De la Tyrannie/Du faux honneur

Traduction par Merget.
Molini (p. 93-102).

CHAPITRE DIXIÈME.

Du faux honneur.


Si les tyrannies anciennes ressemblent aux modernes en ce qu’elles ont également la peur pour base, la milice et la religion pour moyens, les modernes diffèrent en quelque chose des anciennes, en ce qu’elles ont dans le faux honneur et dans la noblesse héréditaire un soutien qui peut les faire durer éternellement. Je vais donc parler de ce faux honneur. — Je réserverai un chapitre à part pour la noblesse qui le mérite bien à tous égards.

L’honneur, ce nom déjà tant de fois défini par tous les peuples, et dans tous les temps si diversement interprêté, et à mon avis indéfinissable, je l’établirai simplement par ces mots : le désir et le droit d’être honoré par le plus grand nombre, et je distinguerai le faux du vrai, en appellant faux ce désir d’honneur, qui n’a pas pour motif et pour base la vertu de celui qui veut être honoré, et l’utilité véritable de ceux qui honorent. J’appellerai véritable, au contraire, ce désir d’honneur qui ne se fonde sur d’autre base et d’autre raison que la pratique nécessaire de la vertu. Ces principes posés, examinons quel est l’honneur sous les tyrannies, qui le professe, à qui il sert, de quelle vertu il prend naissance, et quel est le bien et l’utilité qui en résultent.

L’honneur, sous la tyrannie, se vante lui-même, comme la seule impulsion légitime qui détermine tous ceux qui prétendent ne point agir par peur. Le tyran n’est pas fâché de voir que la peur cachée sous un autre nom, produise néanmoins à son profit les mêmes effets et de plus grands encore ; il doit donc seconder par tous ses moyens cette vulgaire opinion. Avec le simple nom d’honneur qu’il a toujours sur les lèvres, il réussit à déterminer ses sujets à des entreprises grandes et courageuses, qui seraient vraiment honorables si elles n’étaient faites pour son seul avantage et contre l’intérêt public. Mais si l’honneur veut dire : le droit d’être vraiment honoré des hommes bons et honnêtes, comme utile à la société, et si la vertu seule peut être la base d’un tel droit, comment le tyran ose-t-il proférer un tel nom ? Ses sujets le répètent d’après lui ; mais si leurs désirs et leurs droits à l’honneur se fondaient sur la pratique de la véritable vertu, pourraient-ils servir un tyran, lui obéir et le défendre lorsque son essence est de nuire à tous ? Et nous-mêmes, esclaves modernes, lorsque nous voulons rappeller à la mémoire les noms justement honorés depuis plusieurs siècles par des peuples divers, et qui connaissent le véritable honneur, faisons-nous mention d’un Miltiade, d’un Themistocle, d’un Régulus, ou bien d’un Spitridate, d’un Séjan, ou quelque autre fier esclave d’un tyran ? Nous-mêmes donc, et sans nous en apercevoir, en honorant au suprême degré ces hommes libres, grands, justement honorables et honorés, nous prouvons manifestement que le véritable honneur était celui qu’ils connaissaient, et que le nôtre, qui lui est en tout opposé, est le faux, puisque nous oublions la mémoire de ces prétendus grands par la tyrannie.

Mais si l’honneur, sous les tyrannies, est vraiment le faux honneur, et si en s’identifiant avec la peur, il devient le principal ressort d’un tel gouvernement, il doit en résulter, et il en résulte en effet de faux principes et de très-fausses conséquences. L’honneur ordonne, sous la tyrannie, que jamais on ne manque de foi au tyran. Dans la république, l’honneur impose comme un devoir, de tuer quiconque veut se faire tyran. Pour juger lequel de ces deux honneurs est le véritable, examinons un peu quelle est la foi que l’esclave ne doive pas violer envers le tyran. Rompre la foi donnée est une chose qui doit déshonorer l’homme sous toute espèce de gouvernement ; mais cette foi doit être librement jurée, point arrachée par la violence, point maintenue par la terreur, point illimitée ; point aveugle, point héréditaire, et sur toute chose, cette foi doit être réciproque. Chaque tyran moderne, en posant sur son front la couronne de son père, a aussi juré une foi quelconque à ses sujets, qui, déjà annullée et violée par ce père, le sera doublement et également par lui. Le tyran est donc de nécessité toujours le premier à être parjure et déloyal. Il est donc le premier à fouler aux pieds son propre honneur, et avec lui toute autre chose. Et ses sujets perdraient leur honneur en rompant la foi qu’un autre a déjà manifestement détruite ? La prétendue vertu en ce cas, assez fréquente dans les tyrannies, est donc directement en opposition avec le véritable honneur, puisque si un individu manque de foi à un autre, l’honneur même des tyrannies impose de la lui faire observer par force et de venger par ce moyen le mépris qu’il a montré en violant la foi qu’il avait jurée. Il est donc prouvé que l’honneur qui commande de conserver respect, amour et foi à qui ne conserve pas, ou peut impunément ne conserver aucune de ces trois choses à personne, est le faux honneur. De ce faux honneur naît ensuite la conséquence plus fausse encore, qu’on doit croire légitime, inviolable et sacrée cette autorité que l’honneur même force à maintenir et à défendre.

C’est de cette manière que sous la tyrannie les noms de toutes les choses se dénaturent et se confondent, et que les caprices du tyran, rédigés et intitulés du nom sacré de lois, se respectent et s’exécutent comme telles. C’est ainsi qu’on donne ridiculement le nom de patrie à cette terre où l’on reçoit le jour sous la tyrannie, parce qu’on ne pense pas qu’il n’y a réellement de patrie que lorsque l’homme exerce librement sous la protection de lois invariables, les droits sacrés que la nature lui a donnés. C’est encore ainsi, que sous la tyrannie on ose donner le nom de sénat à un assemblage informe de vieillards choisis par le prince, revêtus de pourpre, et spécialement savans dans l’art de la servitude[1]. C’est ainsi enfin, que dans la tyrannie on appelle du nom sacré d’honneur l’impossibilité démontrée d’être justement honoré par les bons comme d’être utile à la société.

Mais pour nous assurer davantage que notre honneur n’est pas le véritable, comparons-le un peu plus précisément à celui des républiques antiques dans ses causes, dans ses moyens et dans ses effets, et alors nous rougirons bientôt de proférer un tel nom ; et en disant que nous ne connaissons pas toute sa valeur, nous excuserions du moins par une telle ignorance une grande partie de notre infamie. L’honneur antique commandait aux peuples libres de sacrifier leur vie pour la liberté, c’est-à-dire, pour le plus grand avantage de la société. L’honneur moderne nous ordonne de donner la vie pour un tyran, c’est-à-dire, pour celui dont l’essence est de nuire à tous. Il voulait cet antique honneur, que les injures privées cédassent toujours devant les injures publiques. L’honneur moderne veut qu’on passe sous silence les injures publiques, et qu’on venge cruellement les injures privées. Le premier voulait que ses adorateurs conservassent amour et foi inviolable à la patrie seule, le nôtre seulement au tyran ; et je ne finirais pas si je voulais faire voir combien les préceptes de l’un et de l’autre sont différens entre eux.

Mais les moyens pour être honoré non moins des peuples esclaves que des peuples libres, sont toujours le courage et une certaine vertu ; avec cette grande différence, au moins, que l’honneur dans les républiques, dégagé de toute espèce d’intérêt particulier, se sert de récompense à lui-même. Dans les tyrannies, cet honneur employé au service du tyran, est toujours souillé par la faveur ou les récompenses ; et ces récompenses, plus ou moins distribuées par le prince, accroissent, diminuent, ou même lorsqu’elles sont refusées totalement, éteignent tout-à-fait l’honneur dans le cœur de ses esclaves. Les conséquences de ces deux honneurs bien différens sont très-faciles à déduire. Liberté, grandeur d’âme, vertus domestiques et publiques, le titre et l’heureux état de citoyen ; voilà quels étaient les doux fruits de l’honneur antique. Tyrannie, férocité inutile, vile cupidité, esclavage et crainte ; voilà incontestablement quels sont les fruits amers de l’honneur moderne. Les Grecs et les Romains étaient enfin les enfans de l’honneur véritable et bien dirigé. Tous les peuples actuels de l’Europe (excepté les Anglais) sont les fils du faux honneur moderne. En comparant entre eux, ces peuples, les différens degrés de bonheur et de puissance qu’ils ont acquis, les grandes choses qu’ils ont faites, la renommée qu’ils obtiennent et celle qu’ils méritent, on parvient à avoir une mesure juste et parfaite de ce que peut dans le cœur de l’homme l’amour sublime du véritable honneur, sur-tout lorsque ce désir ardent est bien dirigé et nourri par un gouvernement sage et libre, ou bien lorsqu’il est diminué et entravé par un gouvernement tyrannique.

« Mais, me dira-t-on, que le principe soit bon ou mauvais, le sacrifice que l’on fait de sa vie pour maintenir la foi donnée, l’exposer pour venger des injures privées, tout ceci suppose certainement une grande vertu ». Je ne nie pas que sous les tyrannies il n’y ait beaucoup de personnes nées pour la vertu, et capables de l’exercer. Je regrette seulement de voir cette vertu faussement employée à soutenir et défendre ce vice, et par là, à se dénaturer et à se détruire elle-même. Et quel est l’écrivain politique qui osera appeller vertu un effort, quelque grand qu’il soit, qui au lieu de servir au bien public, doit produire le mal général et la prolongation des malheurs publics ?

Mais pourquoi donc ces hommes si pleins de courage et de faux honneur, prodiguent-ils leur vie pour le tyran ? Pourquoi ne la sacrifient-ils pas, cette vie, avec plus de raison et de vertu, pour lui arracher la tyrannie ; et quelle valeur inutile, puisqu’il n’en résulte aucun bien que cette valeur farouche avec laquelle, sous la tyrannie, on venge ses offenses privées ? Pourquoi ne l’emploie-t-on pas tout entière contre le tyran, qui ne cesse pas un moment d’outrager la société de la manière la plus épouvantable ? Et cette foi aveugle que l’on conserve si opiniâtrement envers l’ennemi de tous, pourquoi ne la jurerait-on pas, et ne la conserverait-on pas avec la même ténacité et une vertu plus éclairée pour le maintien des droits sacrés de l’homme, si souvent violés ?

Il est donc évident que sous la tyrannie, les individus sont réduits, quelque impulsion qu’ils aient reçue de la nature vers les grandes choses, à suivre les lois du faux honneur, toutes les fois qu’ils ne sauront pas et qu’ils n’oseront fouler aux pieds l’honneur moderne, pour se revêtir de la dignité de l’honneur antique.


  1. Peut-on déshonorer ainsi la gloire de ces anciens sénateurs Romains, de ces défenseurs de la liberté, en donnant leurs noms aux défenseurs de la tyrannie ?