De l’histoire ancienne de la Grèce/06

LA FIN


DE


L'AUTONOMIE GRECQUE




PHILIPPE ET ALEXANDRE.





HISTORY OF GREECE, by G. GROTE





Un grand et beau travail dont nous avons plusieurs fois entretenu nos lecteurs est aujourd’hui terminé. Arrivé à la fin de son Histoire de la Grèce[1], M. Grote a peine à contenir un sentiment de tristesse et de découragement ; Gibbon avait éprouvé la même impression en écrivant les dernières lignes de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain. En effet, pour un homme d’étude qui a passé une partie de sa vie sur un sujet de prédilection, l’abandonner, même pour le produire devant le public, c’est rompre une habitude chérie ; il éprouve une émotion qui, doit ressembler un peu à celle d’un père qui se sépare de sa fille pour la marier. Tout cela, M. Grote l’a ressenti, je pense, mais avec une douleur de plus. Épris de la Grèce libre et florissante, il lui faut aujourd’hui raconter ses défaites et son avilissement. Ces républiques modèles, qui ont donné de si mémorables exemples de courage, de magnanimité, et qui plus est, de sagesse et de bon sens, il lui reste à dire comment, s’abandonnant elles-mêmes, elles subirent le joug d’un peuple qu’elles avaient longtemps méprisé. Un siècle et demi après avoir repoussé la plus formidable invasion du grand roi à la tête des forces de toute l’Asie, la Grèce succombe sous les coups d’un petit souverain qu’autrefois elle aurait à peine admis à l’honneur de son alliance. Avocat de la démocratie intelligente et honnête, M. Grôte voit avec douleur la transformation qu’elle a subie en peu d’années. La Grèce, au IVe siècle avant notre ère, est encore le centre de la civilisation ; elle possède peut-être la force matérielle, mais, divisée par vingt petites ambitions rivales, elle va tomber inévitablement au pouvoir d’un soldat habile et persévérant.

La Macédoine, relativement à la Grèce, se trouvait à certains égards dans une position assez semblable à celle de la Russie vis-à-vis de l’Europe occidentale. Un peuple pauvre, grossier, étranger à la civilisation hellénique, était gouverné par des chefs initiés à tous les raffinemens de cette civilisation. Les idées qui passionnaient les républiques grecques n’avaient aucun écho au-delà du Pénée. Là nul danger qu’un orateur ou qu’un philosophe renversât un trône avec une théorie politique. Spectateurs attentifs des agitations incessantes de leurs voisins, les rois de Macédoine recueillaient avec empressement quelques-uns des résultats matériels de leurs progrès, sans les acheter par des révolutions. Ils s’efforçaient d’attirer dans leur petite cour les beaux esprits de la Grèce, qui les amusaient, les louaient, les faisaient connaître, impuissans d’ailleurs à pour la sauvagerie macédonienne. Les poètes, les grands artistes, les acteurs illustres, étaient accueillis avec distinction à Pella, où on ne les comprenait guère sans doute. Archelaüs appelait Euripide auprès de lui ; Perdiccas était en correspondance avec Platon, comme Catherine II avec Voltaire. Les philosophes et les poètes grecs apprenaient peut-être quelque chose aux rois de la Macédoine, mais ils demeuraient ignorés du peuple, lorsqu’ils n’en étaient pas détestés, comme Euripide, que les courtisans d’Archelaüs, sans respect pour ses vers, firent manger aux chiens.

On ne sait pas bien si les Macédoniens doivent être rangés parmi les Grecs ou parmi les barbares ; et la question tient encore les doctes en suspens. Quelques-uns ont cru voir dans cette nation un rameau de la mystérieuse race pélasgique, si utile aux ethnographes pour combler les lacunes de renseignemens historiques : D’autres en font la souche d’une race non moins mystérieuse, celle des Skypetars ou des Albanais modernes. Pour moi, s’il fallait énoncer une opinion, je pencherais à les considérer comme un mélangé de tribus helléniques et barbares ; Officiellement dans le monde antique la question avait été décidée en faveur des rois de Macédoine, car ils étaient admis aux jeux olympiques ; mais outre les argumens irrésistibles, qui ne leur manquèrent jamais, ils pouvaient faire valoir leur descendance de héros et de demi-dieux. Quant à la masse de la nation, avant le règne de Philippe, je ne pense pas que les Grecs en fissent beaucoup plus de cas que des Illyriens ou des Thraces, peuples contre lesquels les Macédoniens étaient en guerre depuis un temps immémorial, et avec lesquels ils avaient cependant une grande conformité de mœurs. La langue macédonienne, intelligible peut-être pour un Athénien ou un habitant du Péloponèse, n’était pas honorée du nom de dialecte.

Quant au gouvernement, il n’avait rien d’hellénique. Les rois de Macédoine paraissent avoir été des autocrates dont le despotisme n’était tempéré que par des traditions patriarcales et par le caractère peu endurant et vindicatif de leurs sujets. Le risque d’un assassinat, accident assez fréquent parmi ces souverains, était le principal frein apporté à leur autorité. Auprès d’eux, de même que chez les rois asiatiques, les enfans des familles les plus distinguées acceptaient des fonctions que les Grecs eussent considérées comme serviles. Ainsi la plupart des chefs commençaient par être pages ou gardes du roi ; mais un trait des mœurs macédoniennes qui nous rappellera les mœurs des barbares du Nord, c’est l’influence qui paraît avoir été exercée par les femmes. Du moins l’histoire nous montre plusieurs princesses prenant part aux intrigues qui agitent leur pays. En général, leur rôle est cruel et violent, mais enfin elles ne sont pas des machines à filer, comme dans la Grèce polie. Dans un pays si pauvre, il n’y avait pas sans doute de gynécées ; hommes et femmes vivaient ensemble sous l’autorité du chef de famille, et les femmes avaient pris quelque chose de la férocité de leurs frères et de leurs maris. Aujourd’hui encore en Albanie, les femmes, même musulmanes, jouissent de plus de liberté qu’en aucune autre province, et le fameux Ali-Pacha fut, dit-on, excité à de sanglantes vengeances par sa mère et sa sœur.

Comme soldats, les Macédoniens n’avaient encore aucune réputation. Leur cavalerie, qui se recrutait parmi la noblesse, ne valait pas la cavalerie thessalienne ; quant à l’infanterie, c’était une multitude sans ordre, mal armée, incapable de se mesurer avec des hoplites grecs. Cependant, accoutumés à une vie rude et aventureuse, les Macédoniens avaient toutes les qualités qui font les bons soldats. Il ne leur manquait que la discipline et un chef. Ce chef fut Philippe.

Philippe, troisième fils d’Amyntas, roi de Macédoine, fut à l’âge de quinze ans remis comme otage aux Thébains, au moment où ce petit peuple commençait à obtenir en Grèce une prépondérance marquée aux dépens de Lacédémone et d’Athènes. Il y avait alors assez peu d’apparence qu’il parvînt jamais au trône ; pourtant, comme les successions n’étaient pas fort régulières dans son pays, qu’il semblait intelligent, résolu et disposé à mettre à profit les occasions, il fut dans la Béotie un personnage important. L’éducation qu’il reçut à Thèbes, chez un des principaux citoyens, fut celle des jeunes Grecs de bonne famille destinés à jouer un rôle dans leurs petites républiques. Philippe eut des maîtres d’éloquence et de philosophie. Je ne sais s’il avait beaucoup de goût pour ces études et si elles lui furent fort utiles ; mais ce qui eut une influence considérable sur toute sa carrière, c’est qu’il vécut pendant plusieurs années dans la familiarité de Pélopidas et d’Épaminondas, les deux plus grands hommes de guerre de leur temps. Le dernier avait fait dans la tactique une révolution que peu de gens avaient encore appréciée. Avant lui, deux armées s’abordaient en masse, où plus souvent bataillon contre bataillon. Une mêlée s’ensuivait, et la troupe qui s’en dégoûtait le plus vite prenait le parti de la retraite. Le courage, l’adresse, la force physique des soldats décidaient du sort des batailles. Placés au premier rang, les généraux payaient d’exemple et ne commandaient pas. Ëpaminondas imagina de manœuvrer. À la bataille de Leuctres, il porta sur un point de la ligne ennemie une force irrésistible l’enfonça, et les Lacédémoniens, malgré leur courage et leur ténacité, durent céder devant un adversaire qui, attaquant leurs corps l’un après l’autre, se trouvait supérieur en nombre par tout où l’on se battait. Les leçons d’Épaminondas ne furent pas perdues pour Philippe. Il avait vu de près l’organisation de la milice thébaine, et il se promit de l’imiter en la perfectionnant. Braves et solides, mais peu intelligent et dépourvus d’initiative, les Macédoniens étaient fort propres à combattre en masse compacte, inférieurs aux Grecs lorsqu’il s’agissait d’engagemens isolés, où chaque homme n’a pour se diriger que ses inspirations. Ce fut sur le principe de la phalange thébaine que Philippe conçut la fameuse phalange macédonienne, espèce de rocher mouvant, qui, une fois lancé, devait tout renverser sur son passage. Jusqu’à la formation de la légion romaine, la phalange fut invincible.

De retour dans son pays, Philippe se fit donner le commandement d’un petit corps de troupes qu’il disciplina, qu’il instruisit à sa guise, et qu’il eut bientôt aguerri dans des escarmouches continuelles avec les barbares voisins de la Macédoine. Déjà il avait obtenu des succès, et s’était fait une réputation militaire, lorsque son frère, le roi Perdiccas, mourût, laissant pour héritier du trône un fils encore au berceau. Philippe fut nommé régent, et l’on ne tarda pas à reconnaître qu’il gouvernerait encore mieux étant foi ; il le fut, et tout aussitôt possesseur paisible, nonobstant quelques parens incommodes, dont il se débarrassa selon les us de son pays.

Tandis que se formait sous sa direction en Macédoine une milice supérieure, pour la discipline et pour l’équipement, atout ce que le monde antique possédait alors, les institutions militaires de la Grèce présentaient le spectacle d’une rapide décadence. — Les dernières guerres entre Sparte et Thèbes avaient épuisé les deux nations. Sparte n’avait pu se relever des coups qui lui avaient été portés à Leuctres et à Mantinée. Privée d’Épaminondas enseveli dans son triomphe, Thébes avait encore des soldats vaillans et fiers de leurs exploits, mais il ne lui restait plus un général pour les commander. Elle avait recueilli pour, tout fruit de ses victoires la jalousie et la haine des autres républiques ses rivales, déchues maintenant de leur ancienne renommée. Athènes, quelque temps subjuguée, avait reconquis son indépendance, mais sans retrouver les forces et l’énergie qui l’avaient autrefois placée à la tête des peuples helléniques. Toutes les cités grecques, tour à tour dominatrices et accablées de revers désastreux, conservaient encore leur orgueil, leur ambition, leur patriotisme égoïste ; mais elles se méfiaient maintenant de la fortune, et toutes éprouvaient, une lassitude bien près du découragement. Partout les progrès du luxe, l’amour du bien-être, l’appât du gain qu’offraient le négoce et l’industrie avaient notablement affaibli leurs dispositions belliqueuses.

On sait qu’aucune république grecque n’avait d’armée permanente. Tant que les Grecs furent pauvres, ils firent la guerre avec résolution. Tous les citoyens s’exerçaient aux armes, et ils connaissaient à peine une autre profession. D’ailleurs, pendant assez long temps, les guerres ne furent que de rapides incursions où rarement on perdait de vue sa frontière. Lorsque des expéditions se hasardèrent dans le Pont, sur les côtes d’Asie, en Sicile, l’espoir d’un riche butin soutenait le zèle des citoyens enrôlés ; mais à mesure que l’art de la guerre se perfectionna, les campagnes devinrent plus longues, plus difficiles et moins profitables. En même temps l’industrie et le commerce avaient pris un grand développement. La fabrication d’objets de luxe ou de première nécessité, abandonnée autrefois à des étrangers ou à des esclaves, occupait alors beaucoup d’hommes libres et de citoyens. La plupart des Athéniens riches possédaient des fabriques ; le père de Démosthènes, par exemple, en dirigeait deux assez considérables. Pour la génération nouvelle, la guerre était de venue un mal bien plus grand qu’elle ne le paraissait aux contemporains de Périclès.

Cependant il y avait en Grèce un certain nombre d’hommes qui ne connaissaient d’autre métier que celui des armes. Pour la plupart, c’étaient des exilés qui n’avaient aucun moyen d’existence. Les dernières révolutions de la Grèce en avaient prodigieusement accru le nombre. Ainsi Thèbes, après avoir soumis une partie de la Béotie, avait violemment expulsé tous les citoyens qui avaient résisté à ses armes. Parfois des villes entières avaient été dépeuplées et leurs habitans forcés de s’expatrier en masse : c’est ce qui était arrivé pour Platée et bien d’autres villes. Lorsque Épaminondas avait rendu la Messénie aux exilés messéniens, il avait fait bien d’autres exilés, en chassant les familles qui, depuis un grand nombre de générations, occupaient ce territoire conquis par Sparte à une époque voisine des temps héroïques. Aux victimes des bouleversemens politiques se joignaient force mauvais sujets, très justement chassés de par les lois. Enfin le goût des aventures entraînait encore dans toute guerre un certain nombre de jeunes gens qui ne trouvaient pas à employer leur activité dans leur patrie. Tous ces hommes louaient leurs services à qui voulait les payer ; la plupart allaient en Asie et se mettaient à la solde de quelque satrape. Le service du grand roi ou de ses ministres passait alors pour mener à la fortune, surtout depuis que quelques soldats de l’armée des dix mille étaient revenus dans leur pays, montrant de beaux dariques gagnés à la pointe de l’épée. Bannis et aventuriers s’organisaient sous la conduite de quelque capitaine en renom qui en trafiquait au plus offrant, comme firent au XIVe et au XVe siècles les condottieri italiens.

Lorsque la guerre éclatait entre deux républiques grecques, sur tout lorsqu’il s’agissait d’expéditions lointaines, beaucoup de citoyens, au lieu de laisser leurs affaires pour, prendre les armes, trouvèrent plus commode de louer les bras de ces gens si amoureux de batailles. On disait que leur sang était moins précieux que celui des citoyens, qu’accoutumés aux armes, ils étaient préférables pour faire la guerre ; enfin qu’on pouvait compter sur leur fidélité, parce que la plupart, prenant parti contre le pays qui les avait exilés, avaient tout à craindre, s’ils se laissaient battre. Xénophon, dans son traité du Commandement de la cavalerie, conseille aux Athéniens, à la vérité d’une manière prudemment obscure, d’enrôler un corps de bannis de Thespies et de Platée pour faire la guerre aux Thébains ; il ne les nomme pas et les désigne seulement par ces mots : « les hommes qui haïssent le plus nos ennemis. » Quelques années plus tard, on y mettait déjà moins de façons, et à la première alarme on levait des mercenaires, au lieu de convoquer les milices nationales. Quelquefois on leur donnait pour chef un général élu par le peuple ; mais souvent on traitait avec un capitaine d’aventure, et on le chargeait de conduire la guerre. Ainsi le moment où la Macédoine allait se présenter sur les champs de bataille avec une armée d’élite était précisément celui où les républiques grecques allaient cesser de se défendre par le courage de leurs enfans.

L’avantage d’une armée nationale et solidement organisée n’était pas le seul qu’eût Philippe contre les cités helléniques. Il pouvait facilement couvrir ses projets du mystère le plus profond Ses alliés, ses lieutenans mêmes ne connaissaient ses ordres qu’au moment de les exécuter, tandis que dans la Grèce toutes les résolutious politiques se prenaient sur l’Agora, en présence des espions du Macédoinien. Il était passé maître dans l’art de corrompre les hommes et prodiguait l’or dans un pays où il était ardemment convoité. Même aux plus beaux jours de son histoire, nous avons vu que la Grèce ne compta qu’un petit nombre d’hommes purs et intègres. M. Grote n’hésite point à croire qu’une grande partie des orateurs d’Athènes était à la solde de Philippe. À l’égard d’Eschine, il prouve le fait jusqu’à l’évidence, et il a pris quelque peine à justifier Démosthènes lui-même de tout soupçon. Au reste, je ne sais s’il n’attribue pas à la corruption une part trop grande dans les succès de Philippe. Dans toutes les républiques grecques, il avait des partisans qu’il ne payait pas. Partout en effet il se trouvait deux factions rivales, dont la plus faible était prête à pactiser avec l’étranger. Le gouvernement de la parole, tel qu’il existait dans presque toutes les villes helléniques et surtout à Athènes, avait fait deux camps dans chaque cité. Tout mouvement qui se faisait d’un côté amenait un mouvement en sens contraire, et il suffisait que Démosthènes dénonçât l’ambition du roi de Macédoine pour qu’aussitôt un orateur, son rival, s’empressât de le justifier. Contredire systématiquement et en toute occasion, ses adversaires était la tactique la plus ordinaire dans ces duels d’éloquence sur la place d’Athènes. Chez une nation mobile et amoureuse de la forme, toute discussion pouvait procurer un succès oratoire, et c’est ce que l’on cherchait par-dessus tout. Grâce à d’habiles rhéteurs, l’éloquence avait été cultivée, non comme un instrument pour venir en aide à la raison, mais pour en tenir lieu. Persuader était un art qu’on apprenait par principes, indépendamment de la vérité ; peut-être même trouvait-on plus de mérite à plaider le faux, car toute la gloire du succès appartenait alors à l’orateur qui l’avait fait prévaloir. Il y avait de beaux esprits faisant métier de fabriquer des discours pour tous acheteurs, et Démosthènes lui-même en composait, qu’il cédait à ses amis pour de l’argent. D’autres enseignaient les mouvemens passionnés qui pouvaient attendrir des juges qu’enflammer une assemblée politique. Cet art de l’éloquence, que beaucoup de gens étudiaient pour la gloire et le profit, et que tons appréciaient comme une merveilleuse manière de passer le temps, n’avait pas peu contribué à fausser le bon seps naturel du peuple grec, et à dénaturer ces institutions démocratiques, inventées dans un temps où les hommes étaient simples et tenaient plus au fond des choses qu’à l’apparence. Dans Athènes surtout, chef-lieu de l’éloquence, les citoyens s’étaient accoutumés à regarder la tribune aux harangues comme une scène où comparaissaient tour à tour d’excellens acteurs. Ils se sentaient touchés, mais comme on l’est au théâtre, sans perdre la conscience qu’on assiste à une fiction. Au lieu de peser les raisons, on jugeait les paroles, et à force d’entendre des argumens pressans et pathétiques, on finissait par n’être jamais convaincu. Pour la masse du public d’ailleurs, que de difficultés pour décider entre deux partis, défendus chacun par d’habiles orateurs, qui épuisaient l’un contre l’autre toutes les subtilités de leur art, qui exposaient avec une fatale adresse les côtés faibles de leurs adversaires ! Après un débat prolongé tant par l’incertitude de la question que par le plaisir de l’entendre trader, le moment arrivait de prendre une résolution. Alors toutes les considérations de tranquillité, d’économie, de prudence, reprenaient leur empire. Les mesures hardies et décisives étaient écartées, le parti vaincu dans la discussion trouvait toujours le moyen d’embarrasser le vainqueur, et ce n’était qu’au dernier moment, presque toujours trop tard, en présence de la nécessité, qu’on adoptait des mesures énergiques.

C’est ce qui arriva dès les premières années du règne de Philippe. Démosthènes devina de très bonne heure son ambition et la dénonça aux Athéniens. Les Olynthiennes acquirent à leur auteur une immense réputation, mais on ne suivit pas les conseils généreux de l’orateur, et lorsque les événemens eurent confirmé ses prévisions et justifié ses craintes, lorsqu’il ne fut plus possible d’endurer les agressions de Philippe, on lui fit la guerre, mais si mollement, que loin de retarder ses progrès, on ne parvint qu’à l’irriter et à lui montrer qu’on était impuissant à lui tenir tête. Une paix honteuse suivit une guerre mal conduite, dans laquelle Athènes épuisa son trésor, tout en refusant à ses généraux les moyens de faire de grandes choses (346 avant Jésus-Christ). L’économie, toujours si préconisée dans les démocraties, était alors imposée par un motif étrange. Tapais qu’Athènes combattait pour son indépendance, elle réservait le plus clair de ses revenus pour ses fêtes nationales : elles étaient à la fois un devoir religieux et un amusement pour le peuple. Toucher à ces fonds eût été un sacrilège. Il fallut bien s’y résoudre, mais il était déjà trop tard pour sauver la patrie.

M. Grote considère Démosthènes non-seulement comme le prince des orateurs, mais encore comme un grand politique. Ses vues étaient élevées, son patriotisme sincère, moins exclusif assurément que celui de la plupart des Grecs, car il voulait non-seulement l’indépendance d’Athènes, mais encore celle de toute la Grèce. Malheureusement il n’était point homme de guerre, ni peut-être homme d’action. Les mesures les plus utiles qu’il parvenait à faire adopter étaient exécutées par des gens qui souvent n’en comprenaient pas la portée ; quelquefois même elles étaient abandonnées à ses ennemis, qui ne s’appliquaient qu’à contrarier ses desseins. Toutes les démocraties sont méfiantes, et c’était une des idées de la politique populaire des Athéniens de ne jamais accorder une confiance absolue à un de leurs hommes d’état. Suivre ses conseils, c’était, pensait-on, lui accorder déjà une bien grande influence, et il eût paru imprudent de lui donner l’autorité nécessaire pour les faire réussir. Le chef-d’œuvre de cette politique, c’était de prendre les idées d’un parti et de charger un autre parti de les mettre à exécution. C’est ainsi qu’après s’être décidé pour l’expédition de Sicile, le peuple en donna la direction à Nicias, qui avait tout fait pour l’empêcher. On sait quel en fut le succès, mais cet exemple n’avait convaincu personne. Démosthènes, dans plusieurs missions importantes, eut pour collègues ses adversaires déclarés, qui mirent tout en œuvre pour le perdre. N’ayant pour toutes armes que son éloquence, pouvait-il faire plus qu’il ne fit ? Je ne le crois pas. La lutte était trop inégale, et il devait nécessairement y succomber.

Phocion possédait quelques-unes des qualités qui manquaient à Démosthènes. S’il l’eût franchement secondé, si ces deux hommes, qui pouvaient se compléter l’un par l’autre, eussent marché d’accord, ils auraient réveillé peut-être chez les Athéniens l’antique énergie qui les animait pendant la guerre du Péloponèse. Phocion, que tous nos souvenirs de versions et de thèmes nous représentent comme l’image de la vertu parfaite dans une époque de décadence, Phocion a été jugé fort sévèrement par M. Grote, mais, après tout, ce me semble, assez justement. Sans doute il rend hommage à sa probité, qui, chez le peuple le plus soupçonneux, ne fut jamais mise en doute, mais qu’a-t-il fait pour son pays ? Le rat retiré dans un fromage, en voyant promener ses camarades mourant de faim, serait le portrait de Phocion, si Phocion avait eu un fromage. Il était pauvre, fier de l’être, insensible à tous les besoins, toujours prêt à sacrifier sa vie, mais plein de mépris pour ses compatriotes ; il les croyait tombés trop bas pour qu’il se donnât la peine de les retirer du bourbier. « Vous n’avez pas le courage qu’il faut à des hommes libres, disait-il à ses concitoyens. Apprenez à être esclaves. Pourquoi braver, lorsque vous êtes hors d’état de vous défendre ? » Il y a un proverbe alba nais fort caractéristique : « Baise la main que tu ne peux couper. » C’est le conseil que donnait Phocion aux Athéniens. Dans son âme de fer il y avait un fonds d’égoïsme. Il savait qu’il n’était pas souillé par la bassesse de ses contemporains, et à son insu peut-être il n’était pas fâché d’un contraste qui le faisait valoir. Phocion fut, involontairement et sans s’en douter, un des auxiliaires de Philippe. Il prêchait la paix à tout prix parce qu’il ne croyait pas qu’Athènes eût l’énergie de faire la guerre ; Démosthènes prêchait la guerre parce qu’il voulait avant tout l’honneur d’Athènes. Tiraillés entre Démosthènes et Phocion, les Athéniens ne surent faire à propos ni la guerre ni la paix.

Quelque glorieuse qu’eût été pour Philippe la paix de 346, il était encore loin cependant d’avoir obtenu tous les résultats qu’il attendait de la guerre. Il s’était fait admettre à la vérité comme membre du corps hellénique, et il avait prouvé qu’il était le plus fort ; mais sa domination n’était pas encore reconnue, et pour lui faire perdre toute son influence sur la Grèce, il suffisait que les républiques, jadis puissantes, aujourd’hui divisées par leurs rivalités, s’alliassent sincèrement pour repousser l’ennemi commun. Lorsqu’il conclut le traité de paix, il n’était pas sans doute en position d’exiger plus qu’il n’obtint. L’histoire de cette époque est fort obscure, et il a fallu toute la sagacité et la vaste érudition de M. Grote pour parvenir à y jeter quelque lumière. Pour tous renseignemens, on n’a guère que des lambeaux des discours des principaux orateurs. Après le témoignage des poètes, celui des orateurs est assurément le moins exact et le moins véridique qu’un historien puisse consulter. C’est pourtant le seul dont on dispose aujourd’hui, et ce n’est pas un petit mérite à M. Grote d’avoir tiré de harangues suspectes une foule de faits, qui, contrôlés par sa critique judicieuse, doivent aujourd’hui prendre place dans l’histoire. Il paraît évident que Philippe, en 346, pressé par les barbares, ses voisins du nord, sentit le besoin d’une trêve avec les Grecs. Il se réservait d’achever plus tard l’entreprise qu’il avait si heureusement commencée.

Ce fut pendant l’intervalle de quatre ou cinq ans qu’il laissa respirer la Grèce que se produisit une idée politique destinée à avoir bientôt les conséquences les plus extraordinaires. Un grand publiciste de ce temps, Isocrate, que sa timidité éloignait de la tribune aux harangues, mais qui savait écrire de beaux discours, fit alors un pamphlet qui émut la Grèce. Il prêchait la concorde. Il engageait Athènes, Sparte, Thèbes à oublier leurs vieilles querelles et à s’unir contre l’ennemi commun de la Grèce, — le roi de Perse. La retraite des dix mille et les expéditions d’Agésilas en Asie avaient montré la faiblesse de l’empire du grand roi. Un général à la tête des troupes grecques pouvait abattre ce colosse décrépit, et ce général, quel pouvait-il être, sinon Philippe ? Voilà ce que disait Isocrate. Il est difficile de savoir si l’illustre écrivain voulait éloigner de la Grèbe le roi d Macédoine, ou bien s’il s’était laissé séduire par lui pour demander à son profit le rôle d’Agamemnon. À cette époque, le grand roi ne pensait nullement à la Grèce ; il était fort empêché à soumettre l’Égypte révoltée ; et la guerre se faisait sur la frontière de Syrie avec des condottieri grecs que payaient les Perses et les Égyptiens. Que ce projet de conquérir l’Asie-Mineure vînt des Grecs où de Philippe, Philippe l’adopta avec empressement, et s’en fit un prétexte pour demander le titre de généralissime ou plutôt les droits de souverain sur toute la Grèce. Pourtant il ne devait pas les obtenir sans combat. Il y eut une lutte suprême ; courte, mais décisive. La bataille de Cheronée consacra définitivement la suprématie de la Macédoine.

En vingt-trois ans de règne, Philippe avait agrandi et plus que doublé son royaume. Chez ses voisins barbares, qui lui avaient d’abord donné tant d’occupation ; de même que chez les Grecs, toute idée de résistance avait disparu. Au nord comme au midi, il ne voyait plus que des peuples découragés et presque résignés à leur abaissement. Les Athéniens, qui avaient un moment joint leurs armes à celles des Thébains, les avaient déposées humblement aussitôt après la défaite de Chéronèe, et s’efforçaient, par la promptitude de leur soumission, de faire oublier leurs velléités belliqueuses. Philippe avait des troupes nombreuses, aguerries et fidèles ; ses finances étaient en bon état ; il était maître d’ailleurs de puiser dans les trésors des villes qu’il avait vaincues ; et leur marine était à sa disposition. Cette expédition d’Asie, inventée peut-être comme un prétexte à son ambition, devint aussitôt son idée fixe, et il songea sérieusement à tourner toutes ses forces de ce côté. Dès qu’il eut pacifié la Grèce et qu’il l’eut organisée à sa manière, il fit passer en Asie une forte division de son armée sous les ordres d’Attale, son beau-frère, et de Parménion ; et il annonça l’intention de la suivre de près.

Il semblait certain que les soldats qui venaient de vaincre la légion thébaine auraient bon marché des multitudes sans discipline que le grand roi pourrait leur opposer, mais d’un autre côté toute la puissance de Philippe était concentrée en lui-même. Une flèche lancée au hasard pouvait le frapper, et alors, dans les prévisions de tous les politiques du temps, l’anarchie la plus complète devait succéder à l’ordre qu’il avait établi. Dès que la terreur de son nom n’existerait plus, Grecs et Barbares secoueraient le joug. Privés de leur grand capitaine, les Macédoniens allaient retomber au rang qu’ils occupaient autrefois, et ce royaume si redoutable sous le sceptre de Philippe serait infailliblement déchiré par une guerre civile. Rien de plus incertain que l’héritage qu’il laisserait. Fort jeune, Philippe avait épousé Olympias, sœur d’un roi des Epirotes. C’était une femme d’un caractère emporté et haineux qui se rendit insupportable à son mari. Il la répudia pour épouser Cléopâtre, une de ses sujettes, et elle venait de lui donner un fils. De son premier mariage était né le fameux Alexandre. Il avait vingt ans en 336 et n’était guère connu en Grèce que par la bravoure dont il avait fait preuve à la bataille de Chéronée. (C’était la division qu’il commandait qui avait la première fait plier les Thébains. D’ailleurs ceux qui l’approchaient avaient observé la violence de son caractère, son entêtement, son impatience de toute contradiction. Cependant il rachetait ces défauts par un certain enthousiasme chevaleresque qui lui faisait ambitionner toutes les sortes de gloire, depuis celle de monter un cheval difficile jusqu’à celle de se dompter lui-même. Le fils et le père avaient de violentes querelles. Lors du second mariage de Philippe, Attale ; frère de Cléopâtre, à la fin d’un banquet, prolongé selon l’usage macédonien ; fit une libation, et demanda aux dieux de donner bientôt un fils légitime à Philippe. Il y avait quelques doutes en effet sur l’origine d’Alexandre ; et plus tard ses flatteurs en profitèrent, comme on sait ; pour le faire fils d’un dieu". Alexandre ; un peu ivre comme tous les convives, jeta sa coupe à la tête d’Attale. Philippe, encore plus ivre, saisit son épée, mais, en sautant de son lit pour frapper son fils ; il trébucha et tomba sur le parquet. — « Voyez-vous cet homme qui se prépare à passer d’Europe en Asie, s’écria Alexandre, et qui ne peut pas même passer d’un lit à un autre ! » Ces scènes d’intérieur montrent ce qu’était la cour de Macédoine. À la suite de cette fête, qui avait failli finir tragiquement, Alexandre avait emmené sa mère en Épire, et lui-même s’était exilé chez les Illyriens. Cependant on parvint à réconcilier le père et le fils du moine en apparence ; mais Alexandre continuait ses incartades, Philippe le traitait avec dureté et donnait toute sa confiance à Attale et aux autres parens de Cléopâtre. Nul doute que si une mort prématurée venait surprendre Philippe, la Macédoine ne se partageât entre ses deux enfans. L’aîné semblait devoir être sacrifié au fils de Cléopâtre, et Attale, qui commandait déjà l’élite des troupes, serait désigné, selon l’opinion générale, pour prendre les rênes du gouvernement pendant la minorité de son neveu. Il était probable qu’Alexandre chercherait à faire prévaloir ses droits d’aînesse, et le trône resterait à celui que l’armée adopterait.

Philippe cependant, plein de confiance dans sa fortune, était loin de songer à régler sa succession et ne pensait qu’adresser ses préparatifs pour passer en Asie. Toutefois, avec sa prudence ordinaire, il s’appliquait à ne laisser derrière lui aucune cause de désordre, et comme il redoutait l’influence qu’Olympias pouvait exercer, pendant son absence, sur son frère, le roi des Epirotes, il voulut gagner ce prince en lui donnant une de ses filles en mariage (Cléopâtre, fille d’Olympias). Cette union fut célébrée par de grandes fêtes où assistèrent Olympias et Alexandre. De toutes les villes de la Grèce étaient venues des députations pour féliciter le roi de Macédoine. Les plus grands acteurs, les plus célèbres athlètes, devaient figurer aux jeux donnés à cette occasion. On porta en procession dans le théâtre les statues des douze grands dieux. Puis venait une treizième statue, celle de Philippe, qui se laissait ainsi faire son apothéose. Il parut enfin lui-même, entouré de sa famille, vêtu d’une robe blanche, radieux et comme enivré des acclamations de la foule. Tout à coup un de ses gardes du corps, nommé Pausanias, s’approche de lui à l’entrée du théâtre, tire une épée gauloise, la lui enfonce dans la poitrine jusqu’à la garde, et disparaît au milieu de la stupéfaction générale. Un cheval l’attendait à peu de distance du théâtre, et des relais étaient préparés par des complices ; mais en courant il s’embarrassa le pied dans un cep de vigne, trébucha, et deux capitaines macédoniens le tuèrent sur-le-champ. À peine Philippe était-il tombé, qu’un ami de Pausanias, nommé Alexandre le Lyncestien, garde du corps comme lui, présenta le bandeau royal au fils d’Olympias, et le premier poussa le cri de ive le roi Alexandre ! En un moment, Alexandre eut revêtu sa cuirasse, se montra aux gardes, et reçut sans la moindre opposition leur serment de fidélité. Peu de jours après, Alexandre le Lyncestien était généreusement récompensé, tandis que ses deux frères étaient exécutés comme complices de Pausanias. Cléopâtre, la veuve de Philippe, et son fils étaient mis à mort. Philotas, le fils de Parménion, partait précipitamment pour l’Asie. Il eut un court entretien avec son père ; tous les deux, avant que les troupes macédoniennes apprissent la mort de Philippe, assassinèrent Attale, et l’armée d’Asie proclama aussitôt Alexandre.

Tout cela est fort étrange, et ne s’explique guère plus facilement qu’une autre tragédie moderne qui offre avec celle-ci une certaine ressemblance. Pausanias paraît avoir été un vaillant soldat, devenu à peu près fou par suite d’un outrage indicible qu’il avait reçu d’Attale dans une orgie. Il avait demandé justice à Philippe, qui s’était moqué de lui, ou qui, selon quelques auteurs, lui avait offert de l’argent. Déshonoré et déterminé à faire un mauvais coup, il paraît qu’il fut entrepris par Olympias et par différentes personnes, qui lui persuadèrent de faire remonter sa vengeance jusqu’à Philippe. Attale d’ailleurs était en Asie, et Pausanias était pressé et avait soif de sang. On prétend que dans son désespoir il s’était adressé à Alexandre, qui lui aurait répondu par un vers de la Médée d’Euripide :

Le beau-père, le gendre, avec la fiancée.

Le vers suivant explique l’énigme. Il s’agit de Médée, qui menace de mort Créon, Jason et Glauca, sa nouvelle épouse[2]. Bien qu’ivrogne, Pausanias, comme tous les Macédoniens de bonne maison, connaissait ses classiques. Je me hâte de dire que ce fait n’est rapporté que par un seul auteur. Mais ce qui fait plus honneur à la présence d’esprit qu’à la sensibilité d’Alexandre, c’est la rapidité vraiment admirable avec laquelle il se trouva prêt et à la hauteur de son rôle. Selon toute apparence, le crime avait été préparé par sa mère, à son insu, et il ne se fit aucun scrupule d’en profiter.

Tout en rendant justice au génie de Philippe, M. Grote le traite assez rudement, car il voit en lui le destructeur de l’indépendance grecque, de ce régime démocratique qu’il admire, et auquel il attribue, non sans raison peut-être, le développement extraordinaire des intelligences dans les républiques grecques. Il me semble que Philippe, après tout, n’a fait que ce qu’avaient inutilement tenté avant lui Athènes, Sparte et Thèbes, à savoir de réunir tous les Grecs sous un gouvernement suprême. Athènes la première essaya de soumettre toute la race hellénique à vingt mille gens d’esprit, très amoureux de l’art oratoire. Ils manquèrent leur but, et firent une lourde faute politique lorsqu’ils chargèrent de l’expédition la plus téméraire le plus prudent de leurs généraux, qui s’en acquitta avec le découragement d’une victime dévouée. Sparte réussit un peu mieux, grâce à un homme de génie qui avait la confiance de la majorité de ses patriciens ; mais dès qu’on n’eut plus besoin de Lysandre, on le sacrifia, et bientôt après Sparte perdit tout ce qu’elle avait gagné. Les succès de Thèbes furent encore plus éphémères : elle se borna à exercer des espèces de représailles contre Lacédémone, et elle se fit craindre aussi longtemps que vécut Épaminondas. Observons de quelle manière se conduisirent ces trois républiques pendant que la fortune leur fut favorable.

Les Athéniens traitèrent en général leurs sujets avec douceur, mais ne leur épargnèrent ni les humiliations d’amour-propre, ni les contributions, employées au profit et pour l’amusement des vingt mille gens d’esprit dont je parlais tout à l’heure. La domination de Sparte fut brutale et souvent cruelle ; celle de Thèbes ne le fut guère moins, et à la haine des Béotiens contre leur capitale, on peut juger de son gouvernement[3]. Philippe, qui fut quelquefois un ennemi implacable pendant la guerre, s’appliqua, dès qu’il fut devenu le chef de la confédération hellénique, à maintenir l’ordre et la paix entre toutes les républiques qu’il avait vaincues. Il laissa chacune d’elles s’administrer selon ses lois nationales, mais il lui défendit d’opprimer ses voisins et d’exiler les citoyens qui ne partageaient pas la manière de voir de la majorité. Il ne paraît pas qu’il ait exigé des Grecs des contributions où des troupes, du moins il ne fit rien pour les contraindre à contraindre à son expédition. Il les désarma, mais il les traita avec douceur ; et respecta même soigneusement leurs susceptibilités d’amour-propre On ne doit pas imputer à Philippe la conduite des rois ses successeurs, et surtout de leurs lieutenans, transformés depuis les conquêtes d’Alexandre en despotes asiatiques. Lorsque Philippe monta sur le trône, la Grèce était plus profondément divisée que jamais. Chaque république, pour accabler ses voisins, était prête à implorer le secours du barbare. Non-seulement les Doriens considéraient les Ioniens comme des ennemis, mais encore entre villes de même race existait souvent une animosité non moins acharnée. Orchomène de Béotie voulait la ruine de Thèbes, comme Thèbes voulait la ruine d’Orchomène. Les guerres se faisaient avec une barbarie incroyable. On rasait les cités, on vendait les prisonniers comme esclaves, lorsqu’on ne les massacrait pas. Il est évident qu’une situation si déplorable ne pouvait cesser que par une intervention étrangère. Les forces des villes grecques étant à peu près équilibrées, leurs querelles pouvaient durer indéfiniment, tant qu’elles auraient été réduites à leurs propres ressources. Dans cet état de division, je doute que la Grèce eût rempli la mission que la Providence semblait lui avoir destinée. Un rôle nouveau lui fut dévolu par Philippe. Pacifiée, ralliée sous une loi commune, elle devint le centre des arts et de la civilisation, et son influence sur les destinées du monde n’en fut peut-être pas amoindrie.

Les prodigieuses conquêtes d’Alexandre et la fortune toujours fidèle à ses armes ont éclipsé la gloire de Philippe, et la postérité éblouie a refusé d’attribuer au père la part considérable qui lui appartient dans les succès du fils. M. Grote s’élève avec beaucoup de raison contre cette injustice. C’est Philippe qui avait organisé l’armée macédonienne, qui l’avait disciplinée, aguerrie. Les revers assez fréquens qu’il éprouva dans ses expéditions prouvent combien sa tâche avait été difficile, et sa promptitude à réparer ses pertes et à trouver des ressources nouvelles dans ses désastres montre l’énergie de son caractère et la puissance de son génie. Assurément Pierre le Grand eut plus de mérite a gagner la bataille de Poltava avec une armée qu’il avait créée lui-même que Charles XII n’en avait eu à battre à Narva les Russes, encore sans discipline et sans organisation, avec les excellentes troupes que son père lui avait léguées.

Je ne suivrai pas M. Grote dans le récit des campagnes d’Alexandre, qu’il a retracées avec son exactitude ordinaire, en comparant, toujours par une sage critique, les témoignages des auteurs anciens et les observations des voyageurs modernes. Il me bornerai à citer, d’après lui, deux exemples de ces faveurs inespérées que la fortune prodiguait à Alexandre ; M. Grote les a, ce me semble, exposées beaucoup plus clairement qu’aucun des historiens qui l’ont précédé.

Aussitôt après la mort de Philippe, Alexandre se hâta d’occuper son armée. Il la mena contre les Illyriens, qui les premiers avaient paru disposés à profiter du changement de règne pour regagner le territoire qui leur avait été enlevé. Pendant cette expédition, qui dura plusieurs mois et qui éloignait Alexandre de ses états, la Grèce était en fermentation et prête à prendre les armes. À la première nouvelle de l’assassinat de Philippe, les Athéniens avaient abattu sa statue et s’étaient livrés à une joie peu décente. D’ailleurs, selon leur habitude, les cites hellénique ; loin de se confédérer contre l’ennemi commun, songeaient chacune à tirer de la révolution attendue son profit particulier. Thèbes, plus hardie que les autres, se souleva et assiégea la garnison macédonienne laissée dans la Cadmée. Lorsque ces mouvemens étirent lieu, toute la Grèce croyait Alexandre en Illyrie. On était depuis longtemps sans nouvelles de son armée, et on le supposait battu et peut-être tué. Loin de là, ce fut le lendemain d’une bataille décisive contre les Illyriens et les Thraces, lorsqu’il se préparait à retourner à Pella, qu’il reçut la nouvelle du soulèvement de Thèbes. Si le soulèvement avait eu lieu quinze jours puis tôt, la Cadmée pouvait être prise et la position des Macédoniens en face des barbares, avec une insurrection derrière eux, était des plus critiques. Ce délai de quinze jours fût fatal aux Thébains. Si Alexandre fut bien traité de la fortune, il se montra par sa décision digne de ses faveurs. Au lieu de se diriger sur Pella, où on l’attendait, il précipita sa marche en descendant le cours de l’Haliacmon, traversa le Pinde et l’Olympe et parut tout à coup à l’entrée des Thermopyles, lorsque toute la Grèce le croyait ou mort ou aux prises avec les Illyriens. On sait le reste et la façon dont il traita les thébains.

Un bonheur égal l’attendait en Asie ; Après la bataille du Granique, lorsqu’il marchait contre l’armée persane, commandée par Darius en personne, il tomba malade à Tarse pour s’être baigné dans le Cydnus, et son armée demeura immobile pendant plusieurs jours. Pendant ce temps-là, Darius l’attendait dans les plaines de Syrie avec une armée immense et une cavalerie formidable, sur le terrain le plus favorable à cette arme. Dès qu’Alexandre fut rétabli, il passa les défilés du mont Amanus, qui n’étaient point gardés, et se porta contre l’armée persane ; mais précisément au moment où il traversait l’Amanus par une des gorges près de la mer, Darius, ennuyé de l’attendre, passait les montagnes sur un autre point pour le joindre, et allait se jeter étourdiment dans le coupe-gorge d’Issus, sur les derrières de l’armée macédonienne, dans une position où le nombre de ses troupes et surtout sa cavalerie lui devenaient inutiles. La bataille d’Issus fut en grand ce qu’avaient été les premiers combats de Léonidas à l’entrée des Thermopyles. Darius avait beau avoir six cent mille hommes (chiffre d’ailleurs fort douteux), il n’en pouvait mettre en ligne qu’un fort petit nombre, égal au front de bandière des Macédoniens. D’un côté, de pauvres diables mal armés, nullement exercés, peu soucieux du maître que leur donnerait la victoire ; de l’autre, de vieux soldats couverts de fer depuis les pieds jusqu’à la tête, excellens manœuvriers, pleins de confiance dans leur chef et persuadés que s’ils ne battaient pas la racaille qu’ils avaient en face, ils auraient les mains et les pieds coupés comme leurs camarades que les Persans avaient trouvés la veille dans l’hôpital d’Issus : le succès de la journée ne pouvait être douteux. En réalité, il s’agissait de savoir combien un Macédonien pouvait abattre de Persans sans trop se fatiguer, et combien de Persans il faudrait tuer pour déterminer la masse du troupeau à prendre la fuite.

M. Grote a jugé Alexandre avec sévérité, mais, je le crois, sans passion. À ses yeux, il fut seulement un grand destructeur, comme Attila, Gengis-Khan et Tamerlan, et si nous le mettons au-dessus de ces terribles fléaux de l’humanité, c’est peut-être parce que notre éducation occidentale nous a laissé une admiration traditionnelle pour les vertus chevaleresques. Dans Alexandre, nous voyons le type accompli de ces preux du moyen âge, à qui nous passons tout en faveur de leurs beaux coups de sabre. Personne n’en sut mieux donner, il est vrai, et M. Grote remarque fort bien que la bravoure téméraire d’Alexandre, qui l’entraînait aux premiers rangs, qui le poussait à payer de sa personne et à frapper lui-même l’ennemi, était le seul défaut qui obscurcît un peu son mérite comme capitaine. S’il était ardent dans la mêlée, il n’en était pas moins un grand tacticien, un organisateur excellent qui sut toujours faire vivre son armée par la guerre. Mais quel fut son but, sa politique ? qu’a-t-il fait pour son pays et pour l’humanité ? Son but fut la domination universelle, qu’il crut possible, et qui l’était peut-être pour lui, s’il eût vécu. Toute résistance l’exaspérait. Il se jetait avec la même furie sur un pays riche et puissant, sur des adversaires dignes de lui, ou bien sur une poignée de montagnards ne possédant que quelques chèvres, mais qui avaient l’insolence de vouloir vivre libres. On raconte qu’un faquir indien tout nu, le voyant un jour en belle humeur, osa lui dire : « Tu es un homme comme nous, Alexandre ; seulement tu as quitté ta maison, t’ingérant de tout détruire, te donnant force tracas pour en donner aux autres. » On aurait pu dire peut-être d’Alexandre ce qu’un diplomate disait d’une nation : « Grattez le Grec, vous trouverez dessous le Thrace ou l’Illyrien. » Il n’était Grec en effet que par son éducation littéraire. Il savait l’Iliade par cœur, et il s’était de bonne heure proposé Achille pour modèle,

Jura neget sibi nata, nihil non arroget armis.

Les légendes helléniques d’Hercule, de Persée, de Bacchus, ne lui étaient pas moins familières. Être héros et devenir dieu, voilà le projet qu’il prétendit exécuter à la lettre.

Ce serait une grave erreur, selon M. Grote, que d’attribuer à Alexandre des plans pour l’amélioration de la race humaine au moyen d’un gouvernement unique dont il aurait été le chef. Bien dans sa vie n’indique une pensée semblable. Lorsqu’il mourut, il était tout occupé de nouvelles conquêtes, et pour son insatiable activité, partout où il y avait des hommes indépendans, il y avait des ennemis. L’occupation de l’Arabie, de l’Afrique jusqu’aux piliers d’Hercule, l’invasion de l’Espagne, de la Gaule, de l’Italie, contrées dont il ne connaissait peut-être que le nom, voilà les desseins dont il entretenait Cratère, un de ses confidens, peu de jours avant sa mort. Dans chaque nouvelle conquête, il ne voyait que le moyen de passer à une autre. Les idées en matière de gouvernement qu’il avait reçues de son précepteur Aristote étaient les suivantes : « traiter les Grecs comme ses soldats, les barbares comme ses serfs[4]. » En effet, les idées de philanthropie générale étaient encore inconnues, même aux philosophes. Toutefois le programme d’Aristote ne fut pas suivi par son disciple. Grecs ou barbares, il exigea de tous la même soumission, la même obéissance aveugle. Eût-il eu le dessein d’améliorer la condition des peuples qu’il ajoutait chaque jour à son empire, la rapidité de ses conquêtes ne lui en eût pas laissé le loisir. Son système de gouvernement fut des plus simples. Dans les idées du temps, le pouvoir du grand roi étant le plus considérable que l’on connût, Alexandre se substitua au grand roi, ajoutant encore à la majesté souveraine un prestige de plus, car il se déclara un être divin, fils d’un dieu et dieu lui-même. À l’organisation du gouvernement persan, il ne changea rien ; seulement il remplaça quelques hommes, fit de nouveaux satrapes, qu’il choisit parmi les Macédoniens, les Grecs, les Persans même. Peu avant sa mort, il semblait pencher vers les Asiatiques, parce qu’il les trouvait sans doute meilleurs courtisans que ses soldats, trop habitués au sans-gêne des camps pour se plier promptement à la nouvelle étiquette. En un mot, pour me servir des expressions de M. Grote, « Alexandre traita les barbares et les Grecs de la même manière ; il n’éleva pas les premiers, mais il abaissa les seconds. Au lieu d’helléniser l’Asie, il s’efforça de rendre asiatiques la Grèce et la Macédoine. »

On a probablement fort exagéré le nombre des villes fondées par Alexandre, ou plutôt on a donné le nom de villes à des camps et à des postes fortifiés, qu’il laissait ça et la sur sa ligne d’opérations. De toutes ces villes, Alexandrie en Égypte fut la seule qui prit un grand accroissement, et elle ne fleurit réellement que sous ses successeurs. C’est encore à ces lieutenans d’Alexandre, qui se partagèrent son héritage, qu’il faut attribuer l’influence grecque dominante en Asie, et qui survécut même à la conquête romaine. M. Grote explique fort bien d’ailleurs que cette influence fut plutôt celle des hommes que des institutions de la Grèce. Les successeurs d’Alexandre ne pensèrent pas à faire des conquêtes, mais à se fortifier dans les provinces qui leur étaient échues en partage. À cet effet, ils attirèrent autour d’eux des Macédoniens et des Grecs, parce qu’ils les croyaient meilleurs soldats que les gens du pays — et meilleurs collecteurs d’impôts. Des artistes, des commerçans, des ouvriers accoururent s’établir dans les villes fondées ou agrandies par ces rois macédoniens ; mais toute cette émigration grecque n’apporta en Asie aucune des idées politiques de la patrie. Empressés de faire fortune, ils ne songeaient qu’à complaire au prince ; ils furent des instrumens de despotisme très intelligens. L’amour du gain et la vie molle et voluptueuse de l’Orient changèrent rapidement leurs mœurs, et leur firent oublier leurs antiques traditions d’indépendance, lorsque Polybe visita Alexandrie, moins de deux siècles après Alexandre, il y trouva une vile canaille parlant bon grec, mais Aussi abrutie et corrompue que la canaille égyptienne.

Toutefois il faut savoir gré au conquérant d’un bienfait immense dont il fut l’auteur sans trop savoir ce qu’il faisait. C’est à lui qu’est due la diffusion de la langue grecque, qui devint rapidement celle de tous les honnêtes gens dans’ e monde antique. Non-seulement elle aplanit les obstacles qui rendaient autrefois si difficiles les relations de peuple à peuple, mais encore elle prépara l’empire romain à la grande révolution qui devait régénérer l’humanité.

Les deniers chapitres de M. Grote contiennent le récit des guerres civiles entre les lieutenans d’Alexandre qui prirent la Grèce pour leur champ de bataille. La Grèce n’est plus qu’un cadavre qu’on se dispute, comme le corps de Patrocle, sur lequel s’égorgent Grecs et Troyens, L’histoire fort obscure de la Sicile et celle des colonies, grecques du Bosphore, encore plus obscure, terminent le cinquième volume. On lira avec intérêt d’un roman la vie extraordinaire, d’Agathocles, auprès de qui César Borgia et les pires tyrans italiens du moyen âge furent de petits saints.

Si l’on jette un regard d’ensemble sur l’immense tableau que M. Grote vient de dérouler à nos yeux, on sera sans doute frappé de ce trait extraordinaire et si caractéristique de l’histoire de la Grèce. Sur un territoire peu fertile, resserré, en présence d’obstacles naturels nombreux et difficiles à surmonter, plusieurs villes parviennent avec une inconcevable rapidité à une situation florissante ; tous les genres de gloires sont recherchés et conquis par elles, et cependant ces villes, tant qu’elles conservent leur autonomie, ne peuvent organiser en nation. Avant la conquête macédonienne, il y eut des Spartiates, des Athéniens, des Thébains, et vingt autres républiques qui, du haut de leur acropole, voyaient des acropoles étrangères. Il n’y avait pas de Grecs parce qu’il n’y avait pas un intérêt commun à toutes ces républiques. Aujourd’hui toute société d’hommes ayant l’ambition de s’agrandir cherche à se recruter en s’associant de nouveaux membres qui prennent part à ses charges, et à ses avantages. Les institutions grecques au contraire semblent fondées sur un principe tout différent. Aristocraties et démocraties étaient fermées. Les Spartiates, de même que les Athéniens, voulaient en s’agrandissant avoir des sujets et non des égaux. Quelque étroites que fussent les frontières d’une cité grecque, elles renfermaient une population privilégiée et une autre population vivant dans une infériorité relative. Le patriotisme hellénique fut toujours étroit, jaloux et oppresseur. Les villes voisines se haïssaient, bien qu’ayant une origine commune. Il fallait un danger extraordinaire pour les obliger à se confédérer, et cela n’arriva qu’une fois, lors de l’invasion de Xercès ; encore, à vrai dire, la cause commune ne fut-elle défendue que par Sparte et par Athènes. Je remarque de plus que dans une occasion si pressante la communauté du péril n’effaça pas les prétentions dominatrices entre les nouveaux alliés. Sparte, qui n’avait à Salamine qu’un seul vaisseau, s’arrogeait le commandement suprême de la flotte, et son amiral faillit tout perdre.

Il y avait des traditions religieuses communes à toutes les tribus grecques ; mais on cherche vainement une institution politique qui tende à les réunir en corps de nation, à les protéger dans leur isolement contre un ennemi étranger. Je ne vois que les jeux olympiques et la diète des Amphictyons, qui semblent inventés pour rapprocher les différentes populations de la Grèce. À mon avis, l’excitation des jeux olympiques, qui mettait en mouvement tous les amours-propres, était peu propre à calmer les rivalités nationales. Quant au tribunal des Amphictyons, c’était un souvenir des temps héroïques qui avait perdu politiquement toute son importance, si tant est que dans le principe il fut une assemblée générale de la Grèce. À l’époque de sa fondation, douze états autonomes y en voyaient leurs députés, et une vieille superstition avait empêché d’y faire le moindre changement, bien que plusieurs des états admis à la diète eussent perdu leur indépendance, et que des républiques puissantes, mais nouvelles, n’y fussent pas représentées. Depuis longtemps, les décisions de ce tribunal n’étaient plus exécutées, lorsqu’il parvint à donner une triste preuve de son existence en excitant une guerre religieuse entre les soi-disant confédérés. Bientôt après, Philippe s’en servit comme d’un instrument pour imposer sa domination.

La durée de l’autonomie de la Grèce ne s’explique que par la faiblesse de ses voisins. Les Thraces, les Illyriens et les autres barbares de sa frontière septentrionale étaient encore plus divisés qu’elle. Il avait fallu l’ineptie des généraux de Xercès pour que son expédition n’écrasât pas la petite armée des Hellènes. Dès qu’il y eut au nord de la Grèce un état régulièrement organisé, elle perdit son indépendance. Elle n’en continua pas moins sa mission civilisatrice. Ses enfans, dispersés dans le monde antique comme les Juifs après la prise de la cité sainte, portèrent partout leurs arts, leurs sciences, leur littérature. La vieille gloire de leurs ancêtres les protégeait. Un Grec avait une espèce de caractère sacré. Il était en effet un apôtre de la civilisation. Pompée avait recruté quelques oisifs à Athènes, qui se firent prendre à Pharsale. César, le lendemain de la bataille, leur demanda en bon grec et d’une voix sévère de quoi ils se mêlaient ; puis, d’un ton radouci : « Allez, dit-il, vos grands morts vous sauvent. »


P. MERIMEE.

  1. Le douzième volume de l’Histoire de la Grèce a paru à Londres il y a environ deux mois. Voyez, sur l’ouvrage de M. Grote, la Revue du 1er avril 1847, 1er août 1848,1er juin 1849, 15 mai 1850,15 mai 1852.
  2. Voici les vers d’Euripide : c’est Créon qui parle :
    « J’apprends que tu menaces, ainsi me le dit-on, de faire quelque chose contre le beau-père, le marié et la mariée. » On voit que l’idée de meurtre n’est pas nettement exprimée. En supposant l’anecdote vraie, Alexandre aurait fait seulement allusion à la position de Pausanias vis-à-vis d’Attale le beau-père (ou plutôt beau-frère), Philippe le marié, et Cléopâtre (sœur d’Attale) la mariée. Il parait que Pausanias avait eu personnellement à se plaindre de Cléopâtre, qui s’était moquée de sa mésaventure. Toute cette histoire donne une vilaine idée des mœurs de la Macédoine.
  3. Après la prise de Thèbes, Alexandre s’en remit, pour le châtiment à lui infliger, au jugement des Béotiens, ses alliés. Ils demandèrent que la ville fût rasée et ses habitans vendus comme esclaves.
  4. Ἡγεμονιϰῶς… δεσποτιϰῶς (Hêgemonikôs… despotikôs), Plut., Fortuna, Alex. M.