De la Tyrannie/Par quel gouvernement il conviendrait de remplacer la tyrannie

Traduction par Merget.
Molini (p. 185-195).

CHAPITRE HUITIÈME.

Par quel gouvernement il conviendrait de remplacer la tyrannie.


Déja j’entends s’élever autour de moi mille et mille objections. Je ne répondrai qu’à celle-ci. « Il est plus facile, me dira-t-on, de blâmer et de détruire, que de rectifier et de créer ; que tous ceux qui ne sont pas tout-à-fait stupides, savaient bien auparavant que la tyrannie était un gouvernement vicieux et exécrable par lui-même ; qu’il était inutile de démontrer cette vérité aux imbécilles ; que l’histoire prouve l’instabilité des gouvernemens libres ; qu’il était donc entièrement inutile de démontrer qu’on ne doit pas souffrir la tyrannie, si on n’enseigne en même-temps des moyens infaillibles pour éterniser la liberté. »

Ces objections et autres semblables, dont je pourrais remplir inutilement les pages de ce livre, sont aussi faciles à faire, qu’elles sont difficiles à combattre. Quant à la première, cependant, je répondrai, sans m’y arrêter beaucoup, que je ne crois pas inutile de démontrer à ceux qui ne sont pas tout-à-fait stupides, non pas que la tyrannie est un gouvernement exécrable et vicieux en lui-même, puisqu’ils disent qu’ils le savent, mais que l’espèce de gouvernement sous lequel ils vivent et qu’ils chérissent, sous le nom de monarchie, n’est autre chose qu’une tyrannie entière et parfaite, accommodée aux temps, non moins insultante et non moins pesante pour les hommes, que toute autre tyrannie ancienne ou asiatique, mais fondée beaucoup plus solidement sur une base plus durable, et dès-lors plus funeste.

Je devrais répondre d’une manière plus étendue à la seconde objection. Lorsque j’ai démontré quel était le mal, quels en sont les causes, les moyens, et en partie les effets, j’ai certainement dit tacitement quel doit être le bien qui est immédiatement le contraire du mal. On me demandera peut-être :

« Si on parvenait à extirper la tyrannie dans quelque partie importante de l’Europe, comme, par exemple, en Italie, quelle serait la forme de gouvernement que l’on pourrait y introduire, pour ne pas retomber, après quelque temps, sous la tyrannie d’un seul ou de plusieurs » ?

Si je devais répondre à cette objection avec la modestie et la conscience de la faiblesse de mes forces, je dirais que, si l’Italie se trouvait dans de telles circonstances, les italiens qui alors auraient étudié, avec le plus de soin, tout ce qui a été découvert depuis Platon jusqu’à nos jours, par tant d’hommes célèbres, touchant la forme de gouvernement la moins vicieuse ; ces italiens d’alors qui seraient le plus versés dans la science de l’histoire des divers pays et de leur siècle, dans la connaissance de la nature, du caractère, des mœurs et des passions des peuples ; ces hommes seuls pourront alors, avec prudence, pourvoir à ce qu’il y aura de mieux à faire, c’est-à-dire, de moins mauvais.

Si je voulais, au contraire, répondre avec présomption à cette demande, je me verrais forcé de mettre la main à un autre ouvrage, que je devrais intituler : de la république, dans lequel je devrais traiter, avec méthode et précision, une matière si importante. En supposant même que j’eusse le talent, les lumières et la science nécessaires pour cette entreprise, il faudrait néanmoins, pour ne pas me faire donner gratuitement, au premier abord, le nom de fou, que je protestasse en tête du livre, qu’il est impossible aux hommes de rien établir de parfait et d’inaltérable. Et comment, en effet, établir cette inaltérabilité dans les choses de cette nature, qui demandent constamment des efforts de vertu, malgré l’impulsion continuelle de la nature humaine, toujours inclinée au bien des individus, et dès-lors, au mal de tous ou de la majorité, et qui pour cela diminuent chaque jour et se corrompent elles-mêmes ? Je serais encore forcé, dans ma préface, d’ajouter que tel système de lois qui convient à un état, très-souvent ne convient point à un autre ; que ces lois, qui s’adaptent très-heureusement à l’établissement d’un nouvel ordre de choses, n’ont plus assez de force dans la suite, et finissent par entraver le mouvement de la machine politique ; qu’il faut les changer selon les modifications qu’éprouvent les hommes, et les mœurs et les temps ; et qu’enfin, il est aussi nécessaire de les changer, qu’il est impossible de prévoir ce moment, et difficile de l’exécuter à temps. Je serais contraint d’exposer, d’une manière préparatoire, mille autres choses semblables dans la préface de ma République, qui, pour avoir été dites avant moi, mieux que je ne le dirais, principalement par le profond Machiavel, deviendraient tout-à-fait inutiles, et contre l’intention de l’auteur, une démonstration, précoce de l’inutilité de ce livre : et quand même cette théorie de république serait, aux yeux de tous, sage, raisonnée et convenable, aux temps, aux lieux, aux religions, aux opinions et aux mœurs diverges, elle ne serait jamais mise à exécution dans aucun endroit de la terre, sans y recevoir d’un sage législateur les nombreux changemens et les modifications qui seraient nécessaires pour une société donnée, qui sûrement doit différer en quelque chose des suppositions du législateur idéal. Mais encore lorsqu’une telle république écrite serait adaptée dans son entier à quelque peuple, toute la sagesse humaine ne parviendrait jamais à y établir un gouvernement tel que le hazard, c’est-à-dire, un événement imprévu, n’eût pas la force de pouvoir le rendre mauvais, comme aussi de l’améliorer, de le changer ou de le détruire tout-à-fait.

On pourrait donc m’accuser d’un fol orgueil, si je me chargeais d’une telle entreprise, lorsque je sais d’avance que, quand je pourrais me flatter de dire des choses neuves, mon livre n’en serait pas moins inutile. Cependant un tel orgueil serait excusable, quoique déplacé, s’il n’avait pas seulement pour but une sotte gloire littéraire et législative ; mais s’il n’était simplement que l’expression vertueuse d’un bon citoyen, comme tel alors, il ne serait pas tout-à-fait dépourvu d’utilité.

De tout ce que j’ai jusqu’à présent exposé à mes lecteurs, il pourrait, si je ne m’abuse, en résulter ce bien, que si une république naissante pouvait s’élever de nos jours, ou dans les temps à venir, sur les ruines de quelque tyrannie renversée, elle devrait prendre garde à éteindre ou à diminuer, autant qu’il sera possible, l’influence pestiféré des causes nombreuses de la servitude passée, que j’ai discutées amplement dans le premier livre. On peut croire que cette république naissante parviendrait à obtenir quelque poids et quelque autorité ; et s’il est vrai, que j’ai démontré distinctement comment la tyrannie est organisée, j’ai peut-être indirectement démontré comment on doit constituer une république : et le premier de tous les remèdes contre la tyrannie, quoiqu’il soit lent et silencieux, c’est de la sentir ; et la majorité ne peut point la sentir vivement, quoiqu’elle en soit accablée, lorsque le petit nombre d’hommes forts n’ose pas la dévoiler toute entière.

Mais autant l’impétuosité, l’audace et pour ainsi dire, une indignation sacrée, sont nécessaires pour dévoiler, combattre et détruire la tyrannie, autant une prudence sans passions et désintéressée, est nécessaire pour rebâtir sur ces ruines ; d’où il arrive que le même homme peut difficilement être propre également à ces deux entreprises, si diverses dans leurs moyens, quoiqu’allant toutes deux au même but. Et ici, par amour pour la vérité, je suis obligé de dire, en passant, que les opinions politiques, comme les opinions religieuses, ne pouvant pas se changer totalement, sans employer beaucoup de violence, tout nouveau gouvernement est, au commencement de sa marche, souvent forcé à être cruellement sévère, et quelquefois injuste, pour convaincre ou pour contenir par la force ceux qui ne désirent, n’aiment, ne comprennent, ni ne veulent d’innovations, quoique justes et salutaires. J’ajouterai que pour plus grand malheur, dans les choses humaines, la violence et quelques injustices apparentes sont quelques fois plus nécessaires, pour poser les bases d’un gouvernement libre sur les ruines d’un gouvernement tyrannique, que pour élever la tyrannie sur les ruines de la liberté. La raison en est claire. La tyrannie ne se met à la place de la liberté qu’avec une force effective, et tellement prépondérante que les menaces seules suffisent pour contenir l’universalité ; et tandis que d’une main elle fait briller le fer exterminateur, de l’autre elle répand à pleines mains cet or qu’elle a arraché avec ce même fer. Ainsi, après avoir détruit quelques chefs du peuple, après en avoir corrompu quelques-uns, qui étaient déjà dépravés et préparés à l’esclavage, le reste obéit en silence. Mais la naissante liberté, combattue avec un acharnement cruel par le grand nombre de ceux qui s’engraissaient de la tyrannie, froidement soutenue par le peuple qui, léger par sa nature, et pour ne point avoir goûté la liberté, ne la connaît qu’à peine et n’en sait pas tout le prix ; l’amour de la naissante liberté, cette flamme divine et incomparable, qui ne brûle dans toute sa grandeur et toute sa pureté, que dans quelques cœurs choisis, en sort pour aller échauffer les cœurs glacés de la multitude ; et ensuite, par quelque circonstance heureuse, parvient à prendre quelque consistance : et pour ne pas perdre l’occasion de lui faire jeter de profondes racines, on se trouve dans la nécessité d’abattre l’orgueil de tant de fauteurs de la tyrannie, qui, ne pouvant plus redevenir citoyens, s’efforcent d’empêcher les autres de chérir et de respecter la liberté ; déplorable nécessité à laquelle Rome, cette maîtresse heureuse de tant d’exemples sublimes, eut le bonheur de n’être presque point sujette ; peut-être par l’impulsion généreuse vers la liberté qu’elle reçut du spectacle terrible des fils de Brutus, condamnés à la mort par leur père, pour cette liberté qui la rendit pendant plus de trois siècles, si grande et si heureuse.

Retournant maintenant à mon sujet, je conclus et ce chapitre et mon ouvrage, en disant que n’y ayant point d’autre remède définitif que la volonté et l’opinion universelle ; et cette opinion ne pouvant se changer que lentement et incertainement, par le seul moyen de ceux qui pensent, sentent, raisonnent et écrivent ; le plus vertueux, citoyen, le plus ami des mœurs, le plus humain, se trouve forcé à désirer, dans son cœur, que les tyrans eux-mêmes, en passant toutes les bornes raisonnables, changent promptement cette opinion universelle et cette volonté ; et si à la première vue un tel désir paraît inhumain, inique et même criminel, que l’on considère que les changemens très-importans ne peuvent avoir lieu parmi les hommes, comme je l’ai déjà dit, sans des maux et des dangers certains ; et que ce n’est qu’au milieu de beaucoup de sang et de larmes, et jamais autrement, que les peuples passent de l’état de servitude à celui de liberté, et beaucoup plus que lors qu’ils passent de la liberté à l’esclavage. Un très bon citoyen peut donc, sans cesser d’être tel, désirer ardemment ce mal passager, qui détruit, d’un seul coup, un nombre infini de maux, aussi grands et beaucoup plus durables, lorsqu’il doit en naître un bien plus grand et plus permanent ; ce désir, enfin, n’a rien en soi de criminel, puisqu’il n’a d’autre but que l’avantage véritable et durable de tous. Alors il arrive un jour où ce peuple, autrefois opprimé et avili, devenu libre, heureux et puissant, finit par bénir ces massacres, ces violences, ce sang, par le moyen desquels il est parvenu, après plusieurs générations d’esclaves et au milieu d’êtres corrompus, à se créer, enfin, une illustre génération d’hommes libres, grands et vertueux.


FIN.