De la digestion et des maladies de l’estomac

X.


LE JOURNAL
DES
SÇAVANS,


Du Lundy 7. Mars M. DCCXII.




DE LA DIGESTION ET DES MALADIES DE L’ESTOMAC,

suivant le systême de la trituration et du broyement, sans l’aide des levains ou de la fermentation, dont on fait voir l’impossibilité en santé & en maladie. A Paris, chez François Fournier, Libraire, ruë saint Jacques, à l’Ecu de Venise. 1711. vol. in 12. pp. 442. sans compter une Préface, un Avertissement, un petit Dictionnaire contenant l’explication de quelques termes obscurs employez dans ce Traité, les Tables, & seize Approbations, ce qui fait en tout 71 pages de petits caracteres.



Il y a deux ans que ce Livre a été annoncé dans une Dissertation sommaire qui fait un article du XXIX. Journal de 1710, laquelle fut publiée comme le Prélude du petit Ouvrage dont il s’agit. L’Auteur promettoit de défendre la trituration contre M. De Vieussens, qui l’avoit attaquée. Il tient aujourd’hui plus qu’il n’a promis, il entreprend de répondre en même temps au Memoire que M. Astruc a donné contre cette même trituration, & duquel on peut voir l’Extrait dans le XXIV. Journal de l’année derniere. Il divise son Ouvrage en deux parties. Dans la premiere il met en œuvre contre la fermentation, & en faveur du broyement, toutes les preuves qui luy ont paru les plus propres à l’établissement de son systême, qui est que la digestion des alimens se fait par le seul broyement. Pour disposer plus aisément l’esprit à entrer dans cette pensée, il compare l’estomac, le diaphragme, & les muscles du bas ventre, tantost à une meule qui écrase des grains, tantost à une scie mousse, patiemment & lentement agitée, qui à l’aide d’un peu d’eau fend les marbres les plus durs ; tantost à un moulin qui remuë, sasse & agite les matieres qu’il contient, qui les tourne & retourne incessamment, & les balotte pour ainsi dire : ce sont ses termes ; tantost à des mains qui foulent & qui paitrissent de la pâte ; tantost à un porphyre qui réduit en une crême fine & délicate tout ce qu’il broye ; tantost à un batoir dont on se sert pour blanchir le linge, à quoy le savon ou autre chose semblable, dit-il, seroit insuffisante pour dissoudre & ôter la crasse, si on ne pressoit le linge, si on ne le frottoit, & si on n’employoit le batoir. En effet, poursuit-il, les battemens du diaphragme & des muscles voisins representent assez bien l’action du batoir, & les mouvemens de l’estomac font comprendre son frottement ou sa trituration. L’Auteur va plus loin, il soutient que les digestions qui s’operent dans les minéraux se font aussi par le broyement ; & pour établir son opinion, il employe plusieurs Chapitres à combattre les levains & la fermention. Aprés quoy il vient aux preuves de son systême de la digestion, & répond aux objections de M. De Vieussens.

Dans la seconde Partie il se propose d’expliquer par la seule trituration, les differentes maladies du corps, principalement celles de l’estomac, & de montrer que ce n’est ni le sang ni les humeurs qu’il faut regarder comme les causes des maladies, mais qu’on ne doit s’en prendre qu’aux solides, c’est-à-dire aux vaisseaux qui contiennent ces humeurs, lesquels les alterent, & leur donnent, dit-il, toutes les mauvaises qualitez qu’elles ont. C’est dans cette seconde Partie qu’il répond à M. Astruc.

L’Ouvrage est précédé d’une Préface où l’Auteur a pour objet de montrer 1o. Que tous les vaisseaux du corps ont un mouvement d’oscillation, c’est-à-dire, de contraction & de dilatation alternative, & que par celui de contraction ils pressent & chassent les fluides, ce qui ne peut être nié d’aucun Médecin. 2o. Que ce mouvement de contraction ou de compression est une véritable trituration, puisque par là les fluides sont battus & chassez, ce qui ne sçauroit être contesté que de ceux qui aiment à chicaner sur les termes. 3o. Que cette contraction alternative est l’unique cause de la santé & de la maladie, qu’elle fait tout, & digestion, & nutrition, & secretion, sans que les liquides y contribuent que d’une maniere passive ; en sorte, comme il s’en explique dans sa seconde Partie, que ces liquides sont des causes occasionnelles des maladies, & non des causes effectives ; ils les laissent faire, dit-il, & ne les font pas, parce qu’ils n’y mêlent rien du leur. La part qu’ils y ont, reprend-il, n’est que passive, parce qu’ils ne font de mal que ce que les solides leur en font faire. Aprés la Préface viennent seize Approbations, d’autant plus honorables à l’Auteur, qu’il n’a nullement songé à mandier des suffrages. La premiere Approbation porte, « qu’on est fort obligé à l’Auteur de ce Traité, du soin qu’il a pris de rechercher & d’amasser tous les nouveaux Auteurs ; de la peine qu’il a prise de les lire ; de l’exactitude avec laquelle il a examiné leurs opinions ; de la digestion, pour ainsi dire, qu’il en a faite, du choix des meilleurs & des plus probables, &c. » Les autres, jusqu’à la huitiéme, contiennent les éloges ordinaires que les Approbateurs ont coûtume d’accorder aux Ouvrages qu’on leur présente ; mais la huitiéme a quelque chose de plus particulier. On y lit : Qu’il y auroit de l’ingratitude à M. Hecquet, après avoir éprouvé plus qu’un autre toute l’utilité de son systême de la trituration, par le succés de sa pratique, de refuser de le soutenir contre les attaques de ceux qui cherchent à l’obscurcir ; mais que c’est là un vice qu’on ne luy imputera jamais, puisqu’il n’est point en reste d’obligation avec son système. Les Approbations qui suivent celle-là ne sont pas moins avantageuses à l’Ouvrage. La quatorzième sur-tout est conçûë en des termes qui marquent dans celui qui la donne, une grande idée de la trituration & de son Défenseur ; l’Approbateur y est charmé de l’excellence de l’Ouvrage qu’il approuve, & il fait des vœux pour qu’il plaise un jour au Ciel inspirer à l’Auteur de donner un Traité complet des maladies, lequel soit dans le goût d’un si beau & si utile systême.

Aprés avoir rendu compte de ces Approbations, nous croirions manquer à ce que nous devons aux Lecteurs, si nous ne leur citions quelques exemples du Livre, sur lesquels ils puissent juger par eux-mêmes de l’excellence de l’Ouvrage.

Le principal but de l’Auteur est d’établir le systême de la digestion par le broyement ; systême qui après avoir été en vogue il y a plusieurs siecles, étoit tombé dans l’oubli, & qui a été enfin remis depuis peu sur les rangs par le sçavant M. Pitcarne, donc M. Hecquet est Disciple. On a vû par l’Extrait que nous avons donné du Traité des Dispenses, les principales raisons sur lesquelles M. Hecquet appuye le systême de la trituration. Nous nous contenterons de ce que nous avons rapporté là-dessus, & nous viendrons ici à une des réponses qu’il fait à M. Astruc. Ce seroit aussi le lieu de rapporter quelques-unes de celles qu’il fait à M. De Vieussens ; mais comme ce sont à peu prés les mêmes qu’il luy a déja faites dans la Dissertation sommaire qu’il publia il y a deux ans, & dont nous avons parlé dans le XXIX. Journal de 1710, nous nous contentons de renvoyer les Lecteurs à ce Journal. Une des plus fortes objections de M. Astruc contre la digestion par le broyement, c’est que le broyement ne peut réduire les alimens qu’en des parties integrantes, qui, quoique trés-menues, retiendront toujours la nature du tout dont elles auront été détachées, & que cette division ne sçauroit jamais aller jusques aux élemens ou principes. Ce raisonnement, qui arrête Monsieur Astruc, est mal entendu, répond M. Hecquet : « Car ce ne sont que les parties integrantes des alimens qui nourrissent, parce que la nutrition n’est point une transmutation d’une matiere dans la substance des corps qui se nourrissent, mais une application ; une union d’une matiere avec une autre. Or que ces parties qui s’appliquent pour nourrir ne doivent être que des parties integrantes, & non des parties principes, on doit en être pleinement persuadé par la reflexion suivante. La nutrition n’est qu’un remplacement de parties, au lieu de celles qui sont dissipées, elles doivent donc être de la nature de celles-ci ; principes, si celles-ci sont principes ; integrantes, si celles-ci tout integrantes : or celles qui se dissipent sont integrantes, car elles ne sont que des atomes insensibles, ou des portions imperceptibles de surfaces, que le frottement des parties détache journellement des solides ; comme donc ces atomes insensibles sont parties intégrantes des solides qui s’usent, ce sont aussi des parties intégrantes d’alimens qui doivent les remplacer, &c.

Ce que M. Hecquet répond ici à M. Astruc, se trouve développé plus au long dans le premier Chapitre du Livre. « Cette digestion, dit-il, est moins une production de nouvelles substances, qu’un dévelopement de celles qui sont renfermées dans les alimens. Ces substances leur viennent des animaux & des plantes d’où les alimens sont tirez : ce sont par conséquent des matieres qui ont déja servi à nourrir, & qui ont moins besoin de changer de nature que de lieu ou de place. En effet, aprés avoir servi de nourriture dans un animal ou dans une plante, elles passent par la digestion en celle d’un homme. Ainsi la nourriture n’est dans l’homme que le remploi de la même matière qui a nourri, par exemple, l’animal, laquelle étant désunie d’avec les parties du corps de celui-ci, s’applique à celles du corps de l’autre, d’où il faut conclurre que la digestion des alimens n’est qu’une desunion de matieres. Ces matieres faisoient des vaisseaux dans les corps des animaux & des plantes, & elles deviennent propres par la digestion à former des vaisseaux dans celui de l’homme. Dira-t-on que les vaisseaux dans une plante ou dans un animal, sont differens de ceux qui composent le corps humain ? Cette varieté n’est qu’apparente, puisqu’elle supose moins une difference de nature que de modification, parce que ce ne sont que des situations changées, des déplacemens differens, de même qu’une laine differemment travaillée, plus ou moins frappée, fait des étoffes differentes. »

Tel est le sentiment de M. Hecquet sur la digestion & la nutrition. Quelques Lecteurs trouveront peut être ce sentiment un peu favorable aux ennemis du Carême, qui diront sans doute que puisque les alimens ne changent point de nature en nourrissant les animaux, que puisque la difference qu’ils prennent alors n’est qu’apparente, il s’ensuit que la chair du bœuf, du mouton, & de tant d’autres animaux qui ne vivent que d’herbes, de fruits & de grains, ne devra non plus être défenduë en Carême que les herbes, les fruits, & les grains dont ils se sont nourris. Cette objection paroît se presenter naturellement ; mais M. Hecquet l’a bien prévûë, comme on le voit par la réponse qu’il fait à la difficulté suivante. Si le chyle, dit M. Astruc, n’est formé que de parties integrantes de pain, de viande, &c. ce chyle ne sera donc qu’un amas de parties de pain, de viande, &c. Je nie la consequence, dit M. Hecquet. Ces parties cessent d’être parties de pain, d’être parties de viande, dés qu’elles en auront perdu le goût, l’odeur, & la couleur. Il est à craindre qu’on n’objecte là-dessus à l’Auteur, que les Cuisiniers sçachant l’art de changer le goût, l’odeur, & la couleur des viandes, jusqu’à les faire méconnoître, peuvent donc en donnant une certaine façon à de la chair de bœuf, de mouton, &c. en faire un mets permis en Carême. Notre Auteur dit que la trituration, dont il prend le parti, auroit beaucoup gagné en d’autres mains, mais que l’avantage n’est que differé ; que si elle se défend aujourd’huy dans les siennes, elle triomphera bientost en d’autres. Ce nouveau Combattant dont il annonce le triomphe, mettra sans doute au rang de ses victoires la solution de ces petites difficultez.

« On demande, poursuit Monsieur Hecquet, d’où vient que les mineraux & les métaux ne peuvent servir à nous nourrir. On en trouvera deux raisons : la premiere, parce que les mineraux n’ayant ni vaisseaux ni sucs semblables à ceux des animaux, ils n’ont ni convenance ni proportion avec les parties de nos corps : la seconde, parce que la nourriture dépendant d’un affinage inimaginable, les mineraux ne peuvent y contribuer en rien… Cette convenance est cependant telle que sans elle la fluidité seroit insuffisante, la digestion n’étant qu’une décomposition qui doit conserver aux substances dissoutes leur caractere & leur qualité naturelle ; de sorte que la nourriture qu’elles operent fait une sorte de revification de sucs déja formez, qui se retrouvent en nature, & qui vont s’unir aux parties qu’ils vont nourrir. Il est donc vrai de dire, continue toujours M. Hecquet, que la digestion est moins une dissolution de principes que de parties integrantes, qui perdant leur forme sans quitter leur nature, restent propres à se corporifier ou à composer des parties semblables à celles dont elle sont comme les décombres ou les débris. Cette idée de la digestion, reprend-il, étant simple, doit la faire connoître pour naturelle, mais cette idée exclut celle de transmutation, qui doit, si on en croit le vulgaire, s’introduire dans le chyle par la digestion, comme si les alimens, en changeant de consistance, devoient changer de nature. Cette metamorphose deviendroit cependant inutile & dangereuse, parce qu’elle ôteroit aux alimens la plus essentielle de leurs proprietez, c’est-à-dire, cette convenance qu’ils tiennent des animaux ou des plantes, & qui les rend capables de nourrir nos corps. La possibilité de cette transmutation paroît donc aussi peu solidement établie que celle des métaux. »

Voilà comme M. Hecquet s’explique sur la digestion & sur la nutrition. Les alimens, selon luy, ne quittent point leur nature en nourrissant les animaux, ils ne changent point de caractere ; ils demeurent réellement ce qu’ils étoient, & ils ne font que changer de consistance, en sorte que l’herbe que broutent les moutons & les bœufs ne fait que prendre une autre apparence, & conserve toujours, en entrant dans la composition du corps de ces animaux, le même caractere qu’elle avoit auparavant. Nous laissons aux Lecteurs à faire là-dessus leurs reflexions, & par rapport à la Physique, & par rapport à la Loy de l’Eglise, dans ce qui concerne l’abstinence ordonnée en Carême. Mais ce seroit manquer à la fidélité d’un Extrait, de ne pas rassembler ici les trois propositions suivantes, qui sont de notre Auteur ; l’une, que la viande renferme des soulfres d’une malignité si grande, qu’il n’y a rien qu’on ne pût dire sur ce sujet contre l’usage de la viande, l’autre, que les alimens (comme nous venons de voir) ne changent point de caractere & de nature, en se convertissant en chyle, en sang, & en nourrissant les parties du corps ; la troisiéme, que le chyle & le sang ne renferment néanmoins ni sels, ni soulfres, soit en santé, soit en maladie.

Nous ne sçaurions suivre l’Auteur plus avant sans nous trop étendre, cet échantillon peut suffire pour donner l’idée qu’on doit avoir de ses raisonnemens. Au reste, nous devons cette justice à M. Hecquet, de reconnoître qu’il n’est point entêté de son systême de la trituration. Il l’est si peu en effet, qu’il ne fait point difficulté de s’expliquer en la maniere suivante sur tout son systême en général, c’est-à-dire tant en ce qui regarde la trituration par rapport à la digestion des alimens, que par rapport aux autres points que nous avons marquez au commencement de cet Extrait. Voici donc comment il parle. « Quand, dit-il, ce ne seroient point des raisons infaillibles que nous avancerions, ce seroient du moins des titres de preference que nous produirions : car tous les systêmes ayant eu leurs seductions, ils demeurent toujours suspects de méprises ; & comme on ne les connoît qu’à l’user, on ne voudroit pas cautionner celui-ci dans l’avenir. Qui sçait si la verité qui s’y montre aujourd’hui à nous, ne se laissera pas appercevoir dans la suite de plus prés encore, ou dans un plus beau jour dans quelque autre ? Car un jour fait leçon à un autre jour, parce qu’une vérité apperçûë ne devient pas aussi-tost manifeste ; il luy faut du temps pour s’éclaircir & sortir de ses nuages. Cependant c’est une vérité pressentie. » Il ajoute dans la réponse à M. Astruc, que le systême de la digestion par élixation, qui est une doctrine où l’on ne reconnoît nullement la trituration pour cause de la digestion des alimens, est un systême qui a réglé avec succès la pratique des Anciens. Il faudroit être bien peu équitable, si aprés ces paroles, on accusoit M. Hecquet d’être trop prévenu en faveur de la trituration.