De la Médecine militaire en France et aux États-Unis

De la Médecine militaire en France et aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 840-884).
DE
LA MEDECINE MILITAIRE
EN FRANCE ET AUX ETATS-UNIS

I. Rapport au Conseil de santé des armées sur les résultats du service médico-chirurgical pendant la campagne d’Orient en 1854-1855-1856, par M. J. Chenu, médecin principal ; Paris, 1865, in-4o. — II. Statistique médico-chirurgicale de la campagne d’Italie en 1859 et 1860, par la même ; Paris 1869, 2 vol. in-4o. — III. History of the United-States sanitary Commission, by Charles J. Stillé ; Philadelphia 1866, 1 vol. in-8o.


I

Quand on lit à tête reposée les historiens anciens ou modernes, et qu’on a le courage de réfléchir sur ce qu’on a lu, on est tenté de se demander si les hommes ne sont pas une race d’animaux cruels qu’un instinct fatal pousse à s’entretuer. Batailles, pillage, incendie, sac des villes, égorgeraient des femmes et des enfans, voilà les hauts faits que l’histoire exalte et célèbre sous le titre pompeux de victoires et conquêtes. Les grands hommes qu’on offre à notre admiration sont ceux qui ont fait périr des millions de leurs semblables, un Alexandre, un César, un Napoléon. Peuples et princes n’ont rien de plus cher que la gloire, et la gloire, ce n’est pas l’art de faire vivre les hommes et de les rendre heureux, c’est l’art de les exterminer. Quand ils ne sont pas menacés par le grand roi, les Grecs ne songent qu’à se détruire les uns les autres, les Romains se croient nés pour asservir le monde ; ils portent partout le fer et le feu. Les Germains ne connaissent que les combats ; la féodalité est la guerre en permanence ; les grandes monarchies qui lui succèdent ne sont pas plus pacifiques : le seul titre qu’ambitionnent les rois est celui de conquérant. Protéger les lettres, les arts, l’industrie, c’est pour Louis XIV l’amusement des heures perdues ; sa vraie, sa seule passion, c’est d’envahir et d’écraser ses voisins. Napoléon est resté fidèle à la tradition romaine ; c’est un César égaré dans la société moderne, dont il ne comprend ni les besoins ni les idées. Sur une chance de victoire jouer la vie de 100,000 hommes, le sort de la France et sa propre fortune, voilà pour l’empereur le plus sublime effort de l’esprit humain. Combien dans le monde n’y a-t-il pas encore de gens qui partagent cette illusion sanglante ! combien d’hommes d’état et d’historiens qui sont à genoux devant ce génie de la destruction ! Si demain une guerre éclatait, juste ou injuste, je crois, n’en déplaise aux amis de la paix, qu’après un premier moment d’hésitation la France tout entière s’enlèverait comme un cheval de guerre au son des trompettes, au bruit des tambours.

Et cependant il ne faut pas désespérer qu’un jour les hommes ne deviennent raisonnables. Depuis cinquante ans, il se fait un grand travail dans les esprits. On commence à sentir que la civilisation n’est autre chose que le règne de la paix et de la liberté ; c’est la victoire du droit sur la violence, le triomphe de l’esprit sur la force et le hasard. À mesure que le commerce et l’industrie rapprochent et unissent toutes les nations, sans distinction de gouvernement, de religion ni de langage, les peuples, éclairés par leur intérêt, se défient de cette vieille politique qui trop longtemps a désolé la terre. Autrefois, sous Louis XIV et même sous le premier Napoléon, les communications étaient lentes et difficiles ; ce qu’on appelait le théâtre des événemens était circonscrit en d’étroites limites. En outre les peuples vivaient sur eux-mêmes, l’industrie ne fournissait qu’à la consommation locale ; la masse de la nation ne souffrait donc de la guerre qu’indirectement et par contre-coup. Aujourd’hui la guerre est un incendie qui dévore en peu de temps toutes les ressources du pays et porte au loin le chômage et la misère. Cent mille ouvriers français, anglais, suisses, allemands, ruinés par la disette du coton, victimes des passions qui déchiraient les États-Unis, sont là pour prouver aux plus incrédules qu’aujourd’hui le monde est solidaire. La paix n’est plus seulement le rêve de quelques bonnes âmes qui ont horreur du sang versé ; c’est le cri des populations, qui ne veulent pas mourir de faim. Ce cri, répété dans toute l’Europe par la presse et par la tribune, personne ne peut ni l’étouffer ni le dédaigner. Plus que jamais l’opinion est la reine du monde ; il faut compter avec elle. Il le faut d’autant plus qu’on accuse l’ambition des rois d’amener ces boucheries inutiles. Que ce soit sagesse ou calcul, les princes aujourd’hui sont forcés de se montrer pacifiques. À braver le sentiment public, ils risqueraient leurs couronnes. Un avenir assuré est la première condition du travail, et dans notre siècle le travail est le plus grand des intérêts politiques. De là ces projets de fédération, ces États-Unis d’Europe que demandent les esprits ardens, minorité aujourd’hui, majorité demain. De là cet éloge de la république, présentée à l’opinion comme garantie de la paix universelle, quoiqu’à vrai dire on ne voie pas dans l’histoire que les peuples aient été plus sages ou moins égoïstes que les rois.

Ce n’est pas seulement un désir légitime, un besoin impérieux qui pousse les peuples à vouloir la paix ; les faits démontrent que la guerre est tout ensemble le plus cruel des fléaux et souvent la plus désastreuse des folies. Trop longtemps l’histoire indifférente n’a vu dans les récits de batailles qu’un moyen d’amuser la curiosité des lecteurs. Aujourd’hui on raisonne la guerre, on veut savoir ce qu’elle coûte en hommes et en argent. Les peuples n’ignorent pas qu’ils paient de leur sueur et de leur sang toutes ces belles tragédies ; ils exigent des comptes qu’on ne peut plus leur refuser. Ces comptes sont effrayans. Déclamer contre les cruautés et les malheurs de la guerre, c’est aujourd’hui peine inutile ; il n’y a point d’éloquence qui ne pâlisse auprès des chiffres, — témoins incorruptibles qu’on ne peut accuser ni de mensonge ni d’erreur. — Qu’ils nous disent les pertes que l’Europe a subies depuis que l’imprudence et l’ambition ont tiré la guerre du tombeau où nos pères l’avaient scellée en 1815, heureux de penser que, s’ils avaient chèrement payé leur expérience, du moins elle profiterait à leurs enfans.

Un jeune publiciste qui n’a rien négligé pour découvrir la vérité, M. Paul Leroy-Beaulieu, calcule que, de 1853 à 1866, c’est-à-dire de l’expédition de Crimée à la bataille de Sadowa, les dépenses de guerre chez les peuples soi-disant chrétiens ont monté à près de 48 milliards de francs[1]. Il est vrai que dans cette somme monstrueuse la guerre civile des États-Unis, guerre sans exemple dans les annales du monde, figure seule pour 35 milliards. La part de la France est de 3 milliards environ ; c’est à ce prix que nous reviennent les victoires de Crimée, d’Italie, du Mexique, de Chine ou de Cochinchine. Quand on songe à ce qu’on aurait pu construire de chemins de fer, de canaux, de routes et d’écoles avec un pareil budget, il est permis de trouver que 3 milliards c’est beaucoup, même pour des lauriers ; mais, si gros que soit ce chiffre, il est loin de donner la perte totale. Sans parler des ravages et des ruines que la guerre sème sous ses pas, il faut ajouter à la dépense le remplacement du matériel qu’on a usé, et les pensions trop méritées qu’il faut payer aux soldats blessés ou décorés. La paix la plus glorieuse amène toujours à sa suite l’augmentation du budget normal de la guerre et de la marine. Nous en savons quelque chose. Ce n’est pas tout : « la guerre, a dit justement Jean-Baptiste Say, coûte plus que ses frais, elle coûte tout ce qu’elle empêche de gagner. » C’est le travail brusquement interrompu et le commerce paralysé ; c’est, après la victoire comme après la défaite, un surcroît de dette publique, c’est-à-dire un impôt perpétuel qui grève l’industrie, renchérit la production et diminue d’autant la consommation. Depuis un demi-siècle, nous payons chaque année la rançon de 1815, et dans cinquante ans le budget de la dette publique ne permettra pas à nos enfans d’oublier nos victoires, enfin, c’est la sécurité publique pour longtemps ébranlée, c’est-à-dire la diminution du travail, grande cause de misère. Voilà ce que coûte la gloire ! Trop heureux les peuples s’ils en étaient quittes à ce prix, et si la guerre, qui vit de leurs dépouilles, ne leur prenait pas encore le plus pur de leur sang.

Quand on emploie tant d’argent à perfectionner l’art de détruire les peuples, il est difficile qu’on n’en arrive pas au résultat désiré. M. Leroy-Beaulieu estime a près de 1 million 800, 000 le nombre d’hommes que, de 1853 à 1866, la guerre a emportés par le fer, le plomb ou la maladie. Dans ce chiffre, les Américains comptent pour 800, 000 hommes, le million restant est à la charge de l’Europe. La Crimée nous a coûté plus de 95, 000 soldats ; l’Italie près de 8, 000 ; ajoutons-y ceux qui sont tombés au Mexique et dans les autres expéditions d’outre-mer, nous serons modérés en n’évaluant qu’à 120, 000 hommes les pertes de l’armée française en quatorze ans. Cent vingt mille jeunes gens, la fleur et la richesse du pays, morts, non pour défendre la patrie menacée, mais pour servir des combinaisons politiques plus ou moins heureuses ! — Sans être ni un mécontent ni un philanthrope, on peut regretter tant de sang versé.

Les princes qui de notre temps font si facilement la guerre pour agrandir leurs états ou ajouter à la gloire de leur nom s’enfoncent dans l’ornière du passé. Ils ne se doutent pas combien les idées ont changé ; autrement ils n’appelleraient pas sur leur tête une responsabilité terrible. Autrefois, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, le peuple ne comptait pas ; on n’avait point à s’inquiéter de l’opinion, ou, pour mieux dire, l’opinion était complice de la guerre et du pouvoir absolu. Prenez les écrits les plus sérieux du XVIIe et du XVIIIe siècle, lisez les prédicateurs, les moralistes, les jurisconsultes, — écoutez l’avocat-général Séguier repoussant, en 1776, au nom du parlement, l’édit de Turgot qui abolissait la corvée ; partout vous retrouverez la maxime fondamentale de la vieille constitution monarchique. Le clergé sert l’état par ses prières, le noble le sert de son épée, le peuple est fait pour travailler et pour payer l’impôt ; le service militaire ne figure pas au nombre de ses devoirs. N’y avait-il donc que des gentilshommes dans les armées de Louis XIV et de Louis XV ? Non, l’officier seul était noble ; mais lui seul était quelque chose. De quoi se composait le gros de l’armée ? De cavaliers allemands ou hongrois, de régimens suisses, de troupes françaises enrôlées à prix d’argent ; tout cela, sauf les miliciens, c’était des mercenaires qu’on payait pour se battre et pour se faire tuer au besoin. S’ils mouraient, la perte était pour le roi ; le pays n’était pas frappé au cœur comme il l’est aujourd’hui.

Tout a changé depuis la révolution ; nos armées ne ressemblent en rien aux armées de l’ancien régime ; elles ont un caractère, plus noble et plus grand. Le soldat n’est plus un enfant perdu, racolé au quai de la Ferraille ; c’est un citoyen qui paie le plus lourd des impôts, l’impôt du sang, et cela quand de plus heureux ou de plus riches ont le privilège d’échapper à cette loterie de la mort.

Le soldat est un capital. Qu’on ne se récrie point sur ce mot. Les Anglais, qui l’ont inventé, ne l’ont pas fait par dureté de cœur, mais au contraire pour appeler sur le soldat l’intérêt d’un pays qui calcule. Aujourd’hui, avec le progrès de la mécanique et de la chimie, la guerre est une industrie. Qu’on maudisse cet art de la destruction, peu importe, il n’en est pas moins visible que le succès final appartient à celui qui peut le dernier amener en ligne le plus grand nombre de canons et de vaisseaux, armer et nourrir le plus grand nombre de soldats. La guerre de Crimée nous montre la Russie hors d’état de lutter contre les ressources de l’Angleterre et de la France et réduite à implorer la paix quand elle a épuisé son capital d’hommes et d’argent. Un soldat de vingt à vingt-cinq ans, choisi parmi les plus robustes de sa génération, dressé au métier des armes et transporté chez l’ennemi, est une force, une valeur. Mort ou malade, il faut le remplacer, c’est une perte pour le pays tout entier. Or, aujourd’hui qu’avec les chemins de fer et la puissance du crédit on concentre et l’on met en bataille tout ce qu’un peuple peut armer de soldats, aucune nation, et la France moins qu’aucune autre, ne peut impunément gaspiller ce capital vivant. On sait que chez nous le nombre des habitans s’accroît beaucoup moins vite que chez nos voisins. Bien des causes expliquent ce phénomène : la population est serrée, les professions sont encombrées, la vie est chère, nous n’avons pas de colonies qui, en ouvrant un débouché à l’activité humaine, invitent au mariage ; mais, quelle qu’en soit la cause, ce ralentissement affaiblit notre puissance militaire. Nos rivaux grandissent en nombre, et, dans un temps où les peuples se ruent les uns sur les autres, le nombre est un élément de force et de succès. Le seul intérêt de sa grandeur et de son salut devrait donc pousser la France à ne pas prodiguer le sang de ses soldats.

Ce changement dans la constitution des armées explique comment aujourd’hui l’opinion s’occupe non-seulement des soldats qui tombent sur le champ de bataille, mais encore des blessés et des malades qui encombrent les hôpitaux. On a besoin de connaître exactement le nombre et le caractère des blessures, la nature des maladies ; on veut s’assurer que les soins n’ont pas manqué à ceux qui se dévouent pour la patrie : nobles inquiétudes que n’avaient point nos pères, et qui sont l’honneur de notre civilisation !

C’est à ce sentiment général que répondent les deux publications du docteur Chenu, publications qui font le plus grand honneur non-seulement à l’auteur, mais au gouvernement qui les a encouragées et facilitées. On a quelquefois accusé le gouvernement de suivre les erremens de l’ancien régime et de cacher au pays ce qu’il avait intérêt à savoir. Cette fois on ne lui fera pas un pareil reproche. Toutes les pièces ont été remises au docteur Chenu ; il suffira de dire que pour la seule guerre de Crimée 18 sous-officiers, employés pendant dix mois, ont dressé 1,150,000 fiches ou bulletins disposés par ordre alphabétique, qui ont permis d’établir pour chaque blessé ou malade le nom, les prénoms, l’âge, le lieu de naissance, le grade, l’arme, la date de la blessure ou de la maladie, l’ambulance ou l’hôpital sur lequel le sujet a été dirigé, les opérations pratiquées, les circonstances principales et le dénoûment de la maladie, évacuation ou sortie, mort ou guérison. Il a fallu trois années d’un labeur assidu pour mettre en ordre ces matériaux et en tirer la leçon qu’ils renferment. Aussi est-il naturel qu’en 1866 l’Académie des Sciences, décernant le prix de statistique au Rapport sur la campagne de Crimée, se soit félicitée de couronner un si grand et si beau travail. La Statistique médico-chirurgicale de la campagne d*Italie, statistique entreprise à la demande du Conseil de santé des armées, n’est pas une œuvre moins complète. Pour la première fois, on a dit toute la vérité à la France sur la condition et le traitement de ses soldats. C’est au pays maintenant à faire son devoir.

Ce devoir est considérable, car ces statistiques impitoyables nous apportent une révélation douloureuse. Avec un courage civique qu’on ne saurait trop louer, M. Chenu a déchiré tous les voiles ; notre amour-propre national ne peut plus se bercer de ses illusions ordinaires. S’il est vrai que le soldat français n’a pas son pareil sur un champ de bataille, il ne l’est pas que l’administration de notre armée soit un objet d’envie pour nos rivaux. Ni en paix ni en guerre, le soldat français ne reçoit les soins auxquels il a droit. Il est moins bien traité que le soldat anglais ou américain.

En temps de paix, la nourriture que reçoivent nos soldats est insuffisante ; il y faudrait ajouter 40 ou 50 grammes de viande pour répondre aux besoins d’un estomac de vingt ans. Tandis que nos marins sont largement nourris, nos soldats en sont réduits à une ration des plus maigres. En outre cette nourriture n’est point assez variée. Magendie a depuis longtemps démontré que la santé s’altère quand l’alimentation est uniforme. Ici encore, il suffirait de prendre exemple sur la marine, et d’introduire dans l’ordinaire de nos soldats le fromage, la choucroute, le poisson fumé ou salé, les haricots, les pois, les lentilles. La vigueur de nos matelots tient à des causes diverses, mais la nourriture y entre pour quelque chose ; c’est une leçon dont l’armée pourrait profiter. Une autre condition de la santé, c’est la propreté du corps. Je ne dirai pas qu’en France l’administration militaire la néglige, elle ne la connaît pas. Nos soldats ont de l’eau pour se laver la figure et les mains, mais Ils n’ont pas de serviette pour s’essuyer, et d’ordinaire, malgré toutes les défenses, ils s’essuient avec leur drap de lit, leur chemise ou leur mouchoir. Les Romains ne bâtissaient pas une caserne sans y installer des bains chauds ; nos soldats n’en ont jamais vu, on ne les habitue même pas à se laver les pieds. Quel peut être l’air des chambrées où couchent ces pauvres gens ? Qui peut résister à cette atmosphère infecte ? Ajoutez qu’un grand nombre de casernes sont étroites, qu’il n’y a pas même l’espace voulu pour fournir la quantité nécessaire d’air respirable, et vous comprendrez alors les ravages que la phthisie et la fièvre typhoïde font parmi nos jeunes soldats. La nature se venge du mépris qu’on fait de ses lois. Tandis que la population française prise en masse, jeunes et vieux, ne perd annuellement que 5 pour 100 de ses membres, l’armée, la partie la plus robuste du pays, perd annuellement 10 pour 100.

Quand la mortalité est aussi grande en temps de paix, que doit-elle être en temps de guerre ! L’expédition de Crimée nous répondra : nous avons perdu 95,615 hommes ; combien en est-il resté sur le champ de bataille ? 10,240 ; on évalue à un chiffre à peu près égal ceux qui sont morts des suites de leurs blessures ; c’est un total de 20,000 hommes environ. La maladie en a emporté 75,000. En calculant sur l’effectif moyen pendant la guerre, la mortalité par blessures a été de 34 pour 1,000, et la mortalité par maladie a été de 121. Chez les Anglais, placés dans les mêmes conditions, mais fort éprouvés la première année, la mortalité annuelle a été par blessures de 23 pour 1,000, et par maladie de 93. Dans l’hiver 1856-1857, en un temps où il n’y avait plus d’hostilités régulières, et où nous n’avons eu que 323 blessés, il est entré dans les hôpitaux français 12,872 scorbutiques, sur lesquels il en est mort 964, et 19,303 typhiques, sur lesquels il en est mort 10,278. A la même époque, l’armée anglaise, évaluée au tiers de la nôtre, avait 209 scorbutiques et 31 typhiques, sur lesquels il en est mort 17[2]. D’où vient cette énorme différence ? Nos paysans sobres, endurcis, habitués aux privations, sont plus résistans que le soldat anglais. — C’est que le scorbut est une altération, un appauvrissement du sang, qui tient à la mauvaise nourriture et à la misère. C’est que le typhus est, sinon engendré, au moins entretenu et propagé par l’infection qui suit l’encombrement. Avec des précautions et des soins, on pouvait prévenir ou arrêter dès le début ces terribles épidémies et conserver à la France un grand nombre de ses enfans.

Eh quoi ! dira-t-on, n’avons-nous pas des médecins ? Oui, sans doute, nous en avons qui ne le cèdent à personne pour la science ni pour le dévoûment. Les noms de Scrive et de Baudens soutiennent aisément la comparaison avec ceux des meilleurs médecins militaires de l’Angleterre et des États-Unis. M. Larrey fils, le médecin en chef de l’armée d’Italie, n’est pas indigne de son glorieux père. Quant au dévoûment il suffira de dire qu’en Crimée, tandis que l’armée anglaise n’a pas perdu un seul médecin, l’armée française, sur un effectif de 450 médecins, en a perdu 82 ; 58 sont morts du typhus au lit de leurs malades, les autres ont succombé à la suite de leurs blessures, ou ont été emportés par le choléra et la dyssenterie ; proportionnellement il est mort deux fois plus de médecins que de soldats. Sans être accusé de chauvinisme, on peut dire qu’en Crimée nos médecins se sont conduits comme des héros, héros d’autant plus admirables qu’ils ne peuvent même pas compter sur la gloire pour prix de leur dévoûment. L’histoire ne s’occupe guère de ces martyrs de la charité.

Mais le nombre de nos médecins est d’une insuffisance déplorable. En Crimée, avec un effectif qui n’était que le tiers du nôtre, les Anglais avaient autant de médecins que nous. L’usage anglais et américain, c’est qu’un médecin d’hôpital ne doit pas avoir plus de 100 malades à visiter ; à Constantinople, les nôtres avaient à soigner chacun plus de 300 fiévreux ou blessés, presque tous gravement atteints. C’est demander aux forces humaines plus qu’elles ne peuvent donner. En campagne, c’est bien pis encore. La guerre était à peine commencée en Italie, que déjà de toutes parts les médecins manquaient. A Magenta, chaque médecin d’ambulance avait en moyenne 175 hommes à soigner, à Solferino 500, ce qui, en supposant qu’un chirurgien soit capable de travailler vingt heures de suite, donne trois minutes par blessé. Étonnez-vous après cela si tant de malheureux restent sans secours, si des blessés qu’une amputation faite à propos eût sauvés sont obligés d’attendre plusieurs jours avant qu’on puisse les opérer ! Dans la campagne de 1866, la Prusse, bonne ménagère du sang de ses soldats, faisait accompagner son armée de 1,953 médecins. En 1868, tout le corps de santé dont nous disposons comprend 1,053 médecins. Vienne une grande guerre, où en serions-nous ?

L’impuissance de nos médecins est plus fâcheuse encore que leur petit nombre. Le grand service rendu par M. Chenu, c’est de mettre en pleine lumière un régime que la France ignore, et qu’il faut changer à tout prix. Nous supposons qu’un médecin d’armée est un personnage considérable, un chef de service ; nous imaginons que, responsable de la vie de nos soldats, il dirige les ambulances, il est maître dans son hôpital. C’est mal connaître l’administration française et l’esprit de centralisation. Le médecin est tout-puissant au lit du malade ; il peut saigner, purger, tailler, autant que bon lui semblera ; hors de là, quel que soit son grade, il n’a aucune autorité ; ce n’est qu’un agent d’administration, et un agent subalterne ! Celui qui dirige les ambulances et relève les blessés, celui qui décide du choix et de l’emplacement de l’hôpital, celui qui règle la nourriture et les médicamens, celui enfin qui décide en dernier ressort de l’hygiène de l’armée, ce n’est pas le médecin, qui a fait de cette science l’étude de toute sa vie, c’est l’intendant, qui n’y connaît rien. Ainsi le veut l’harmonie du système ; tout ce qui n’est pas commandement appartient à l’administration.

Comment en est-on arrivé à cette prodigieuse aberration ? Deux idées, qui sont vraies dans certaines limites, ont été poussées à l’extrême, et sont ainsi devenues des erreurs funestes. L’une est l’idée d’économie, l’autre est l’idée d’unité. En concentrant tous les services dans les mains de l’intendant, on a obtenu un résultat remarquable. Il n’y a pas de pays où l’armée soit administrée avec plus d’honnêteté et d’économie qu’en France. Nous sommes peu frappés de ce mérite, parce que nous trouvons très lourd le budget de la guerre, et nous n’avons pas tort. Il n’en est pas moins vrai que, ni en Angleterre ni en Amérique, on n’entretiendrait le même nombre de soldats avec le même chiffre de dépenses. Le soldat français est un de ceux qui coûtent le moins cher. De ce côté, je rends pleine justice à l’administration ; cependant n’a-t-elle pas dépassé le but ? N’a-t-elle pas oublié la judicieuse maxime du maréchal de Belle-Isle, que toute parcimonie à la guerre est un assassinat ? Économiser l’argent du pays est chose louable ; mais n’est-il pas beaucoup plus important d’économiser les hommes ? N’y a-t-il pas là un plus grand intérêt ? n’y a-t-il pas un devoir qui passe avant tout ? Un fermier qui économiserait son foin et sa paille en risquant la vie de ses chevaux nous paraîtrait un insensé. Sommes-nous plus sages quand nous pouvons montrer en Orient des journées d’hôpital à 2 francs 60 cent, avec une perte de 26 pour 100 sur le nombre des malades, tandis que les Anglais, avec des journées de 4 francs 80 cent., ne perdent que 13 pour 100 de leurs hommes ? De quel côté est la véritable économie ?

Prenez-vous-en au pays, dira-t-on, qui ne veut pas payer trop de dépenses. — Je réponds que le pays ne connaît pas le fond des choses. Dites à la nation toute la vérité, demandez largement tout ce dont vous avez besoin ; quelle que soit la somme, vous l’aurez. Ce que la France repousse, ce sont les gros contingens et les dépenses inutiles ; mais assurément elle n’entend pas qu’on sacrifie la vie de ses enfans pour ne pas grossir un chiffre du budget. Éclairez donc l’opinion, elle vous soutiendra ; il n’y a pas de député qui puisse vous refuser l’argent nécessaire pour donner à nos soldats les soins auxquels ils ont droit.

Si le goût de l’économie, poussé à l’excès, nous a égarés, la passion de l’unité ne nous a pas été moins funeste. Assurément, si l’unité a le droit de régner quelque part, c’est à la guerre. Ce qui fait non-seulement le succès, mais le salut d’une armée, c’est l’unité de commandement et d’action. Il faut qu’une volonté unique et partout présente dirige ce grand corps ; mais cette unité, on le sent bien, n’est pas chose mécanique, ce doit être une harmonie. On sait comment l’armée française est organisée en guerre. En tête est le général, qui prévoit, qui ordonne, qui tient tous les fils dans sa main. Auprès de lui, au grand quartier-général, sont les chefs de l’infanterie, de la cavalerie, du génie, de l’artillerie. Cet ensemble, on le nomme d’un mot, le commandement. Ce n’est pas tout cependant que d’aligner des troupes un jour de bataille ; il faut, durant toute la guerre, les nourrir, les habiller, les coucher, les transporter, les solder. A l’heure du combat, il faut relever les blessés, les mener à l’ambulance et les soigner. Si une épidémie éclate, il faut ouvrir des hôpitaux pour les malades. Il faut enfin contrôler toutes les dépenses pour éviter les vols et les abus. A côté de l’armée qui se bat, il y a donc une seconde armée qui ne se bat pas, et dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle l’administration ; mais, à la différence du commandement, les divers services de l’administration n’ont point chacun un chef particulier qui travaille directement avec le général. L’administration se personnifie dans un seul homme, l’intendant en chef. Approvisionnemens, transports, argent, ambulances, hôpitaux, contrôle, tout est dans sa main. Lui seul voit le général, lui seul reçoit directement les instructions et les ordres ; il dirige tout, il est responsable de tout. Sur le papier, ce système est d’une simplicité parfaite ; mais dans la pratique il n’est pas seulement insuffisant, il est dangereux. « Vouloir tout diriger, dit avec raison M. Chenu, vouloir être présent partout, c’est vouloir être faible ou nul partout. Le sous-intendant ne peut être en effet, dans les marches ou pendant le combat, près du général, sa place réglementaire, en même temps qu’à l’ambulance, aux subsistances, aux fourrages, etc. Il ne peut, comme le prescrit le règlement, s’occuper de l’enlèvement des blessés du champ de bataille, des distributions de vivres, assurer le campement et surveiller le parc aux bestiaux, faire des réquisitions, correspondre avec l’intendant, explorer les granges, les magasins, les fours existans dans la localité et ses alentours, saisir les denrées abandonnées par l’ennemi, faire manutentionner pour donner du pain à sa division, etc.[3]. » Non, sans doute, on ne crée pas l’ubiquité par un règlement ; mais quel est le résultat de ce système ambitieux ? La misère du soldat. Le service de santé est sans cesse gêné ou compromis. En théorie, l’intendant est le directeur des ambulances et des hôpitaux ; mais comment surveillerait-il vingt ambulances, ou, comme on l’a vu à Milan, vingt-cinq hôpitaux à la fois ? Y a-t-il au moins une hiérarchie constituée ? A défaut de l’intendant, y a-t-il un chef qui prenne la direction de l’hôpital, comme il y a un capitaine pour prendre le commandement du bataillon en cas de nécessité ? Non. Quand l’intendant n’est pas là, l’hôpital a trois chefs indépendant : le comptable, le médecin et le pharmacien. A l’ambulance, la confusion est plus grande encore. Sans parler des aumôniers, il y a des médecins, des chirurgiens, des comptables qui conduisent les infirmiers, des officiers et des soldats du train. Dans cette anarchie, chacun tire de son côté. A Meldole, au lendemain de la bataille de Solferino, on a vu, par l’effet d’une panique, les infirmiers et les soldats du train prêts à partir, tandis que les médecins, fidèles à leur devoir, refusaient d’abandonner leurs blessés. L’effet le plus certain de cette centralisation à outrance, c’est un désordre complet.

Quand l’intendant est à même d’intervenir, les choses vont-elles mieux ? Non, c’est une lutte perpétuelle. Un décret peut établir l’omnipotence de l’intendant, mais il ne peut pas faire que le chirurgien qui soigne les blessés, que le médecin qui répond de la santé de l’armée, laissent un administrateur organiser à sa guise des hôpitaux, véritables foyers d’infection qui engendrent la maladie et la mort. De là des conflits misérables ; l’autorité triomphe, c’est l’usage en France ; mais nos soldats paient de leur vie cette triste victoire du règlement. Sont-ce là de vaines accusations ? J’ouvre au hasard le livre de M. Chenu, j’y trouve des lettres comme celles-ci :

« Constantinople, 23 novembre 1854.

« M. le maréchal, ministre de la guerre.

« L’hôpital de Gulhané à reçu les 21, 22 et 23 de ce mois, trois évacuations de blessés, de fiévreux et de marins scorbutiques de la Crimée, même quelques cholériques.

« Ni M. l’intendant de l’armée, ni M. l’intendant de Constantinople ne m’ont donné avis de ces évacuations ; je n’ai eu connaissance de celle du 23 qu’en me rendant à Gulhané.

« Je n’ai pas été consulté sur le choix des locaux à occuper, ni sur la répartition des malades ; aussi, blessés, scorbutiques, fiévreux, etc, ont été portés pêle-mêle à Gulhané comme l’autre jour à Péra[4].

« Michel Lévy, inspecteur du service de santé. »

  • Constantinople, 29 novembre 1854.

« Au même.

« Dès le mois de juillet dernier, j’ai eu l’honneur de signaler à votre excellence, ainsi qu’à M. le commandant en chef et à M. l’intendant de l’armée, le danger des grandes agglomérations de malades à l’occasion de l’installation à l’hôpital de Péra, qu’ils s’agissait de porter à 1,800 ou même 2,100 lits. Depuis que cet hôpital compte plus de 1,200 malades, l’infection purulente s’y multiple chez les blessés, les opérations y sont entourées de plus de risques, la mortalité augmente ; quatre officiers ont succombé en trois jours… et pour achever la démonstration de la cause réelle de cette insalubrité croissante, l’hôpital de Dolma-Batché, placé à 400 mètres de celui de Péra, sur la même hauteur, mais limité à un effectif de 500 malades, continue ses succès et ses guérisons.

« Des deux côtés mêmes talens, mêmes soins, même propreté, même régime, mêmes malades ; une seule différence, le chiffre des malades, mais l’expérience a depuis longtemps démontré qu’au-dessus de 800 malades les hôpitaux s’infectent malgré toutes les précautions avec nos blessés et nos opérés en suppuration, avec nos dyssentériques et les scorbutiques de la marine. Cette accumulation de malades peut, d’un moment à l’autre, engendrer des affections contagieuses et meurtrières.

« Si je n’étais pas ici un directeur purement nominal du service de santé, j’aurais les droits et l’initiative nécessaire pour prévenir de pareils dangers ; mais j’ai dû me borner à les notifier à M. l’intendant, qui me répond placidement : « Je les déplore avec vous ; mais le moment ne me paraît pas venu d’y approter le remède que vous indiquez. » « Gulhané et Dolma-Batché existent, parce que, en l’absence d’un intendant divisionnaire à Constantinople, j’ai pris au commencement de septembre l’initiative des demandes et démarches. Aujourd’hui, relégué derrière un intendant et un général de brigade, réduit à discuter leurs idées, à réfuter leurs vues, à bégayer les miennes par une interminable et fastidieuse correspondance, quand il leur plaît de me consulter… je n’ai plus qu’à repousser toute responsabilité dans les effets ultérieurs d’une direction incompétente qui réduit la mienne à néant.

« Votre excellence m’écrit : « Votre mission consiste à organiser et à diriger. » En réalité, ma mission a consisté le plus souvent… à m’épuiser en communications latérales, en suggestions officieuses, en avis consultatifs, en prévisions presque toujours contestées et écartées, et presque toujours justifiées ; mais, quand il s’est agi de direction, je me suis trouvé à la suite de MM. les sous-intendans, paralysé par les revendications d’autorité administrative ; M. l’intendant m’a en outre signifié sa supériorité de grade, à moi fonctionnaire sans grade assimilé, et notifié très explicitement ses prétentions disciplinaires.

« Michel Lévy, inspecteur du service de santé[5]. »


Après dix mois de luttes où sa santé s’est épuisée, M. Michel Lévy obtient la faculté de rentrer en France. Jusqu’au dernier moment, il appelle l’attention du général en chef et de l’intendant sur les dangers qui menacent l’armée ; le 12 mars 1855, il écrit de Constantinople au président du Conseil de santé à Paris :


« J’ai la douleur de vous annoncer de nouvelles et regrettables pertes dans notre corps médical d’Orient. Voilà 26 médecins morts depuis l’ouverture de la compagne ! Aucun corps d’officiers n’a fait de pareilles pertes… Mais à cause même du beau temps, des foyers de putréfaction multiples, jusqu’alors arrêtés par le froid, entrent en activité. Je ne cesse d’exciter par des lettres motivées l’attention du général en chef et de l’intendant. J’ai recommandé l’abandon des taupinières ou excavations, que j’ai prédit devoir être autant de nids à typhus et à scorbut ; j’ai demandé avec instance le rétablissement des tentes sur le niveau du sol, l’ensevelissement des cadavres d’animaux sous une couche de chaux, etc. ; j’ai rédigé une instruction hygiénique sur le scorbut, je réclame l’évacuation immédiate des scorbutiques sur Constantinople ; j’ai pressé auprès de l’intendant en mission ici l’envoi en Crimée de pommes de terre, oignons, citrons, huile et vinaigre, moutarde, etc.[6]. »


On ne tient pas compte de ces avertissemens prophétiques. Au mois d’octobre 1855, M. Baudens, qui remplace M. Michel Lévy, essaie de mettre l’administration en garde contre les menaces du typhus ; il n’est ni plus écouté ni plus heureux que son devancier. Je ne sais rien de plus honorable pour la médecine militaire que ces lettres de Baudens ; je ne sais rien de plus écrasant pour notre système d’administration.

Le 26 février 1856, Baudens écrit de Constantinople au ministre de la guerre :


« La marche du typhus continue à être ascendante. Il se déclare en moyenne cent cinquante nouveaux cas par jour dans les hôpitaux de Constantinople. Il y a dans certains hôpitaux une situation grave, tendue ; il y faut apporter un prompt remède. Le meilleur est simple : de l’air, toujours de l’air, encore de l’air pur et renouvelé ! Pour cela, il nous faut plus d’espace ; il faut bien vite transporter la moitié de notre population hospitalière sous les baraques inoccupées de Maslak, y faire un grand campement, un grand bivouac. Voilà ce que je dis et écris du matin au soir à qui de droit.

« On me promet pour le 1er mars trois mille places sous baraque (j’en avais demandé cinq mille) ; ce sera très insuffisant, d’autant plus qu’il nous vient de Crimée de nombreuses évacuations.

« Une erreur qui se propage parmi nos autorités, et que je m’efforce de détruire parce qu’elle pourrait avoir de déplorables conséquences, c’est de comparer le typhus au choléra, et de croire que le mal disparaîtra de lui-même. Le choléra, dont on ignore la cause, a une marche ascendante que rien n’a encore pu arrêter ; arrivé à son maximum d’intensité, il décroît et s’éloigne rapidement. Le typhus au contraire, dont on connaît la cause productrice, la misère, persiste jusqu’à ce que celle-ci ait disparu. Son élément est le miasme humain, devenu contagieux, et dont le foyer a d’autant plus d’intensité qu’un plus grand nombre de typhiques sont accumulés sur un même point…

« Nous avons des baraques pour loger 25,000 soldats ; elles attendent une population ! Hâtons-nous de les occuper.

« Ouvrir des baraques au fur et à mesure que les malades nous arrivent de la Crimée, c’est se laisser envahir tout doucement par les flots de la marée montante.

« Pourquoi n’allons-nous pas plus vite ? C’est apparemment qu’il y a dans l’exécution des difficultés dont je ne me rends pas un compte exact. Ainsi j’ai entendu, dans une de nos conférences, M. l’intendant objecter à mon projet la « défense ministérielle » de faire des ambulances hors de la Crimée.

« Le conseil est facile à qui n’a pas de responsabilité ; aussi je n’ose pas me plaindre, tout en déplorant la situation qui m’est faite[7]. » Au moment où l’intendant, esclave de la consigne, fait cette réponse mémorable, « il y a une défense ministérielle de faire des ambulances hors de Crimée, » sait-on quelle est la misère de nos soldats ? En février, il est entré dans les hôpitaux de Crimée et de Constantinople 7,834 typhiques ; il en est mort plus de la moitié, Dans les trois mois de janvier-mars 1856, le respect du règlement nous a valu 20,000 malades et 10,000 morts. Comme le dit Baudens, « le soldat seul avec les médecins a fait tous les frais du typhus. » Heureusement pour ce qui reste de l’armée le cri de Baudens est enfin entendu. Le 15 mars 1856, l’empereur dit au maréchal Vaillant : « Il est essentiel d’établir le plus vite possible les ambulances sous baraques que réclame M. Baudens ; donnez des ordres pressans en conséquence. » Aussitôt tout change, le ministre télégraphie au général qui commande à Constantinople : « Faites tout ce que demande M. Baudens. Réglez avec les médecins, et en dehors de toutes les prescriptions écrites, l’alimentation des malades. Vous avez pleins pouvoirs, j’approuverai tout ce que vous ferez. » Cette fois les médecins triomphent, le règlement est vaincu, l’armée est sauvée.

Quand on suit ces événemens à la distance où nous sommes, quand on voit Michel Lévy et Baudens prédire à coup sûr l’épidémie, prier et supplier pour qu’on ne livre pas à la maladie et à la mort nos pauvres soldats, on se sent pris d’indignation. Malgré soi, on accuse l’incapacité et l’incurie des intendans. Cependant ce reproche est injuste ; eux aussi, ils ont fait leur devoir sans ménager leur personne. Blanchot, l’intendant en chef de l’armée d’Orient, est mort d’épuisement après la campagne de Crimée ; Paris de La Bollardière, intendant en chef de l’armée d’Italie, n’a pas survécu longtemps aux fatigues sans nombre qui l’ont écrasé ; le vice n’est pas dans les hommes, il est dans le système. Il est dans ces règlemens insensés qui chargent un seul corps d’attributions innombrables ; il est dans ce régime de centralisation qui, en détruisant toute liberté, détruit toute responsabilité, et fait décider par les bureaux, à Paris, des questions qui ne peuvent être jugées que sur place et par des hommes spéciaux. « On ne veut pas d’ambulances hors de Crimée ; » qui a dit ce mot ? Aujourd’hui peut-être on n’en trouverait pas l’auteur, et cependant cette prescription, donnée à la légère, nous a coûté plus de sang qu’une bataille rangée.

Maintenant le mal est connu et la cause du mal est visible. Comme l’écrivait en 1854, longtemps avant l’invasion du typhus, l’inspecteur Michel Lévy, « l’expérience de l’armée d’Orient démontrera à tout jamais, et avec une invincible évidence, qu’en temps de guerre au moins les immenses questions de subsistances, de transports, de campement et d’habillement, de solde et de contrôle, de matériel et d’approvisionnement des hôpitaux et des ambulances, suffisent à toute l’activité du corps si distingué de l’intendance, et qu’il lui est impossible de cumuler utilement avec ces attributions si difficiles et si complexes la direction du service de santé et le commandement du corps spécial qui en a la conception et l’exécution professionnelle[8]. »

Quel est le remède ? Il est indiqué par l’expérience ; il ressort de la cruelle leçon que les événemens nous ont infligée. Puisque la subordination et l’impuissance des médecins les ont empêchés de prévenir des fléaux qu’on pouvait aisément conjurer, il faut faire cesser cette impuissance et cette condition subalterne ; il faut que la médecine militaire devienne un service distinct et qu’elle ait son représentant au grand-quartier-général. Il faut qu’il y ait un corps de médecine et d’hygiène comme il y a un corps d’artillerie et un corps du génie. « Il n’est pas difficile de conduire les troupes au feu, mais bien de les faire vivre et de les conserver, » a dit avec raison le maréchal Bugeaud. Pourquoi le service qui a pour objet de conserver et de faire durer le soldat n’aurait-il pas une organisation indépendante et des chefs admis à travailler directement avec le commandant de l’armée ? Est-ce qu’un avis donné à propos sur la nature du terrain, des eaux, de l’alimentation, ne peut pas sauver la vie ou la santé de milliers d’hommes, et contribuer à la victoire tout autant que les sages conseils d’un chef d’artillerie ?

C’est une innovation, dirent les administrateurs de la vieille école, ces prétendus sages qui tournent le dos au progrès et ne regardent que le passé. Cela ne s’est fait ni sous la révolution ni sous le premier empire, et cependant nous avons vaincu toute l’Europe. Non, sans doute, cela ne s’est fait ni sous la révolution ni sous l’empire ; mais combien de milliers d’hommes n’ont-ils pas payé de leur vie l’ignorance et l’incurie de leurs chefs ? Qu’on songe au typhus de Mayence et à ces épidémies formidables qui suivaient les armées et dévoraient les populations. Si l’on avait la statistique médicale de 1792 à 1815 on reculerait d’horreur. Aujourd’hui il est né une science nouvelle, l’hygiène, qui prévient aisément des maladies que la médecine est impuissante à guérir. Si cette science de la santé est à sa place quelque part, c’est au milieu de ces rassemblemens d’hommes qui forment les armées. On ne se fera jamais une trop haute idée des services qu’elle peut rendre aux troupes en campagne, de l’influence décisive qu’elle peut avoir sur l’issue de la guerre. Les maladies tuent dix fois plus d’hommes que le fer et le plomb. On calcule qu’en Crimée il y a eu 30,000 Russes tués par l’ennemi, et qu’il en est mort 600,000 de maladie et de misère. Que faut-il cependant pour éviter le scorbut, le typhus et la fièvre ? Une alimentation tonique et variée, un air pur, un campement sec, un bon drainage, quelques précautions pour éviter le froid du soir ou l’humidité du sol, et enfin une grande propreté. Obtenir cela n’est pas au-dessus des forces humaines ; encore y faut-il le double concours du soldat et de l’administration. Le soldat obéit volontiers quand on l’éclaire sur son propre intérêt ; mais vous n’aurez jamais une administration active et vigilante tant que vous ne la composerez pas de ceux-là seulement qui font de la santé humaine l’étude de toute leur vie.

Une dernière réflexion. S’il est un lieu-commun qui traîne dans toutes les histoires, c’est que le premier choc des Français est irrésistible, mais que bientôt cette première pointe s’émousse et que, faute de persévérance, nous perdons toujours nos conquêtes. Cette observation, que les événemens ont trop souvent justifiée, pourrait bien avoir un tout autre sens que celui qu’on lui donne. Elle signifierait simplement qu’à la seconde année de guerre une armée française, épuisée par la mauvaise nourriture, minée par le scorbut et le typhus, n’a plus l’énergie des premiers jours. Ce ne serait pas notre légèreté nationale qu’il faudrait accuser, c’est la mauvaise administration de nos troupes. S’en est-il fallu de beaucoup que notre armée ne fondît devant Sébastopol ? Est-ce le courage cependant qui manquait à nos soldats ? Non ; ce qui ruinait ’nos troupes, ce qui pouvait compromettre l’honneur de la France, c’est le détestable système que M. Chenu dénonce à l’opinion publique, système qui, malgré l’expérience de la Crimée et de l’Italie, règne encore aujourd’hui, et nous exposerait aux dangers les plus grands, si la guerre éclatait demain.

Nous avons dit comment, dans la première année de la guerre de Crimée, tandis que nos soldats opposaient une certaine résistance au climat et à la maladie, l’armée anglaise était éprouvée de la façon la plus cruelle. De novembre 1854 au mois d’avril 1855, les Anglais eurent 47,749 malades et blessés, sur lesquels il en mourut 10,889. C’était une perte de 5,79 sur l’effectif, de 22,83 sur le nombre des malades. Notre armée était le triple de l’armée anglaise, nous avions eu 8,000 blessés, et cependant on ne comptait dans nos rangs que 10,934 morts. La perte était de 2,31 sur l’effectif, de 12,60 sur le nombre des malades. Ce dernier chiffre était considérable ; mais il disparaissait devant l’énorme total de la mortalité anglaise. Aussi à cette époque y eut-il dans les journaux français un concert de louanges pour célébrer l’excellence de notre administration militaire. Hélas ! cette admiration ne devait pas durer longtemps. Tandis qu’on nous berçait de ces éloges qui flattent notre vanité, un simple journaliste qui s’était établi dans le camp anglais, M. Russel, correspondant du Times, dénonçait à l’Angleterre toutes les souffrances de l’armée, et en rendait l’administration responsable. Si M. Russel avait été Français, et s’il s’était permis de faire sur notre système le quart des critiques qu’il adressait au commissariat anglais, il n’est pas douteux qu’après la première lettre on eût chassé du camp, comme un calomniateur, cet homme sans mandat qui avait l’audace de dire la vérité. Heureusement pour lui, plus heureusement pour l’Angleterre, M. Russel était citoyen d’un pays qui aime à connaître et à faire lui-même ses affaires. A la lecture de ces lettres, pénibles pour l’orgueil national, mais salutaires pour l’armée, l’opinion s’émut ; on demanda une réforme immédiate, et le ministère, suivant l’habitude anglaise, s’empressa de déférer au vœu de l’opinion. En d’autres pays, il aurait mis sa gloire à lui résister. Que fallait-il faire ? On l’ignorait ; mais, pour ne pas perdre un instant, le ministère envoya en Crimée une commission sanitaire, composée du docteur Sutherland, du docteur Milroy et de M. Rawlinson. En nommant cette commission, le ministre de la guerre, lord Panmure, lui donna pleins pouvoirs, non-seulement pour inspecter, mais pour agir. « Vous ne vous contenterez pas de donner des ordres, disait la lettre du ministre, vous vous assurerez que vos instructions sont exécutées. » C’est de cette façon seulement qu’on pouvait en finir avec la routine administrative et sauver les restes de l’armée.

A côté de la commission figurait une personne à qui le gouvernement et l’opinion accordaient par avance tout ce qu’elle voudrait demander d’autorité et d’argent. Cette personne, entre les mains de laquelle l’Angleterre remettait la vie de ses enfans, ce n’était ni un fonctionnaire, ni même un médecin, c’était une femme, miss Nightingale. Dès son arrivée en Orient, miss Nightingale, entourée de médecins éclairés par l’expérience, n’hésita pas à déclarer que 96 pour 100 des morts constatées dans les hôpitaux, du 5 mai au 14 juillet 1855, étaient le résultat de maladies infectieuses, en d’autres termes de maladies qu’avec des soins hygiéniques il eût été aisé de prévenir. Une fois la cause du mal signalée, le remède ne se fit pas attendre. On émancipa le service médical, on écouta les médecins, miss Nightingale organisa un corps d’infirmiers, tous bien instruits, tous bien payés, tandis que chez nous ce corps se recrute parmi les soldats, et pas toujours parmi les plus capables ; enfin chacun s’inclina devant les lois de l’hygiène, sans qu’il vînt à l’idée de personne de subordonner le salut de l’armée à des règlemens surannés. Avec cette organisation nouvelle, on fit des miracles. Durant les années 1854-1855, l’imprévoyance administrative, l’insuffisance des vêtemens et des abris, la mauvaise qualité des alimens, l’occupation prolongée du même sol, l’absence totale d’égouts et de ventilation, avaient déchaîné le typhus, le scorbut, la dyssenterie, la fièvre sur l’armée anglaise. En novembre et en décembre 1855, grâce aux précautions hygiéniques, à l’abondance, à la variété, à la qualité des alimens et des boissons, la mortalité était descendue de 23 à 4 pour 100 du nombre des malades. Un peu plus tard, quand la ventilation des abris et le drainage du sol furent établis partout, quand la propreté fut maintenue dans le camp et sur les hommes avec une sévérité judicieuse, du mois de janvier au mois de mai 1856, la mortalité, descendit à 1,7 et même à 1,1 pour 100 du nombre des malades. Dans ce second hiver passé devant Sébastopol, la moyenne des pertes de l’armée anglaise a été de 0,20 sur l’effectif, de 2,21 sur le nombre des malades. Celle de notre armée, a été de 2,69 sur l’effectif, de 19,87 sur le nombre des malades. En d’autres termes, nous avons perdu neuf fois plus de monde que les Anglais.

Peut-être dira-t-on que nos soldats n’étaient pas placés dans des conditions aussi favorables que nos alliés, qu’ils soutenaient l’effort de la guerre ; mais les pertes de notre armée ne s’expliquent point par la fatigue et le danger. Cette opinion du moins serait difficile à-soutenir en présence du chiffre des scorbutiques et des typhiques, et la correspondance du médecin en chef de l’armée, le docteur Scrive, ne permet pas de garder cette illusion. C’est notre système qui est la cause du mal, M. Scrive le dit sans violence, sans colère, et j’ajouterai avec la résignation d’un homme qui sait d’avance que tout effort est inutile, et que, dût périr l’armée, l’administration ne cédera pas. Je ne sais rien de plus triste que les lettres de ce médecin, qui est mort à la peine ; je ne connais rien qui jette un jour plus sinistre sur l’organisation médicale de notre armée. La citation est longue, mais je me ferais scrupule de rien retrancher. C’est la pièce décisive du procès.


« Il me reste à répondre au dernier paragraphe de la lettre du Conseil de santé relativement à l’appréciation comparative de l’état sanitaire de nos alliés et du nôtre. Il est parfaitement évident que les Anglais ont une situation sanitaire bien meilleure que la nôtre ; mais cette différence s’explique facilement, d’abord par la proportion du concours de chaque armée à l’œuvre commune. Pendant que nous manœuvrions de Sébastopol aux sources de Belheck pour couper la retraite aux Russes, et que nos troupes suffisaient à peine à la défense d’une ligne de quatorze lieues, les Anglais s’organisaient sans s’inquiéter d’attaques nouvelles ; Sébastopol était en ruines, nous étions maîtres de la situation ; c’était tout pour eux. En vue de l’hiver à passer en Crimée, nos alliés établissaient des baraquemens pour la troupe, amélioraient leurs chemins de fer, qui apportaient rapidement et constamment l’abondance dans leur camp, tandis que nos soldats se sont misérablement installés en tenant le fusil d’une main et la pioche de l’autre.

« Le service hospitalier des Anglais profita de l’influence favorable d’une direction absolue par le corps médical, qui a le droit d’exprimer les besoins éprouvés en même temps que celui d’y satisfaire largement, sous sa responsabilité. Aussi devons-nous convenir que, réduits au strict nécessaire, nous sommes bien pauvres dans notre hospitalisation devant le luxe et le comfort des établissemens de nos voisins et alliés[9].

« Dans les camps anglais, l’alimentation, dont nous avons pu juger, ne laisse rien à désirer aux points de vue de la qualité, de la variété et de la quantité… Était-il possible de faire jouir l’armée française de si magnifiques avantages ? Je réponds négativement, parce que les règles fondamentales du système que la France a adopté s’y opposent formellement ; mais l’expérience qui est acquise par ces cruelles épreuves ne peut être perdue, j’en suis certain… Ne pas profiler de ces enseignemens serait un crime de lèse-humanité.

«… Avec de pareilles conditions qui sont faites pour favoriser la contagion, est-il possible, même avec les soins les plus éclairés, les mieux entendus et les plus dévoués, est-il possible, dis-je, d’obtenir des résultats comparables à ceux de nos voisins, où tout vient en aide au médecin ?

« En quatre mois, 47,000 hommes d’une armée de 145,000 sont entrés dans nos ambulances pour maladies ; 9,000 sont morts ; un nombre égal parmi les malades qui ont été évacués a peut-être succombé dans les hôpitaux de Constantinople et de France.

« En présence de ces faits, on éprouve une impression pénible, et l’on est en droit de s’étonner qu’au XIXe siècle on n’emploie pas les moyens certains de prévenir l’exagération de semblables pertes dans l’armée, ou au moins de les réduire à des proportions normales.

« Le climat de Crimée est salubre, et aucune influence spéciale des divers points du territoire occupé par nos troupes n’a produit de maladie sérieuse. Il n’y a pas d’officiers malades, et s’ils ne sont pas atteints des maladies des soldats, c’est qu’ils sont convenablement abrités et bien nourris. Actuellement nous sommes encore une fois et plus fortement éprouvés que par le passé, parce que l’hiver a été rigoureux, parce que l’état de guerre ne comporte pas de protection complètement efficace à l’égard de nos soldats contre le froid, parce que le séjour prolongé dans des abris insalubres et une alimentation non variée, grossière et de médiocre qualité, ont fortement ébranlé ou compromis la constitution du plus grand nombre.

« A l’égard du traitement général du typhus, qu’on soit bien persuadé que ce n’est pas de la médecine qu’il y a seulement à faire, mais de l’hygiène, beaucoup d’hygiène, toujours de l’hygiène sur une vaste échelle[10]. »


« Ne pas profiter des enseignemens que donne la guerre de Crimée, ce serait un crime de lèse-humanité. » Quand Scrive poussait ce cri d’honnête homme, il oubliait que la vie de nos soldats est dans les mains de l’administration, c’est-à-dire d’un corps excellent pour appliquer un règlement, mais incapable de se réformer lui-même. Certes tous les gouvernemens qui se sont succédé en France depuis cinquante ans ont eu à cœur le bien-être du soldat. Je ne crois pas qu’il y ait eu un seul ministre de la guerre qui ne se soit occupé d’améliorer la condition de l’armée, et je suis convaincu que l’intendance a toujours eu les meilleures intentions. Avec ce bon vouloir général, comment expliquer que les erreurs et les abus s’éternisent en France ? Pourquoi se refuse-t-on aux améliorations les plus évidentes ? C’est que l’administration n’est pas une personne ; c’est une machine qui, une fois montée, va d’elle-même. Il n’y a nulle part ni liberté, ni responsabilité. Avouer qu’on s’est trompé, exciter l’opinion, provoquer l’intervention des chambres, leur demander de l’argent, beaucoup d’argent, soulever l’opposition des bureaux, blesser dans son amour-propre et ses prérogatives un corps laborieux et puissant, c’est là un travail d’Hercule ; nos ministres ne sont pas des demi-dieux. En Angleterre, une pareille entreprise n’est pas au-dessus des forces humaines, parce que le ministère se fait gloire d’être le serviteur de l’opinion : il prend pour point d’appui la presse, seule puissance que personne n’intimide, seule voix que rien n’empêche de dire la vérité ; mais en France, où le gouvernement a peur des journaux et n’aime que le silence, toute réforme avorte misérablement devant la résistance des intérêts menacés. Voilà pourquoi on se croit politique en cachant à tous les yeux les plaies qu’on guérirait en les étalant au grand jour. Reconnaître une erreur est contraire aux règles fondamentales de notre système ; l’administration française ne se trompe jamais ; elle le croit sincèrement, et ne voit pas que le châtiment de toute autorité infaillible, c’est l’impuissance et l’immobilité.

Si l’on trouve ce jugement sévère, qu’on lise la Statistique médico-chirurgicale de la campagne d’Italie ; on verra si les pièces officielles ne nous donnent pas raison. La guerre d’Italie éclate au mois de mai 1859 ; mais elle est prévue tout au moins depuis le 1er janvier. On se rappelle les paroles menaçantes adressées par l’empereur à l’envoyé d’Autriche. L’administration militaire n’a rien négligé pour préparer la victoire : les canons rayés sont prêts, l’armement de nos soldats est supérieur à celui des Autrichiens, on a dirigé vers la côte des approvisionnemens considérables ; qu’a-t-on fait pour l’hygiène de l’armée ? Les souvenirs du siège de Sébastopol sont encore tout récens ; l’expérience faite par les Anglais a prouvé aux plus incrédules qu’avec une nourriture abondante et tonique, de bons abris, de l’air et des soins, on pouvait prévenir le typhus et le scorbut, et cependant l’intendance n’a pas changé ses traditions. La nourriture n’a pas été améliorée. Dans un pays ami et plein de ressources, dans la contrée la plus riche et la plus fertile de l’Europe, l’alimentation a été mauvaise et presque toujours insuffisante. Souvent nos divisions ont manqué de pain ; on l’a remplacé par la farine de maïs que les soldats ne savaient ou ne pouvaient accommoder. La nourriture la plus usuelle a été du biscuit, la boisson la plus ordinaire de l’eau avec un peu de café de mauvaise qualité. Aussi dès le mois de juin voit-on les hôpitaux envahis par des malades, atteints d’affections peu graves sans doute, mais qui laissent après elles une profonde débilité. Ces affections, les médecins n’hésitent pas à les attribuer au manque suffisant d’abri et surtout à l’insuffisance de la nourriture[11].

Si l’on n’a rien fait pour les soldats valides, s’est-on du moins inquiété des blessés et des malades ? A-t-on réorganisé les ambulances ? A-t-on suivi l’exemple des Anglais en établissant un corps d’infirmiers capables de seconder les médecins ? — Le 20 mai a lieu le combat de Montebello, qui donne un assez grand nombre de blessés ; on en transporte une partie à Voghera, d’où, après les premiers soins, on les évacue sur Alexandrie. Le 22, le médecin-major écrit de Voghera au baron Larrey :


« Demain il nous restera 180 blessés des plus graves, sans comprendre les entrans du jour. Je n’ai que 3 aides-majors avec moi, nous sommes sur les dents… Le service est mal organisé ; nous n’avons pas d’infirmiers ; quelques musiciens que personne ne commande ont été désignés pour remplacer les infirmiers absens, et ne nous sont pas utiles, parce qu’ils ne savent rien. Les malades sont mal couchés, mal nourris, mal soignés… Il faudrait au moins 8 médecins, 30 infirmiers, et un matériel suffisant[12]. »


Le 24 mai, le docteur Champouillon, médecin en chef du 1er corps, écrit de Montebello qu’il a fait garnir de paille les cloîtres et l’église, car on manque absolument de couchage ; il ajoute :


« J’ai prié M. l’intendant de se procurer 2,000 couvertures de laine pour le service des ambulances du 1er corps. Afin d’économiser le peu de linge dont nous disposons, j’ai fait requérir des habitans une certaine quantité de mousse destinée aux fomentations d’eau froide.

« Je vous informe avec regret que, par suite de l’inexpérience ou des préoccupations nombreuses de l’intendance, plus de 800 blessés ont été nourris pendant quatre jours par la commisération publique.

« Les régimens et les ambulances continuent à manquer de médicamens, de même que nous sommes dépourvus d’infirmiers militaires. »


Dira-t-on que c’est là le désordre inséparable du premier moment ? Ce serait une pauvre excuse pour une administration qui se glorifie de suffire à tout ; mais cette excuse même ne vaut rien. Le 24 juin, on rencontre l’ennemi à Solferino ; il y a plusieurs jours qu’on le cherche ; cette bataille qui va décider du sort de l’Italie, elle est prévue, elle est attendue ; tout doit être prêt. Comment a-t-on soigné nos blessés ? Écoutons l’intendant en chef de l’armée. « A Solferino, dit-il, des ambulances volantes, composées de mulets à cacolets, auxquels on joignit des caissons du train, furent dirigées sur les points où l’action était engagée pour relever les blessés et les porter aux ambulances. Il en fut ainsi amené 10,212 du 25 au 30 juin ; mais un petit nombre pendant les journées du 29 et du 30[13]. » Dans ce simple récit, songe-t-on ce qu’il y a de souffrances accumulées et de souffrances inutiles ? Se figure-t-on le désespoir d’un malheureux qui meurt sans secours ? Y a-t-il rien de plus poignant que la misère du soldat blessé à qui on fait attendre trois ou quatre jours les soins qui, donnés à propos, lui auraient conservé un membre et souvent même sauvé la vie ? Toutes ces victimes n’ont-elles pas le droit de nous reprocher notre ingratitude ?

La cause principale de toutes ces souffrances, c’est le défaut de médecins. Il n’y avait point en Italie le quart de ce qu’il eût fallu de médecins et de chirurgiens pour soigner nos blessés et nos malades. — En 1830, sous la restauration, l’armée qui fit la conquête d’Alger comptait 30,000 hommes ; elle menait avec elle 180 médecins d’ambulances, et hôpitaux de première ligne, — 6 médecins pour 1,000 hommes d’effectif. En Crimée, au mois de mai 1855, pour une armée de 108,000 hommes, on ne comptait plus que 78 médecins d’ambulances et hôpitaux de première ligne, — 0,72 médecins pour 1,000 hommes d’effectif. En Italie, au mois de juin 1859, l’armée est de 160,000 hommes ; il y a 132 médecins d’ambulances et d’hôpitaux de première ligne, — 0,82 médecins par 1,000 hommes d’effectif[14]. C’est un chiffre tout à fait insuffisant. Sous le premier empire, qu’on n’accusera pas d’une sensibilité exagérée, les ambulances comptaient quatre ou cinq fois plus de chirurgiens que les nôtres. Est-ce donc que la guerre a changé de caractère ? Y a-t-il moins de soldats sous les armes, les rencontres sont-elles moins formidables, les moyens de destruction moins meurtriers ? Tout au contraire, les batailles sont des massacres, les engins nouveaux fauchent d’un seul coup des régimens entiers. Du jour au lendemain, il faut relever, transporter, amputer, panser 10 ou 20,000 blessés… Dans une armée moderne, le service de santé est un des besoins les plus grands et les plus pressans ; il ne paraît pas qu’en 1859 l’administration française s’en soit inquiétée. A peine a-t-on passé les Alpes que les médecins en chef de tous les corps se plaignent de l’insuffisance du personnel et du matériel. Qu’est-ce qu’une ambulance de à médecins par division ? Comment suffiront-ils aux amputations et aux pansemens ? Le médecin en chef de l’armée, le baron Larrey, qui a au plus haut degré le sentiment de la responsabilité qui pèse sur lui, se hâte d’agir auprès du ministre de la guerre ; il lui fait demander par le général Roguet un supplément de 300 médecins. Le ministre trouve ce chiffre si considérable, qu’il écrit à l’empereur pour lui déclarer que l’administration de la guerre est hors d’état de satisfaire à de pareilles exigences. Il faut se réduire, on se contente de 150 ou 160 médecins auxquels on adjoindra 150 sous-aides, c’est-à-dire des jeunes gens qui auront plus de bonne volonté que de science. Voilà tout ce que peut obtenir le médecin en chef de l’armée, appuyé par le Conseil de santé. Aussi est-il obligé de recourir aux médecins et aux étudians sardes, dont un assez grand nombre n’entendent pas ou ne parlent pas le français. Ce n’est là que le moindre mal. Les médecins italiens sont zélés, mais ils appartiennent encore à la terrible école de Broussais. Saigner et mettre des sangsues, c’est toute la pratique italienne ; fièvre typhoïde, résorption purulente, diarrhées, toutes ces affections que le médecin moderne traite en soutenant le malade, ne sont pour les docteurs italiens que des cas de typhus ou de gastro-entérite qu’il faut combattre à coups de lancette. « Après les canons rayés, écrit un médecin français, je ne connais rien de plus dangereux que les médecins de Turin, qui pratiquent la médecine antiphlogistique sans mesure et sans intelligence[15]. » Je ne sais si la critique est fondée, mais elle est unanime chez nos médecins.

Insuffisans par leur petit nombre, les médecins de l’armée d’Italie le sont bien plus encore par le peu d’action qu’on leur laisse. Il semble que l’administration ne les connaisse pas ; on les regarde comme des agens inférieurs, des infirmiers dont la place est à l’hôpital, sous la direction de l’intendant et du comptable. Quand l’armée française descend en Italie, un grand nombre de médecins n’ont aucun moyen de transport. Le nouveau règlement a oublié de s’occuper de leur bagage ; il ne leur concède qu’un cheval de selle, qu’on ne leur a pas fourni. Au grand-quartier-général, on voit des médecins arriver en tenue perchés sur des caissons d’ambulance. Au 17 juin, après six semaines de campagne, le médecin en chef est obligé d’écrire à l’intendant-général que, malgré toutes leurs démarches pour obtenir des chevaux, et toutes les promesses qu’on leur a faites, plusieurs médecins de l’ambulance du grand quartier-général sont obligés de faire les étapes à pied ou sur des caissons, « Quelle assistance, dit-il, peut-on attendre, aux stations d’arrivée, d’un personnel harassé par la chaleur et la fatigue de la marche, ou arrêté en arrière, tantôt sur les voitures, tantôt sur des véhicules d’emprunt ?… Ne serait-il pas possible d’obvier à cet inconvénient par telle mesure qu’il ne m’appartient pas d’indiquer[16] ? »

Remarquez la timidité, je dirais presque l’humilité de ces dernières paroles. C’est qu’en effet le médecin n’est rien, non, pas même le médecin en chef. Qui croirait, par exemple, que le fils de Larrey, l’homme qui répond de la santé et de la vie de 160,000 hommes, en est réduit à écrire le 20 mai à l’intendant-général : « Je n’ai personne auprès de moi, pas même un planton ou un soldat d’ordonnance, et je suis obligé de suffire seul à l’expédition des dépêches que je fais passer « par un domestique civil[17]. » Il faut la permission de l’intendant-général pour que le médecin en chef de l’armée d’Italie puisse attacher à son service officiel un sergent infirmier !

Rien n’est triste comme cette correspondance de M. Larrey et de l’intendant-général. Les rôles naturels sont renversés ; ce n’est pas l’administration qui sur l’ordre du médecin fournit les secours dont nos soldats ont besoin, c’est le médecin qui supplie l’administration de vouloir bien constituer l’ambulance du grand-quartier-général, ou même d’établir, soit à Gênes, soit à Alexandrie, « un approvisionnement d’appareils ou bandages, de gouttières, de planchettes, de fanons de paille et de lamelles de carton, pour les éventualités les plus nombreuses des fractures[18]. » En d’autres termes, il faut l’intervention d’un intendant pour qu’un pharmacien ou un infirmier obéisse aux ordres d’un chirurgien. C’est une belle chose que la hiérarchie administrative ; mais la pousser à ce degré, c’est plus que du ridicule, c’est de la folie qui touche à la cruauté. Le malheur de tous les mécanismes, quand on les applique aux hommes, c’est qu’ils ne répondent jamais ni aux progrès de la science ni aux besoins du moment. Il y a une hygiène officielle et réglementaire, les intendans y sont fidèles, et c’est par cela même qu’avec les meilleures intentions, et en toute sûreté de conscience, ils font le mal, croyant faire le bien. Jamais intendant et médecin ne s’entendront sur le sens du mot encombrement. Pour un intendant, dès que chaque malade a 20 mètres cubes d’air à respirer, la règle est observée, il n’y a pas d’encombrement. Le médecin s’inquiète peu de ces prescriptions artificielles ; pour lui, il y a encombrement dès que l’air cesse d’être pur et que le bâtiment est empesté ; l’infection se traduit par l’aggravation des maladies et l’accroissement de la mortalité. On ne fait que commencer à se rendre compte de ces élémens morbides qui peu à peu s’accumulent dans les hôpitaux. Les Américains, éclairés par l’expérience, déclarent qu’après dix ans de service tout hôpital est empoisonné et qu’il faut le détruire. Nos médecins n’en sont pas encore là, je crois qu’ils y viendront ; mais dès aujourd’hui les meilleurs hygiénistes regardent nos grands hôpitaux civils comme des foyers d’infection, comme des temples élevés à la fièvre et à la mort. C’est bien pis en guerre avec le cortège de maladies que toute armée traîne après elle. Disséminer les blessés et les malades, les plonger en quelque façon dans un bain d’air pur, afin d’assurer à chacun d’eux les meilleures conditions de guérison, c’est l’ambition de tous nos médecins ; mais l’intendance n’en est pas là, et, quand elle y sera parvenue, la science aura fait un nouveau pas, l’administration sera arriérée comme toujours.

La guerre d’Italie n’a duré que deux mois, l’armée n’a pas tardé à rentrer en France, et néanmoins, dans le court espace de temps que nos troupes ont passé de l’autre côté des Alpes, nous avons perdu presque autant de soldats par la maladie que par le feu de l’ennemi. Je crois que nous en aurions perdu davantage, si nous n’avions eu au grand quartier-général un homme que je suis heureux de signaler à la reconnaissance publique, c’est le médecin en chef de l’armée, le baron Larrey. Avec une douceur inaltérable et un dévoûment qui ne s’est jamais lassé, le baron Larrey a desserré autant que possible le nœud administratif qui gêne nos médecins et paralyse leur activité. On voit qu’il a toujours devant les yeux l’exemple de la Crimée. Sa pensée constante, c’est de prévenir à tout prix l’encombrement, d’abord pour conjurer les épidémies, ensuite pour faire de la chirurgie conservatrice, c’est-à-dire pour épargner aux blessés ces mutilations qui font de la vie un supplice. Personne n’aurait fait plus que M. Larrey, j’oserai dire que personne n’aurait fait autant que lui ; mais, qu’il le sache ou non, sa correspondance est la condamnation de notre administration militaire. Elle démontre au plus ignorant et au plus aveugle qu’en France le service de santé militaire est organisé de la façon la plus fausse et la plus désastreuse. En dépit de notre énorme budget militaire, nous ne sommes pas en état de faire la guerre deux mois sans semer nos hommes dans les hôpitaux, tout le long du chemin. La France a des soldats héroïques, mais elle ne sait ni les soigner, ni les conserver. C’est la conclusion à laquelle arrive forcément quiconque lira sans prévention les révélations du docteur Chenu.


II

Passons maintenant de France aux États-Unis. Nous savons ce que fait une administration que rien ne gêne et ne contrôle ; voyons ce que produit la liberté chez un peuple qui surveille tout de ses propres yeux, qui s’occupe lui-même et directement du soin de son armée. La différence est si grande, elle est si triste pour notre amour-propre, qu’en vérité je craindrais que mon goût pour les institutions américaines ne me rendît le jouet d’une illusion, si je n’avais pour moi l’autorité des médecins français. En 1861, lorsque la guerre civile éclata en Amérique, les États-Unis n’avaient pour toute armée que quelques milliers d’hommes disséminés sur une immense frontière et n’ayant d’autre exercice que d’empêcher de loin en loin une incursion d’Indiens. Il n’y avait donc rien de prêt pour soutenir la lutte gigantesque où le pays se trouvait engagé par surprise. On n’avait que des cadres insignifians, une poignée d’officiers, une administration sans expérience, un service médical qui n’aurait pas suffi à une armée de 20,000 hommes. Du reste cet embryon d’administration était formé sur le modèle français, les médecins étaient dans la main du commissariat. Voilà avec quelles ressources on commençait une guerre qui, dans l’armée fédérale seulement, devait dévorer 280,000 hommes.

Après la prise du fort Sumter ; on fit un premier appel de volontaires ; les États-Unis n’ont pas de conscription. Le noyau des nouveaux régimens fut formé par les compagnies de milices, c’est-à-dire de gardes nationales, qui, en temps de paix, jouaient au soldat dans les grandes villes. C’étaient des artisans, des commis, des étudians, des jeunes gens habitués à une vie sédentaire, peu en état de résister aux rudes épreuves de la guerre. Les officiers, choisis par camaraderie, n’avaient en général aucune connaissance militaire ; ils ne se doutaient même pas que le premier soin et le premier devoir des chefs est de veiller à la santé et au bien-être des soldats. Il fallait l’enthousiasme du premier moment, cette insouciance du danger que donne l’ignorance, pour ne point sentir qu’on marchait au-devant d’une mort certaine. Les anciens officiers, et il en restait un certain nombre qui avaient fait la guerre du Mexique, hochèrent la tête en voyant ces nouvelles levées, et dirent qu’après quinze jours de fatigues et de mauvais temps toute cette armée de recrues fondrait comme la neige au soleil. Ils ne se trompaient pas ; mais c’est le bonheur et la gloire de l’Amérique que toute crise y éveille l’opinion, et qu’il se trouve aussitôt des hommes capables et dévoués qui s’organisent pour lutter contre le mal. Dès le premier appel des troupes, il s’était formé dans tout le nord un nombre infini de comités et d’associations : comités de charpie, comités de médecins et de chirurgiens, comités de secours de toute espèce. Il n’y avait pas un village où les femmes ne se réunissent pour s’occuper de leurs enfans, de leurs frères, de leurs maris, qui étaient sous les drapeaux. Les encourager à combattre, leur fournir des vêtemens et des provisions, des livres et des journaux ; leur envoyer des garde-malades, les ramener au pays quand ils seraient malades ou blessés, c’était là l’objet d’un zèle plus ardent qu’éclairé. Pour que tous ces efforts et ces sacrifices ne fussent pas perdus, il fallait les réunir et leur donner une direction commune ; ce fut la première pensée d’un homme que l’Amérique peut mettre au nombre de ses grands citoyens, M. Henri Bellows, pasteur d’une église unitaire à New-York et aussi célèbre par son éloquence que par sa charité. Secondé par le docteur Elisée Harris, médecin de la quarantaine de New-York, M. Bellows organisa l’Association centrale des femmes pour les secours des malades et des blessés de l’armée, association qui devait enrôler toutes les femmes du nord au service de la cause commune, et recueillir près de 400 millions de francs. Je ne crois pas qu’on trouve dans l’histoire l’exemple d’un patriotisme plus ardent, ni d’un dévoûment plus actif et plus éclairé.

Ce fut de ce premier germe que sortit la commission sanitaire. Il ne suffisait pas d’associer toutes les femmes d’Amérique, encore fallait-il savoir ce que le gouvernement voulait et pouvait faire, afin que l’association secondât le gouvernement et au besoin le suppléât. Accompagné des docteurs É. Harris, J. Harsen et W. H. Van Buren, M. Bellows se rendit à Washington. Dès le premier jour, on reconnut la déplorable insuffisance du service médical. Pour sauver l’armée, il fallait une réforme radicale ; les quatre amis se chargèrent de l’obtenir. Dès le 18 mai, ces hommes sans mandat, qui n’avaient d’autre titre que leur droit de citoyen, adressèrent au ministre de la guerre une lettre dont la hardiesse fera rougir tout Français nourri dans le giron maternel de l’administration.

« La guerre actuelle, disent-ils au ministre, est toute populaire. La nation entière, hommes et femmes, y est engagée de cœur et d’esprit, de corps et d’âme ! De toutes parts se forment des associations qui entendent veiller au bien-être et au salut de l’armée. Ces associations, il faut que l’état les encourage et les utilise ; mais pour cela il faut qu’il leur donne un caractère public et qu’il les mette en rapport avec le département de la guerre et surtout avec le bureau médical. Le meilleur moyen d’assurer cette intervention du peuple, c’est d’instituer une commission sanitaire composée de simples citoyens, de médecins et d’officiers. Cette commission, nommée par le gouvernement, s’occupera de prévenir les maladies et d’alléger les souffrances des troupes, en même temps qu’elle recherchera et indiquera les meilleurs moyens de régulariser et d’utiliser tout ce que fera la nation pour le comfort, la sécurité et la santé de l’armée.

« Le département de la guerre, ajoutent les signataires de la lettre, ne doit pas ignorer que des commissions semblables ont été réunies après la guerre de Crimée et la guerre de l’Inde. La civilisation présente et l’humanité du peuple américain demandent qu’une commission semblable agisse avant notre seconde guerre de l’indépendance, guerre non moins sacrée que la première. Nous voulons prévenir les maux que l’Angleterre et la France n’ont pu que constater et déplorer. Dans la conduite de la guerre, on doit faire pour la santé, le bien-être et le salut de nos braves soldats tout ce que réclament la science, l’humanité, l’affection la plus tendre. Toute mesure prise en ce sens par le gouvernement sera éminemment populaire, elle le justifiera, elle ajoutera à sa gloire en Amérique et au dehors[19]. »


La lettre est appuyée par le chirurgien en chef de l’armée. Il sait que la vieille organisation ne peut suffire aux besoins nouveaux, et qu’une armée de volontaires exige des ménagemens particuliers. Le ministre de la guerre demande qu’on lui soumette le programme des pouvoirs réclamés par la future commission sanitaire- ; ce programme est remis le 23 mai. Il est à la fois très modéré et très hardi. La commission ne veut point une place dans l’administration, elle décline tout pouvoir légal, elle ne se croit appelée qu’à examiner l’état des choses et à donner son avis. Ce qu’il lui faut, c’est la reconnaissance officielle et l’appui moral du gouvernement, afin que rien ne gêne ses enquêtes, et qu’elle puisse correspondre et conférer confidentiellement avec le bureau médical. Encore moins demande-t-elle une indemnité pécuniaire, elle ne veut d’autre récompense que l’honneur de servir la patrie et l’humanité. Qu’on lui donne un local à Washington, dans un édifice public, avec quatre chaises et un bureau, elle se tient pour satisfaite. Sa seule ambition, c’est d’étudier la condition sanitaire de l’armée et de mettre au service de l’Amérique toute l’expérience acquise en Crimée, dans l’Inde et en Italie.

Mais, si elle ne réclame ni autorité ni rémunération, la commission veut connaître toute la vérité. Elle examinera à fond le régime et la cuisine des soldats, elle s’inquiétera de l’habillement, des tentes, du campement, des transports, de la police sanitaire ; en deux mots, elle recherchera, elle indiquera tout ce qu’on peut faire pour prévenir les causes d’affaiblissement, d’infection et d’épidémie. La commission s’occupera également des ambulances, des hôpitaux militaires de toute classe, des garde-malades, des soins à donner aux blessés, de tous les moyens de faire parvenir aux soldats les secours que la générosité du pays leur envoie[20]. A vrai dire, si son action officielle est nulle, son influence sera illimitée ; elle sera la nation elle-même veillant au salut de ses enfans.

Quinze jours après la présentation de ce programme, la commission sanitaire est reconnue et instituée par le président Lincoln sous le nom de Commission d’enquête et d’avis pour tout ce qui touche l’intérêt sanitaire des armées de l’Union. Elle se composait d’un pasteur, M. Bellows, d’un ingénieur hydrographe, le professeur a Dallas Bâche, de quatre médecins et de deux officiers. On lui reconnaît le droit de s’adjoindre de nouveaux membres, et le ministre de la guerre ordonne à toute personne au service des États-Unis de seconder, dans la mesure de son pouvoir, les enquêtes que fera la commission. C’est à ce comité, sans caractère officiel, et qui n’a jamais compté plus d’une vingtaine de membres titulaires, que le gouvernement remet le contrôle médical de l’armée et la direction de l’opinion.

Est-ce à dire qu’aux États-Unis l’administration n’ait ni jalousie ni défiance, et qu’elle voie sans regret de simples particuliers se mêler de ses affaires ? Non, les administrateurs américains ne sont pas des anges ; ils ont toutes les faiblesses des hommes en général et des fonctionnaires en particulier. Dans le premier moment, ils ont regardé la proposition de M. Bellows et de ses amis comme un projet chimérique, un rêve de femmes sensibles, de tendres pasteurs et de médecins philanthropes. Lincoln lui-même, le bon Lincoln, ne se fit nul scrupule de dire à M. Bellows que la commission lui faisait l’effet d’une cinquième roue à un carrosse, the fifth wheel of the coach ; il croyait qu’elle ne servirait à rien, si même elle n’était un embarras. Pourquoi donc l’acceptait-on ? C’est que le sentiment national poussait à quelque institution de cette espèce, et qu’aux États-Unis le gouvernement se fait gloire d’être, non pas le maître, mais le serviteur de l’opinion. Quoi qu’il en soit, la nation adopta dès le premier jour ce comité, qui se faisait l’organe des inquiétudes et des tendresses du pays pour les soldats. L’armée fit comme la nation ; les généraux, et à leur tête le général Grant, mirent plus d’une fois la commission à l’ordre du jour, et ne lui marchandèrent jamais l’autorité. Les soldats prirent l’habitude de compter sur elle, sans trop savoir ce qu’elle était. La sanitaire, comme ils la baptisèrent, fut une divinité protectrice qu’on trouvait toujours au moment du besoin. Jusqu’à la fin de la guerre, la commission resta « la grande artère qui porta l’amour du peuple à l’armée du peuple. » C’est, à ma connaissance, le plus remarquable succès que la démocratie ait obtenu de nos jours. Avant cette expérience, qui se serait douté que dans cette organisation artificielle et unitaire qu’on nomme l’armée le peuple pouvait intervenir, et qu’il y avait place pour son contrôle et pour son action ? Il est vrai que la commission montra autant de sagesse que de patriotisme. Jamais elle ne sortit de son rôle, jamais elle n’eut de couleur politique, jamais elle ne se fit l’instrument d’ambitions ou de visées particulières. A l’armée, loin d’affaiblir la discipline, elle se fit l’humble servante des généraux et des médecins ; à Washington, elle donna des conseils, mais ne s’imposa point. Jusqu’à la fin, elle resta fidèle à sa devise : suppléer le gouvernement et non point le supplanter. C’est de cette façon que sans être un embarras pour personne, elle exerça une action d’autant plus puissante qu’elle était plus désintéressée.

Le premier soin de la commission fut de se rendre compte de la condition sanitaire de l’armée. Une inspection faite sur une grande échelle et par des hommes compétens montra que cette condition était déplorable. Les officiers n’y connaissaient pas les premières lois de l’hygiène, les capitaines de volontaires étaient étonnés quand on leur demandait quelles mesures ils avaient prises pour s’assurer journellement de la propreté des soldats, de l’aération des chambrées, de la bonne qualité et de la cuisson des alimens. Il en est plus d’un qui répondit en jurant qu’il était venu à l’armée pour se battre, et non pour y tenir un boarding-house ou y faire le métier de bonne d’enfant. La ventilation des tentes, le drainage du sol, le choix et l’orientation du campement étaient choses toutes nouvelles pour ces officiers improvisés, c’est la première fois qu’on leur disait qu’ils étaient responsables de la santé de leurs hommes. Les ambulances étaient composées de soldats grossiers et sans expérience ; les médecins, pris à la hâte dans la vie civile, n’avaient aucune notion de chirurgie ni de médecine militaire. Quant aux hôpitaux, on les avait établis au hasard, dans les premiers bâtimens qu’on avait trouvés ; puis on y avait installé des comptables, des infirmiers, des garde-malades pris de toutes mains. « Un hôpital civil ainsi constitué, dit M. Stillé, eût été une honte pour la science et l’humanité[21]. » Telles étaient les ressources sanitaires dont le gouvernement des États-Unis disposait en juin 1861, au moment où il appelait 800,000 hommes sous les drapeaux. C’est de cet abîme de misères que la commission entreprit de tirer l’armée, et à force de dévoûment elle y réussit.

Elle courut d’abord au plus pressé. Il fallait combattre l’ignorance des officiers et des médecins. Tandis que des inspecteurs répandus partout faisaient l’éducation des généraux aussi bien que des capitaines, la commission imprimait et distribuait à grand nombre des monographies médicales et chirurgicales sur l’hygiène militaire, la dyssenterie, le scorbut, les fièvres miasmatiques, les amputations, le traitement des fractures, etc., excellens petits traités où l’on avait largement mis à profit l’expérience des chirurgiens anglais et français. A la fin de l’année, le secrétaire de la commission, un patriote dont on ne saurait trop louer le talent et le zèle, M. Frederick Law Olmsted, présentait au ministre de la guerre un rapport général, tiré de quatre cents rapports particuliers ; il y signalait tous les vices du système régnant, et demandait qu’on y apportât un prompt remède. Pour en arriver là, il fallait une réforme radicale ; la commission n’hésita point à la réclamer. Prenant modèle sur l’Angleterre, elle demanda qu’on affranchit les médecins de toute subordination au commissariat, et qu’on fît de la médecine et de la chirurgie un service distinct, ne relevant que du chef d’armée et ayant pour directeur un chirurgien-général avec rang d’officier supérieur. C’était le seul moyen d’en finir avec la routine administrative et de donner enfin sa place légitime à l’art de conserver les hommes. La commission proposait en outre d’établir une inspection permanente et un corps spécial d’inspecteurs chargés d’assurer l’unité du service. Elle demandait qu’on établît des hôpitaux-généraux, disposés suivant les meilleurs modèles, et que la construction de ces asiles comme le commandement des ambulances et la direction des hôpitaux fussent retirés au quartier-maître et confiés aux médecins ; c’était sous leurs ordres que la commission plaçait les infirmiers de tout grade et de toute espèce. En deux mots, c’est entre les mains du médecin, et du médecin seul, qu’elle remettait tout ce qui concerne la santé de l’armée.

Cette proposition hardie excita l’opposition de tous ceux que contrariait la réforme ; mais la commission, soutenue par l’opinion et secondée par les journaux, finit par l’emporter. Le 18 avril 1862, une loi du congrès réorganisa le département médical, et donna raison à M. Henri Bellows et à ses amis. La loi rendue, la commission ne se tint pas pour satisfaite. En France, nous nous imaginons trop souvent qu’une réforme est accomplie parce qu’on a mis en articles et inséré au Bulletin des Lois le programme que nous défendons, Les Américains et les Anglais ne croient à l’efficacité d’une mesure que lorsqu’ils en ont confié l’exécution, à l’homme le plus capable. The right man in the right place est leur devise. C’est ainsi, par exemple, que les Anglais chargèrent de la réforme postale un simple employé, M. Rowland Hill, qui le premier avait eu l’idée du tarif unique. La commission sanitaire s’inspira du même esprit. En dépit de tous les obstacles, au mépris de tous les préjugés, elle proposa et fit nommer chirurgien en chef, avec rang de général de brigade, un simple chirurgien-major qui n’avait d’autre titre que sa capacité et son énergie, le docteur William a Hammond. Ce fut lui qui organisa le nouveau service militaire avec un talent et une fermeté qu’on ne peut contester.

Il fallut d’abord constituer le personnel médical, ce qui n’était pas aisé dans un pays qui n’avait que des médecins civils. Plusieurs fois on fut obligé de procéder à de larges épurations ; mais peu à peu on en arriva à organiser un corps de médecins et de chirurgiens qui suffit à tous les besoins. L’armée américaine, qui ne dépassa guère 800,000 hommes, eut 6,057 médecins pour le service de ses ambulances et de ses hôpitaux ; ce chiffre de 6,000 médecins est bon à noter. En 1794, la république française, avec des armées à peu près aussi nombreuses que celles de l’Union, eut un corps de santé composé de 8,000 médecins de tout grade[22]. Aujourd’hui la France dispose d’un peu plus de 1,000 médecins et chirurgiens militaires. Nous avons vu qu’en Italie, dès le premier jour, il avait fallu requérir des secours étrangers. Vienne la guerre, viennent ces armées de 1,200,000 hommes dont on nous menace, qui donc soignera nos soldats ?

Les ambulances américaines furent réorganisées sur le modèle anglais, et mises sous la direction d’un chirurgien. Avec un matériel suffisant et un personnel mieux préparé, on parvint à éviter le triste désordre des premiers temps. Depuis la bataille de Fredericksburg, en décembre 1862, on ne vit plus de blessés abandonnés des jours entiers sur le champ de bataille. Il est vrai de dire que la commission sanitaire, partout présente, avait aussi ses infirmiers (field relief corps), qui aidaient à relever les blessés et à leur donner les premiers secours. Plus d’une fois ce corps de volontaires arriva sur le lieu du combat avec des ressources en linge, en charpie, en viandes, en boissons, en alimens, qui, par le hasard de la guerre, faisaient défaut à l’armée, et fut la providence des chirurgiens non moins que des soldats.

D’admirables inventions de la commission facilitèrent singulièrement le transport des blessés. L’hospital-steamer, hôpital flottant imaginé, dit-on, par le chirurgien Hoff, fut organisé au mois de février 1862, et plus tard adopté par le gouvernement ; il permit de suivre les armées en campagne et de mettre à leur disposition le moyen d’évacuation le plus doux et le plus facile. Il ne faut pas oublier que l’Amérique est le pays le mieux arrosé du monde, et qu’avec des bateaux à vapeur on va partout. L’aménagement de ces magnifiques vaisseaux ne laissait rien à désirer, et il y régnait un ordre admirable. Tout avait été réglé par M. Frederick Law Olmsted. Chaque bateau était divisé en un certain nombre de quartiers (wards) pouvant contenir chacun de 50 à 150 malades couchés commodément. Un chirurgien commandait le service médical, des aides-chirurgiens (ward masters) dirigeaient chaque quartier ; ils étaient assistés d’un nombre suffisant d’infirmiers ou garde-malades. A l’arrivée de chaque patient, on lui donnait un numéro, on inscrivait son nom, sa compagnie, son régiment, son domicile ; puis on lavait le malade, on lui donnait du linge propre et on le couchait dans un bon lit bassiné. Là on lui apportait une boisson stimulante, des alimens, des viandes[23]. Ces soins-là donnés à un blessé, à un fiévreux, à un homme pris par le froid et l’humidité, ce n’est pas seulement un soulagement temporaire, un bien-être passager, c’est le salut, c’est la vie.

Il semble si naturel de secourir un soldat blessé, un serviteur de la patrie, qu’à première vue on se demandera ce qu’il y avait de si admirable et de si nouveau dans l’organisation de ces hôpitaux flottans. Ouvrons le Rapport du docteur Chenu sur la campagne de Crimée, et voyons comment on transportait nos malades. Voici une lettre du docteur Marroin, médecin en chef de l’escadre, qui dira la vérité dans toute sa laideur.


« Les médecins qui ont été affectés à ces transports se souviennent des tableaux émouvans qui s’offraient à leurs yeux. La guerre apparaissait dans toute son horreur. Des hommes épuisés par la maladie, à peine protégés par quelques lambeaux de couverture, arrivaient à la plage pour être embarqués sur des navires de commerce frétés à cet effet, car la marine impériale était débordée par les nécessités du service.

« Vers les derniers jours du mois de mai (1855), le vaisseau le Jean-Bart reçut 720 militaires ; 300 avaient les extrémités antérieures congelées à divers degrés, beaucoup d’entre eux étaient atteints de diarrhées ; 200 étaient minés par des dyssenteries graves, la plupart compliquées de symptômes cholériformes ; 100 environ se trouvaient à l’une des périodes de la fièvre typhoïde ou du typhus ; les autres, capables de marcher, présentaient des bronchites, des fièvres intermittentes, du scorbut.

« Grâce à la rapidité de sa marche, le Jean-Bart, malgré le mauvais temps, fit une courte traversée. La batterie basse avait été affectée aux maladies les plus graves ; mais avec le mauvais état de la mer on dut maintenir les sabords exactement fermés. Ceux qui ont partagé les fatigues de cette campagne peuvent seuls se faire une idée du degré d’infection qui en fut la conséquence. La matière des vomissemens se mêlait aux déjections alvines sur les matelas, sur le pont. L’eau de mer embarquait par les écubiers, charriant d’une extrémité de la batterie à l’autre cette masse d’ordures d’une repoussante fétidité. Quels étaient les moyens dont on disposait pour lutter contre un pareil foyer d’infection ? La ventilation, soit par les sabords, soit par les manches à vent, était impossible ; le nettoyage de la batterie ne pouvait se faire. Comment en effet déplacer cette masse de malades serrés les uns contre les autres, et dont la prostration était augmentée par le mal de mer ? Sans doute, les soins de propreté, les fumigations chlorurées luttèrent avec constance contre cette cause sans cesse renouvelée d’empoisonnement miasmatique ; mais ai-je besoin d’ajouter que ce fut sans résultat efficace[24] ? »


Pauvre soldat français, héroïque paysan, tu es encore plus grand par ta résignation que par ton courage ; mais que doit-on penser d’un pays qui expose à de pareils supplices ses fils les plus dévoués ? Épargner au blessé, au malade, toute souffrance inutile, c’est au contraire la pensée constante du service médical américain. Le wagon-hôpital est une autre invention de la commission sanitaire ; c’est le docteur Harris qui a imaginé ce moyen de transporter les blessés en chemin de fer sans les déplacer du brancard-couchette où on les a mis après l’opération ou le pansement. Dès l’automne 1862, il y a eu des trains de blessés entre Washington et New-York. Dans l’ouest, on a vu le train-hôpital d’Atlanta à Louisville faire régulièrement un trajet de plus de 500 milles avec l’exactitude et la vitesse de nos chemins de fer les mieux organisés. On calcule que durant la guerre on a ainsi transporté, presque sans fatigue et certainement sans danger, près de 100,000 blessés ou malades sur les chemins de l’est, plus de 125,000 sur les chemins de l’ouest[25].

Le wagon-hôpital a été adopté par les Prussiens, et leur a rendu de grands services ; je ne doute pas que notre administration n’introduise dans le service médical cet appareil ingénieux ; mais je ne puis me défendre d’une réflexion qui sans doute s’est déjà présentée à l’esprit du lecteur. A peine a-t-on émancipé la médecine militaire en Amérique, qu’elle se signale par des inventions éclatantes, qui toutes ont pour résultat d’adoucir la souffrance et de conserver la vie du soldat. L’hôpital flottant du docteur Hoff, le wagon-hôpital du docteur Harris, la voiture d’ambulance du docteur Howard, sont autant de conquêtes pour la science et pour l’humanité. D’où vient qu’en Crimée et en Italie nous n’avons rien fait de semblable ? Est-ce que nos médecins sont moins intelligens ou moins instruits que ceux d’Amérique ? est-ce que nos chirurgiens militaires ont moins d’expérience ? Non sans doute, leur stérilité tient à leur condition subalterne. Avec une intendance qui dispose seule des ambulances, des transports, des hôpitaux, comment veut-on que l’esprit du médecin s’éveille ? N’a-t-il pas le sentiment de son impuissance ? C’est la liberté d’action jointe à la responsabilité qui aiguise l’imagination ; elles seules enfantent ces créations admirables qui sont le salut d’une armée et la gloire d’un pays.

En veut-on la preuve ? Une des inventions les plus simples et les plus utiles des médecins américains, c’est l’agencement et la construction des hôpitaux ; mais l’hôpital sous tente et l’hôpital-baraque ont été essayés en Algérie longtemps avant la guerre d’Amérique, et si l’armée d’Orient n’a pas profité de cet excellent système, assurément ce n’est pas la faute de nos inspecteurs médicaux. Si on eût laissé faire Michel Lévy et Baudens, s’ils n’avaient pas eu les mains liées par l’administration, la France eût conservé des milliers d’hommes qui sont restés dans les cimetières de Turquie. Les Américains se sont approprié une invention française ; disons, pour être juste, qu’ils l’ont singulièrement perfectionnée. Rien de mieux calculé que leurs hôpitaux, composés d’une série de pavillons en bois, reliés entre eux par des galeries à claire-voie. L’espacement et l’orientation de ces baraques a été réglé de façon à fournir en abondance le grand agent hygiénique, l’air pur. Des tuyaux distribuent partout de l’eau froide, ainsi que de l’eau chaude provenant de la machine à vapeur qui sert à la buanderie. Des rails placés dans les corridors permettent de faire tous les transports au moyen de petits charriots. Au besoin même, on voiture de cette façon les invalides ou les malades qui vont au bain. C’est ainsi que les Américains ont remplacé le vieil hôpital massif, toujours infect et empoisonné, par des bâtimens légers, sains et sans odeur[26]. Grâce à cette aération parfaite, on a pu recevoir jusqu’à 3,000 malades dans un hôpital sans qu’une pareille agglomération ait présenté le moindre inconvénient ; grâce à la simplicité de la construction, on a pu couvrir l’Amérique d’hôpitaux élevés en quelques mois et assez larges pour abriter 90,000 malades. L’industrie que nous employons uniquement à détruire les hommes a servi là-bas à les conserver.

Aussi n’est-ce pas sans un légitime orgueil que le médecin en chef de l’armée des États-Unis, le docteur Joseph Barnes, successeur du docteur Hammond, a écrit les lignes suivantes qu’on fera bien de méditer :


« Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire du monde d’un si vaste système d’hôpitaux créés en si peu de temps. Jamais établissemens hospitaliers en temps de guerre ne furent moins encombrés et aussi libéralement pourvus. Ils diffèrent aussi de ceux des autres nations en ce qu’ils furent placés sous les ordres des médecins. Au lieu de mettre à la tête d’établissemens institués pour la guérison des malades et des blessés des officiers de troupe, dont malgré tous les autres mérites on ne pouvait attendre la parfaite intelligence des besoins de la science médicale, et qui avec les meilleures intentions du monde auraient pu embarrasser sérieusement son action, comme cela est malheureusement arrivé pendant la guerre de Crimée, notre gouvernement, plus sagement inspiré, voulut faire du médecin le chef de l’hôpital. En lui imposant ainsi la responsabilité des résultats de sa direction, il ne lui refusa rien de ce qui pouvait rendre ces résultats favorables. Le corps médical peut montrer avec orgueil les conséquences de cette conduite libérale ; jamais dans l’histoire du monde la mortalité dans les hôpitaux n’a été aussi petite, et jamais de tels établissemens n’échappèrent d’une manière aussi complète aux maladies qui d’ordinaire s’engendrent dans leur enceinte[27]. »


Ces hôpitaux américains ont une tout autre physionomie que les établissemens français. Chez nous, l’hôpital est une autre forme de la caserne : même discipline, même uniformité, même tristesse. Malade ou bien portant, le soldat est toujours soldat. L’hôpital américain est un prolongement du foyer domestique. C’est la famille, c’est la société qui s’emparent du blessé, et qui l’entourent de leurs soins. Le soldat n’est plus un numéro de régiment, c’est un homme dont on cherche à satisfaire tous les besoins et tous les désirs légitimes. Ce caractère particulier de l’hôpital américain tient à deux causes. D’une part, c’est le médecin qui commande et qui subordonne tout à la guérison ; de l’autre, c’est une femme, et presque toujours une femme du monde, qui a la direction des garde-malades, de la lingerie et de la cuisine. Auprès du lit du soldat, la femme représente la mère, l’épouse, la sœur ; elle seule peut avoir ces attentions délicates qui, n’en déplaise aux sceptiques, ont une influence décisive sur le moral du malade, et contribuent souvent à lui sauver la vie. J’ai sous les yeux un charmant livre intitulé Hospital Days, c’est le journal d’une dame qui durant la guerre a dirigé l’hôpital de Fairfax, à quelques lieues de Washington. Miss Jane Stuart Woolsey (j’espère n’être pas indiscret en trahissant l’anonyme) a fait en quelques pages la peinture vivante de l’hôpital américain. Deux anecdotes, prises au hasard, en donneront une idée juste.


« Les blessés français sont toujours gais, bons enfans et gracieusement polis. Charmoille, qui a eu le bras droit emporté, s’est appris lui-même à écrire élégamment de la main gauche, dans l’espoir d’obtenir une petite place quand il aura son congé. Louis L., amputé de la cuisse, ne reprenait pas de forces ; je lui dis un jour : « Ne pensez-vous pas à quelque chose que vous aimeriez avoir, à quelque chose que vous aimiez au pays ? — Madame, je n’ai besoin de rien ; j’ai ici tout ce qu’on peut désirer. — Essayez, pensez à quelque chose qui vous ferait du bien, peut-être pourra-t-on vous le procurer ? — Merci, madame, mais…, puisque vous me le demandez, deux gouttes devin rouge, du vin de mon pays, madame ; mais ça ne se trouve pas en Virginie ! » Avec la permission du médecin, permission donnée de bon cœur, on envoya tous les matins une petite ration de vin de Bourgogne ; c’était fête journalière pour le pauvre Louis ; il chantait une petite chanson sur le bon vin et le bonheur de mourir pour la patrie. Ces deux gouttes de vin rouge, c’était un rayon de soleil pour toute la salle.

Tous les malades aimaient les fleurs. On nous envoyait quelquefois des fleurs de serre ; des œillets blancs et rouges faisaient le bonheur d’un sergent malade ; il mourut en serrant la fleur dans ses doigts amaigris. Un matin de printemps, j’apportai les premiers lilas à un pauvre garçon de la Nouvelle-Angleterre ; il était bien malade. — « J’ai quelque chose pour vous, lui dis-je en tenant les fleurs derrière mon dos, quelque chose qui pousse devant la porte de votre maison, devinez ? — Des lilas, murmura-t-il, et je plaçai les fleurs sur ses mains jointes. — Oh ! dit-il, des lilas ! Comment avez-vous su cela ? » Les lilas vécurent plus longtemps que lui[28]. »



C’est du roman, dira-t-on. — Non, c’est de l’histoire. C’est ainsi que les choses devaient se passer sur une terre où la moitié de la nation combattait contre l’autre moitié. Dans cette crise formidable, il fallait faire appel à toutes les forces morales du pays pour soutenir l’énergie de l’armée. Ainsi l’ont pensé les femmes d’Amérique ; ce sont les plus riches et les plus heureuses qui ont donné l’exemple de l’abnégation et du dévoûment. Parmi ces héroïnes de la charité, il en est une dont le nom deviendra légendaire aux États-Unis, c’est Mme Barlow. Au printemps de 1861, miss Arabelle Griffith, jeune, belle, instruite, considérée, riche, épousait M. Barlow. Le jour même de son mariage, M. Barlow partait pour Washington, simple soldat dans un régiment de New-York. En peu de temps, grâce à son courage et à ses talens militaires, M. Barlow s’éleva aux plus hauts grades et devint général. Mme Barlow suivit toutes les campagnes de son mari, d’hôpital en hôpital. Elle était à Fredericksburg, occupée à préparer la nourriture des blessés, tandis qu’on entendait le canon de la bataille et que son époux bravait tous les dangers. Épuisée par un labeur incessant, elle mourut de la fièvre devant Petersburg. Il y avait des sœurs de charité aux États-Unis, elles y ont rendu de grands services ; mais jamais les femmes d’Amérique n’ont voulu abandonner, même à de saintes filles, le droit de soigner les malades et les blessés. En un temps où toute la jeunesse de la nation était sous les drapeaux, elles ont payé de leur personne ; elles ne se sont pas contentées d’être charitables par procuration.

Dans cette œuvre patriotique, elles étaient soutenues par le pays tout entier. Du moindre village, de l’est ou de l’ouest, partaient chaque semaine les dons destinés aux hôpitaux. Chemises de flanelle, robes de chambre, gants tricotés, pantoufles, fauteuils à bascule, béquilles, livres, papier, crayons, ardoises, damiers, jeux d’échecs, dominos, couteaux, ciseaux, outils, lait condensé, porter, vin d’Espagne, eau-de-vie, bocaux de conserves au vinaigre, etc., toutes ces offrandes étaient reçues par les cinq cents correspondans de la commission sanitaire, estampillées, empaquetées, et dirigées sur tous les points du pays. « L’excellent porto qui nous a été si utile dans les diarrhées chroniques, écrit miss Woolsey, et toute la bonne eau-de-vie nous venaient de cadeaux particuliers. Le vin fourni par le gouvernement ne valait rien[29]. » À côté des largesses du riche, on trouve l’obole de la veuve. « Je déroule un paquet d’écharpes, dit miss Woolsey ; elles sont faites avec une étoffe fanée, à fleurs jaunes, quelque chose comme des rideaux de lit. Sur un papier fixé par une épingle, une main tremblante a écrit : L’étoffe était si bonne que j’ai pensé qu’on ne ferait pas attention à la couleur. C’est tout ce que j’ai. Je suis vieille et pauvre, je ne peux pas faire davantage[30]. »

Est-ce donc que l’Amérique est plus généreuse que la France ? Non ; mais nous avons dans l’administration une providence terrestre qui n’entend pas que le pays se mêle de ses propres affaires, elle repousse la charité individuelle comme un embarras, sinon même comme un danger. Au début de la campagne d’Italie, la France s’était émue, les dons commençaient à affluer ; Dieu sait s’ils étaient nécessaires ! On n’eut rien de plus pressé que d’étouffer ce mouvement, un comité officiel fut institué ; son premier soin fut de prendre la décision suivante, appuyée sur un considérant auquel les faits ont donné le plus cruel démenti :


« L’armée d’Italie étant amplement approvisionnée par les soins de l’administration de la guerre, les dons en nature provenant de la souscription nationale seront successivement vendus par l’administration des domaines, et le produit de la vente, versé dans les caisses publiques, viendra en accroissement des dons en argent.


« Il est fait exception à cette disposition pour les dons de linge à pansement, qui, par mesure de prévoyance, seront versés dans les magasins militaires[31]. »

Le régime des blessés et des malades est encore une des choses qui distinguent le système américain. On sait qu’aux États-Unis le soldat sous les drapeaux est nourri avec une libéralité, je dirais presque un luxe, sans exemple. En sus de leurs rations, qui sont de bonne qualité, les soldats reçoivent du thé, du café, du sucre, du lait condensé, de la glace, des fruits et légumes conservés au vinaigre (pickles). Ces deux derniers articles sont aussi nécessaires à l’Américain que le pot-au-feu l’est au Français. On fournit encore aux troupes fédérales des cigares, du tabac, du whiskey. Tandis que nous abusons de la sobriété proverbiale du soldat français pour lui donner une nourriture grossière et insuffisante, les Américains, qui savent compter mieux que nous, déclarent que cette apparente profusion est l’économie la mieux entendue. L’expérience a prononcé pour eux. Le scorbut et le typhus ont à peine effleuré l’armée de l’Union. En temps de guerre, la mortalité chez les troupes fédérales n’a pas dépassé 3,9 pour 100 ; chez nous, en temps de paix, dans nos casernes, elle atteint 10 pour 100[32]. Ces deux chiffres ont une éloquence qui dispense de tout commentaire. Dans les hôpitaux, les ressources alimentaires ne sont pas moins abondantes ; elles permettent une grande variété de régime, chose excellente dans la maladie et dans la convalescence. À Fairfax, dans un hôpital de douze cents lits, le chirurgien en chef avait établi six régimes différens, qui, dans le plus grand nombre des cas, lui permettaient de donner à chacun de ses patiens la nourriture la plus convenable. Voici le tableau qu’il avait dressé ; il serait intéressant de le comparer avec celui de nos hôpitaux.


« Régime beefsteak. — Déjeuner : café au chocolat, pain, beurre et œufs. Dîner : café au chocolat, beefsteak ou roastbeef, ou côtelettes de mouton, pain, beurre, pommes de terre, poudding. Souper : café au chocolat, pain, beurre, pommes cuites ou compotes de fruits.

« Régime œufs et lait. — Déjeuner : lait, œufs pochés, rôtie au lait (milk toast). Dîner : lait, poule au vin, pain, flan. Souper : lait, pain, beurre, fromage.

« Régime légumes[33]. — Déjeuner : thé, pain, beurre, pommes de terre cuites au four (baked potatoes). Dîner : pain, purée de pommes de terre, légumes, riz, pickles. Souper : thé, pain, beurre, pommes cuites ou compote.

« Régime soupe au lait. — Déjeuner : soupe au lait, rôtie, beurre. Dîner : lait chaud ou soupe au lait, rôtie, tapioca au vin, beurre. Souper : lait chaud, rôtie, beurre.

« Régime bouillon. — Déjeuner : bouillon (beef-tea), rôtie, beurre. Dîner : bouillon, rôtie, beurre. Souper : bouillon, rôtie, beurre.

« Régime gruau. — Déjeuner : gruau de blé ou de maïs, rôtie au lait. Dîner : bouillon de poulet ou de mouton, tapioca au sucre, ou blanc-manger, ou gelée. Souper : gruau, rôtie au lait[34]. »


Ce qu’il y a de plus curieux est le régime des amputés. Les chirurgiens américains me paraissent convaincus qu’il faut surexciter les forces et la vitalité du patient pour aider au travail de la nature et lui faciliter son œuvre de réparation. Voici un cas que j’emprunte au journal de miss Woolsey.


« Lafayette R…., 10e régiment des volontaires du Vermont, amputation de l’avant-bras. Il a mangé presque aussitôt après l’opération et a consommé une incroyable quantité d’alimens. Il a commencé par du bouillon et du punch aux œufs (egg,nog). Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi l’opération, il a pris vingt-quatre œufs battus dans vingt-quatre onces d’eau-de-vie, avec la proportion ordinaire de lait. Toutes les deux heures il prenait une cuiller d’essence de bœuf ; on prépare cette essence en faisant bouillir à demi le bœuf, puis on le coupe en petits morceaux, et on en exprime le jus avec un outil qui sert à presser les citrons. Je lui donnai en un jour le jus de treize livres de bœuf maigre, sans parler de ses autres repas. Au bout de trois jours il but du porter, et, peu à peu, diminuant la quantité du punch et augmentant celle du porter, il en vint à prendre sept pintes de porter par jour, sans parler de ses trois repas ordinaires, composés de beefsteak, purée de pommes de terre au lait et au beurre, huîtres cuites, œufs brouillés, poulet, tarte, etc. Couché dans son lit, il mangeait avec une sérénité olympienne, sans hâte et sans repos. Sa capacité étonnait tous les spectateurs. Quatre mois après il nous écrivait du Vermont : Mon bras gagne de la force rapidement, je crois qu’il vaudra presque l’autre ; ma santé générale est parfaitement bonne[35]. »


Tous les amputés n’avaient pas cet appétit de Gargantua, mais tous étaient largement nourris, tous étaient mis au régime du punch aux œufs et de l’essence de bœuf, et, si l’on en croit miss Woolsey, l’expérience justifiait cette pratique chirurgicale qui a tout au moins l’avantage de ne pas être désagréable au soldat.

Il n’est pas besoin d’être médecin pour juger la valeur d’un pareil régime, non plus que le mérité d’une invention qui a contribué puissamment à chasser le scorbut de l’armée et des hôpitaux, je veux parler des jardins d’hôpital établis par la commission sanitaire. Chacun sait que les légumes frais sont à la fois le préservatif et le remède du scorbut. « Cent mille francs dépensés en légumes frais, disait Baudens, c’est 500,000 francs épargnés sur les frais que nécessite l’entrée des malades aux hôpitaux[36]. » Mais il n’est pas toujours possible de fournir de légumes frais une armée campée au loin. En pareil cas, pourquoi l’armée, où les paysans abondent, n’établirait-elle pas elle-même les potagers dont elle a besoin ? C’est ce qu’avait fait en Crimée, pour son régiment, un colonel qui mérite vraiment le titre de père du soldat, M. de Clonard, commandant du 81e de ligne ; il faut lire dans le livre de M. Chenu le rapport de cet officier[37] : c’est tout un règlement d’hygiène qui devrait être le bréviaire de nos officiers. Transplantée en Amérique, cette idée s’y est épanouie et y a donné tous ses fruits. Une armée en mouvement ne peut faire de jardins ; mais pour un hôpital c’est chose facile. D’ordinaire le terrain ne manque pas, et les hommes abondent. Ce qu’il y a de plus gênant dans un hôpital, ce ne sont pas les malades, la maladie est une occupation, ce sont les convalescens qui ne savent que faire pour eux et pour les autres. Leur oisiveté est une malédiction. Leur donner un potager à cultiver, c’est tout à la fois les distraire et les occuper utilement ; leur corps n’y gagne pas moins que leur esprit.

C’est en 1863 que le premier jardin d’hôpital fut établi par la commission sanitaire. L’armée du Cumberland, menacée du scorbut, avait résisté, grâce aux « avalanches » de légumes frais envoyées par les fermiers de l’ouest ; mais l’été approchait, "on ne pouvait plus compter sur ces envois, et cependant il était nécessaire de continuer un régime protecteur. Ce fut alors qu’on eut l’idée de défricher et d’enclore 35 acres de terre situés auprès de l’hôpital de Murfreesboro. La commission fournit les outils et les semences ; elle fit venir de Cincinnati trente mille plants de légumes divers ; les dames de l’état d’Ohio envoyèrent des fleurs pour égayer les bordures ; les convalescens et les nègres se firent jardiniers. En peu de temps, on eut en abondance des légumes de toute sorte : salades, radis, oignons, pois, fèves, tomates, melons, concombres, etc. On y récolta 1,200 boisseaux de pommes de terre, 1,200 boisseaux de patates, 25,000 têtes de choux, etc. Ce premier essai fut si heureux qu’on le répéta partout où il y avait un hôpital ou des troupes sédentaires[38]. Cultiver ces légumes qui amélioraient l’ordinaire, c’était la joie du soldat, et cependant il s’en faut de beaucoup que pour un pareil travail l’Américain vaille le Français ; il est bûcheron et laboureur bien plus que jardinier.

Reste une dernière institution de la commission sanitaire, et qui n’est ni la moins neuve ni la moins utile. C’est ce qu’on appela the soldier’s home ou le Foyer du soldat. L’objet de ces établissemens demi-hôpitaux, demi-auberges, était de recevoir les soldats congédiés à leur sortie du régiment ou de l’hôpital. Dans ces asiles faits pour lui, le soldat congédié trouvait le logement, la nourriture et tous les soins dont il avait besoin. On se chargeait de lui obtenir ses papiers et sa solde. Y avait-il des démarches à faire, des lettres à écrire, la commission prenait tout l’ennui pour elle, le soldat pouvait rentrer tranquillement dans son pays ; on veillait pour lui. Si le voyageur était sans ressources, on lui payait son retour, et au besoin on lui fournissait des habillemens propres et suffisamment chauds. En outre, et pour éviter aux soldats en congé les dangers de la ville et les tentations de l’oisiveté, les agens de la commission à Washington réunissaient tous les hommes libérés, et les expédiaient par chemin de fer avec un courrier qui les accompagnait jusque dans l’état où ils avaient leur domicile. La commission établit quarante de ces maisons de refuge, depuis Washington jusqu’à Brownsville, dans le Texas ; on y reçut en moyenne 2,300 hôtes par nuit, et on y distribua 4,500,000 rations[39].

Y a-t-il en France rien qui ressemble à ces gîtes hospitaliers ? Écoutons M. Chenu, il nous dira comment, en pleine paix et avec toutes les ressources du budget de la guerre, nous traitons nos soldats convalescens.


« En temps ordinaire, les militaires qui, obtenant un congé de convalescence, sortent des hôpitaux pour se rendre dans leurs familles, souvent à grande distance, n’ont que les vêtemens qui leur suffisaient en bonne santé. Trop légèrement vêtus et obligés de voyager par tous les temps, ces hommes convalescens, épuisés par la maladie, ou souvent atteints d’affections de poitrine, sont plus sensibles au froid, et ils auraient besoin d’un vêtement supplémentaire ou d’une couverture, d’une paire de chaussettes de laine pour les aider à supporter les rigueurs du wagon de troisième classe.

« Si les dispositions réglementaires, qui sont d’ailleurs motivées, permettent aux sous-officiers et soldats qui se rendent chaque année à nos établissemens thermaux d’emporter leur manteau ou leur capote, il n’en est pas de même des militaires qui se rendent isolément dans leurs foyers avec un congé de convalescence, ni de ceux qui rejoignent leurs corps[40]. »


Quoique je n’aie donné qu’une idée incomplète de tout ce qui se fait aux États-Unis pour le bien-être et la conservation du soldat, j’en ai dit assez, j’espère, pour qu’on n’accuse pas d’exagération les écrivains qui, comme le docteur Evans, dans son intéressant travail sur la commission sanitaire, assurent que le système américain a sauvé la vie à plus de cent mille hommes. Ce n’est pas tout. La guerre des États-Unis a enfanté un esprit nouveau qui, selon moi, doit se répandre chez tous les peuples. On parle beaucoup du patriotisme français. Certes je ne connais rien de plus admirable que le courage de nos soldats devant l’ennemi, leur résignation devant la mort ; mais quand le soldat se dévoue, le pays pour lequel il combat n’a-t-il rien à faire ? En Crimée, en Italie, je vois bien l’héroïsme de nos armées ; mais la patrie, où est-elle ? Qui la représente au lit du blessé ou du mourant ?

En Amérique au contraire, on proclame dès le premier jour, en langage biblique, que le peuple tout entier regarde le soldat comme l’os de ses os et la chair de sa chair. On veut qu’à chaque instant, en campagne ou à l’hôpital, il sente que l’amour de ses concitoyens l’entoure et le protège. La patrie veille sur lui, invisible et présente. De là le caractère nouveau de ces armées républicaines. Un million d’hommes ont combattu pendant quatre années, l’esprit soldatesque n’a jamais paru dans un seul régiment : aussi jamais le monde n’a-t-il vu un spectacle comparable à celui de la dissolution de l’armée du Potomac, au printemps de 1865. Deux cent mille hommes défilant pendant-deux jours devant le nouveau président ont joyeusement déposé leurs fusils et sont rentrés chez eux paisiblement pour y reprendre leur profession, comme s’ils l’avaient quittée de la veille. Le colonel est redevenu avocat ou commis, le lieutenant est tailleur ou cordonnier. On ne leur a donné ni décorations, ni pensions, ni titres ; ils n’ont emporté avec eux que le souvenir du devoir accompli. Au moment du péril, on s’était soumis à toutes les exigences de la discipline, à toutes les souffrances de la guerre ; mais on était resté citoyen, on avait gardé les mœurs de la république. Soutenue par l’effort du pays tout entier la lutte finissait sans dictature.

J’ai montré les deux systèmes, on peut les comparer et les juger par leurs fruits. Peut-être s’étonnera-t-on que, n’étant ni intendant ni médecin militaire, je me permette d’écrire sur une question jusqu’à présent interdite aux profanes ; mais c’est précisément parce que je ne suis ni médecin ni intendant que je puis m’exprimer en toute liberté. Je n’épouse point une cause particulière, si juste qu’elle soit ; je laisse de côté les réclamations des médecins, quoiqu’elles me paraissent très fondées : c’est au nom du soldat que je parle, c’est lui qui est l’éternelle victime, ce sont ses droits que je défends. Je le répète, et je voudrais que toute la France m’entendît : le pays ne remplit pas son devoir envers le soldat. Il est temps de corriger cet abus.

J’espère que la chambre inscrira prochainement au nombre des réformes nécessaires la réforme du service médical de nos armées ; mais, si l’on m’a bien compris, on ne fera pas de cette demande une œuvre d’opposition. Il n’y a pas ici de coupable, il ne faut accuser que l’ignorance universelle. Le gouvernement a maintenu un système qui, en d’autres temps peut-être, a rendu des services : l’hygiène publique est une science née d’hier ; de son côté, le pays n’a rien su ; il a fallu la publication du docteur Chenu pour lui ouvrir les yeux, et cette publication, il est bon de le répéter, a été faite de l’aveu et avec le concours du gouvernement. Oublions le passé, ou plutôt n’y voyons qu’une leçon pour l’avenir. Aujourd’hui, s’il est une chose certaine, c’est que l’art de conserver et de faire durer le soldat n’est sous un autre nom que le respect et le ménagement de l’individu. Il est visible qu’ici l’intérêt, la justice et l’humanité sont d’accord. Hâtons-nous donc de provoquer cette réforme par un effort unanime et ne perdons pas le temps en querelles stériles quand il s’agit de la puissance et de l’honneur du pays.


ÉD. LABOULAYE.

  1. Paul Leroy-Beaulieu, Recherches économiques sur les guerres contemporaines ; Paris 1869, p. 181.
  2. Chenu, Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. XCIV.
  3. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. XXXVII.
  4. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 733.
  5. Statistique de la campagne d’Italie, p. 734.
  6. Ibid., p. 742.
  7. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 757.
  8. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 735.
  9. Statistique de la guerre d’Italie, t. Ier, p. XCII.
  10. Statistique de la guerre d’Italie, p. 766-768.
  11. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 171.
  12. Ibid., p. 41.
  13. Statistique de la campagne d’Italie, p. XVI.
  14. Ibid., t. Ier, p. XVII.
  15. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier. p. 521.
  16. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 201.
  17. Ibid., p. 35.
  18. Ibid., p. 36.
  19. History of the sanitary Commission, p. 528.
  20. The United-States sanitary Commission, Boston 1863. p. 12-15.
  21. History of the sanitary Commission, p. 93.
  22. Goze, la Médecine militaire, etc., p. 19.
  23. Hospital transports, a Memoir of the embarkation of the sick and wounded… in the summer of 1862. Boston 1863.
  24. Chenu, Rapport au Conseil de santé, etc., p. 76.
  25. History of the sanitary Commission, p. 164.
  26. Goze, la Médecine militaire, etc., p.,.34 et suiv.
  27. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. LXV.
  28. Hospital Days, New-York 1868, p. 131-132.
  29. Hospital Days, p. 61.
  30. Ibid., p. 104.
  31. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 279.
  32. Ibid., t. Ier, p. CXVIII et CXXIII.
  33. C’est le régime des scorbutiques.
  34. Hospital Days, p. 183.
  35. Hospital Days, p. 100.
  36. Leroy-Beaulieu, Guerres contemporaines, p. 243.
  37. Statistique de la campagne d’Italie, t. Ier, p. 614.
  38. History of the sanitary Commission, p. 329. — The United-States sanitary Commission, p. 185.
  39. History of the sanitary Commission, p. 291.
  40. Rapport au Conseil de santé, p. 726.