De la Commune à l’anarchie/Chap. V


Stock, éditeur (p. 59-78).


CHAPITRE V.


DE LA DÉPORTATION AU TÉLÉGRAPHE


Le coquet petit bâtiment qui nous emmenait, n’appartenait pas à l’État, comme on pouvait s’en convaincre par l’aménité de son personnel, lequel ne semblait faire aucune différence entre les déportés et les autres hommes. Deux proscrits, commués à cinq années d’emprisonnement en France, nous accompagnaient et représentaient assez bien Jean-qui-pleure et Jean-qui-rit.

Le premier, Balthazar, avait dû en voir de dures sur le pavé de Paris, aussi ne témoignait-il aucun enthousiasme à l’idée de revoir une mère patrie qui lui ouvrait non ses bras mais une porte de cellule avec un geste engageant comme pour dire : « Donnez-vous donc la peine d’entrer ! »

« — Nom de Dieu de nom de Dieu ! gémissait l’infortuné, en voilà une grâce que je ne leur demandais pas ! Je ne retrouverai jamais un patelin comme celui-ci ; quel chic pays ! on se lève avec le soleil qui vous chauffe : on va au bois couper des fagots ou des baguettes et, sa journée finie, on a quarante sous dans la poche : on était si heureux ! »

L’autre, Gilbert, ne semblait aucunement partager cette manière de voir. Ouvrier parisien, gai, bon enfant, avec une pointe de sentiment, il ne pouvait contenir sa joie à la pensée de troquer le grand air de l’exil illimité contre l’hospitalité d’un cachot dans sa chère France. Difficilement, il se retenait de piquer sur le pont du navire un cancan échevelé. Néanmoins, l’amertume de l’un et l’exhilarance de l’autre ne les empêchaient, pas plus que nous d’ailleurs, de faire honneur au confortable ordinaire du bord. Bien loin les immasticables fayots et la carne des longues traversées ! On est servi aussi copieusement et aussi bien qu’à bord d’un transatlantique : Gilbert engloutit une moitié de volaille et Balthazar arrose d’un nombre respectable de tasses de thé une montagne de riz à la créole.

Ce voyage, commencé sous des auspices aussi favorables, se termina sans accidents ni incidents. Le soir même, nous étions installés rue de Sébastopol, dans un logement meublé de deux lits une table et trois chaises. Notre propriétaire, une Anglaise, petite, rousse, bossue, qu’animait un double et désastreux amour pour la bouteille et pour l’accordéon, nous déclara avec un sourire épouvantable, que nous serions « all right ».

À Nouméa, les déportés se trouvaient délivrés de l’appel quotidien, mais ils devaient, chaque mois, signer sur un livre de présence. En outre, toute perambulation dans les rues, passé dix heures du soir, leur valait, au fort Constantine une retraite pleine de méditations salutaires, les goguettes nocturnes étant le privilège des officiers de toutes armes. Le commissaire de police Audet, type de satyre inquisiteur, qui est, je crois, maintenant au bagne, tenait la main à l’exécution de ce règlement. À la tête de sa police canaque, composée de huit ou dix sauvages à peine vêtus, armés de sagaïes ou de casse-tête, il parcourait fiévreusement la ville et lorsqu’il avait la bonne fortune de rencontrer un délinquant, quelle ivresse ! La meute se ruait sur le gibier avec une frénésie sans pareille et se retenait à grand’peine de le mettre en pièces.

Audet, qui n’était, en réalité, qu’un garde-chiourme de seconde classe, délégué aux fonctions commissariales vu ses merveilleuses aptitudes policières, fut, par la suite, révoqué. À force de platitudes, il reparut dans une place très subalterne, puis finit dans une affaire de viol. Il n’est aucun déporté qui n’ait gardé de lui un souvenir de haine ou de mépris.

Cet être avait pour digne supérieur le lieutenant-colonel Charrière, directeur de l’administration pénitentiaire. Après le gouverneur, autocrate qu’assistait pour la forme son Conseil privé, le commandant militaire et le directeur de l’administration pénitentiaire étaient les deux plus gros bonnets de la colonie. Aussi, tout tremblait-il devant Charrière, tyran cruel et chapardeur, parent par le caractère des Marcerou et des Gallifet. Il eût été de taille à faire écorcher un homme par plaisir, mais il n’eût pas manqué ensuite d’en vendre la peau : ironie des choses : il se prénommait Aristide !

Un exemple de ses vols, entre mille. Un transport venait de débarquer, à destination de l’administration pénitentiaire, un certain nombre de barriques de vin. Celui qu’on expédie de France à la Nouvelle-Calédonie est généralement bon ou, du moins, riche en alcool : autrement il ne supporterait pas la traversée. Charrière n’en fit pas moins refuser ce vin comme impotable et, fonctionnaire soucieux des deniers de l’État, le vendit, — à vil prix naturellement, — à un honorable commerçant qui se trouva là à point nommé. Quelques jours plus tard, le même commerçant revendit le même vin à la même administration, qui le trouva excellent, cette fois, et les deux compères se partagèrent la poire.

Les colonies ont toujours été la proie d’une écume de rastaquouères. À six mille cinq cents lieues de la métropole, la Nouvelle-Calédonie, sans presse, sans tribunaux indépendants, sans assemblées élues, sans libertés d’aucune sorte, devait être encore plus mise en coupe que les autres. La servilité, l’aplatissement étaient tout le fond du caractère du colon : le moindre petit sous-lieutenant, bombardé « commandant » d’un district grand comme une sous-préfecture, se donnait des airs crevants. — « Mon commandant ! » lui bredouillaient ses administrés… Mais, attention ! Voici un satrape à trois galons qui passe : vite ! la main au chapeau ! Attention encore ! voici venir monsieur le sous-directeur des travaux agricoles, monsieur le commissaire des fonds, monsieur l’ordonnateur, monsieur le commandant de gendarmerie… monsieur le gouverneur ! fléchissez le genou… monseigneur l’évêque ! Ici, on se prosterne et on baise la terre.

Cependant, plus roi encore que le gouverneur et l’évêque, trônait un bout d’Anglais souriant et affairé, qui avait commencé par tirer la brouette, à cinq francs par jour, et qui, Dieu sait à la suite de quelles mystérieuses affaires ! manipulait maintenant des millions. John Higginson était d’une habileté sans pareille pour nouer une affaire, compromettre un fonctionnaire en lui glissant un pot-de-vin et s’en faire un allié utile. À côté des grotesques chamarrés dont on adorait l’uniforme, ce petit homme, simple d’allures et coiffé d’un inamovible chapeau gris, représentait la puissance du capital.

Sa plus fructueuse opération fut celle qui, en 1878, lui valut du gouvernement la cession, pour vingt années, de trois cents forçats, destinés à extraire le cuivre des mines de Balade. Ces esclaves blancs devaient être payés par le millionnaire anglais dix centimes par jour, nourriture et habillement restant aux frais de l’État. Du coup, le travail libre et le petit commerce furent tués dans la région : les mineurs de profession, les charpentiers, les mécaniciens, dont plusieurs gagnaient de douze à quinze francs par jour, durent céder la place aux transportés, travaillant gauchement mais autant dire pour rien.

Quelques amis m’avaient conseillé d’entrer dans le commerce : j’avoue que la perspective de métrer du calicot ou de peser de la cassonade n’excitait en moi aucune émotion agréable. Et cependant, l’épicerie mène à bien des choses ! à Nouméa, elle menait à peu près à tout, grâce sans doute à sa fusion intime avec la nouveauté, l’herboristerie, la parfumerie, la cordonnerie et le débit de boissons. Rien n’était plus commun que d’aller chez l’épicier, marchander un pantalon entre l’achat d’un clyso-pompe et l’absorption d’un verre d’absinthe. Ce soulagement non gratuit des besoins les plus variés avait rendu les épiciers des hommes considérables et considérés, la déférence que l’on refusait peut-être au détaillant d’oignons étant accordée au débitant de sinapismes ou de papier Rigollot. C’était déjà le bazar… moins le coup d’œil, la grandeur, l’agencement et le personnel.

Insensible aux séductions du Doit et de l’Avoir, n’ayant cependant pas l’intention de demeurer les bras croisés, j’entrai dans une distillerie avec la naïve prétention d’y mettre en pratique ce que j’avais de connaissances physiques. O vanitas vanitatum ! Au lieu d’être mis en rapport avec les alambics, les cucurbites et les serpentins, je fus gracieusement invité par les patrons, MM. Van Oklum et Malan, à rincer les bouteilles.

Je lâchai ce travail, honorable sans doute mais peu intellectuel, pour un autre plus dans mes cordes. Notre boulanger avait deux fils dont l’éducation, reçue à l’école des frères, laissait à désirer : il voulut bien me les confier et, in petto fier autant qu’ému d’avoir des élèves, je m’efforçai d’inculquer à leur jeune intelligence les beautés de mon répertoire classique. Le fils d’un ami déporté vint augmenter le nombre de mes disciples et mon ardeur professorale s’en accrut. Comme un vrai serin, au lieu de tirer à la leçon, je n’avais de trêve que mon jeune troupeau n’eût sauté à pied par dessus les obstacles les plus ardus : réductions de fractions, degrés de longitude et de latitude, règles des participes passés. Grâce à ce beau zèle, les parents m’adressèrent force compliments et me retirèrent bientôt leurs enfants, les jugeant suffisamment instruits et utilisables.

Un brave bibliothécaire, honnête et indépendant, aussi quoique personnellement estimé du chef de la colonie, est-il mort dans une situation modeste, m’avait déjà offert son appui pour entrer dans une administration publique. Nous avions, jusqu’alors, décliné cette offre, pensant que la nomination d’un fils de déporté à un emploi d’expéditionnaire ou de piqueur des ponts-et-chaussées ne pourrait que donner lieu à de fâcheux commentaires. On se montrait fort soupçonneux parmi les nôtres et bien des pauvres diables étaient tenus à l’œil pour le simple fait de n’avoir jamais pâti de la mauvaise humeur de nos capricieux geôliers. Je renonçai donc à m’armer de la plume et de l’équerre, mais une autre porte s’ouvrit bientôt devant moi. Une mission télégraphique ayant à sa tête un orientaliste distingué, Charles Lemire, était depuis quelque temps arrivée dans le pays dont elle se proposait de faire communiquer les différents centres par une ligne aérienne longeant entièrement la côte. Indépendante et scientifique d’allures, cette administration n’avait rien qui pût choquer les susceptibilités : en outre, il y avait la perspective bien alléchante pour un jeune homme nourri de Jules Verne et de Mayne-Reid, d’aller explorer cette brousse encore sauvage, de nouer des relations avec les derniers anthropophages, d’étudier sur place les dialectes et les mœurs. Quel beau rêve ! Aussi, cette fois, n’hésitai-je pas ; j’offris mes services et, le 14 janvier 1876, fus officiellement nommé employé colonial de troisième classe aux appointements de deux mille francs par an avec la ration de vivres en nature.

Le service télégraphique était l’un des rares qui eût un bon personnel et fonctionnât convenablement. Son directeur, le « père Lemire », comme nous l’appelions, était très aimé. Quelques employés de la métropole, passés ici au rang de grands personnages l’entouraient. C’étaient : Guette, le contrôleur, grand et beau brun, aux victorieuses moustaches, habile, instruit et enclin au radicalisme ; Tant, excellent garçon, qui ne craignit pas d’épouser une fille de déporté… après l’amnistie ; Venturini, Corse de la vieille roche, irascible et pointilleux, qui remplaça plus tard avec avantage un de ses compatriotes à la direction des Postes ; Simonin, chef surveillant des lignes, fort gaillard à la barbe fluviale et dorée bien qu’il fût du midi ; ancien second maître de la flotte, il portait volontiers sa médaille et unissait la ponctualité d’un vieux militaire à un léger vernis de sentiments démocratiques ; du reste, intelligent, actif et n’ayant pas la langue dans sa poche. Clech, surveillant, travailleur et modeste, complétait le cadre métropolitain.

C’était juste assez pour assurer le service des premiers bureaux ouverts, et encore avait-on dû, à la presqu’île Ducos et à l’île Nou, confier la manipulation à deux surveillants. À la suite d’un voyage pédestre de reconnaissance, entrepris par Lemire tout le long de la côte, il fut décidé d’envelopper l’île d’un réseau circulaire, de créer des bureaux au delà d’Uaraï et de Canala, où s’arrêtait alors la communication télégraphique, et, pour cela, de recruter un personnel colonial. Trois ou quatre employés, deux ou trois surveillants des lignes et un facteur urbain, qui manquait d’urbanité autant que de tempérance, avaient déjà commencé l’apprentissage de leurs fonctions. Je vins compléter le nombre, avec deux des Marseillais du Var, rebutés de la colonisation agricole, et un brave garçon très fort en mathématiques mais que des malheurs avaient rendu Polonais, bien qu’il fût, je crois, du Maine-et-Loire. Nous prêtâmes le serment de garder fidèlement le secret de la correspondance et je me rappelle encore le trémolo ému avec lequel l’aîné des Marseillais prononça son « je le jure ! »

Trois mois environ s’étaient écoulés : la manipulation des appareils Moire et Bréguet n’avait plus de secrets pour nous ; peut-être ne nous avait-on pas assez accoutumés aux caprices des piles Leclanché, le soin de les monter et démonter étant réservé au seul Simonin ; mais, théoriquement, nous étions de bonne force ; la comptabilité était des plus aisées. On nous déclara bons pour partir dans la brousse.

Le directeur de l’administration pénitentiaire n’avait pas vu d’un bon œil l’entrée d’un fils de déporté dans les télégraphes. Il s’était dit que, le cas échéant, j’eusse pu favoriser quelque évasion sur la grande terre, soit en interceptant des dépêches authentiques soit en en faisant circuler de fausses. Aussi se remuait-il des pieds et des mains pour me faire congédier : très heureusement notre service échappait à toute autorité de ce garde-chiourme en chef. Seulement, comme Charrière était homme à employer l’intrigue aussi bien que la violence, le père Lemire m’avertit que, pour qu’il me perdît de vue, je serais envoyé dans le plus reculé des nouveaux postes, au milieu des tribus encore indépendantes et peut-être anthropophages, à Oubatche.

J’en fus ravi : enfin ! j’allais donc voir des Canaques autres que ceux de la police indigène ou du port, déformés par une civilisation dont ils ne prenaient que les vices. Je disais adieu sans regrets à ce Nouméa torride et rougeâtre, où chiaoux et rastaquouères tenaient le haut du pavé ; je quittai d’un cœur léger cette ville sans bibliothèques, sans musées, sans groupements intellectuels, où l’unique distraction, pour ceux qui ne voulaient pas traîner du Cosmopolitain Hôtel au café Pacifique et du café Pacifique au café Oblet, était d’aller le dimanche, entendre la fanfare des transportés sur la place des Cocotiers, au milieu des Canaques des deux sexes, les hommes en pantalons ou en chemise, les femmes en peignoir éclatant. Le beau monde, c’est-à-dire les épiciers et les blanchisseuses parvenus, s’abstenaient soigneusement de paraître dans cette foule démagogique de déportés, de libérés et de sauvages : tout au plus, voyait-on fureter un galonné cherchant bonne fortune. Le beau sexe était rare sur la place de Nouméa et des vieilles de soixante ans trouvaient encore amateurs.

Le dimanche matin, il est vrai, nous jouissions d’un coup d’œil assez amusant. Fumant notre cigarette sous la vérandah pendant les moments de loisir, assez fréquents ce jour-là, nous voyions défiler devant nous, se rendant à l’église, tout l’élément féminin de la société nouméenne. Elles marchaient, ces pieuses dames et ces gentes demoiselles, raides comme si elles eussent avalé un paratonnerre, du reste impitoyablement coquettes et rivées, à un nœud près, aux modes de Paris, avec seulement six mois de retard. Et comme elles se sentaient dévisagées, même lorsque les stores de la vérandah étaient baissés ! Aussi se redressaient-elles encore davantage, marchant de la pointe des pieds avec une indifférence affectée. — Tiens ! disions-nous, les demoiselles Cheval. — Attention ! voici la tribu des Bataille, la mère et les filles, qui s’avance… comme dans la Belle-Hélène. — Madame G***, heureuse femme ! pauvre mari !

L’homme propose et les événements disposent ; j’attendais de jour en jour l’avis officiel de mon départ pour Oubatche, lorsqu’une insurrection des indigènes de Ti-Pindjié vint tout modifier.

Entre Hienghène et Touho, sur le littoral nord-est, s’étendaient les possessions du grand chef Poindi-Patchili : au sud de Touho, est la mission de Wagap, qui avait pour titulaire, le père Roussel. Ce point de l’île est rocheux, escarpé, bordé, néanmoins, d’une immense forêt de cocotiers, avec des torrents qui se précipitent de la chaîne de montagnes parallèle à la côte. De nombreux villages indigènes, occupant le territoire compris entre la demeure du mariste et Ti-Pindjié, résidence de Poindi-Patchili, servaient alternativement de tampon et de pomme de discorde entre ces deux personnages influents.

Le père Roussel était un homme énergique et d’une ambition remuante, qui, coiffé de la tiare, eût fait un pape Jules II. Il connaissait admirablement le dialecte du pays, assez différent des dialectes voisins, ce qui tient peut-être à l’origine disparate de ces tribus, formées il n’y a pas deux cents ans, de réfugiés d’un peu partout. Ayant établi son influence à Wagap, il rêva de la faire rayonner le plus loin possible et, quand la persuasion n’opérait pas, le saint homme, enflammant ses ouailles et se mettant courageusement à leur tête, allait convertir ses opiniâtres voisins, manu militari.

Comme nombre d’autres chefs, Poindi-Patchili n’aimait pas ces étrangers à robe noire qui, avec des dehors modestes, venaient substituer leur autorité à celle des autocrates indigènes. Non seulement, il professait le plus parfait dédain pour le mystère de la Sainte-Trinité, mais encore il était résolu à maintenir énergiquement ce qu’il considérait comme ses droits. Les catholiques de Wagap ayant, pour la dixième fois, molesté leurs frères infidèles, Poindi-Patchili leva le drapeau de la révolte, — métaphore hardie s’il en fût, le seul linge usité par les canaques païens étant celui qui leur couvre les parties sexuelles.

Le père Roussel, malgré ses aptitudes guerrières, fut contraint de crier au secours. Poindi-Patchili, que j’ai personnellement connu depuis, était un gaillard d’au moins six pieds, à mine martiale, qui ne boudait pas devant les sagaïes ni même devant les chassepots. Un capitaine, avec soixante-quinze fantassins de marine et une centaine d’auxiliaires indigènes, accourut du chef-lieu d’arrondissement de Canala, situé à une trentaine de lieues par mer et à près du double par terre, aucune route directe n’existant. L’employé Fournier, qui devait, de Païta, aller ouvrir le bureau de Houaïlou fut adjoint à la colonne avec un appareil de campagne et, par intérim, je le remplaçai dans la gérance de Houaïlou.

C’était alors le poste télégraphique le plus avancé au nord, celui d’Oubatche n’étant pas encore aménagé. J’allais me trouver à deux jours de marche du pays insurgé, communiquant avec Fournier, au nord, et le bureau de Canala, au sud. Je ne détestais pas les aventures risquées et, cependant, j’étais enchanté de ne pas prêter le concours de mon appareil contre ces pauvres diables de Canaques, qui, résistant à la fois aux missionnaires et à l’armée, ne pouvaient qu’avoir toutes mes sympathies. Lorsque j’appris que Poindi-Patchili, sommé de se rendre, avait fait la réponse suivante : « Je sais que le P. Roussel possède beaucoup de beaux moutons dans sa mission et j’espère bien ne pas me rendre avant d’en avoir mangé quelques-uns, » je finis par être absolument charmé de ce guerrier sauvage, doublé d’un gastronome.

Mon ordre de départ étant enfin arrivé, je m’embarquai, le 21 avril au matin, à bord de la Seudre, en compagnie du chef-surveillant. J’avais déjà fait six mille cinq cents lieues en cinq mois de traversée, et celle de Nouméa à Houaïlou n’en comportait pas plus d’une soixantaine, mais c’était la première fois que mes parents me laissaient m’exposer loin d’eux aux traîtrises de l’Océan, même Pacifique. Un mois auparavant nous avions déjà eu un échantillon de ce que peuvent faire les éléments quand ils s’y mettent pour de bon ; un cyclone, annoncé par une forte dépression barométrique, s’était abattu sur la colonie, la balayant du nord au sud, déracinant les plus gros arbres, obstruant les routes, jetant bas comme de frêles châteaux de cartes, les maisons de Nouméa, qu’on était contraint d’attacher avec de gros câbles, de peur qu’elles ne prissent la fugue dans cette valse générale. Le déchaînement de la mer répondait au déchaînement du ciel : que de bateaux furent jetés à la côte et broyés ou engloutis au large dans le tourbillonnement éperdu des flots ! Ma mère, qui avait encore ce spectacle devant les yeux, contemplait avec angoisse la ligne bleue qui limitait notre regard et notre liberté. Ce fut avec une émotion profonde qu’elle me donna ses conseils et fourra du chocolat dans ma valise ; mon père y inséra entre un trousseau et une paire de chaussures une vieille bouteille de Torino ; tous deux recommandèrent chaleureusement mes dix-huit ans à l’expérience de mon compagnon de voyage, et après des adieux pathétiques rappelant ceux de Robert-Robert à sa famille (voir l’intéressant et moral roman de Louis Desnoyers), je pris place dans la chaloupe de la Seudre.

L’équipage de cette frégate était non breton mais provençal, comme on s’en apercevait forcément dès le premier pas fait sur le pont. Plus de « Ma Doué[1] ! » mais des « Troun de l’air ! » en veux-tu, en voilà, une animation, un entrain incessants. Peut-être, si cela avait duré cinq mois, m’en serais-je fatigué autant que de la lourdeur des marins du Var, mais n’étant resté que deux jours à bord de ce bâtiment, j’en ai conservé le meilleur souvenir.

Nos fonctions nous donnaient rang de premiers maîtres, c’est-à-dire d’adjudants. Cette équivalence des positions civiles et militaires était considérée comme très importante en Nouvelle-Calédonie, où le galon jouait et joue probablement encore un si grand rôle. Les employés métropolitains, qui nous regardaient d’un air supérieur, avaient rang d’officiers et mangeaient au carré. Plus tard, lors de remaniements administratifs, la même situation nous fut reconnue et les porte-épaulettes durent nous traiter sur le pied d’égalité. J’ai ainsi voyagé successivement avec la plèbe, avec les élus et avec leurs sous-ordres les maîtres : je dois avouer que c’est avec ces derniers que j’ai passé les moments les plus agréables.

Partis de Nouméa à huit heures du matin, nous atteignions, vers deux heures de l’après-midi, la baie du Prony qui, s’ouvrant à l’extrémité méridionale de l’île, est appelée aussi baie du Sud. C’est une région de lacs, de rivières et de forêts renfermant toutes sortes de belles essences : le kaori, le tamanou, l’ébène, le milnéa, l’araucaria, le chêne-gomme, le hêtre-moucheté, etc. Il est regrettable que l’amiral de Montravel n’ait point songé à utiliser cette partie de la côte, ombragée, alimentée d’eaux vives et prête à donner une exploitation utile, pour en faire le chef-lieu de la colonie, au lieu de l’établir dans cette aride presqu’île de Nouméa. La situation stratégique, sans être aussi excellente, n’était pas mauvaise : une série d’anses sûres et profondes, protégées à l’ouest par l’île Ouen, à l’est par une multitude de petits récifs, ne laissant entre eux et la grande terre que le canal de la Havannah, facile à barrer. Même du côté sud, le plus ouvert à une escadre ennemie, un débarquement eût pu être fortement contrarié par des batteries établies sur les sinuosités du rivage et croisant leurs feux. Mais les intrépides guerriers auxquels la France confie la tâche de lui créer des colonies n’y regardent pas de si près : Nouméa avait un bel aspect défensif ; cette considération prima toutes les autres. La population urbaine en fut quitte pour ne boire que de l’eau de pluie pendant vingt-cinq ans.

Nous longeâmes la baie du Prony sans nous y arrêter et nous nous engageâmes dans la Havannah, mauvais passage où la mer, resserrée entre la côte et les récifs, fait sentir un très fort roulis. Nous dînâmes devant Toupéty, un joyeux dîner, égayé de chant, de lazzis et de contes rabelaisiens, dont quelques-uns ne manquaient pas d’humour : Simonin, méridional et ancien marin, était doublement dans son milieu parmi ces braves gens qui nous traitaient en frères. Le soir, on mouilla dans l’anse tout à fait déserte de Port-Bouquet, dont on partit le lendemain matin de bonne heure.

À mesure que nous remontions vers le nord, la côte nous apparaissait plus montagneuse, la chaîne serpentineuse qui meurt vers Yaté, au sud, projetant au centre de l’île des contreforts de mille à quinze cents mètres d’altitude. Le Humboldt, le Saint-Vincent, le mont Dô surgissaient majestueusement comme autant de géants, entourés à leur base d’un insondable abîme de verdure. Parfois, un mince filet de fumée s’en élevait, allant se détacher en gris pâle sur le ciel bleu. Informé par Simonin que là se trouvaient les repaires des tayos broussi, c’est-à-dire des plus farouches ennemis de notre civilisation, j’ouvrais de grands yeux, espérant toujours voir quelques-uns de ces primitifs s’avancer sur le rivage. Il n’en fut rien : la nature semblait inanimée, immobilisée dans une triplicité de couleurs : la terre rouge, la forêt verte, le ciel et la mer bleus.

Les indigènes de toute la Nouvelle-Calédonie peuvent se classer en trois groupements d’après la race et en cinq ou six d’après le dialecte. La première de ces divisions est celle que reconnaissent les Canaques du sud, qui distinguent les rouges (aboui), polynésiens, assez rares sauf dans quelques grandes tribus du nord — des noirs (adin’e), — mélanésiens, — et des métis de ces deux races (abouimié), au teint marron. Ces trois variétés de couleur coexistant souvent dans le même village, par suite des migrations et des mariages, il n’est peut-être pas sans intérêt, au point de vue ethnologique, de donner en regard le classement par dialectes que l’on pourrait formuler ainsi :

Touaourou,

Canala,

Baye,

Touo-Wagap,

Hienghène et nord.

Les tribus de la côte ouest semblent avoir toutes été formées par celles de l’est, dont elles parlent la langue plus ou moins altérée.

Cette division idiomatique permet de reconstituer, au moins en partie, l’origine et l’histoire des diverses tribus. Elle nous montre, par exemple, que les Canaques de Touaourou (côte est), de Nouméa et de l’île des Pins sont étroitement de même famille. Les Nouméas avaient — car cette tribu est éteinte depuis un demi-siècle, — la prononciation plus gutturale que leurs voisins du littoral est. (moi) en touaourou, devenait en nouméa Kô ; dio (eau) se changeait en tio, aboui (rouge) en apoui, etc. La différence du touaourou au kunié était peu sensible.

Le dernier grand chef des Nouméas, fut Damê, dont l’histoire, singulièrement ressemblante avec celle du pius Æneas, peut être dite en moins de douze chants. Fils, non d’Anchise, mais de Sésagni, — état civil aussi honorable, — Damê était un grand chasseur et mangeur d’hommes qui, à force d’exercer son terrible appétit sur ses voisins, les contraignit à des mesures préservatrices. Un soir, pendant que la tribu célébrait un solennel pilou à Watchio-Kouéta, les Kamb’was peuplade vindicative, que guidait le féroce Ouaton’, tombèrent sur elle et la massacrèrent aux trois quarts. Damê échappa non sans peine avec Sésagni et son fils Capéia qui, tout comme Ascagne, promettait de marcher sur les traces paternelles. Il erra pendant quelques jours dans les montagnes du sud, s’y repaissant non plus de bonnes entrecôtes humaines, mais de racines presque aussi sauvages que lui. Cet ordinaire eût peut-être convenu à un végétarien : Damê ne l’était pas. Fort heureusement, le vieux Sésagni se rappela que, parmi ses nombreuses épouses, une, la mère de Damê, appartenait à la puissante tribu des Touaourous et il engagea son rejeton à aller demander l’hospitalité à ces braves gens. C’était une excellente idée, que Damê s’empressa de mettre à exécution. Les Touaourous, avaient à cette époque, pour monarque inconstitutionnel un nommé Kaâté qui accueillit les fugitifs non à estomac, mais à bras ouverts et leur fit accorder du terrain par les chefs voisins. Le fils de Sésagni n’était pas un empaillé : il se refit une nouvelle tribu, accrue bientôt par des mariages et par l’arrivée constante de Nouméas échappés aux vainqueurs. Bientôt les exilés purent goûter, avec les douceurs de la vengeance, les tibias de leurs ennemis, plat éminemment national, — car, de temps en temps, ils franchissaient la chaîne centrale pour tomber sur les Kamb’was sans défiance.

Damê s’était tellement relevé qu’il finit par inspirer de sérieuses appréhensions à ses voisins, vis-à-vis desquels, cependant, il s’était toujours comporté avec beaucoup d’honnêteté. Deux petites tribus, celles des Tyas et des Dodgis, se liguèrent contre lui et, une nuit, tombèrent sur les nouveaux villages des Nouméas, tuant et incendiant partout. Damê, qui, décidément au milieu même de ses adversités, jouait de bonheur, fut réveillé juste à temps par un des siens qui lui cria : « N’gon tôté, oushiot dé Dodgi iêt ghé ! » phrase mélodieuse qui signifie en pur dialecte touaourou « Vous, maître, levez-vous ! les Dodgi nous frappent ! » Le grand chef rassembla en hâte quelques-uns des siens, parmi lesquels Capéia, — Sésagni mangeait depuis longtemps les taros par la racine, — et gagna la forêt de Coronourou. Le lendemain avant le jour, Kaâté, informé sans retard, car le télégraphe n’existait pas encore, accourut avec ses guerriers au secours de son ami et Damê prit le commandement général en prononçant ces paroles mémorables : « Ils nous ont frappés de nuit et par surprise : nous les frapperons de jour et en face. » En deux combats, les traîtres furent exterminés : les survivants s’enfuirent dans leurs pirogues, les Dodgis à l’île Ouen, les Tyas à Kunié.

On pourrait arrêter là cette histoire de Damê, mais elle a un épilogue bien canaque : à perfide, perfide et demi. Les Dodgis, décimés dans leur exil par les privations et la nostalgie, chargèrent, au bout de quelque temps deux des leurs d’aller implorer du vainqueur la permission de revenir. Damê, persuadé, en gastronome océanien, que la vengeance est un mets qu’il convient de savourer froid, feignit de pardonner et accepta même les petits cadeaux que lui offrirent ses ennemis repentants. Ceux-ci, au nombre de quatre-vingts, s’étaient rassemblés sans défiance dans l’enclos palissadé entourant la case du grand chef ; accroupis sur des nattes, ils mastiquaient déjà, qui des bananes, qui des cannes à sucre, apportées par les femmes des Nouméas. Tout à coup, Damê fronça les sourcils : à ce signe jupitérien, quatre-vingts casse-tête s’abattirent sur les Dodgis, qui n’eurent même pas le temps de protester contre cette singulière façon de comprendre l’amnistie. Quelque temps après, les Tyas, poussés traîtreusement par le chef de Kunié qui voulait se débarrasser d’eux, partirent pour leur pays sans en demander préalablement la permission. Ils se croyaient invincibles, ayant payé fort cher à des trafiquants européens tout un stock de vieux fusils ; mais, quand ils voulurent s’en servir au débarquement, — car Damê était là qui les attendait, — ils ne purent en faire partir un seul et furent exterminés jusqu’au dernier.

Ces faits, « héroïques » autant que canailles, ont été coordonnés en légendes que se content les indigènes à la veillée et qui me furent apprises, quatre années plus tard, par un jeune Français élevé au milieu des Touaourous. Pour le moment, le brave Simonin, fier d’étaler devant moi ses connaissances encyclopédiques, me donnait sur les tribus néo-calédoniennes des notions vagues qu’il alternait avec le récit de ses campagnes au Mexique. Quand, le second jour, dans l’après-midi, nous mouillâmes devant Canala, il recommençait pour la dixième fois, l’histoire de la « bataille » de Tempico.




  1. Mon Dieu.