De la Monarchie représentative en Italie/01

DE LA
MONARCHIE REPRESENTATIVE
EN ITALIE

I.
CHARLES ALBERT ET CESAR BALBO



Le principal obstacle moral à une renaissance de l’Italie n’est pas sa faiblesse présente, mais plutôt sa grandeur passée. La mémoire des suprématies guerrières ou religieuses qui ont surgi de ce sol fécond et dominé le reste du monde exerce encore aujourd’hui sur les peuples italiens une sorte de fascination qui les rend immobiles. On devine des regrets dans leurs espérances ; ils se sont fait de leur merveilleuse histoire un rêve perpétuel et les préoccupations de la politique de chaque jour ne les ont jamais complètement éveillés. Au lieu de se sentir cheminer sur une ligne indéfinie, ils paraissent considérer la destinée du genre humain comme un cercle inégalement éclairé, dont ils désirent une nouvelle évolution pour retrouver des jours moins sombres. Les autres peuples ont leur physionomie propre, leur caractère déterminé ; l’idée qu’ils comportent est unique, et leur œuvre est circonscrite par les bornes de leur développement spécial. L’Italie au contraire a vu s’élever et mourir en elle les civilisations de toute l’Europe du passé, et les gloires dont a resplendi ce climat y ont laissé des tracés encore lumineuses. Les commotions qu’elle éprouve de nos jours sont en partie la vibration prolongée des secousses qui l’agitèrent dans les temps anciens. Pas une des idées enfantées par l’antiquité et le moyen âge n’est morte entièrement dans la péninsule ; pas un des peuples d’autrefois n’y manque de représentans. Deux utopies caressées jadis par les plus grands esprits, la monarchie et la république universelle, y comptent plus que jamais des partisans dévoués. Tandis qu’ailleurs l’histoire n’appartient qu’aux érudits, elle est en Italie comme une partie intégrante de l’âme populaire : le paysan voue un culte à Néron, le brillant conducteur de chevaux ; certains moines d’Assisi ou du Mont-Cassin songent à continuer l’épopée de Grégoire VII ; Gênes est la même qu’au temps où ses marchands furent anoblis par le salut de Charles-Quint : « Bonjour, marquis. » Milan reprendra demain l’impresa de la ligue lombarde du XIIe siècle ; les croisades, les guerres navales contre les Turcs, ne sont pas plus effacées dans les cœurs vénitiens que l’or byzantin aux lourdes coupoles de Saint-Marc ; Ancône, rivale heureuse des lagunes, à demi comblées par les sables, épie l’Orient ; Naples a croisé son sang avec celui de la vieille Espagne, et contemple encore les horizons où tant de galions apparaissaient jadis. Je ne sais enfin quelle âme de la vieille Grèce anime les populations incultes des rivages qui regardent l’Afrique, depuis la vieille Tarente jusqu’au rocher nu de Gallipoli. Au milieu de toute cette pourpre en lambeaux, Rome, ruine parmi des ruines, jette encore au monde son défi canonique, et réclame, au nom du catholicisme, la suzeraineté sur toutes les puissances.

Tout ce mélange de grandeur et de néant empêche les Italiens de jeter les bases toujours humbles et modestes d’une destinée nouvelle. Tandis qu’ils s’éprennent de gigantesques chimères, l’Europe, attentive et peu empressée, hésite à croire à leur vertu, à leur pouvoir de reconstruire. Au commencement de ce siècle, la poésie qui plane sur les grands écroulemens avait trompé les faiseurs de conjectures ; aux yeux des politiques sensés, rien ne remuait plus sous ces décors d’une scène détruite, et les derniers des Latins ne devaient être désormais que des gardiens de musées, des montreurs de paysages. Les cérémonies de Saint-Pierre de Rome devenaient elles-mêmes une curiosité : partout on faisait voir à prix d’argent que l’Italie était belle.

Cette inertie morale n’était qu’apparente. Un élément d’activité jusqu’alors inaperçu se révéla, sous la domination française, dans l’esprit des Italiens. Tandis qu’une aristocratie peu nombreuse perdait son temps à bouder, que le peuple, ignorant et fanatique, repoussait les innovations qu’il prenait pour des dons perfides des armes étrangères, la classe moyenne donnait peu à peu au caractère national une consistance nouvelle. Soit qu’elle acceptât des fonctions du gouvernement impérial, soit qu’elle restât seulement spectatrice attentive des événemens, elle acquit à un certain degré le sens pratique qui lui avait fait défaut au dernier siècle. Quelques écrivains témoignèrent, quoique sous des formes exclusivement poétiques, d’un réveil intellectuel très remarquable ; pour traduire convenablement les idées vives et hardies qui étaient dans l’air, on se mit à chercher le secret perdu de la langue, riche et précise à la fois, des maîtres du moyen âge ; les écoles furent fréquentées, malgré la guerre, par une jeunesse empressée ; partout enfin l’on montra de la volonté, du sentiment, de l’enthousiasme. Cette rénovation était surtout indiquée par deux symptômes : l’intérêt que l’on prenait plus généralement aux affaires, et la facilité avec laquelle on se montrait prêt et disposé aux sacrifices et aux travaux exigés par le bien public. En somme, où tendaient ces manifestations ? L’Italie allait-elle à l’unité, à la liberté, à l’indépendance ? Par où se préparait-elle à commencer ce triple travail de réorganisation ? Nul ne pouvait le dire, tant qu’un gouvernement libre manquait à l’Italie. Aujourd’hui ce gouvernement existe à Turin.

Le peuple piémontais a participé dès le premier jour à l’émotion inquiète qui règne en Italie depuis 1815 ; il a donné naissance aux écrivains qui transformèrent en principes fixes et en préceptes de conduite rationnels les aspirations vagues et passionnées des Italiens. Un triumvirat illustre, — César Balbo, Maxime d’Azeglio, Gioberti, — parla le premier, au nom de la patrie commune, un langage plein de raison, de calme et de mesure. Ces habitans d’un climat tempéré semblaient faits pour retremper et pour fortifier des âmes méridionales, en les façonnant à ces habitudes de simplicité, de vigueur, de sévérité, qui donnent aux races du nord leur principale valeur.

S’armant à la prussienne en attendant d’être régi à l’anglaise, le Piémont s’apprêtait à prendre la direction morale du mouvement qu’il contient et modère aujourd’hui ; il donnait déjà à ses voisins un exemple de modération et de prévoyance par le soin qu’il prenait d’éviter, sous l’absolutisme, un abaissement humiliant aussi bien qu’une révolte imprudente. Son infériorité historique, son obscurité passée, le préservaient des folles présomptions ; la conscience qu’il avait de sa petitesse, jointe à une ambition nationale très vive, était un gage précieux de sa prospérité future. Aujourd’hui qu’il a acquis une certaine importance en Europe, il est utile de rechercher comment se sont développés chez lui les élémens du régime représentatif auquel il doit une meilleure destinée. Le suivre dans les phases diverses qu’il a traversées depuis quarante ans, n’est-ce pas acquérir de justes idées sur l’Italie contemporaine ? Le but que le Piémont poursuit en effet, les obstacles qu’il rencontre, sont les mêmes pour toute la péninsule ; d’un autre côté, fidèle approcher l’union entre tous les Italiens, entre tous ceux qu’il regarde comme des compatriotes, l’obligation qu’il s’impose, c’est d’exprimer sans cesse les volontés communes.

Ainsi deux sujets d’étude s’offrent à l’historien dans la question italienne. Le Piémont, d’une part, sollicite et mérite une attention particulière ; il exerce une influence heureuse sur les groupes qui se trouvent autour de lui. À force de calme et de logique, il se concilie l’estime des puissances dans une entreprise romanesque à certains égards, où le sentiment national, chose indifférente aux diplomaties, constitue en définitive le fond du procès. Au-delà de cette petite Italie d’avant-poste, qui combat audacieusement pour le régime parlementaire, on devine, sans la bien connaître, une Italie remuante et confuse, qui semble frappée d’incapacité par le dérèglement de son admirable génie. Nous allons essayer de saisir les traits communs de ces deux aspects importans, ou plutôt nous allons observer dans ce Piémont, dont l’amphithéâtre alpestre fait écho à tous les bruits italiens, la croissance des institutions représentatives, but provisoire de ses efforts, instrument futur de la renaissance espérée. Le drame qui agite la péninsule depuis quarante années sans résultat général se développe en Piémont, pendant la même période, d’une manière uniforme et régulière. La question de liberté, la question d’indépendance, la question religieuse, y sont traitées tour à tour par l’expérience et par la discussion. Les souverains qui voudraient être indépendans, les peuples qui voudraient être libres, l’Autriche et Mazzini, qui aspirent chacun de son côté à une unité différente, et le pape enfin, ballotté entre les uns et les autres, — tous ces personnages d’une action bien plus vaste que le théâtre où elle se produit paraissent sur la scène piémontaise, et il est facile de les y observer dans leurs luttes comme dans leurs accords.


I

La maison de Savoie, au XVIIIe siècle, figurait à peine dans les affaires européennes, après avoir fait quelque bruit au moyen âge et mis, selon l’expression d’Emmanuel-Philibert, son grain dans la balance à chaque querelle du roi de France et de l’empereur. Elle s’était repliée sur elle-même, et après quelques travaux d’organisation intérieure que Charles-Emmanuel III fut le dernier à ordonner, elle avait abdiqué toute prétention à être remarquée. Son armée de vingt-cinq mille hommes, presque aussi nombreuse que le clergé du royaume, était non moins pacifique à coup sûr. Que Joseph II à Vienne et Léopold en Toscane s’appliquassent à ces réformes ecclésiastiques que César Balbo trouvait admirables ; que Joseph de Maistre, après comme avant la restauration, jurât à l’Autriche une éternelle inimitié, l’administration et la diplomatie des princes piémontais ne leur témoignaient ni répulsions ni sympathies. Incapables de s’élever jusqu’à Montesquieu, ne demandant même à Machiavel que les conseils négatifs dont leur inertie pouvait s’accommoder, ils disaient le dernier mot de leur politique intérieure et extérieure lorsqu’ils adoptaient cette paresseuse devise : silence et prudence. Comme si cette race souveraine se fût épuisée dans les lents efforts qui l’avaient conduite à la royauté, elle allait finir comme la maison de Bourbon, sa parente, dans la personne de trois frères sans héritiers, et sa disparition s’annonçait par une décrépitude évidente. Impuissante à rajeunir des institutions politiques qui avaient vieilli avec elle, la descendance directe des anciens comtes de Maurienne végétait dans l’imprévoyance et l’inaction, indifférente à un avenir qui ne lui appartenait pas, livrée au repos absolu, qui était devenu pour elle une condition indispensable d’existence. Son séjour en Sardaigne durant le consulat et l’empire fut comme un mauvais rêve dont elle voulut, à son retour, effacer jusqu’au souvenir. Un trait de plume raya, en 1814, l’œuvre des seize dernières années, Les alliés avaient reconstitué le royaume dans une pensée hostile à la France ; les nouveaux ministres, fidèles à cette pensée, firent à l’esprit nouveau une guerre de barbares. La roue, l’écartèlement, les confiscations reparurent dans la législation, et comme si les lois eussent été, elles aussi, en tant que lois, révolutionnaires à l’encontre du bon plaisir souverain, l’autorité des billets royaux recommença à primer celle des contrats et des jugemens. « Ce furent, disait César Balbo dans son Sommario dllta Storia d’Ilalia, les années les plus sombres et les plus misérables que l’Italie eût jamais traversées. » Le prince n’était plus le représentant de la volonté nationale ; il y avait scission, et l’on en était à s’effrayer de la possibilité d’une rupture.

À mesure que les sympathies de la nation abandonnaient Victor-Emmanuel 1er et Charles-Félix, les deux derniers soutiens de l’ancien régime, elles se réunissaient autour d’un prétendant national et libéral, Charles-Albert. Le bon sens et le naturel sérieux des Piémontais les indisposaient contre les excès de la révolution qui travaillait le pays ; ils se ralliaient avec empressement à un héritier présomptif qui, tout en guérissant les maux d’une longue décadence, devait maintenir l’ordre public et le sauver des périls d’une réaction trop brusque contre une trop longue oppression. La naissance du prince de Carignan lui donnait des droits au trône ; la générosité de ses sentimens et peut-être aussi la simplicité de son éducation lui valaient l’adhésion de tous les partisans des idées nouvelles. Il descendait en droite ligne de Thomas de Carignan, fils de Charles-Emmanuel Ier. Son père avait été garde national à Turin pendant l’occupation française. Lui-même, conduit à Paris en 1800, à l’âge de deux ans, y avait été élevé dans les écoles publiques. Un ministre protestant avait été plus tard son instituteur à Genève. Napoléon l’avait nommé lieutenant au 8e régiment de dragons. À l’époque de la restauration, c’était un jeune homme de haute taille, mélancolique et réservé ; sa froideur naturelle se faisait caressante dans l’intimité, jamais familière. Sa physionomie était sévère, quelquefois sombre ; son maintien était digne, presque hautain, peut-être à cause d’une timidité qu’il ne surmontait pas toujours. Il avait grandi sans savoir si le sort lui réservait l’épaulette d’un officier de fortune ou la couronne d’un royaume italien ; son caractère, naturellement indécis, en avait gardé quelque chose d’ombrageux qui à certains momens lui inspirait des résolutions inexplicables. D’involontaires contradictions furent une fatalité de sa vie entière, longue suite de situations douteuses et ambiguës. Au fond, il était ennemi de l’Autriche par instinct, et ne trouvait guère de motifs de réconciliation dans les menées du cabinet de Vienne, qui destinait à l’un de ses archiducs l’héritage de Charles-Félix. Autour de lui se groupèrent donc les soldats, les avocats et les apôtres de cette sainte indépendance, dont les traités de 1815, par une violente anti-phrase, venaient d’enraciner le principe dans tous les esprits.

Vers 1820, les symptômes d’une crise prochaine étaient sensibles aux moins clairvoyans. Charles-Albert, que Monti venait d’appeler le rédempteur de l’Italie, put s’attendre à prendre bientôt une lourde part aux événemens. Ce fut alors que, visitant les fortifications de Gênes, il rencontra un major de trente ans dont le père, Prosper Balbo, récemment nommé ministre de l’intérieur, s’efforçait de réformer les vices du gouvernement et d’en conjurer la ruine imminente. César Balbo, qui depuis longtemps méditait l’histoire et la philosophie, et qui devait être plus tard le meilleur interprète et l’écrivain préféré du Piémont de son temps, eut avec le jeune prince de longs entretiens, à la suite desquels leurs destinées se mêlèrent en quelque sorte. Dès lors, ce que le penseur demanda fut tenté par le prétendant, le roi, le soldat ; cette épée et cette plume se mirent au service d’un grand projet, l’installation de la monarchie représentative en Italie. Ce sont deux figures que l’histoire réunira, la parole de l’une expliquant les actes mystérieux et souvent incompréhensibles de l’autre.

La famille Balbo, dont l’origine remonte aux patriciens de la petite république de Chieri, près de Turin, a dans le moyen âge deux titres de notoriété particulière. Selon une tradition légendaire, cinquante Balbo, nouveaux Fabius, se seraient fait tuer sur le champ de victoire de Legnano pour l’indépendance de leur pays et pour la vengeance de leur ville, incendiée par Frédéric-Barberousse. Ce qui est plus certain, c’est qu’au XIVe siècle, lorsque la ville de Chieri se donna à la maison de Savoie, une branche des Balbo Bertone passa à Avignon et y commença cette race des Crillon qui donna un ami à Henri IV et un successeur à Bavard. César Balbo, l’illustration moderne de cette maison, naquit, le 21 novembre 1789, d’Henriette Tapparelli d’Azeglio, qui avait épousé au commencement de la même année le comte Prosper Balbo, alors investi par la ville de Turin des premières charges municipales. Frêle enfant d’une mère de seize ans, qu’il perdit avant d’être en âge de la connaître, il fut élevé par son aïeule, la veuve du comte Bogino, ministre de Charles-Emmanuel III, pendant que son père occupait son poste d’ambassadeur auprès de la république française. En 1798, Prosper Balbo, prévoyant la chute de la monarchie sarde, appela auprès de lui ses deux fils, César et Ferdinand ; bientôt en effet il dut prendre avec eux le chemin de l’exil, la chute de son maître ayant marqué le terme de sa mission. En Espagne et en Italie, où il les emmena, il leur enseigna les mathématiques, le latin, et un italien plus pur que le dialecte piémontais. Les voyages et les vicissitudes contribuèrent à mûrir de bonne heure le jugement de ces enfans, tout en nuisant à la solidité de leur première instruction. La politique dont l’air de cette époque était imprégné pénétrait à l’état de sensation dans ces jeunes natures. Ils apprenaient, dit César Balbo dans son autobiographie, à mépriser les Autrichiens, qui perdaient toutes les parties et sauvaient toujours l’enjeu. À Florence, ils allaient souvent chez Alfieri, qui habitait avec la comtesse d’Albany en face de Santa-Trinita, et en dépit des tirades de l’auteur du Misogallo, ils commençaient à aimer la France. En 1802, la famille errante revint à Turin et s’y fixa. Cinq ans plus tard, César suivait pour la première année les cours de la faculté de droit, lorsque Napoléon, passant à Turin à son retour de la campagne de Prusse, interrompit brusquement cette humble carrière. L’empereur connaissait très exactement l’aristocratie italienne, dont sa famille avait jadis fait partie[1], et il cherchait à mêler dans les fonctions publiques la vieille noblesse avec celle qu’il créait. Le jeune Balbo, se trouvant un jour au milieu de la foule assemblée le long de la rue du Pô pour voir passer l’empereur, apprit donc de quelques amis sa nomination d’auditeur au conseil d’état. Son père, inquiet pour la santé de cet étudiant de dix-sept ans, obtint qu’on le lui laissât pendant un an encore. Ce temps écoulé, le général Menou, chargé du gouvernement de la Toscane, réunie depuis peu à la France, emmena César Balba comme secrétaire de la commission qui allait organiser ces trois nouveaux départemens.

Nous ne le suivrons pas à Florence, à Rome, à Paris, en Illyrie, en Allemagne, stations diverses de sa carrière administrative sous l’empire ; l’excellent livre sur la vie et les écrits de César Balbo, par M. E. Ricotti, n’a rien laissé à dire sur ces curieuses pérégrinations, qui d’ailleurs sont étrangères au sujet qui nous occupe ici. Disons seulement que ces quelques années sont dans cette existence laborieuse et dévouée une période exceptionnelle d’insoucieuse indifférence. Membre pendant deux ans de la consulte qui donna à Rome des institutions françaises, et frappé par conséquent de l’excommunication de Pie VII, il remplit jusqu’en 1811 des fonctions qui attristent sa conscience de catholique et d’Italien, et que dans la suite il regrettera d’avoir eu la faiblesse, excusable à son âge, d’accepter de Napoléon, à qui nul ne résistait. Il écrivait en ce temps de jeunesse passé dans les fêtes des villas romaines : « La chose la plus sage, n’est-ce pas de ne songer qu’à rendre aussi douce que possible la vie que le ciel nous donne, sans prendre soin des affaires d’autrui ? Étudier un peu, peindre, faire de la musique, suivre le courant de l’amour tant que le sort le permet, puis, dans le repos de la vieillesse, conter les prouesses de ses jeunes années, voilà une existence qui m’assurera des nuits paisibles… » Ne retrouve-t-on pas dans ces lignes, qui ne seraient qu’une banalité sous la plume de l’enfant d’un autre climat, la source de l’infirmité politique de l’Italie méridionale ? « Nous sommes des artistes, pur troppo, » disait-il dans l’âge mûr. La lecture de Jacopo Ortis, cette plainte d’un double amour martyrisé, l’amour d’une femme et l’amour de la patrie, le jette dans des mélancolies dont le distrait bientôt un changement de résidence. À Paris, un beau jour il lui prend fantaisie de ne plus écrire qu’en français, et il l’annonce à Vidua, un de ses amis d’enfance. Vidua entre en fureur : « Toi, sacrifier notre langue à une langue étrangère ! e la quale ! » En Illyrie, il aime une jeune fille qui ne peut être à lui et qui lui laisse la douce tristesse d’un gracieux souvenir. Ses impressions d’alors sont celles d’un rêveur qui s’apprête à penser. La poésie, faiblesse passagère de son imagination, vit en lui avec les mathématiques, premier amour de son esprit. Heureusement l’Italie sait enfanter à côté de ses paresseux imitateurs de fantômes, comme disait Platon, à côté de ses amans idolâtres de l’idéal, d’âpres et sévères intelligences comme Machiavel, Vico et Volta ; pour que le génie jaillisse d’elle comme la lave de ses volcans, il ne faut que supprimer un obstacle, conquérir l’indépendance. Sitôt que César Balbo ne sera plus un simple petit auditeur de Napoléon, sitôt qu’il aura une patrie, il travaillera trente-neuf ans pour lui donner un évangile, les Speranze d’Italia, et un statut, le livre De la Monarchie représentative.

La chute de l’empire ouvrit là carrière aux projets et aux conjectures des Italiens. Les enseignemens civils et politiques donnés à l’Europe par la propagande guerrière de Napoléon paraissaient acquis sans retour, et l’on pensait que la restauration des princes déchus, sans nuire aux progrès accomplis, ne ferait qu’en approprier les avantages aux nations diverses qui avaient dû payer d’une absorption temporaire leur initiation aux conquêtes de la révolution. Déjà sous l’empire, des jeunes gens comme Balbo, de vieux soldats comme le général Gifflenga, l’un des héros de la retraite de Russie, se disaient qu’après la mort de l’empereur une Italie indépendante pourrait être constituée. On ne pensait pas alors que le géant pût tomber avant de mourir. Le désastre de 1814, en faisant reparaître des individualités territoriales englobées jusqu’alors dans le territoire impérial, remit sur le tapis non-seulement les vieilles questions oubliées, mais de nouveaux problèmes fournis par la présence de combinaisons nouvelles, et au-dessus de tous les autres, celui des nationalités.

Il est intéressant de surprendre dans César Balbo ces préoccupations qui s’emparaient de toutes les têtes. C’est chez tous la première apparition de l’idée italienne, et chez lui le premier cri spontané de la conscience. Longtemps mêlé à une colossale tragédie qui n’avait laissé aucune part d’action à sa personnalité, il se relève indépendant, citoyen et patriote.

« Je ne dirai rien de la grande débâcle de peur d’être trop long. On courait de côté et d’autre, on vivait dans les rues et sur les boulevards ; le plus souvent les Italiens se trouvaient ensemble, s’accostant à tout propos, s’intéressant naturellement et au même degré à ce qui se passait. Un jour plusieurs d’entre nous se réunirent, et cherchèrent quel parti on pouvait prendre pour le bien de l’Italie : il nous était trop pénible de ne rien faire au milieu de l’agitation universelle ; mais nous ne sûmes rien imaginer, et je crois vraiment qu’il n’y avait rien à faire. Après la bataille de Paris et le départ des troupes impériales, par un ciel clair, il y eut une soirée silencieuse que je passai à rêver sur un balcon, et, dussé-je vivre cent ans, je n’en perdrai pas le souvenir. Le lendemain matin, de bonne heure, je rencontrai quelques bourboniens de mine irrésolue sur cette place Vendôme, qui devait être, quelques heures plus tard, le théâtre de l’action la plus sotte, la plus risible et la plus exagérée qu’ait jamais commise ce parti. À midi, l’on déjeunait tranquillement chez Tortoni, comme de vrais badauds parisiens, en compagnie d’autres badauds ou de gens qui semblaient l’être, attendant… l’entrée de l’Europe vengeresse. Le fait est qu’après déjeuner ces petits-maîtres sortirent, montèrent à cheval, et, s’étant bientôt adjoint des compagnons, arborèrent la cocarde blanche, et se mirent à agiter leurs mouchoirs et à crier vive le roi ! Mais je crois qu’ils n’étaient pas les premiers, et qu’ils avaient été précédés par deux jeunes femmes, vêtues de noir, qui étaient sorties d’un magasin appelé le Père de famille, se faisant avec des rubans blancs qu’elles y avaient achetés deux nœuds qu’elles se fixèrent sur la poitrine ; elles se promenèrent ainsi, muettes, se tenant par le bras, tremblant lorsque des gamins les insultaient ou se moquaient d’elles, et disparurent enfin dans les groupes ou derrière les maisons. Qu’elles soient bénies ! peut-être étaient-ce des sœurs ou des épouses qui portaient le deuil de quelques victimes du grand consommateur d’hommes (divoralor d’uomini), et qui, sentant et jugeant en femmes, en femmes aussi se retournaient contre lui, au premier moment qu’elles trouvaient, non sans audace et sans péril.

« Je crois que des sentimens de cette nature furent pour beaucoup dans cette journée, et que les neuf dixièmes des mouchoirs blancs que des mains blanches agitèrent sur les balcons des boulevards, et qui éblouirent le chevaleresque Alexandre, étaient l’expression spontanée et irréfléchie de bien des douleurs, de bien des vengeances, de bien des amours de femmes. La troupe des hommes à cheval était mesquine et ridicule auprès. Elle le parut bien davantage lorsque le défilé fut fini, et que le bivouac fut installé aux Champs-Elysées. Alors l’un de ces cavaliers, monté sur un cheval blanc, ramassa sur la place de la Concorde une bande de vauriens, les conduisit vers une file de fiacres qui stationnait dans la rue Saint-Honoré, et tous ensemble, s’étant mis à dételer les rosses, les emmenèrent à la place Vendôme ; là, une corde ayant été attachée au cou du Napoléon de bronze, on la fit tirer par ces animaux, à grand renfort de coups de fouet, pour jeter bas la statue. Le Napoléon d’airain tint plus ferme que l’autre, et ce fut heureux pour les chevaux et les autres bêtes qui se trouvaient dessous… De retour aux boulevards, je vis afficher un carré de papier à l’arbre du coin de Tortoni ; je lus. C’était la déchéance du vrai Napoléon, promise, comme un cadeau aux Français, par Alexandre. Plusieurs se vantaient d’avoir en ces quelques heures servi les nouveaux maîtres et trahi les anciens ; chacun s’attribuait une paternité sur le papier signé par Alexandre, et une part d’influence sur cette âme facile. Pour faire comme les autres en cette recherche des influences exercées, j’en reviens aux mains blanches des balcons, qui avaient trouvé le chemin du cœur d’Alexandre. Je ne crois pas aux petites causes, mais aux petites occasions des grands événemens. Les vraies causes sont toujours grandes ; mais une goutte d’eau fait déborder un vase déjà plein. De toute façon, Napoléon était tombé. On ne passait pas seulement d’un règne à un autre, d’un ordre de choses à un ordre opposé ; c’était plus qu’un siècle, c’était une grande époque du progrès humain qui finissait, et un âge nouveau dont on voyait les commencemens.

« Sans aller plus loin, de la mort de Louis XIV en 1714 » jusqu’à la chute de Napoléon, on compte juste cent ans de bacchanales françaises et européennes, les cent dernières années de la primatie française en Europe. Cette journée si grande et si petite, si solennelle et si comique, à laquelle j’avais assisté, était la première d’une autre primatie quelconque, ou peut-être d’une ère sans primaties désormais, d’une ère de progrès universels, se succédant et s’entr’aidant les uns les autres. »


Cette citation un peu longue donne une idée très juste de l’état où se trouvaient alors les esprits éclairés de l’Italie. On y voit un doute mélancolique sur la mission de cette France, si prompte à passer de la sublimité à l’abaissement, puis un espoir vague dans l’Italie rajeunie, où les faiblesses du moins ont quelque chose de la grâce féminine, et se rachètent par une certaine beauté morale qui manque aux petitesses des autres pays. L’heure en tout cas était proche où les hommes de cœur allaient remplir leur tâche de dévouement. César Balbo, redevenu Piémontais, l’appelait avec ardeur.

L’on crut un instant qu’Eugène Beauharnais serait laissé à la tête de la Lombardie, constituée selon les lois françaises ; l’on crut au bon vouloir de la maison de Savoie, si généreuse et si disposée jadis à accorder des franchises ; l’on crut à tout, l’on s’enivra de folles illusions. La rentrée de Victor-Emmanuel Ier dans Turin, avec son escorte de serviteurs fidèles vieillis en Sardaigne, fut une scène de joie indescriptible. Toutes choses, à ce dernier jour de la méprise universelle, semblaient concourir à une renaissance. Lorsque le roi vit son château du Valentino, et le Pô au pied des collines, et la ville de ses ancêtres, il pleura ; les femmes, avec l’expansion méridionale, baisaient les harnais de son cheval, et le jeune peuple revêtu par la France de sa robe virile affluait autour de celui par qui le pays redevenait une patrie. La foule transportée refaisait un sacre au roi longtemps déchu, et le roi put entendre dans les acclamations des citoyens la révélation de leur vie nouvelle. L’âme de la monarchie représentative était née dans la conscience publique. Aux portes de la ville cependant, les soldats autrichiens, prenant le pas sur la municipalité, se firent les introducteurs du prince national, et leur prépondérance, servie au château par des ministres inspirés d’eux, remit sur pied l’ancien échafaudage. On vit alors que le roi ne pouvait rien pour l’indépendance ni pour la liberté. Forcée de suivre seule l’impulsion irrésistible de ses instincts, la population active sortit bientôt de la stupeur passagère causée par la monstruosité de cette restauration, et entra dans une agitation et un mouvement sourds qui devaient aboutir à l’échauffourée militaire de 1821.

L’armée seule ouvrait une carrière à la jeunesse intelligente : César Balbo y demanda du service, et obtint le grade de lieutenant d’état-major. L’administration turinoise, rétablie d’après l’almanach de 1798, destituait les employés qui écrivaient les r à la française, et qui disaient pétition au lieu de supplique. Les perspectives offertes par un tel état de choses souriaient peu à l’ex-auditeur au conseil d’état de Napoléon. En 1817 pourtant, ennuyé de l’oisiveté des garnisons, il suivit, en qualité d’attaché d’ambassade, son père, envoyé du roi à Madrid. Là, pendant un séjour de deux ans, il acheva ses études politiques, et lorsqu’il rentra dans l’armée, il s’était convaincu de l’excellence du gouvernement représentatif. Ainsi, après bien des voyages, après bien des infidélités faites aux chartes pour l’épée et à l’épée pour les chartes, devaient se rencontrer deux existences pour lesquelles la liberté fut toujours un désir et la guerre surtout un besoin. Lorsque César Balbo et Charles-Albert se virent à Gênes, quelle fut la base de leur entente, qui allait affronter, secrète ou avouée, vingt-huit ans de mésaventures ? On en trouve le sens dans une profession de foi envoyée en 1820 par Balbo à ses amis, qui se comptaient en attendant l’occasion d’agir, et qui lui avaient demandé un exposé de principes :


« 1. Il faut désirer une organisation constitutionnelle introduite peu à peu par le gouvernement ; elle calmerait les esprits inquiets, contenterait ceux qui veulent des lois stables, concilierait les Génois avec les Piémontais, attirerait tous les Italiens autour des princes de Savoie, et accroîtrait l’influence de ceux-ci à l’étranger de toute l’augmentation en chiffres, ou au moins en sûreté, que pourraient par là obtenir nos finances et nos forces militaires.

« 2. Nécessité d’un corps législatif dont la stabilité et l’indépendance soient assurées, et qui soit composé de deux chambres, une haute et une basse.

« 3. Il est utile que ces idées se répandent par la parole et par des écrits, et qu’elles soient manifestées par quiconque les possède.

« 4. Cette manifestation doit suffire à persuader en peu de temps la majorité éclairée, et à produire peu à peu l’ordre de choses souhaité.

« 5. Les réformes peuvent tarder à s’effectuer, mais elles sont inévitables. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, les hommes qui ont maintenant moins de quarante ans arriveront aux affaires. Or il n’est presque personne parmi ceux-là qui ne désire un changement, et ceux qui ne désirent rien, étant les moins doués d’intelligence et de courage, ne nuiront à rien.

« 6. Ce changement serait aussi opportun, si le gouvernement en prenait l’initiative, qu’il serait à redouter et à éviter s’il était tenté par le peuple, et cela surtout à cause de l’éventualité d’une occupation autrichienne.

« 7. Une révolution militaire joindrait à tous les inconvéniens d’une insurrection populaire celui d’être contraire à l’honneur et au devoir. Ce serait la chose du monde la plus nuisible à la liberté, la plus périlleuse pour le peuple, le prince, l’armée et l’indépendance nationale. »

Nous assistons ici à la première manifestation du libéralisme piémontais. Dès l’origine, et en dépit de sa complète inexpérience, on distingue déjà en lui des élémens d’ordre qui ne peuvent suffire à le faire triompher sur-le-champ, mais qui permettent de lui présager un avenir prospère. Ce qui sauva le Piémont, au sortir de la révolution et de l’empire, d’une confusion et d’une instabilité funestes, ce fut la solidité de son esprit pratique. La maturité acquise pendant un long contact avec la France ne le fit pas divorcer d’avec ses princes, protecteurs constans des frontières contre l’envahissement autrichien. Il obéit obstinément, malgré les mirages d’une liberté qui n’existait plus qu’en espérance, au sentiment de sa propre conservation, car ceux-ci même qui ne croyaient pas que la royauté fût chose juste, et qu’on dût la subir si elle ne payait au peuple une rançon en émancipations partielles, sentaient néanmoins combien elle était nécessaire à ces populations exposées par leur situation territoriale à tant de périls. On a dit souvent que le fond du libéralisme piémontais est la haine de l’Autriche, et que ce pays doit sa tranquillité dans le régime constitutionnel à la présence des armées étrangères sur le Tessin : c’est à peu près aussi exact que si l’on disait que l’homme doit rendre grâce de son génie industrieux aux difficultés que lui oppose la nature. Si pourtant l’on veut chercher dans le caractère national l’effet, le contre-coup de cette proximité inquiétante, on trouvera que ce n’est pas de son amour pour la liberté, mais plutôt de son affection persistante pour ses souverains, que le Piémont est redevable à la perpétuelle menace du cabinet de Vienne. C’est précisément pour ne pas mettre en jeu son indépendance qu’il a été si patient à attendre le jour des affranchissemens, et pour la garder toujours, il sacrifierait jusqu’à ses statuts actuels, si une pareille nécessité venait jamais à se présenter. Même après le spectacle démoralisateur des chutes de Napoléon et de Charles X, il ne lui vint pas à l’esprit que la transformation de la prérogative souveraine en fonction sociale, véritable ennoblissement de la royauté, pût s’opérer chez lui par la violation de l’ordre établi pour la succession au trône. Gardien soigneux de toutes les barrières opposées à l’invasion, il respecta les caducités régnantes, au lieu d’imiter, comme on le faisait ailleurs, les sauvages qui tuent les vieillards malades et inutiles.

L’insurrection de 1821 fut moins un soulèvement qu’une acclamation au roi. On le suppliait de déclarer la guerre à l’Autriche, objet de toutes les haines et cause de toutes les souffrances. Les demandes de réformes et de constitutions ne venaient qu’en seconde ligne. Depuis quelque temps en effet, les affaires de l’intérieur étaient mieux conduites. La reine Marie-Thérèse, princesse autrichienne, ayant dit au premier ministre, Vallesa, qu’elle estimait la dignité dont il était revêtu à l’égal d’une place de valet du roi, Vallesa s’était retiré, et avait eu pour successeurs des hommes formés par Napoléon, tels que Prosper Balbo, San-Marzano, Brignole, Saluzzo ; mais à peine ceux-ci avaient-ils pu apporter un commencement de remède aux maux dont on se plaignait, que l’énergique protestation de mars 1821 dénonça l’ennemi véritable, et proclama comme unique moyen de salut une guerre d’indépendance. Dans l’intention de presque tous, c’était un chaleureux appel fait au roi au nom de ses intérêts, au nom de la dignité de la couronne.

Par malheur, plusieurs circonstances fatales, qui avaient hâté l’explosion, lui donnèrent des apparences regrettables et la changèrent en un soulèvement libéral, qui parut dirigé contre le pouvoir absolu. L’impulsion vint de Naples, premier motif de défiance de la part du roi, première occasion de malentendus entre les conjurés. Le mouvement fut exclusivement militaire, autre empêchement au succès. Enfin le mot d’ordre fut la constitution espagnole de 1812, à peine connue de la plupart, et blâmée violemment par ceux qui la connaissaient. César Balbo, entre autres, appréhendait avec raison les effets désastreux d’une chambre unique et d’une dépression trop systématique de la personnalité souveraine. Tandis que le sentiment général émettait le vœu d’une association entre le roi et le peuple, le drapeau inopportun qu’on levait sans le bien comprendre signifiait que l’un devait céder à l’autre une suprématie légitime, héritage de ses devanciers. Dans ces conditions fâcheuses, la tentative ne pouvait qu’avorter, car, en dépit d’intentions louables, le fâcheux caractère des moyens auxquels les événemens forcèrent de recourir avait jeté hors de cette entreprise et placé dans une situation fausse les libéraux sensés et fidèles à la monarchie. Le prince de Carignan et César Balbo par exemple se virent pris entre le roi, dont ils ne pouvaient et ne devaient pas déserter le service, et les insurgés, dont ils partageaient les tendances et les convictions. Tout fut perdu en peu de jours. Il n’est point nécessaire de rappeler ici des faits bien connus. On sait comment Victor-Emmanuel Ier, à la nouvelle du soulèvement des garnisons d’Alexandrie et de Turin, abdiqua en faveur de son frère Charles-Félix, qui se trouvait d’aventure à Modène ; comment Charles-Albert, nommé par celui-ci régent du royaume, fut entraîné par la multitude à proclamer la constitution espagnole, et désavoué aussitôt par le roi ; comment César Balbo, envoyé par Charles-Félix à Alexandrie et à Turin pour empêcher qu’on ne publiât la constitution, la trouva partout établie ; comment Charles-Albert ayant été mandé à Novare, quartier-général de la contre-révolution, et invité à sortir du royaume, Balho dut suivre la même route, obéissant également aux ordres, bons ou mauvais, disait-il, du souverain, tous deux suspects à la fois et à la royauté, qui recourait à l’intervention autrichienne, et aux libéraux, qui n’avaient su qu’attirer cette intervention ; comment enfin tout finit par quelques coups de canon échangés sous les remparts de Novare entre les troupes autrichiennes et les régimens constitutionnels, qui bientôt se débandèrent.

Bien des essais pareils, bien des efforts, depuis ces premiers tumultes, qui se répandirent dans les possessions autrichiennes et n’aboutirent qu’à peupler le Spielberg, ont poursuivi jusqu’à ce jour l’œuvre de la régénération nationale dans les diverses parties de la péninsule. On admire, sans avoir le courage de les blâmer, ces héros du désespoir, se sacrifiant l’un après l’autre, sans probabilité de succès, à leur foi patriotique ; mais il est sage et profitable aussi de bien apprécier l’aptitude du peuple piémontais à utiliser les expériences acquises, et à ne pas recommencer de folles et désastreuses opérations. 1821 fit comprendre que la nation, isolée du roi, ne pouvait arriver qu’à l’invasion autrichienne, soit que le prince demandât secours contre ses sujets aux armes impériales, soit qu’il laissât simplement la place à une occupation, en se dirigeant, comme Charles-Emmanuel IV, sur la Toscane. Quelque dure que fût la nécessité de courber la tête sous une autorité toujours prête à invoquer l’intervention étrangère, cela valait mieux cependant que d’être livré directement et en toute propriété à ces étrangers eux-mêmes. La révolution manquée, témoignage illicite d’un attachement singulier des races subalpines à leur dynastie, ne fit donc que les rapprocher du roi, même cruel, même impitoyable et maladroit ; mais pourquoi ce spectacle bien significatif était-il sans influence sur les déterminations de Victor-Emmanuel Ier et de Charles-Félix ? Pourquoi le roi était-il seul dispensé de reconnaître des principes que les événemens démontraient à l’envi, et d’admettre des réclamations fondées sur les nécessités premières de la vie morale ? Le peuple, avide de liberté, avait reçu de l’Autriche, à Novare, une leçon de prudence et d’ordre ; il convenait que le roi en reçût une d’un autre genre. Plus confiant dans ses dangereux voisins que dans son peuple, il devait être ramené à celui-ci par l’insupportable tyrannie des protecteurs qu’il s’était choisis. Le peuple avait été châtié dans sa fibre la plus sensible, l’instinct de liberté ; le roi devait être frappé dans l’objet des traditions les plus chères de sa famille, dans l’indépendance de sa couronne.

Le règne de Charles-Félix, commencé par la négation de la liberté des citoyens, finit par la négation de l’autonomie de l’état, et ce dernier représentant d’une politique surannée acheva, malgré lui-même, de poser clairement le problème national. La branche expirante, confinée dans l’absolutisme, impuissante à s’allier avec des forces neuves qui se montraient impérieuses comme la destinée, s’offrait d’elle-même, par un sentiment d’impuissance complète, à l’englobement autrichien. Charles-Félix, à bout de soutiens moraux, mettait ouvertement son ultima ratio dans les cinq cent mille soldats de l’empereur : c’était purement et simplement faire acte de vassalité. Une phrase, qui est devenue banale sans cesser d’être une simple et vaine phrase : La liberté ou la mort, était pour les états sardes non pas l’expression d’un vœu, mais la formule rigoureuse d’une alternative à laquelle il n’y avait plus moyen d’échapper. L’édifice manquait d’une cohésion que des renouvellemens intérieurs eussent pu lui rendre. Le prince, par cela même qu’il aimait mieux étayer que réparer, se chargeait de démontrer le vice de son système. L’appui précaire des baïonnettes autrichiennes assurait un sursis à un écroulement probable ; mais les sursis, en retardant l’exécution n’indiquent pas moins que la condamnation est prononcée. Le peuple avait laissé le roi aller jusqu’au bout dans le développement de sa théorie insensée, et, comme il arrive toujours quand la donnée est fausse, le résultat n’avait été qu’une réduction à l’absurde. La logique impitoyable des événemens établissait que l’asservissement du peuple au roi entraînait celui du roi à l’Autriche, et que le roi, pour continuer à supprimer la nation, était forcé de se supprimer lui-même, en un mot, — immense conquête de l’expérience ! — que le sort du souverain est solidaire de celui du peuple.

Ces vérités devinrent évidentes aux derniers jours du vieux roi. La reine Marie-Thérèse d’Autriche, veuve de Victor-Emmanuel Ier, aidée par le cabinet de Vienne, porta au tribunal de la sainte-alliance la question de l’existence du Piémont, sauvé jadis des intrigues de 1814 par l’honnêteté d’Alexandre Ier. Elle proposa le couronnement, dans la cathédrale de Turin, de son gendre François IV, duc de Modène, ou de son petit-fils, le jeune archiduc François V. Une demande d’abolition de la loi salique en Piémont fut même proposée au congrès de Laybach par l’empereur d’Autriche, sans qu’on se fût inquiété le moins du monde de consulter là-dessus Charles-Félix. Ces projets trouvaient des points d’appui à l’intérieur du royaume, grâce à l’anéantissement de l’esprit public, réalisé par un absolutisme écrasant. La compagnie de Jésus leur prêtait ses renforts d’ouvriers cachés, habiles et laborieux, et de puissantes considérations religieuses vinrent prêter main-forte à la coalition domestique qui se pressait autour du roi mourant. Au fond, les prétentions élevées par les ennemis de la monarchie étaient une suite logique du système adopté par la branche aînée depuis la restauration, et c’est par là que l’abaissement excessif de Charles-Félix servit à relever la royauté en elle-même, et à guider le prince qui allait en être le dépositaire dans des voies plus équitables et plus sensées. Si en effet l’on voulait persister dans l’inhumaine et immorale pratique du despotisme, un archiduc, soutenu par Vienne, pouvait seul être assez fort pour continuer le buon governo, déjouer les menées des républicains, étouffer la révolution. On craignit un instant que le roi, affaibli par l’âge et la maladie, ne cédât aux obsessions qui l’assiégeaient. La monarchie parut perdue ; mais l’indolent et sensuel Charles-Félix avait encore l’instinct de sa race. Il était d’ailleurs honnête homme. Selon lui, si c’était une folie d’accorder une constitution, c’était un crime de la violer une fois qu’elle était accordée, et il ne pardonnait pas à Charles X les ordonnances de juillet 1830. Au moment de mourir, il fit son devoir : Charles-Albert, le compromis, le suspect, le banni, fut appelé auprès du roi, qui, après un long entretien, le désigna comme son successeur.

Toute cette période historique peut se résumer en quelques lignes. Par une coïncidence qui n’est peut-être pas fortuite, les antiques institutions de la monarchie et la vieille branche aînée de la maison de Savoie se trouvent usées en même temps. Un Carignan, comme ailleurs les princes d’Orléans, rejeton d’une branche collatérale, grandit à l’école de l’exil ; le peuple puise dans sa longue souffrance une sévère éducation, et pendant ce temps la dynastie et le régime ancien s’aident l’un l’autre à mourir. La liberté intérieure et l’indépendance nationale s’établissent en principe, et tandis que l’Autriche et Charles-Félix s’unissent pour combattre ces nouvelles idées, on peut déjà entrevoir leur incarnation, pour ainsi dire, dans un roi et dans un peuple nouveaux.


II

Au printemps de 1831, Charles-Albert est roi. Le prince représente l’esprit national : qu’un seul mot soit prononcé, et de grands jours commencent ; mais ce mot, le roi hésite dix-sept ans à le dire. Pourquoi ce long parjure apparent, cette défaillance d’une volonté jusqu’alors constante ? Et pourquoi en 1848 cette subite déclaration de guerre et de principes ?

Lié par des engagemens antérieurs à la cause libérale de 1821, plein de désirs d’agrandissement et d’ambition guerrière, Charles-Albert avait cm pouvoir, à son avènement, opérer une fusion entre deux intérêts solidaires, l’indépendance et la liberté ; d’autre part, entre deux puissances également solidaires, la souveraineté et le peuple. Un seul ennemi, l’Autriche, restant alors à la frontière, il lui semblait que la réalisation de ses projets ne serait plus qu’une affaire de temps et d’occasion. Il avait compté sans Rome, ralliée par Vienne au système du statu quo. Rome l’arrêta court. Par quels moyens ? Le mot de l’énigme est dans la question ecclésiastique, qu’il faut aborder avec conscience et gravité, en suivant pas à pas Balbo, ce catholique sans reproche.

César Balbo, après un séjour de cinq ans en France, revint à Turin en 1826 ; il fit paraître en 1829 un petit volume intitulé Quattro novelle contate da un maestro di scuola ; en 1830, il publia une histoire d’Italie, moins bonne que ses ouvrages postérieurs sur le même sujet, et un essai de traduction des Annales, puis des Histoires de Tacite. Vers la même époque, il étudia la philosophie de M. Cousin, et se prit de passion pour elle[2]. À L’avènement de Charles-Albert, il était prêt à agir et à quitter ses occupations littéraires, consolation de son exil et de sa disgrâce. Le 25 mai 1830, le comte Prosper Balbo remit au roi une note où son fils exposait quelques idées sur le conseil d’état de Napoléon : deux mois plus tard, un conseil d’état fut institué par édit royal. Le comte Prosper en fit partie comme président d’une section. César aspirait aux fonctions de secrétaire, lesquelles, disait-il, le dispensant d’émettre ses opinions, ne présentaient aucun danger ; mais on connaissait son caractère vif et entreprenant : il fut écarté. La vie publique lui étant interdite, il retourna à ses méditations et à son travail solitaire. L’heureuse injustice dont il fut victime donna à l’Italie les Speranze. Il faut recourir à son propre témoignage dans l’examen de cette période peu connue, et prendre pour guide un livre écrit par lui à une époque plus favorable aux sincérités de sa plume.

En 1853, le calme régnant de toutes parts dans les travaux prospères du pays, ora che il vento, corne fa, si tace, disait-il avec Dante, Balbo exposait, dans son Discorso sulle Rivoluzioni, sa théorie du développement politique des nations. Selon lui, il y a et il y aura toujours des révolutions sous toutes les formes de gouvernement. Il est insensé de se plaindre de la violence des bouleversemens actuels, car plus on remonte dans l’histoire, plus on trouve que les commotions sont fréquentes et meurtrières. La civilisation, à cet égard, exerce deux influences : dans les masses, elle active les sentimens bons ou mauvais, et, créant sans cesse de nouveaux besoins, fait surgir perpétuellement de nouvelles causes de révolutions, tandis qu’entre les mains des classes supérieures, elle accroît les moyens, ressources et forces pacifiques de gouvernement. Ces deux puissances, augmentées ainsi par elle- en progression indéfinie, la civilisation chrétienne les modifie pour les faire cheminer d’accord, et imprime peu à peu à leurs manifestations le caractère de continuité, d’enchaînement, de transition insensible, qui est le propre des opérations de la nature. L’âme essentiellement révolutionnaire de l’humanité, ramenée ainsi des convulsions brusques de son essence libre à l’harmonie nécessaire des lois universelles, renonce d’abord aux insurrections tumultueuses, pour agir par conjurations et associations secrètes, et passe ainsi du combat grossier à la lutte combinée, de l’instinct de destruction à la tactique ; puis ce dernier moyen devenant lui-même indigne de la majestueuse unité d’opération à laquelle tend tout organisme, les sociétés arrivent, par une sorte de coalition entre toutes les forces vives qu’elles contiennent, à un incessant travail de réformes, à une culture persévérante de ce qui croît et sert, à une élimination infatigable de ce qui nuit et doit mourir.

Sans porter la discussion sur l’application historique de cette idée philosophique, nous pouvons, nous plaçant au point de vue de César Balbo, nous regarder comme engagés dans la deuxième période de cette série, et si l’on convient que nulle chose ayant vécu ne disparaît totalement, et que la guerre et l’insurrection ne feront que devenir de plus en plus rares, nous admettrons sans difficulté que les nombreuses sociétés secrètes qui se sont répandues en Europe depuis un siècle sont des symptômes isolés de l’état d’association universelle où tendent actuellement tous les désirs. Ce qui est propre d’ailleurs à éclaircir la question spéciale dont nous nous occupons, c’est que cette triple vue, rapportée par Balbo aux grandes époques de l’histoire universelle, répond parfaitement aux trois dates caractéristiques de l’histoire piémontaise depuis la restauration : 1821, l’insurrection ; 1831, les sociétés secrètes ; 1848 enfin, qui ouvre cette ère indéfinie de réformes et de progrès tranquilles que l’année 1688 a inaugurée en Angleterre.

L’écrivain des Rivoluzioni, parvenu à l’âge où les théories sont faites de souvenirs, reste, à son insu, national avant toute chose, même en ce sujet si général. Il n’est pas préoccupé des soulèvemens et des batailles des rues ; cette forme de l’éternelle révolution, la plus funeste à son sens, n’est pourtant pas celle qui frappe le plus son esprit. C’est que la dynastie et le peuple se sont entendus en Piémont, et que les dissensions ayant disparu, il n’éprouve nul besoin de protester contre des discordes qui sont d’un autre âge. Il déclare brièvement que l’émeute est une grave faute et passe outre. C’est vers 1831, vers l’époque des conjurations, que ses inquiétudes se portent surtout. Ce deuxième moyen d’attaque contre l’ordre établi l’irrite et l’impatiente singulièrement. Ce qu’il renie, ce n’est pas toujours le motif, le but des sociétés clandestines : « . Les bons, dit-il, acceptent l’idée, mais non la secte ; » c’est contre leur méthode d’action qu’il s’élève avec force. Il l’accuse d’être de toutes la plus contraire à la civilisation. En le prenant au mot dans la colère qu’il montre contre ces associations, on dirait, et son Discorso tout entier donne positivement le droit de dire qu’il leur préfère le soldat révolté, l’étudiant en armes qu’il a vu sabrer en 1821. Il aimerait mieux l’ouvrier, insurgé, avec sa blouse et son fusil, si le Piémont avait des prolétaires. Il se refuse, quant à lui, à toute affiliation ; il se défend, malgré les instances de ses amis, d’entrer dans l’inoffensive société des francs-maçons, dans les carbonari, dans la société catholique ; les sociétés secrètes, religieuses ou non, lui répugnent, et dans les derniers jours de sa carrière, jours de repos bien gagné, il trouve encore dans son cœur bienveillant une animosité acharnée à les poursuivre.

C’est qu’en 1853 les vices de 1831, répudiés par un gouvernement ami de la publicité, se propageaient encore dans deux partis restés hostiles au nouveau régime, l’un par exaltation, l’autre par ignorance ; c’est que Balbo, témoin des manœuvres de Mazzini et de celles d’une partie du clergé, déplorait une opposition qui se traduisait d’une façon aussi pernicieuse. De ces deux dangers, celui qui désolait le plus cet homme de religion et de liberté, ce n’était pas, on le voit clairement dans ses écrits, l’utopie des sectaires enthousiastes de la Jeune-Italie, mais la politique sournoise qui s’abritait sous le manteau de l’église. La cause de cette plaie du catholicisme était d’ailleurs tout entière à ses yeux dans le fait qui domine toute l’histoire de Charles-Albert : l’inspiration exclusive du pape par l’Autriche, la tutelle de Vienne sur Rome.

L’Autriche n’a pu réaliser qu’avec Rome son projet de ligue austro-italienne, conçu sous la restauration. Les deux autres puissances sérieuses de l’Italie n’en veulent pas. Le roi de Naples tient à être maître chez lui, et le roi de Sardaigne n’a plus d’illusions sur la portée de semblables offres. Mais Rome, qu’on tient matériellement par les Légations et moralement par je ne sais quelle aversion contre l’esprit moderne, Rome s’est donnée, et par elle Vienne agit sur Turin. Dès lors Charles-Albert, effrayé de l’obstacle sacré qu’on oppose à ses légitimes tendances, ne peut, n’ose plus rien. Le peuple et lui sont d’accord, mais ils sont paralysés par un veto ecclésiastique dicté par l’empereur. Les jésuites, milice souvent compromettante de la papauté, travaillent à l’œuvre sainte contre la révolution. Charles-Albert les déteste, et César Balbo leur écrit : « Ou vous changerez votre société en devenant des religieux semblables aux autres, ou bien, en demeurant attachés à votre vieille politique, non-seulement vous continuerez à être persécutés de tous, ce qui vous importe peu, mais vous ne servirez de rien à votre siècle. » Il s’agissait bien de servir le siècle ! Les jésuites s’en tiennent à leur sintut sunt, aut non sint. Comme il faut toujours combattre à armes égales, on ne peut leur résister qu’en s’organisant aussi en sociétés secrètes : ces sociétés se forment, s’étendent, se multiplient. Obscurité contre obscurité : c’est, selon Balbo, ce qui arrive toujours, de même que les deux pôles d’une pile se correspondent en forces égales. Et après 1848, que la lumière se fasse dans le gouvernement, que les conspirations démocratiques abandonnent même la partie, les agens de la ligue austro-romaine ne cesseront pas pour autant de remuer sous terre, parce que c’est d’eux que vient l’initiative clés dissimulations. Ils ne subissent pas cet équilibre de déguisemens politiques dont parle Balbo avec amertume ; ils le provoquent, et lui survivront. « Ces gens-là, disait M. de Maistre, vont toujours per cuniculos. »

Il est inutile de faire remarquer qu’en tout ceci il s’agit non pas de religion, mais de politique. Nous ne mettons pas même en cause la personne du saint père, toujours vénérable et vénérée. On connaît trop bien les influences dont il est entouré pour lui faire le moindre reproche. On sait qu’en 1847, alors que la diplomatie autrichienne ne le dominait plus, et que M. de Rossi l’engageait, au nom de la France, à consolider son gouvernement par de sages réformes, il rencontra, comme Charles-Albert, dans ses hauts fonctionnaires une opposition qui causa bien des malheurs, en empêchant que des mesures salutaires fussent prises à temps. La cour romaine, oligarchie où le pape n’a pas toujours le dessus, se conforme à sa tradition. Il est naturel qu’elle s’attache aux vestiges du moyen âge qu’elle découvre encore dans l’Europe moderne. Tant que Charles X est sur le trône, les congrégations qui florissent en France peuvent faire croire à Léon XII que les temps de saint Louis sont revenus ; mais, depuis la révolution de juillet, l’Autriche domine seule dans les conseils du Vatican, parce qu’elle seule représente encore en Europe l’infaillibilité temporelle de la souveraineté féodale, en regard de l’infaillibilité spirituelle du saint père. L’alliance vient de l’affinité. Il le faut dire pour l’honneur du saint-siège : la pression exercée sur les Légations n’est pas ce qui le détermine ; les Français pourront s’installer à Ancône, à Civita-Vecchia, à Rome même, sans obtenir la prépondérance. La France, c’est Voltaire, c’est Napoléon, c’est Louis-Philippe, toujours la révolution, qui ne s’apaise de plus en plus que parce qu’elle est de plus en plus victorieuse. La cour de Rome ne croit donc pas à la France ; elle ne peut, elle ne doit pas croire en elle. M. de Metternich a quelque raison quand il montre au pontife inquiet, à la suite de la liberté populaire, la liberté de conscience, le libre examen, le protestantisme, puis le déisme, — quoi encore ? — le socialisme ! Hors de l’Autriche, pas de consolation efficace pour le pape ; ses invocations aux autres puissances ne sont plus qu’une longue et stérile lamentation : l’on connaît le style inimitable des chancelleries romaines. La trêve conclue sur le terrain neutre du gallicanisme commence à peser au saint-siège ; des concordats autrichiens lui ont persuadé que le concordat de 1801 est une dérogation à ses droits, et, non content de refuser au Piémont des concessions pareilles à celles que le premier consul savait obtenir, il ne déguise même plus la peine qu’il ressent de les voir maintenues en France. À mesure que ces deux pays progressent, la cour de Rome se réfugie de plus en plus dans le passé, et, pour tout dire, cette résistance trop souvent, revêt des formes effacées, cauteleuses, fuyantes, propres à un corps auquel le sentiment commun interdit, à cause de son caractère sacré, les principales fonctions viriles.

Toute cette fâcheuse ligne de conduite est-elle donc imposée, infligée, prescrite au pape par l’Autriche, et la quitterait-il si cette tyrannie regrettable venait à être secouée ? — Oui, répondait Balbo, à qui le pontificat de Pie IX devait donner raison pour quelques instans. De cette croyance naquit son principe : « Avant toute chose, avant la liberté, l’indépendance ! Porro umum est nécessarium. »

Comprend-on maintenant la répulsion que César Balbo témoigne contre les sociétés secrètes, par lesquelles l’Autriche, puissance bien plus redoutable que les factions démocratiques, a pied dans la place et voix dans le conseil ? Comprend-on ses protestations en 1853, au nom de la dignité humaine, contre les ouvriers de ténèbres qui ont besoin de masques et de souterrains, même sous un régime de liberté ? Ce qu’il maudit, c’est le secret, le silence, le mystère, l’affiliation clandestine — par conjuration ou par congrégation, — le segrelume enfin, mot haï qui revient souvent sous cette noble plume courroucée. Aussi quelle joie fervente le transporte lorsqu’en 1848 son roi aimé, l’objet de son espérance longtemps déçue, se découvre le front et se montre devant Dieu et devant les hommes dans les sentimens ouverts de sa jeune conscience d’autrefois. « E causa persa, s’écfie-t-il alors, quella del segreto governativo, oramai. E tanto meglio, anche pe’ governi, che sia persa[3] ! Et quel profond regret dans les paroles suivantes, écrites peu de jours avant sa mort, prière suprême d’un catholique fidèle au chef de sa religion :

« Les sociétés secrètes naquirent et s’accrurent sous l’absolutisme ; elles mourront sinon aux premières tempêtes qui nous attendent, du moins et à coup sûr quand régnera tranquille et universel le souffle, l’atmosphère de la liberté… On entend bien que cela n’arrivera pas et ne peut arriver dans les pays sous les gouvernemens infortunés qui s’obstinent à proscrire la liberté et la publicité, et qui, préoccupés des dangers qu’elles présentent, préfèrent s’en tenir à la voie bien plus périlleuse de l’absolutisme. Dans de tels pays, il m’est douloureux de le dire pour ceux d’Italie, pour l’un d’eux surtout qui intéresse plus que tout autre l’Italie, l’Europe, la chrétienté civilisée, dans de tels pays le danger des sociétés secrètes devient et deviendra d’autant plus grand que chassées de plus en plus du reste du monde, elles seront réduites à se réfugier là, à y concentrer leurs efforts. Que Dieu sauve Rome et l’Italie[4]. »


Voilà ce que pense ou plutôt ce que sent Balbo en voyant le roi mis au secret, lié, captif. Suivons maintenant Charles-Albert dans cette triste et humiliante existence qu’on lui fait.

Il est facile de conjecturer, d’après ce qui a été révélé sur ce règne étrange, quelles furent les recommandations dernières dont Charles-Félix avait accompagné le legs de sa couronne. Le vieux roi dut lui dire à peu près ceci : « Vous n’êtes pas assez forts, vous et vos anciens amis, pour déclarer la guerre à l’Autriche et pour organiser un régime constitutionnel. Rome s’oppose autant à la liberté que l’Autriche à l’indépendance, et ces deux obstacles s’étant unis, un pacte étant conclu entre eux, vous ne pouvez actuellement en attaquer un de front sans attaquer aussi l’autre, ce qui serait insensé. Pourrez-vous un jour séparer de ce débat la question religieuse, à laquelle vos intérêts et vos devoirs vous défendent de toucher ? C’est votre affaire. Pour le moment, ne vous éloignez point trop de la politique que j’ai suivie, et soyez prudent, ou vous êtes perdu. » Il ne fallait pas songer en effet à entrer en campagne contre deux adversaires dont l’un, posté dès longtemps en vedette, mais inopinément intervenu comme corps d’armée principal, disposait de presque toute la nation officielle, de presque toutes les influences en place. Le parti libéral, qui était faible, désorganisé, divisé, défiant, exclu depuis longtemps des fonctions publiques, n’était pas un auxiliaire suffisant. Le roi, fidèle malgré tout, chercha du secours à l’étranger, et demanda au roi Louis-Philippe s’il pouvait compter, en accordant une constitution, sur l’aide des armes françaises en cas d’agression de la part de l’Autriche mécontente. Le gouvernement de juillet, qui se préparait précisément à l’expédition d’Ancône, ne s’engagea à rien. Charles-Albert fit quelques efforts pour réformer des abus ; on éluda ses ordres. Il fut accablé de remontrances par toutes les notabilités du règne précédent ; il dut subir ces personnages, ne pouvant faire table rase de tous les fonctionnaires, de l’état. On avait inventé une chose fabuleuse, l’opposition des bureaux. Chaque idée généreuse du roi passait à la censure des offices ministériels, et en sortait mutilée ou anéantie. En 1834, un ministre disait publiquement que le roi était un coquin, un traître et un brigand, mais qu’heureusement l’Autriche ne se fiait point à lui, et pourrait lui faire donner une correction par Radetzky. M. della Margarita, ministre des affaires étrangères, aujourd’hui chef de la droite au parlement, disait et faisait dire que le roi était un carbonaro, et le comte Broglia, ministre à Rome, répétait volontiers qu’entre le roi et M. della Margarita il n’hésiterait jamais, en cas de contradiction, à préférer les ordres de ce dernier. — Toute la diplomatie piémontaise appartenait à la ligue austro-romaine, et le roi n’était à ses yeux qu’un suspect.

Ce que nous avons à dire ici sort tellement de la vraisemblance, que nous craindrions d’être accusés d’écrire un roman, si l’époque dont il s’agit n’était récente, et si la plupart des hommes remarquables qui ont gémi de ces hontes n’étaient encore vivans et tout prêts à nous rendre témoignage. Ceux qui savent combien d’astuce, de finesse, d’habileté, peuvent acquérir les natures italiennes, quand les jésuites prennent soin de les assouplir, ceux qui ont étudié dans l’Italie contemporaine, élevée à l’école de l’asservissement, certaines physionomies qu’on pourrait désigner, et qui aident à comprendre Machiavel, Alberoni et Mazarin, ceux-là seuls pourront se faire une idée du filet qui fut jeté sur Charles-Albert, et qu’il n’aurait jamais rompu sans la généreuse initiative, d’autres se plaisent à dire la folie de Pie IX. Ce serait une singulière histoire à écrire que celle de ce malheureux roi, à l’âme chevaleresque et pleine de religion, dont on réussit à faire une sorte de Henri III mélancolique et ennuyé, de Charles IX soucieux et farouche. Le commencement de son règne fut marqué par des insurrections de libéraux que la défection de leur ancien chef poussait de l’imprécation à la révolte. La cour de Charles-Albert, qui savait que cette défection n’était qu’apparente, vit qu’il fallait élever entre lui et ses anciens amis une barrière de cadavres, et le comte de Cimié prononça ces mémorables paroles : « Il faut lui faire tâter du sang, ou bien il nous échappera. » Le sang fut versé, comme on le désirait ; dès lors le roi fut en proie à des terreurs soudaines, à d’inexplicables effrois. Ses remords, tous ses contemporains le savent, le jetèrent dans un mysticisme sombre, dans des pratiques d’expiation. Il sortait parfois de son oratoire pour se livrer à des distractions passionnées. On exploita cette disposition, d’esprit en flattant les penchans superstitieux de son imagination malade. Il n’était que frappé, on le terrifia ; il se leva autour de lui une armée de fantômes, et l’intrigue fantastique qui se multiplia dans le palais rivalisa avec les plus folles inventions du drame moderne[5]. L’attitude de l’ennemi était caressante ; il introduisait sa machine de guerre cachée, et lorsqu’elle portait coup, il semblait que ce fût un coup du ciel. Traqué par la férocité doucereuse de tourmenteurs invisibles, Charles-Albert, la tête perdue, n’avait pas la force de les défier ouvertement, parce que ses hallucinations avaient un caractère conforme aux impressions religieuses que lui apportaient les avis directs et raisonnés du pape.

On comprend que cet homme, torturé par d’obsédantes chimères, poursuivi par des remords que les argumens théologiques et le prétexte de la raison d’état ne calmaient pas entièrement, poussé à bout par l’Autriche, qui le faisait braver par M. de Schwarzenberg, aiguillonné enfin par le besoin de se réhabiliter aux yeux de ses anciens partisans et de satisfaire à sa conscience, ait appelé avec une ardeur désespérée l’heure des batailles. Las de se débattre, il avait hâte de se soulager par le combat ; il aspirait au danger en pleine campagne, aux franches attaques du canon ; il avait soif de la compagnie des rudes soldats qui regardent en face ; il était avide de sentir, au lieu des revenans, le vent des boulets dans l’air. Si l’Autriche n’avait eu à sa disposition, pour maîtriser Charles-Albert, que les insolences de son envoyé, qui le firent mettre une fois à la porte par le roi exaspéré, les trahisons de quelques fonctionnaires hardis à négliger les ordres du roi, les désobéissances ouvertes des ministres sardes en Suisse et en Toscane, et les relations très particulières qu’elle entretenait avec la plupart des ministres d’état (il faut en excepter quelques hommes irréprochables, comme le marquis de Villamarina), elle n’eût pas réussi peut-être à abattre cette âme fière et sensible à l’outrage, et la dignité nationale eût été plus tôt vengée ; mais l’élément redoutable qui vint renforcer cette tactique, et poursuivre le prince catholique jusque dans ses prières de chaque jour, eut raison enfin de ses tentatives de résistance. Charles-Albert était de ces natures faibles qui s’élèvent à l’héroïsme dans le danger et cherchent les entreprises éclatantes, mais qui manquent de ce qu’on pourrait appeler l’énergie domestique. L’antagoniste insaisissable qui vivait côte à côte avec le roi lui fit perdre courage. Atteint de prostration en présence de la coalition intérieure qui le cernait, il eut des affaissemens, des vertiges, des défaillances. Trop dépourvu de résolution pour se dégager de la persécution officieuse où il était enveloppé, il se confia aux hasards de l’avenir. Des médailles qu’il lit frapper alors portent cette devise : « J’attends mon astre. »

Eh bien ! sous cette formidable pression, Charles-Albert reste encore si fidèle aux principes de sa jeunesse, qu’il faut l’admirer autant que le plaindre, et rendre hommage à la pureté de cette conscience si douloureusement troublée. Loin de l’accuser de duplicité ou d’ambition calculée, comme l’ont fait des écrivains qui ne pouvaient avoir connaissance de sa vie intime, il faut lui savoir gré de ce qu’il a tenté de faire, de ce qu’il a fait dans ses rares momens de liberté. Inquiet, perplexe, vivant, — comme il le dit avec amertume au duc d’Aumale, — entre le poignard des carbonari et le chocolat des jésuites, l’infortuné prince n’en travaille pas moins, autant que l’insubordination des employés le lui permet, à l’unité de son royaume ; il groupe plus étroitement les provinces autour de lui en simplifiant l’administration ; il sépare des deniers de l’état ses revenus particuliers, et exige une économie rigoureuse dans sa maison et dans les finances publiques. Il fonde et enrichit des bibliothèques, encourage les arts, reçoit les étrangers illustres qui passent à Turin. Pour éluder les prescriptions de l’étiquette sans froisser quelques nullités chatouilleuses qui se montraient jalouses, faute d’autre illustration historique ou personnelle, du droit d’aller à la cour, il fonde l’ordre du mérite civil, qui y fait admettre ceux que leur défaut de noblesse en eût exclus. D’autres, nobles comme le roi, intelligences exceptionnelles, non-seulement dans cette sotte caste, mais dans l’élite de l’Italie, — Balbo, Provana, Sauli, Benevello, — reçoivent une fois seulement par an une invitation furtive, pour ainsi dire, à la table du roi : ceux-là se tiennent habituellement éloignés de lui à cause de leur libéralisme notoire. Il crée un conseil d’état qu’on ne lui permet d’instituer qu’à moitié ; il organise des conseils provinciaux et municipaux que le pouvoir administratif empêche de se réunir. Il favorise les congrès scientifiques annuels, où, parmi les discussions techniques, un patriotisme contenu avec peine laisse échapper par intervalle de discrètes aspirations. Il s’approche du régime représentatif autant qu’il le peut, il le côtoie, — il le prépare. Rome, d’autre part, n’est point offensée : l’instruction publique est aux mains des jésuites, et le code civil, en des matières de sa compétence, se récuse respectueusement et en réfère à son maître et seigneur, le droit canon. Je ne sais quels pressentimens se propagent pourtant, et le ministre Solar della Margarita, devancé déjà, en plein absolutisme, par d’imperceptibles concessions au droit nouveau, comprend, — témoin son mémorandum, — que le cœur du roi n’est pas avec lui. — Avec qui donc est le cœur du roi ? — Avec César Balbo.

César Balbo formait, avec Gioberti et Maxime d’Azeglio, le centre héroïque de l’Italie nouvelle. Le regard s’arrête volontiers sur de pareilles figures, au sortir du spectacle auquel on vient d’assister. Ils sont, à eux trois, l’honnêteté, la conscience, l’enthousiasme, et leurs erreurs de théorie et de pratique sont compensées, au point de vue moral, par la ferveur de sentiment qui les attache à leur cause. César Balbo se fit connaître le premier par son remarquable ouvrage sur la vie de Dante. L’abbé Gioberti vint ensuite et publia en 1843, à Bruxelles, son Primato degli Italiani, appelant toutes les forces de la péninsule, depuis le pape et les jésuites jusqu’aux Autrichiens, à la régénérer : dernière sommation pacifique de la justice opprimée avant sa déclaration de guerre. Les jésuites et les Autrichiens ayant refusé, Gioberti déclara qu’ils avaient forfait à la religion et à la patrie. Pendant ce temps, Maxime d’Azeglio, heureux et séduisant caractère, aimé dans toute l’Italie, qu’il parcourait souvent, reprochait aux factions démocratiques leurs inutiles complots, et prêchait la concorde entre tous les Italiens, et entre eux seuls. Gioberti et d’Azeglio combattaient ainsi dans deux foyers opposés le mal que Balbo déplorait, les sociétés secrètes ; l’un s’était chargé des jésuites, l’autre de Mazzini. Le premier, frère indomptable de l’indomptable Lamennais, finit par ne plus croire à la papauté pour avoir trop présumé du pape ; le second, génie profondément sympathique, éleva le niveau moral des populations et symbolisa, sous ce climat qui engendre d’incomparables artistes, l’ennoblissement de l’art par la liberté[6]. Quant à Balbo, théoricien plus froid et plus rigoureux, il résume en lui-même ce qu’il y a de solide dans ces deux brillantes natures : il épie sans cesse le roi, se tient un peu en avant de lui, applaudit à ses moindres velléités de progrès, travaille de toutes ses forces contre des captations audacieuses, le sollicite doucement, avec le zèle mesuré d’un serviteur délicat, se fait le discret interprète de sa pensée cachée, se résigne à des désaveux imposés par la raison d’état, et ne cesse enfin, pendant dix-sept ans de tristesse et de disgrâce apparente, de croire en son roi, sans désespoir et sans lassitude.

Un examen sommaire des travaux publiés par César Balbo durant cette lente et laborieuse incubation de la monarchie représentative en Italie en signalera les périodes successives.

La vie de Dante, avons-nous dit, fut son premier titre à la célébrité. Mêlé, comme Dante, pendant sa jeunesse aux affaires civiles, militaires, diplomatiques, puis exilé, isolé comme lui de l’activité commune de la cité, et réduit, — c’est lui qui le dit, — à écrire pour sa patrie faute de pouvoir combattre pour elle, Balbo semble s’être passionné au récit de cette vie orageuse, et se reconnaître involontairement dans la physionomie que retrace sa plume, rivale du naïf pinceau de Giotto. M. Ricotti, le savant historien de César Balbo, note quelques lignes où la destinée du Florentin semble épousée par le Piémontais, innocemment ambitieux d’une similitude d’infortunes avec le grand poète citoyen. « Dante, dit Balbo, fut gibelin, mais non pas pour autant hérétique, membre de sociétés secrètes, ou transfuge… Il y a une simplicité propre aux natures vraiment élevées, qui fait qu’elles se livrent aux instances et même au premier accueil des hommes, et qu’elles ne s’aperçoivent qu’on les a humiliées que lorsque l’humiliation est accomplie… Les causes du génie et de l’activité de Dante, comme de tant d’autres, furent l’ardeur politique et la passion d’amour, exemple qui doit conduire non pas au libertinage[7] et à la mollesse, mais à une laborieuse grandeur… » Naïves échappées d’une belle âme qui a besoin de se dévoiler, et qui se découvre plus complètement dans quelques considérations sur les guelfes et les gibelins. Balbo est guelfe, en ce qu’il croit que le pouvoir temporel du pape a très heureusement balancé au moyen âge celui de l’empereur, et, voulant l’indépendance à tout prix, il essaie de ressusciter l’ancien antagonisme en concentrant dans le pape la cause nationale. On distingue très bien dans cette tendance le sacrifice provisoire du patriote qui remet la liberté au lendemain de l’expulsion des barbares, parce qu’il croit qu’eux seuls suggèrent au pape ses anathèmes contre les libertés représentatives. Il n’ose attaquer la domination de l’Autriche sur les Légations et sur Rome même ; mais il trouve une occasion d’y toucher indirectement, en réfutant cette opinion, que les papes n’ont jamais été si heureux que lors de leur union avec la France, et il s’écrie : « La grandeur des papes, sinon leur félicité (car la félicité est accidentelle dans la vie humaine), n’est jamais venue et n’a jamais pu venir que de leur indépendance de tout excès d’amitié étrangère, et cette indépendance ne peut naître que de leur union avec le peuple sur lequel s’exerce leur pouvoir temporel. » Ceci, en 1839, était audacieux. En fait, il y a dans certains passages de la Vie de Dante comme une caressante agression, comme une sorte de sommation respectueuse dont la langue italienne peut seule rendre la légèreté de touche et l’indécise nuance. En 1844, les intempéries politiques sont devenues plus clémentes ; l’écrivain s’enveloppe de moins de précautions, et dans ses Speranze d’Italia, il pose nettement une vérité primordiale que l’église ne veut pas voir, et qui la sauverait si elle la voyait : L’Austria non fu guari papalina mai, e meno che mai da Giuseppe II in quà. Il émet le souhait que Grégoire XVI se rapproche de la France, de la France de Louis-Philippe ; il ne dissimule point que ses idées d’indépendance absolue de la papauté, bonnes pour battre en brèche la domination autrichienne, tombent devant les conditions d’existence du pouvoir temporel, et ne se rapportent point par conséquent à des influences plus tolérables ; il écrit en effet : « La France est redevenue la puissance la plus grande, et par cela même la puissance conductrice (duce) du monde catholique. »

On connaît les Speranze d’Italia, livre élémentaire, mais non point fondamental, selon nous, de tout projet de réorganisation italienne. Reconstituer la Méditerranée, selon l’expression de Balbo, et la soumettre tout entière au christianisme par le démembrement de l’empire ottoman ; favoriser l’expansion de la Russie dans l’Asie-Mineure et sur la Mer-Caspienne, et celle de l’Autriche vers les bouches du Danube ; donner une impulsion au grand mouvement de l’Europe vers l’Orient (inorientazione), et pour cela former une coalition entre la France, l’Angleterre, l’Italie et l’Autriche contre la Russie, qu’il faut jeter vers l’Asie afin qu’elle laisse de la place derrière elle ; par là, entre autres effets heureux, affranchir l’Italie : telle est cette conception grandiose, qui a rendu un grand service à la cause italienne, non pas tant par la solution contestable qu’elle donne au problème que par son excellente manière de le poser.

Ce qui nous frappe dans ce plan, c’est que la Russie y est attaquée non pas comme l’ennemie, mais comme la rivale de l’ensemble des puissances européennes. Dans ses écrits inédits, le comte Balbo paraît très ému de la prépondérance de l’empire moscovite sur le continent ; il lui reconnaît une importance morale peu proportionnée à ses ressources matérielles, quelque considérables qu’elles soient ; Il dit même quelque part que si la monarchie universelle est réalisable, c’est par la Russie. Cette idée n’est point exprimée dans les Speranze ; mais elle a évidemment inspiré à Balbo son projet de coalition de toutes les puissances contre les héritiers de Pierre le Grand. À notre sens, on peut tirer de l’observation très juste faite par l’auteur des Speranze une conclusion très différente de la sienne et dire : « Au lieu d’arrêter et de combattre cette influence toujours grandissante, il faut l’employer et l’utiliser. » On ne voit pas en définitive quel motif aurait l’Italie de se déclarer contre la Russie plutôt que de s’unir à elle. Le choix entre l’alliance et la guerre doit dépendre des circonstances. Pourvu qu’on brouille la Russie avec l’Autriche, et qu’on prenne part à toute guerre qui s’allumera en Orient, on aura fait assez. Compter sur la bonne volonté que l’Autriche peut montrer à être indemnisée ailleurs de la perte de ses possessions lombard-vénitiennes, c’est s’abuser peut-être. Qu’elle s’étende vers le Danube, nous le voulons bien, si c’est une raison pour qu’elle n’aspire plus au golfe de Gênes ; or cette raison ne nous paraît pas péremptoire. La situation de puissance centrale qu’elle occupe en Europe, situation qui a déterminé sa politique de neutralité, est assez bonne pour qu’elle résiste à l’inorientazione par déplacement, telle que l’entendait César Balbo. Sans préconiser absolument une politique différente de celle des Speranze, et sans nier que le démembrement de l’empire ottoman puisse être une excellente occasion de délivrer l’Italie, nous pensons donc qu’il convient aussi peu au Piémont de se ménager des alliances monstrueuses, comme le serait celle de l’Autriche, que de se déclarer contre un peuple qui n’a ni penchant ni intérêt à se faire l’ennemi des états sardes. Nul doute pour nous que telle ait été au fond la pensée de Balbo, et que son opinion doive s’expliquer par les raisons très bonnes, mais temporaires, qui ont causé la guerre de Crimée, et décidé le Piémont à y participer activement. Il n’y a pas qu’une solution à cette question si compliquée de Constantinople. Or, si l’on y songe bien, parmi les considérations qui ont dû engager Balbo à envisager de préférence une de ces solutions, on peut compter au premier rang l’éternelle, la fatale question romaine. Exclure la Russie du grand concert européen et donner à l’Autriche sa part d’influence, c’était rendre deux services au saint père et le rassurer doublement. Cette combinaison lui assure en effet l’amitié du seul gouvernement qui flatte ses illusions, et de plus elle forme autour de lui une ligne de résistance au colosse slave, qui est de toutes les puissances de l’Europe celle qui doit désirer et qui désire le plus vivement l’abolition du pouvoir temporel de la papauté.

Partout et toujours on tente donc le pape : on lui montre les royaumes de la terre dont il peut être encore une fois le suzerain, soutenu par les multitudes au lieu de l’être uniquement par les cabinets. On lui parle d’une confédération de toutes les principautés italiennes sous sa présidence libérale ; on le rassure pour l’enhardir ; on se presse autour de lui ; on l’entoure de respectueuses tentatives de séduction. L’arracher à l’Autriche, sous les drapeaux de laquelle il s’est enrôlé, pour se ranger filialement sous la primatie de sa bannière affranchie, tel est le rêve favori des catholiques intelligens. Le pape a été abusé, disent-ils, et l’on a abusé du pape. Au moment où le Piémont, pays capital de l’Italie, allait, grâce à un rajeunissement de la dynastie de Savoie, proclamer les deux dogmes politiques de sa croyance obstinée, la liberté et l’indépendance, la maison d’Autriche, par le canal du pape, a confisqué une fois de plus le débat à son profit. Elle a gagné le saint père en l’indisposant contre une idée dangereuse, la liberté ; il faut le regagner sur elle, le lui reprendre à force de pressantes tendresses, en passant sous silence ce mot peu rassurant pour le prêtre infaillible, et en ouvrant à l’ambition du souverain temporel les perspectives d’une indépendance qu’il doit appeler de tous ses vœux. Toute l’œuvre des écrivains piémontais pendant le pontificat de Grégoire XVI, depuis la Vita di Dante et le Primato jusqu’au Sommario della storia d’Italia, par lequel Balbo clôt cette période de labeur intellectuel, consiste à dégager le pape. Si l’on y réussit, l’alliance des souverains et des peuples sera formée aussitôt, car il existe en Italie, par suite de l’état des choses, une réciprocité naturelle de services entre les peuples qui ont besoin de liberté et les princes qui ont besoin d’indépendance.

Constituer en fait cette réciprocité, c’est fonder la monarchie représentative. Nous venons de voir quels obstacles s’opposèrent à ce que Balbo proclamât tout haut cette réciprocité, et le conduisirent à l’abdication provisoire du droit de liberté, à l’invocation exclusive du droit d’indépendance ; mais ce n’est pas là un système politique absolu, immuable, et qui puisse convenir à d’autres situations.

Au point de vue abstrait en effet, il est facile de comprendre que l’indépendance n’est qu’une forme particulière, un côté spécial, une partie de la liberté. Par cela seul qu’un peuple se trouve libre, on peut juger qu’il jouit de son indépendance, tandis qu’un état dont les frontières naturelles sont parfaitement respectées peut être livré à l’intérieur à toutes les calamités du despotisme. L’indépendance n’est donc qu’un acheminement à la liberté, et n’a d’utilité sans elle qu’au point de vue égoïste du souverain. Rendons grâces à Balbo d’avoir présidé à cette agitation amoureuse, selon le beau mot d’un prêtre italien, à ces sollicitations affectueuses et opiniâtres dont le pape fut l’objet durant quinze ans, rendons-lui grâces d’avoir préparé la leçon donnée par Pie IX sur la possibilité d’un libéralisme pontifical ; mais reconnaissons que sa timidité, louable, habile, nécessaire de son temps, n’est qu’un compromis sans valeur définitive, consenti pour amorcer, si je puis dire ainsi, un pouvoir froid qui ne voulait pas prendre feu. Il pourra advenir que cette politique timorée, imaginée pour contenter tout le monde, cessant d’être de saison, ne soit plus qu’un enfantillage, parce que chacun sait que la liberté doit suivre de près l’indépendance, et une maladresse fatale parce que, pour ne gagner que la moitié du principe, on met en jeu le principe tout entier.

En pratique, il en est de même. Balbo se renferme dans un projet étroit, parce qu’il ne veut outre-passer qu’après dispense dûment obtenue les empêchemens qui l’entravent. Disons bien notre pensée : le courage civil ne manquait pas plus à Balbo que la bravoure à Charles-Albert[8] ; mais ce courage ne pouvait se passer de l’assentiment formel et personnel de l’église, auprès de laquelle l’écrivain avait d’ailleurs à faire oublier sa participation à la déchéance de Pie VII. Tous ceux qui embrassent la politique romaine ont deux souverains, et se trouvent placés entre les lois de l’état et les anomalies canoniques. Les uns obéissent avant tout à celles-ci, et deviennent des citoyens difficiles ; les autres, plus consciencieux, passent leur vie dans un travail herculéen de conciliations souvent impossibles. Ce dernier parti, que prennent les hommes de cœur, impose, dans les cas de conflit entre les deux pouvoirs, des déguisemens utiles, des réticences avisées ; mais le contrôle des faits dévoile bientôt toute dissimulation même profitable, et venge la vérité contre l’autorité abusive qui a forcé les âmes honnêtes à taire une partie de leur pensée : témoin César Balbo, qui, préoccupé de Milan plus que de Turin, essaie d’acheter l’expulsion des barbares par des concessions qui sont en réalité l’intronisation du pouvoir temporel du pape dans le royaume de Sardaigne. Tant que la liberté ne sera pas profondément enracinée dans les lois, les projets d’indépendance amèneront de même des interventions étrangères ; après s’être libéré du fardeau romain, on devra en subir un autre, et la puissance à laquelle on devra recourir altérera l’indépendance, en supposant que la liberté survive. On voit que le principe de Balbo, l’indépendance avant tout, mis en action, aurait pour meilleur résultat possible, toutes chances favorables admises, de faire perdre d’un côté ce qu’il ferait gagner de l’autre. Cela est si vrai que certains partis, rebelles aux progrès actuels, détournent aujourd’hui la thèse de Balbo à leur profit, et se livrent à d’imprudentes excitations dans l’espoir qu’une collision immédiate anéantira des améliorations qu’ils détestent. Là est le piège que la gloire pure de l’auteur des Speranze ne doit plus couvrir ; ce serait une profanation, et, nous pouvons le dire de ce nom si justement vénéré au-delà des Alpes, un sacrilège. Que suit-il de là ? Qu’il faille abandonner l’œuvre d’indépendanoe ? Certes moins que jamais. Si les Piémontais sont honorés en Europe, c’est qu’ils aiment leurs compatriotes opprimés autant que leurs concitoyens déjà affranchis ; mais cette sympathie doit être sage. Il ne faut pas exposer sans nécessité aux risques d’un embrasement inopportun la semence de liberté qui se développe au pied des Alpes, et qui propage moralement, par la seule vertu de l’exemple, une éducation fraternelle et sensée jusque chez les habitans de l’extrémité des Deux-Siciles.

Telle est la démonstration que complétera la suite de cette étude. En 1848, l’heure d’appliquer l’idée que nous discutons est venue. Le pape a passé aux libéraux, Charles-Albert a proclamé l’indépendance, Balbo est président du conseil des ministres. Que restera-t-il dans dix ans de tout cela ? Rien qu’une chose, presque accessoire alors : une machine de guerre improvisée avant le passage du Tessin, et n’ayant pas d’autre destination, semble-t-il, dans le plan des Speranze. Charles-Albert, — nous ne sortons pas de l’histoire, — vient au conseil avec une feuille de papier sur laquelle il a écrit ces seuls mots : Statut fondamental. Art. 1er. La religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’état. Rien de plus. Ces mots indiquent qu’il tient d’abord par cette déclaration à se protéger du côté de Rome. Quant aux articles qui doivent suivre, il en laisse la libre rédaction à la commission ; il a d’avance accepté complètement l’idée constitutionnelle qui doit les inspirer. Ces articles seront plus efficaces que la guerre, et Balbo en conviendra plus tard dans son dernier écrit sur la monarchie représentative en Italie ; ils seront tout l’avenir de l’indépendance, parce qu’ils seront la liberté.


ALBERT BLANC.

Articles par Auteur

  1. Voici à ce sujet un fragment curieux d’une lettre du comte Balbo, écrite en français : « J’ai vu, il y a quelques années, l’extrait des actes existant alors et peut-être encore aujourd’hui aux archives de Florence, et qui prouve qu’un Buonaparte fut expulsé de la ville dans le XIIe ou XIIIe siècle (il ne me souvient plus bien), ob nimiam potentiam, la même raison qui a fait bannir son descendant du monde civilisé. À la suite de cette expulsion, cette famille alla s’établir à San-Miniato, et de là à Chiavari. Jusqu’ici la filiation est prouvée ; elle n’est interrompue, je crois, que pendant une cinquantaine d’années durant lesquelles la famille disparaît de Chiavari et reparaît en Corse, je crois avec les mêmes armes, certainement avec le même nom, et souvent avec les mêmes prénoms, entre autres celui de Napoléon. Lors des premières campagnes du général Buonaparte, il existait encore à San-Miniato un ecclésiastique de ce nom, dernier rejeton d’une branche restée dans cette première station de la famille, où l’on voit plusieurs de leurs tombeaux. Le général républicain fit alors des démarches pour s’en faire reconnaître, et l’ecclésiastique étant mort et ayant laissé son héritage aux pauvres, Buonaparte, alors premier consul, fit un procès pour la succession, qu’il gagna, comme on peut bien le penser. Il fit, dit-on, largement indemniser les pauvres, mais il n’en est pas moins vrai que, chef d’une république française, il tenait à prouver son origine patricienne et étrangère. Devenu empereur, il trouva apparemment son illustration supérieure à cette origine, et l’on n’en parla plus ; je crois même que l’extrait dont j’ai parlé, et que je vis alors, ne fut pas trop bien reçu. »
  2. Cette passion fut si vive chez l’inconstant écrivain, qu’il entreprit alors quatorze ouvrages philosophiques sans les terminer. L’un d’eux portait cette dédicace : « A Victor Cousin, le plus grand philosophe du siècle, cet écrit est dédié par l’ami d’un de ses amis. « L’ami commun était ce Santorre di Santa-Rosa qui fut exilé du Piémont à cause des événemens de 1821, et dont M. Cousin a éloquemment raconté la vie dans la Revue des Deux Mondes du 1er Mars 1840.
  3. « C’est une cause perdue désormais que celle du secret gouvernemental. Et tant mieux, même pour les gouvernemens, qu’elle soit perdue.
  4. Delle Rivoluzioni, c. VI. — Balbo néanmoins avait déjà rendu justice au gouvernement piémontais pour sa bonne volonté à l’égard des recherches historiques, qui ne peuvent être consciencieuses ni complètes si on ne consulte les documens originaux. On lit dans la Vita di Dante, écrite en 1838 : « Quand imitera-t-on à Florence l’exemple donné à Turin de faire imprimer les pièces originales des archives nationales ? Le Piémont, qui était moins favorisé que personne sous ce rapport au temps de Muratori l’est maintenant au plus haut degré, grâce à son roi. »
  5. Les personnes qui ont vécu à la cour de Charles-Albert ont recueilli sur les menées auxquelles il fut en butte de bien étranges détails. Voici, entre autres, un trait que nous tenons de bonne source. Un homme de sens et de cœur, alors ministre de la guerre, était en conférence avec le roi, lorsque plusieurs coups furent frappés derrière une tenture de la salle où ils étaient. Le roi pâlit. « Ce n’est rien, sire, dit M. de*** ; on travaille quelque part sans doute. — Vous n’êtes pas religieux, vous ! » répliqua le roi d’un air sombre et préoccupé. L’entretien fut repris. Au bout de quelques instans, le bruit recommença. Le roi pâlit de nouveau, se prit à trembler, et, quittant le ministre interdit, alla s’agenouiller devant un crucifix placé dans un cabinet voisin. — Des personnages intéressés à affaiblir le caractère du malheureux prince lui avaient persuadé que la reine Clotilde, femme de Charles-Emmanuel IV, morte à Naples en odeur de sainteté, revenait de temps à autre dans le palais. Souvent en effet une voix mystérieuse, partant d’un coin où l’on ne voyait personne, dictait au roi atterré ce qu’il avait à faire. L’esprit semait sur son passage des morceaux d’étoffe que le roi portait comme des reliques ou des amulettes, et faisait porter à son entourage. On finit par découvrir le secret de cette fantasmagorie dans je ne sais quelle misérable entente d’un valet ventriloque avec une femme de chambre soudoyée.
  6. Maxime d’Azeglio fut d’abord connu comme l’un des paysagistes les plus estimés d’Italie. Son premier roman, Ettore Fieramosca, fut mis au rang des Fiancés, et c’était stricte justice. Niccolò de’ Lapi, publié en 1840, précéda de peu de mois son fameux livre sur les événemens de la Romagne, qui valut à sa femme, la fille de Manzoni, une expulsion solennelle de Milan.
  7. C’est une allusion peut-être à un mot de Boccace, qui raconte qu’au milieu des plus grandes qualités trouvait place chez Dante une terribile lussuria ; « mais, ajoutait le malin conteur, Hercule, Jupiter, le roi David, Salomon et Hérode n’étaient pas non plus parfaits de ce côté-là. »
  8. Balbo savait qu’il courait quelque danger en faisant imprimer à l’étranger les Speranze. Il demanda à ses enfans s’ils étaient prêts à subir les conséquences de cette publication : leur réponse fut ce qu’elle devait être. — Il était colonel et chevalier de l’ordre civil de Savoie. L’Autriche pouvait embarrasser le roi pour un livre aussi provocateur, écrit par un homme presque officiel. Il offrit généreusement à Charles-Albert de renoncer à son grade et à sa croix : le roi refusa, et le livre parut.