifs de la race. En effet, tout le monde est d’accord pour reconnaître que ce qui caractérise cette dernière, c’est l’existence de ressemblances héréditaires ; aussi les anthropologistes prennent-ils pour base de leurs classifications des caractères physiques, parce qu’ils sont les plus héréditaires de tous. Or, plus les types anthropologiques sont circonscrits, plus il devient difficile de les définir en fonction de propriétés exclusivement organiques, parce que celles-ci ne sont plus ni assez nombreuses ni assez distinctives. Ce sont des ressemblances toutes morales, que l’on établit à l’aide de la linguistique, de l’archéologie, du droit comparé, qui deviennent prépondérantes ; mais on n’a aucune raison d’admettre qu’elles soient héréditaires. Elles servent à distinguer des civilisations plutôt que des races. À mesure qu’on avance, les variétés humaines qui se forment deviennent donc moins héréditaires ; elles sont de moins en moins des races. L’impuissance progressive de notre espèce à produire des races nouvelles fait même le plus vif contraste avec la fécondité contraire des espèces animales. Qu’est-ce que cela signifie, sinon que la culture humaine, à mesure qu’elle se développe, est de plus en plus réfractaire à ce genre de transmission ? Ce que les hommes ont ajouté et ajoutent tous les jours à ce fond primitif qui s’est fixé depuis des siècles dans la structure des races initiales, échappe donc de plus en plus à l’action de l’hérédité. Mais s’il en est ainsi du courant général de la civilisation, à plus forte raison en est-il de même de chacun des affluents particuliers qui le forment, c’est-à-dire de chaque activité fonctionnelle et de ses produits.

Les faits qui suivent confirment cette induction.

C’est une vérité établie que le degré de simplicité des faits psychiques donne la mesure de leur transmissibilité. En effet, plus les états sont complexes, plus ils se décomposent facilement parce que leur grande complexité les maintient dans un état d’équilibre instable. Ils ressemblent à ces constructions savantes dont l’architecture est si délicate qu’il suffit de peu de chose pour en troubler gravement l’économie ; à la moindre secousse, l’édifice ébranlé s’écroule mettant à nu le terrain qu’il recouvrait. C’est ainsi que, dans les cas de paralysie générale, le moi se dissout lentement jusqu’à ce qu’il ne reste plus, pour ainsi dire, que la base organique sur laquelle il reposait. D’ordinaire, c’est sous le choc de la maladie que se produisent ces faits de désorganisation. Mais on conçoit que la transmission séminale doit avoir des effets analogues. En effet, dans l’acte de la fécondation, les caractères strictement individuels tendent à se neutraliser mutuellement ; car, comme ceux qui sont spéciaux à l’un des parents ne peuvent se transmettre qu’au détriment de l’autre, il s’établit entre eux une sorte de lutte d’où il est impossible qu’ils sortent intacts. Mais plus un état de conscience est complexe, plus il est personnel, plus il porte la marque des circonstances particulières dans lesquelles nous avons vécu, de notre sexe, de notre tempérament. Par les parties inférieures et fondamentales de notre être nous nous ressemblons beaucoup plus que par ces sommets ; c’est par ces derniers au contraire que nous nous distinguons les uns des autres. Si donc ils ne disparaissent pas complètement dans la transmission héréditaire, du moins ils ne peuvent survivre qu’effacés et affaiblis.

Or, les aptitudes sont d’autant plus complexes qu’elles sont plus spéciales. C’est en effet une erreur de croire que notre activité se simplifie à mesure que nos tâches se délimitent. Au contraire, c’est quand elle se disperse sur une multitude d’objets qu’elle est simple ; car, comme elle néglige alors ce qu’ils ont de personnel et de distinct pour ne viser que ce qu’ils ont de commun, elle se réduit à quelques mouvements très généraux qui conviennent dans une foule de circonstances diverses. Mais, quand il s’agit de nous adapter à des objets particuliers et spéciaux de manière à tenir compte de toutes leurs nuances, nous ne pouvons y parvenir qu’en combinant un très grand nombre d’états de conscience, différenciés à l’image des choses mêmes auxquelles ils se rapportent. Une fois agencés et constitués, ces systèmes fonctionnent sans doute avec plus d’aisance et de rapidité ; mais ils restent très complexes. Quel prodigieux assemblage d’idées, d’images, d’habitudes n’observe-t-on pas chez le prote qui compose une page d’imprimerie, chez le mathématicien qui combine une multitude de théorèmes épars et en fait jaillir un théorème nouveau, chez le médecin qui, à un signe imperceptible, reconnaît du coup une maladie et en prévoit en même temps la marche. Comparez la technique si élémentaire de l’ancien philosophe, du sage qui, par la seule force de la pensée, entreprend d’expliquer le monde, et celle du savant d’aujourd’hui qui n’arrive à résoudre un problème très particulier que par une combinaison très compliquée d’observations, d’expériences, grâce à des lectures d’ouvrages écrits dans toutes les langues, des correspondances, des discussions, etc., etc. C’est le dilettante qui conserve intacte sa simplicité primitive. La complexité de sa nature n’est qu’apparente. Comme il fait le métier de s’intéresser à tout, il semble qu’il ait une multitude de goûts et d’aptitudes divers. Pure illusion ! Regardez au fond des choses, et vous verrez que tout se réduit à un petit nombre de facultés générales et simples, mais qui, n’ayant rien perdu de leur indétermination première, se déprennent avec aisance des objets auxquels elles s’attachent pour se reporter ensuite sur d’autres. Du dehors, on aperçoit une succession ininterrompue d’événements variés ; mais c’est le même acteur qui joue tous les rôles sous des costumes un peu différents. Cette surface où brillent tant de couleurs savamment nuancées recouvre un fond d’une déplorable monotonie. Il a assoupli et affiné les puissances de son être, mais il n’a pas su les transformer et les refondre pour en tirer une œuvre nouvelle et définie ; il n’a rien élevé de personnel et de durable sur le terrain que lui a légué la nature.

Par conséquent, plus les facultés sont spéciales, plus elles sont difficilement transmissibles ; ou, si elles parviennent à passer d’une génération à l’autre, elles ne peuvent manquer de perdre de leur force et de leur précision. Elles sont moins irrésistibles et plus malléables ; par suite de leur plus grande indétermination, elles peuvent plus facilement changer sous l’influence des circonstances de famille, de fortune, d’éducation, etc. En un mot, plus les formes de l’activité se spécialisent, plus elles échappent à l’action de l’hérédité.

On a cependant cité des cas où des aptitudes professionnelles paraissent être héréditaires. Des tableaux dressés par M. Galton il semble résulter qu’il y a eu parfois de véritables dynasties de savants, de poètes, de musiciens. M. de Candolle, de son côté, a établi que les fils de savants « se sont souvent occupés de science ) »[2]. Mais ces observations n’ont en l’espèce aucune valeur démonstrative. Nous ne songeons pas en effet à soutenir que la transmission d’aptitudes spéciales est radicalement impossible ; nous voulons dire seulement qu’en général elle n’a pas lieu, parce qu’elle ne peut s’effectuer que par un miracle d’équilibre qui ne saurait se renouveler souvent. Il ne sert donc à rien de citer tels ou tels cas particuliers où elle s’est produite ou paraît s’être produite ; mais il faudrait encore voir quelle part ils représentent dans l’ensemble des vocations scientifiques. C’est seulement alors que l’on pourrait juger s’ils démontrent vraiment que l’hérédité a une grande influence sur la façon dont se divisent les fonctions sociales.

Or, quoique cette comparaison ne puisse être faite méthodiquement, un fait, établi par M. de Candolle, tend à prouver combien est restreinte l’action de l’hérédité dans ces carrières. Sur 100 associés étrangers de l’Académie de Paris, dont M. de Candolle a pu refaire la généalogie, 14 descendent de ministres protestants, 5 seulement de médecins, de chirurgiens, de pharmaciens. Sur 48 membres étrangers de la Société royale de Londres en 1829, 8 sont fils de pasteurs, 4 seulement ont pour pères des hommes de l’art. Pourtant, le nombre total de ces derniers « dans les pays hors de France doit être bien supéreur à celui des ecclésiastiques protestants. En effet, parmi les populations protestantes, considérées isolément, les médecins, chirurgiens, pharmaciens et vétérinaires sont à peu près aussi nombreux que les ecclésiastiques et, quand on ajoute ceux des pays purement catholiques autres que la France, ils constituent un total beaucoup plus considérable que celui des pasteurs et ministres protestants. Les études que les hommes de l’art médical ont faites et les travaux auxquels ils doivent se livrer habituellement pour leur profession sont bien plus dans la sphère des sciences que les études et les travaux d’un pasteur. Si le succès dans les sciences était une affaire uniquement d’hérédité, il y aurait bien plus de fils de médecins, pharmaciens, etc., sur nos listes que de fils de pasteurs[3]. »

Encore n’est-il pas du tout certain que ces vocations scientifiques des fils de savants soient réellement dues à l’hérédité. Pour avoir le droit de les lui attribuer, il ne suffit pas de constater une similitude de goûts entre les parents et les enfants, il faudrait encore que ces derniers eussent manifesté leurs aptitudes après avoir été élevés dès leur première enfance en dehors de leur famille et dans un milieu étranger à toute culture scientifique. Or, en fait, tous les fils de savants sur lesquels a porté l’observation ont été élevés dans leurs familles, où ils ont naturellement trouvé plus de secours intellectuels et d’encouragements que leurs pères n’en avaient reçu. Il y a aussi les conseils et l’exemple, le désir de ressembler à son père, d’utiliser ses livres, ses collections, ses recherches, son laboratoire, qui sont pour un esprit généreux et avisé des stimulants énergiques. Enfin, dans les établissements où ils achèvent leurs études, les fils de savants se trouvent en contact avec des esprits cultivés ou propres à recevoir une haute culture, et l’action de ce milieu nouveau ne fait que confirmer celle du premier. Sans doute, dans les sociétés où c’est la règle que l’enfant suive la profession du père, une telle régularité ne peut s’expliquer par un simple concours de circonstances extérieures ; car ce serait un miracle qu’il se produisit dans chaque cas avec une aussi parfaite identité. Mais il n’en est pas de même de ces rencontres isolées et presque exceptionnelles que l’on observe aujourd’hui.

Il est vrai que plusieurs des hommes scientifiques anglais auxquels s’est adressé M. Galton[4] ont insisté sur un goût spécial et inné qu’ils auraient ressenti dès leur enfance pour la science qu’ils devaient cultiver plus tard. Mais, comme le fait remarquer M. de Candolle, il est bien difficile de savoir si ces goûts « viennent de naissance ou des impressions vives de la jeunesse et des influences qui les provoquent et les dirigent. D’ailleurs, ces goûts changent, et les seuls importants pour la carrière sont ceux qui persistent. Dans ce cas, l’individu qui se distingue dans une science ou qui continue de la cultiver avec plaisir ne manque jamais de dire que c’est chez lui un goût inné. Au contraire, ceux qui ont eu des goûts spéciaux dans l’enfance et n’y ont plus pensé n’en parlent pas. Que l’on songe à la multitude d’enfants qui chassent aux papillons ou font des collections de coquilles, d’insectes, etc., qui ne deviennent pas des naturalistes. Je connais aussi bon nombre d’exemples de savants qui ont eu, étant jeunes, la passion de faire des vers ou des pièces de théâtre et qui, dans la suite, ont eu des occupations bien différentes[5]. »

Une autre observation du même auteur montre combien est grande l’action du milieu social sur la genèse de ces aptitudes. Si elles étaient dues à l’hérédité, elles seraient également héréditaires dans tous les pays ; les savants issus de savants seraient dans la même proportion chez tous les peuples du même type. « Or, les faits se sont manifestés d’une tout autre manière. En Suisse, il y a eu depuis deux siècles plus de savants groupés par famille que de savants isolés. En France et en Italie, le nombre des savants qui sont uniques dans leur famille constitue au contraire l’immense majorité. Les lois physiologiques sont cependant les mêmes pour tous les hommes. Donc, l’éducation dans chaque famille, l’exemple et les conseils donnés doivent avoir exercé une influence plus marquée que l’hérédité sur la carrière spéciale des jeunes savants. Il est d’ailleurs aisé de comprendre pourquoi cette influence a été plus forte en Suisse que dans la plupart des pays. Les études s’y font jusqu’à l’âge de dix-huit ou vingt ans dans chaque ville et dans des conditions telles que les élèves vivent chez eux auprès de leurs pères. C’était surtout vrai dans le siècle dernier et dans la première moitié du siècle actuel, particulièrement à Genève et à Bâle, c’est-à-dire dans les deux villes qui ont fourni la plus forte proportion de savants unis entre eux par des liens de famille. Ailleurs, notamment en France et en Italie, il a toujours été ordinaire que les jeunes gens fussent élevés dans des collèges où ils demeurent et se trouvent par conséquent éloignés des influences de famille[6]. »

Il n’y a donc aucune raison d’admettre « l’existence de vocations innées et impérieuses pour des objets spéciaux »[7] ; du moins, s’il y en a, elles ne sont pas la règle. Comme le remarque également M. Bain, « le fils d’un grand philologue n’hérite pas d’un seul vocable ; le fils d’un grand voyageur peut, à l’école, être surpassé en géographie par le fils d’un mineur[8]. » Ce n’est pas à dire que l’hérédité soit sans influence, mais ce qu’elle transmet, ce sont des facultés très générales et non une aptitude particulière pour telle ou telle science. Ce que l’enfant reçoit de ses parents, c’est quelque force d’attention, une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l’imagination, etc. Mais chacune de ces facultés peut convenir à une foule de spécialités différentes et y assurer le succès. Voici un enfant doué d’une assez vive imagination ; il est de bonne heure en relations avec des artistes, il deviendra peintre ou poète ; s’il vit dans un milieu industriel, il deviendra un ingénieur à l’esprit inventif ; si le hasard le place dans le monde des affaires, il sera peut-être un jour un hardi financier. Bien entendu, il apportera partout avec lui sa nature propre, son besoin de créer et d’imaginer, sa passion du nouveau ; mais les carrières où il pourra utiliser ses talents et satisfaire à son penchant sont très nombreuses. C’est d’ailleurs ce que M. de Candolle a établi par une observation directe. Il a relevé les qualités utiles dans les sciences que son père tenait de son grand-père ; en voici la liste : volonté, esprit d’ordre, jugement sain, une certaine puissance d’attention, éloignement pour les abstractions métaphysiques, indépendance d’opinion. C’était assurément un bel héritage, mais avec lequel on aurait pu devenir également un administrateur, un homme d’État, un historien, un économiste, un grand industriel, un excellent médecin ou bien enfin un naturaliste, comme fut M. de Candolle. Il est donc évident que les circonstances eurent une large part dans le choix de sa carrière, et c’est en effet ce que son fils nous apprend[9]. Seuls, l’esprit mathématique et le sentiment musical pourraient bien être assez souvent des dispositions de naissance, dues à un héritage direct des parents. Cette apparente anomalie ne surprendra pas, si l’on se rappelle que ces deux talents se sont développés de très bonne heure dans l’histoire de l’humanité. La musique est le premier des arts et les mathématiques la première des sciences qu’aient cultivés les hommes ; cette double faculté doit donc être plus générale et moins complexe qu’on ne le croit, et c’est ce qui en expliquerait la transmissibilité.

On en peut dire autant d’une autre vocation, celle du crime. Suivant la juste remarque de M. Tarde, les différentes variétés du crime et du délit sont des professions, quoique nuisibles ; elles ont même parfois une technique complexe. L’escroc, le faux-monnayeur, le faussaire sont obligés de déployer plus de science et plus d’art dans leur métier que bien des travailleurs normaux. Or, on a soutenu que non seulement la perversion morale en général, mais encore les formes spécifiques de la criminalité étaient un produit de l’hérédité ; on a même cru pouvoir porter à plus de 40% « la cote du criminel-né »[10]. Si cette proposition était prouvée, il en faudrait conclure que l’hérédité a parfois une grande influence sur la façon dont se répartissent les professions, même spéciales.

Pour la démontrer, on a essayé de deux méthodes différentes. On s’est souvent contenté de citer des cas de familles qui se sont vouées tout entières au mal, et cela pendant plusieurs générations. Mais, outre que de cette manière on ne peut pas déterminer la part relative de l’hérédité dans l’ensemble des vocations criminelles, de telles observations, si nombreuses qu’elles puissent être, ne constituent pas des expériences démonstratives. De ce que le fils d’un voleur devient voleur lui-même, il ne suit pas que son immoralité soit un héritage que lui a légué son père ; pour interpréter ainsi les faits, il faudrait pouvoir isoler l’action de l’hérédité de celle des circonstances, de l’éducation, etc. Si l’enfant manifestait son aptitude au vol, après avoir été élevé dans une famille parfaitement saine, alors on pourrait à bon droit invoquer l’influence de l’hérédité : mais nous possédons bien peu d’observations de ce genre qui aient été faites méthodiquement. On n’échappe pas à l’objection en faisant remarquer que les familles qui sont ainsi entraînées au mal sont parfois très nombreuses. Le nombre ne fait rien à l’affaire ; car le milieu domestique, qui est le même pour toute la famille quelle qu’en soit l’étendue, suffit à expliquer cette criminalité endémique.

La méthode suivie par M. Lombroso serait plus concluante si elle donnait les résultats que s’en promet l’auteur. Au lieu d’énumérer un certain nombre de cas particuliers, il constitue anatomiquement et physiologiquement le type du criminel. Comme les caractères anatomiques et physiologiques, et surtout les premiers, sont congénitaux, c’est-à-dire déterminés par l’hérédité, il suffira d’établir la proportion des délinquants qui présentent le type ainsi défini, pour mesurer exactement l’influence de l’hérédité sur cette activité spéciale.

On a vu que, suivant Lombroso, elle serait considérable. Mais le chiffre cité n’exprime que la fréquence relative du type criminel en général. Tout ce qu’on en peut conclure par conséquent, c’est que la propension au mal en général est assez souvent héréditaire ; mais on n’en peut rien déduire relativement aux formes particulières du crime et du délit. On sait d’ailleurs aujourd’hui que ce prétendu type criminel n’a en réalité rien de spécifique. Bien des traits qui le constituent se retrouvent ailleurs. Tout ce qu’on aperçoit, c’est qu’il ressemble à celui des dégénérés, des neurasthéniques[11]. Or, si ce fait est une preuve que, parmi les criminels, il y a beaucoup de neurasthéniques, il ne s’ensuit pas que la neurasthénie mène toujours et invinciblement au crime. Il y a au moins autant de dégénérés qui sont honnêtes, quand ils ne sont pas des hommes de talent ou de génie.

Si donc les aptitudes sont d’autant moins transmissibles qu’elles sont plus spéciales, la part de l’hérédité dans l’organisation du travail social est d’autant plus grande que celui-ci est moins divisé. Dans les sociétés inférieures, où les fonctions sont très générales, elles ne réclament que des aptitudes également générales qui peuvent plus facilement et plus intégralement passer d’une génération à l’autre. Chacun reçoit en naissant tout l’essentiel pour soutenir son personnage ; ce qu’il doit acquérir par lui-même est peu de chose à côté de ce qu’il tient de l’hérédité. Au moyen âge, le noble, pour remplir son devoir, n’avait pas besoin de beaucoup de connaissances ni de pratiques bien compliquées, mais surtout de courage, et il le recevait avec le sang. Le lévite et le brahmane, pour s’acquitter de leur emploi, n’avaient pas besoin d’une science bien volumineuse, — nous pouvons en mesurer les dimensions d’après celles des livres qui la contenaient, — mais il leur fallait une supériorité native de l’intelligence qui les rendait accessibles à des idées et à des sentiments auxquels le vulgaire était fermé. Pour être un bon médecin au temps d’Esculape, il n’était pas nécessaire de recevoir une culture bien étendue : il suffisait d’avoir un goût naturel pour l’observation et pour les choses concrètes, et, comme ce goût est assez général pour être aisément transmissible, il était inévitable qu’il se perpétuât dans certaines familles et que, par suite, la profession médicale y fût héréditaire.

On s’explique très bien que, dans ces conditions, l’hérédité fût devenue une institution sociale. Sans doute, ce n’est pas ces causes toutes psychologiques qui ont pu susciter l’organisation des castes ; mais, une fois que celle-ci fut née sous l’empire d’autres causes, elle dura parce qu’elle se trouva être parfaitement conforme et aux goûts des individus et aux intérêts de la société. Puisque l’aptitude professionnelle était une qualité de la race plutôt que de l’individu, il était tout naturel qu’il en fût de même de la fonction. Puisque les fonctions se distribuaient immuablement de la même manière, il ne pouvait y avoir que des avantages à ce que la loi consacrât le principe de cette distribution. Quand l’individu n’a que la moindre part dans la formation de son esprit et de son caractère, il ne saurait en avoir une plus grande dans le choix de sa carrière et, si plus de liberté lui était laissée, généralement il ne saurait qu’en faire. Si encore une même capacité générale pouvait servir dans des professions différentes ! Mais, précisément parce que le travail est peu spécialisé, il n’existe qu’un petit nombre de fonctions séparées les unes des autres par des différences tranchées ; par conséquent, on ne peut guère réussir que dans l’une d’elles. La marge laissée aux combinaisons individuelles est donc encore restreinte de ce côté. En définitive, il en est de l’hérédité des fonctions comme de celle des biens. Dans les sociétés inférieures, l’héritage transmis par les aïeux, et qui consiste le plus souvent en immeubles, représente la partie la plus importante du patrimoine de chaque famille particulière ; l’individu, par suite du peu de vitalité qu’ont alors les fonctions économiques, ne peut pas ajouter grand’chose au fond héréditaire. Aussi n’est-ce pas lui qui possède, mais la famille, être collectif, composé non seulement de tous les membres de la génération actuelle, mais de toute la suite des générations. C’est pourquoi les biens patrimoniaux sont inaliénables ; aucun des représentants éphémères de l’être domestique ne peut en disposer, car ils ne sont pas à lui. Ils sont à la famille, comme la fonction est à la caste. Alors même que le droit tempère ses prohibitions premières, une aliénation du patrimoine est encore considérée comme une forfaiture ; elle est pour toutes les classes de la population ce qu’une mésalliance est pour l’aristocratie. C’est une trahison envers la race, une défection. Aussi, tout en la tolérant, la loi pendant longtemps y met-elle toute sorte d’obstacles ; c’est de là que vient le droit de retrait.

Il n’en est pas de même dans les sociétés plus volumineuses où le travail est plus divisé. Comme les fonctions sont plus diversifiées, une même faculté peut servir dans des professions différentes. Le courage est aussi nécessaire au mineur, à l’aéronaute, au médecin, à l’ingénieur qu’au soldat. Le goût de l’observation peut également faire d’un homme un romancier, un auteur dramatique, un chimiste, un naturaliste, un sociologue. En un mot, l’orientation de l’individu est prédéterminée d’une manière moins nécessaire par l’hérédité.

Mais ce qui diminue surtout l’importance relative de cette dernière, c’est que la part des acquêts individuels devient plus considérable. Pour mettre en valeur le legs héréditaire, il faut y ajouter beaucoup plus qu’autrefois. En effet, à mesure que les fonctions se sont spécialisées davantage, des aptitudes simplement générales n’ont plus suffi. Il a fallu les soumettre à une élaboration active, acquérir tout un monde d’idées, de mouvements, d’habitudes, les coordonner, les systématiser, refondre la nature, lui donner une forme et une figure nouvelles. Que l’on compare — et nous prenons des points de comparaison assez rapprochés l’un de l’autre — l’honnête homme du xviie siècle avec son esprit ouvert et peu garni, et le savant moderne, armé de toutes les pratiques, de toutes les connaissances nécessaires à la science qu’il cultive ; le noble d’autrefois avec son courage et sa fierté naturels, et l’officier d’aujourd’hui avec sa technique laborieuse et compliquée, et l’on jugera de l’importance et de la variété des combinaisons qui se sont peu à peu superposées au fonds primitif.

Mais, parce qu’elles sont très complexes, ces savantes combinaisons sont fragiles. Elle sont dans un état d’équilibre instable qui ne saurait résister à une forte secousse. Si encore elles se retrouvaient identiques chez les deux parents, elles pourraient peut-être survivre à la crise de la génération. Mais une telle identité est tout à fait exceptionnelle. D’abord, elles sont spéciales à chaque sexe ; ensuite, à mesure que les sociétés s’étendent et se condensent, les croisements se font sur une plus large surface en rapprochant des individus de tempéraments plus différents. Toute cette superbe végétation d’états de conscience meurt donc avec nous et nous n’en transmettons à nos descendants qu’un germe indéterminé. C’est à eux qu’il appartient de le féconder à nouveau et, par conséquent, ils peuvent plus aisément, si c’est nécessaire, en modifier le développement. Ils ne sont plus astreints aussi étroitement à répéter ce qu’ont fait leurs pères. Sans doute, ce serait une erreur de croire que chaque génération recommence à nouveaux, frais et intégralement l’œuvre des siècles, ce qui rendrait tout progrès impossible. De ce que le passé ne se transmet plus avec le sang, il ne s’ensuit pas qu’il s’anéantisse : il reste fixé dans les monuments, dans les traditions de toute sorte, dans les habitudes que donne l’éducation. Mais la tradition est un lien beaucoup moins fort que l’hérédité ; elle prédétermine d’une manière sensiblement moins rigoureuse et moins nette la pensée et la conduite. Nous avons vu d’ailleurs comment elle-même devenait plus flexible à mesure que les sociétés devenaient plus denses. Un champ plus large se trouve donc ouvert aux variations individuelles, et il s’élargit de plus en plus à mesure que le travail se divise davantage.

En un mot, la civilisation ne peut se fixer dans l’organisme que par les bases les plus générales sur lesquelles elle repose. Plus elle s’élève au-dessus, plus, par conséquent, elle s’affranchit du corps ; elle devient de moins en moins une chose organique, de plus en plus une chose sociale. Mais alors ce n’est plus par l’intermédiaire du corps qu’elle peut se perpétuer ; c’est-à-dire que l’hérédité est de plus en plus incapable d’en assurer la continuité. Elle perd donc de son empire, non qu’elle ait cessé d’être une loi de notre nature, mais parce qu’il nous faut pour vivre des armes qu’elle ne peut nous donner. Sans doute, de rien nous ne pouvons rien tirer, et les matériaux premiers qu’elle seule nous livre ont une importance capitale ; mais ceux qu’on y ajoute en ont une qui n’est pas moindre. Le patrimoine héréditaire conserve une grande valeur, mais il ne représente plus qu’une partie de plus en plus restreinte de la fortune individuelle. Dans ces conditions, on s’explique déjà que l’hérédité ait disparu des institutions sociales et que le vulgaire, n’apercevant plus le fond héréditaire sous les additions qui le recouvrent, n’en sente plus autant l’importance.

  1. V. L’Espèce humaine.
  2. Histoire des sciences et des savants, 2e édit., p. 293.
  3. Op. cit., p. 294.
  4. English men of science, 1874, p. 144 et suiv
  5. Op. cit., p. 320.
  6. Op. cit., p. 296.
  7. Op. cit., p. 299.
  8. Émotions et Volonté, 53.
  9. Op. cit., p. 318.
  10. Lombroso, L’Homme criminel, 669.
  11. V. Féré, Dégénérescence et Criminalité.