De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre II


Chapitre II


Définition du corps tel que le sens du toucher nous le fait connaître ; énumération des principaux contraires qu’offre le corps tangible ; différences de ces contraires ; action différente du froid et du chaud, du sec et du liquide ; rapport de toutes les autres différences à ces quatre différences fondamentales.


§ 1.[1] Puisque nous cherchons quels sont les principes du corps perceptible à nos sens, c’est-à-dire, du corps que le toucher peut atteindre, et puisqu’un corps que le toucher nous fait connaître est celui dont le sens spécial est le toucher, il s’ensuit évidemment que toutes les oppositions par contraires, qu’on peut observer dans le corps, n’en constituent pas les espèces et les principes, mais que ce sont seulement ceux des contraires qui se rapportent au sens du toucher. Les corps diffèrent bien par leurs contraires, mais par leurs contraires que le toucher peut nous révéler. Voilà pourquoi ni la blancheur, ni la noirceur, ni la douceur, ni l’amertume, ni aucun des contraires sensibles ne sont un élément des corps.

§ 2.[2] Ce qui n’empêche pas que la vue ne soit un sens supérieur au toucher, et que, par conséquent, l’objet de la vue ne soit supérieur aussi. Mais la vue n’est pas une affection du corps tangible, en tant que tangible, et elle se rapporte à une toute autre chose, qui d’ailleurs peut bien être antérieure par sa nature.

§ 3.[3] Or pour les tangibles eux-mêmes, il faut étudier et distinguer les différences primitives qu’ils offrent, et leurs premières oppositions par contraires. Les oppositions et contrariétés que le toucher nous révèle sont les suivantes : le froid et le chaud, le sec et l’humide, le lourd et le léger, le dur et le moule-visqueux et le friable, l’uni et le raboteux, l’épais et le mince. Parmi ces contraires, le lourd et le léger ne sont ni actifs ni passifs ; car ce n’est pas parce qu’ils agissent l’un sur l’autre, ou parce qu’ils souffrent l’un par l’autre, qu’on leur donne le nom qu’ils portent. Cependant, il faut que les éléments puissent agir et souffrir les uns par les autres réciproquement, puisqu’ils se mêlent et se changent réciproquement, les uns dans les autres.

§ 4.[4] Mais le chaud et le froid, le sec et l’humide, sont ainsi appelés, les uns, parce qu’ils agissent, les autres, parce qu’ils souffrent. Ainsi, le chaud est ce qui réunit les substances homogènes ; car désunir, comme le fait à ce qu’on dit. le feu, c’est au fond combiner les choses de même espèce, puisqu’il arrive alors que le feu fait sortir et enlève les substances étrangères. Le froid, au contraire, réunit et combine également, et les choses qui sont de même espèce, et celles qui n’en sont pas. On appelle liquide ce qui est indéterminé dans sa propre forme, mais peut en recevoir aisément une d’ailleurs. Le sec est, au contraire, ce qui ayant une forme bien déterminée dans ses propres limites, ne peut en recevoir une nouvelle qu’avec peine.

§ 5.[5] C’est de ces différences premières que viennent le mince et l’épais, le visqueux et le friable, le dur et le mou, et les autres différences analogues. Ainsi, un corps qui a la faculté de pouvoir facilement remplir l’espace, se rattache au liquide, parce qu’il n’est pas déterminé lui-même, et qu’il obéit sans la moindre peine à l’action de l’objet qui le touche, en se laissant donner une forme par cet objet. Le mince peut également remplir l’espace, parce que n’ayant que des parties légères et petites, il remplit bien et touche tout à fait, propriété qui distingue surtout le corps mince. Donc évidemment, le mince se rapproche du liquide, tandis que l’épais se rapproche du sec. D’autre part aussi, le visqueux appartient au liquide, parce que le visqueux n’est qu’une sorte de liquide, avec de certaines qualités, comme l’huile. Mais le friable se rattache au sec, parce que le friable est ce qui est complètement sec, et l’on peut croire qu’il ne s’est coagulé que par l’absence même de tout liquide. On peut dire encore que le mou fait partie du liquide, parce que le mou est ce qui cède en se repliant sur soi et sans se déplacer, comme le liquide le fait précisément aussi. Voilà pourquoi le liquide n’est pas appelé mou, tandis que le mou se rattache à la classe du liquide. Enfin le dur appartient au sec ; car le dur est quelque chose de coagulé, et le coagulé est sec.

§ 6.[6] Du reste, sec et liquide, sont des mots qui se prennent en plusieurs sens. Ainsi, le liquide et le mouillé peuvent être considérés comme les opposés du sec, de même que le sec et le coagulé sont les opposés du liquide. Toutes ces propriétés diverses se rattachent au liquide et au sec, pris au sens primitif de ces mots ; car, comme le sec est opposé au mouillé, et que le mouillé est ce qui a à sa surface un liquide étranger, tandis que l’imprégné est ce qui en a jusqu’au fond, et comme le sec est au contraire ce qui est privé de toute liqueur étrangère, il est évident que le mouillé tient du liquide, tandis que le sec, qui y est opposé, tiendra du sec primitif.

§ 7.[7] Il en est encore de même du liquide et du coagulé ; ainsi, le liquide étant ce qui a une humidité propre, et le coagulé étant ce qui en est privé, on doit conclure que, de ces deux qualités, l’une appartient à la classe du liquide, et l’autre à celle du sec.

§ 8.[8] Il est donc évident que toutes les autres différences peuvent être rapportées aux quatre premières, et que celles-là ne peuvent pas être réduites à un moindre nombre ; car le chaud n’est pas la même chose que l’humide ou le sec, pas plus que l’humide n’est ni le chaud ni le froid ; le froid et le sec ne sont pas davantage subordonné données entr’eux, pas plus qu’ils ne le sont au chaud et à l’humide. En résumé, il n’y a nécessairement que ces quatre différences principales.

  1. Ch. II, § 1. Du corps perceptible à nos sens, du corps matériel et sensible. — C’est-à-dire, du corps que le toucher peut atteindre, Philopon observe avec raison qu’Aristote s’occupe d’abord du sens du toucher, parce que ce sens est celui de tous qui a le plus de perceptions possibles. Des corps qui échappent à notre vue sont cependant sentis par nous ; et c’est ainsi que l’air, bien que nous ne puissions pas le voir, impressionne cependant notre sensibilité en nous touchant. — Que le toucher nous fait connaître, le texte dit simplement : « Un corps tangible. » — Qu’on peut observer dans le corps, j’ai ajouté ce développement, qui m’a paru utile pour éclaircir la pensée. — N’en constituent pas les espèces et les principes, cette prédominance accordée au sens du toucher rappelle et devance la distinction des qualités primaires et secondaires des corps, théorie admise plus tard par l’École Écossaise.— Ne sont un élément des corps, le texte dit simplement : « Ne font pas d’élément. »
  2. § 2. Que la vue ne soit un sens supérieur, voir le Traité de l’Âme, livre II, ch. 7, page 208 de ma traduction, pour la théorie de la vision. — Au toucher, id. ch. page 237. — L’objet de la vue ne soit supérieur aussi, voir le début de la Métaphysique, livre 1, ch. 1, p. 121 de la traduction de M. V. Cousin, 2a édition. Aristote y donne la supériorité à la vue, comme ici, sur tous les autres sens. — N’est pas une affection, ou « une qualité. » — A une toute autre chose, j’ai conservé l’indétermination du texte. — Antérieure par sa nature, à l’objet propre du sens du toucher.
  3. § 3. Pour les tangibles eux-mêmes, j’ai conservé le mot même du texte, qui se comprend bien après les explications précédentes. Les tangibles sont les corps que le sens seul du toucher peut nous faire connaître. — Étudier et distinguer, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Oppositions par contraires, le texte dit d’un seul mot : « Contrariétés. » — Parce qu’ils agissent l’un sur l’autre… le texte n’est pas aussi développé. — Qu’on leur donne le nom qu’ils portent, même remarque.
  4. § 4. Les uns parce qu’ils agissent, il semble que l’action du froid et du chaud est tout à fait réciproque ; et qu’ils agissent et souffrent également. Les uns, ce sont le chaud et le froid ; les autres, ce sont le sec et l’humide. Philopon cherche à expliquer tout au long pourquoi Aristote fait des éléments actifs du froid et du chaud, et des éléments passifs, du sec et de l’humide. Sur toute cette théorie, il faut voir le IVe livre de la Météorologie, chap. 1, et suivants, page 273 de ma traduction. — Est ce qui réunit, et en ce sens, le chaud agit. — Les substances homogènes, ceci s’entend surtout des substances qui peuvent fondre et se liquéfier sous l’action du feu ; elles se comportent alors comme des liquides. — Au fond, j’ai ajouté ces mots. — Fait sortir et enlève, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Le froid au contraire réunit, et, en ce sens, le froid est aussi actif que la chaleur. — Et celles qui n’en sont pas, la glace réunissant et coagulant souvent ensemble les substances les plus disparates. — Indéterminé dans sa propre forme, le liquide n’a jamais que la forme qui lui est donnée par les contenants. Par lui-même, il n’en a pas, pris dans sa masse. — Dans ses propres limites, ou « dans son propre contour. » — Forme… limites, le texte se sert d’une même expression.
  5. § 5. C’est de ces différences premières, le texte n’est pas aussi formel. — Et les autres différences analogues, qui ne seraient que secondaires, par rapport aux différences premières du froid et du chaud, du sec et de l’humide. — Qui a la faculté de pouvoir facilement remplir l’espace, le texte n’a qu’un seul mot. On peut aussi, par l’espace, entendre les « places vides, les creux, » comme l’entend Philopon. — Se rattache au liquide, le texte dit précisément : « est du liquide, » fait partie du liquide. — Légères et petites, ceci n’est pu tout à fait exact ; et la surface a beau être mince, elle peut remplir fort mal l’espace, selon la position qu’on lui donne. — Appartient aussi au liquide, même observation qu’un peu plus haut. — Comme l’huile, on aurait pu trouver un exemple plus approprié. — De tout liquide, ou « de toute humidité. » — Et sans se déplacer, comme le fait l’eau, dont les molécules se séparent, tandis que celles du corps mou n’en restent pas moins continues, tout en cédant à la pression exercée sur elles. — Se rattache à la classe du liquide, même observation que plus haut, sur l’expression du texte. — De coagulé, c’est le terme même dont se sert l’original. Je l’ai laissé dans toute sa généralité.
  6. § 6. Sec et liquide, ou bien encore : « sec et humide. » J’ai préféré le mot Liquide, pour que l’opposition fût plus nette avec le Mouillé, dont il sera question un un peu plus bas. — Le sec et le coagulé, peut-être pourrait-on dire aussi : « le sec et le congelé. » — Toutes ces propriétés diverses, le texte n’est pas aussi précis. — Au sens primitif de ces mots, même observation. Voir plus haut, § 3. — L’imprégné, ou « le trempé. » — Tient du liquide, voir l’observation sur cette formule, au § précédent.
  7. § 7. Du liquide à la classe du liquide, il semble qu’il y a ici une véritable tautologie, une simple répétition de mots. J’ai dû suivre l’original. Philopon n’explique pas ce défaut, qu’il n’a peut-être pas remarqué.
  8. § 8. Toutes les autres différences, qu’on vient de citer, et d’expliquer après les quatre différences primaires et fondamentales. — Aux quatre premières, le froid et le chaud, le sec et l’humide. — A un moindre nombre, c’est-à-dire à deux, au lieu de quatre. — La même chose que l’humide, ou « le liquide. » — Principales, j’ai ajouté ce mot. Voir le IVe livre de la Météorologie, ch. 1.