De la Tyrannie/Si un peuple qui ne sent pas la tyrannie, la mérite ou non

Traduction par Merget.
Molini (p. 174-179).

CHAPITRE SIXIÈME.

Si un peuple qui ne sent pas la tyrannie, la mérite ou non.


Un peuple qui ne sent pas le poids de l’esclavage, est parvenu à un tel degré d’abrutissement, qu’il ne conçoit aucune idée de liberté politique. Cependant, comme la privation totale de sentiment naturel ne provient pas des individus, mais seulement des préjugés qui se sont tellement enracinés dans leur cœur, qu’ils sont parvenus à étouffer jusqu’au plus petit rayon de la raison naturelle, l’humanité exige que l’on déplore une telle erreur, sans abandonner tout-à-fait ce peuple méprisable, et déjà si méprisé. Né dans l’esclavage, de pères et d’ayeuls esclaves, d’où pourrait-il jamais avoir reçu aucune idée de liberté primitive ? Cette idée, me dira-t-on, n’est-elle pas naturelle et innée dans le cœur de l’homme ? Sans doute, mais combien d’autres choses, non moins naturelles, ne sont-elles pas affaiblies, ou effacées entièrement en nous, par l’éducation, par l’habitude, ou par la richesse ?

Dans la république romaine, où tout Romain naissait citoyen, et se croyait libre, il y avait cependant parmi les peuples subjugués quelques esclaves, qui ne pouvaient pas méconnaître leur servitude, puisqu’ils avaient chaque jour, sous leurs yeux, la certitude de la liberté de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils étaient esclaves, mais ils se croyaient nés pour l’être, et cela, par la raison qu’ils étaient élevés et forcés depuis plusieurs générations à se croire tels. Or, si dans le sein même de la plus éclatante liberté politique qui ait existé sur le globe, ces hommes ignorans et avilis, croyaient que la nature les avait dévoués seuls à l’esclavage, doit-on s’étonner si dans les tyrannies actuelles, où l’on ne prononce pas même le nom de liberté, tous ceux qui y naissent se croient, avec raison, des véritables esclaves ; ou pour mieux dire, ne connaissant aucune liberté, ils ne peuvent pas avoir une idée précise de leur servitude.

Les peuples actuels méritent plus notre compassion que la haine ou le mépris. Ils sont innocemment, par seule ignorance et sans le savoir, les complices du crime de la servitude, de ce crime dont ils supportent la peine la plus grande et la plus terrible. Les hommes pensans doivent courageusement imprimer le sceau du mépris et de l’infamie, ou toute autre marque plus avilissante encore, sur le front de ces hommes qui, n’étant ni ignorans, ni tout-à-fait sans moyens, savent très-bien qu’ils sont esclaves sous la tyrannie, et qui, cependant, trahissent honteusement, chaque jour, la vérité, leurs devoirs et ceux de la société, pour venir se jeter à l’envi aux pieds du tyran, le flatter, l’honorer, le défendre et tendre une tête soumise à son joug infâme ; et quel est le but de ce pacte affreux ? si ce n’est celui de redoubler les liens du peuple malheureux et innocent, auprès duquel, pour parvenir à leurs intentions criminelles, ils deviennent, avec une adresse perfide, les ardens propagateurs de toute espèce d’ignorance funeste.

Et poussant plus loin cette différence très-importante, qui existe entre la partie des esclaves, qui, sous la tyrannie, se fait instrument d’oppression, et cette autre partie qui en devient la victime sans savoir pourquoi, j’ose avancer une assertion qui paraîtra peut-être invraisemblable à plusieurs, mais que je crois cependant fondée sur la vérité. La voici : c’est que de la fidélité même, de l’aveuglement et de la grande opiniâtreté, avec lesquels les peuples défendent leur tyran, on peut tirer la juste conséquence qu’ils feraient autant et plus d’efforts pour leur liberté, si, dès leur berceau, au lieu du nom de tyran, on leur eût appris à révérer religieusement, et comme une chose sacrée, le nom de la république.

Le vice donc de la tyrannie comme le plus grand opprobre de l’esclavage ne résident pas dans le peuple, qui, sous tous les gouvernemens, est toujours la classe la moins corrompue ; mais ce vice et cet opprobre résident entièrement dans ceux qui le trompent. Pour preuve de cela, que l’on observe que toutes les fois que le tyran sort des bornes de ce système que la stupidité des hommes s’est habituée à supporter, le plus bas peuple est toujours le premier, et le plus souvent, le seul qui ose témoigner le ressentiment des injures causées par l’abus de la puissance. Ce peuple, cependant, dans sa profonde ignorance, regarde bêtement le tyran presque comme un dieu. Les derniers, au contraire, à ressentir l’offense et à chercher à s’en venger, quoiqu’elle frappe particulièrement sur eux, sont ceux de la classe la plus illustre, les hommes qui approchent de plus près le tyran, et qui doivent être cependant convaincus, par des preuves indubitables, qu’il ne mérite pas la qualité d’homme.

C’est pourquoi je conclus que, sous la tyrannie, les hommes qui méritent les chaînes de l’esclavage, sont ceux qui ont senti dans leurs cœurs des idées de liberté, et qui, au lieu de tenter de la reconquérir par force ou par adresse, en excitant les autres à la reprendre, préfèrent la servitude à la liberté, se glorifient des marques honteuses de leur infamie, et forcent, par tous les moyens qu’ils peuvent employer, le reste de leurs semblables à porter le même joug.