De l’histoire ancienne de la Grèce/01

De l’histoire ancienne de la Grèce
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 52-69).
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DE L'HISTOIRE ANCIENNE


DE LA GRECE.




HISTORY OF GREECE, by George Grote. – Tome 1 et 2, Londres, 1846, Murray.




L’histoire moderne est décidément seule en vogue parmi nous ; en France, aujourd’hui, loin d’encourager les recherches sur l’antiquité grecque et romaine, on pense qu’elles appartiennent exclusivement aux érudits, aux pédans, disons le mot, et qu’elles ne s’adressent qu’aux écoliers, encore seulement pour le temps qu’ils sont condamnés au grec et au latin. Je suis de ceux qui trouvent ce préjugé fort injuste. A mon avis, le malheur de l’histoire ancienne, c’est d’être enseignée par contrainte et d’être apprise lentement et péniblement. Nous l’avons épelée dans de sombres classes en regardant à la dérobée un coin de ciel bleu à travers les barreaux de nos fenêtres, en pensant avec regret à la balle ou aux billes que nous venions de quitter. Nous avons lu Hérodote et Thucydide lambeau par lambeau, comme on lit maintenant un roman feuilleton, oubliant le chapitre de la veille et comprenant à moitié celui que nous avions sous les yeux. Hors du collége, si par fortune nous avons retenu quelque chose de ce qu’on nous y a montré, l’histoire ancienne pourra devenir la plus attachante lecture. Tout le monde n’est pas roi ou ministre pour avoir besoin des enseignemens de l’histoire, mais il n’est personne qui ne prenne intérêt au jeu des passions, aux portraits de ces grands caractères qui dominent des peuples entiers, à ces alternatives de gloire et d’abaissement que de près on nomme la fortune, mais qui, vues de loin et d’ensemble, deviennent la révélation des terribles et mystérieuses lois de l’humanité. Où trouvera-t-on ce spectacle plus animé, plus fécond en péripéties que dans cette classique Grèce, ce grand pays qui tient une si petite place sur la carte ? Dans cette terre privilégiée, pas une montagne qui ne redise le nom d’un poète, d’un sage, d’un héros, d’un artiste. Pour nous, les noms des hommes illustres de la Grèce, de ses grands morts, comme disait César à Pharsale, sont encore les synonymes de génie et de vertu. Quelle contrée, si vaste qu’elle soit, peut se vanter d’avoir produit un Socrate, un Platon, un Phidias, un Homère, un Eschyle, un Aristote ? Souvent le monde a été bouleversé par des hordes brutales mises en mouvement, comme les Huns, par un fléau de Dieu. A la Grèce seule était réservée la gloire d’éclairer les autres nations et de les policer. Ses arts, sa littérature, ses armes, ont été bienfaisans. Dans l’espace de quelques siècles, vingt peuples helléniques, ou plutôt vingt petites villes ont déployé une activité sans égale pour réaliser tout ce qui se peut imaginer de bon, d’utile et de beau. Leurs institutions si variées, leurs mœurs plus variées encore se sont ressemblé pourtant par un but commun, celui de conserver à l’individu sa valeur propre et de lui offrir le plus libre développement de toutes ses facultés.

Le temps a cruellement mutilé l’histoire de la Grèce comme toutes les autres parties de sa littérature. Pour reconstruire l’édifice avec ses débris épars, il faut non-seulement le jugement et la critique nécessaires à tout historien, mais encore une variété de connaissances spéciales qui rarement se trouvent réunies dans le même homme : d’abord une intelligence profonde d’une langue difficile et d’une étonnante richesse, puis des études sérieuses sur toutes les branches de l’archéologie, cette science qui fait servir les monumens figurés à remplir les lacunes des monumens écrits. Les rapports de la Grèce avec l’Orient et l’Égypte ont été trop fréquens pour qu’il ne soit pas indispensable d’être préparé à plus d’une excursion dans ces contrées, où maint habile antiquaire ne s’aventure que timidement. Sans doute une forte éducation classique et d’immenses lectures, auxquelles on ne se résigne guère que lorsqu’on est doué de cette curiosité particulière aux érudits, peuvent mettre aux mains d’un littérateur les premiers matériaux, et, pour ainsi parler, les instrumens indispensables à son œuvre ; ce ne sera rien encore tant qu’il n’aura pas compris, ou plutôt deviné par une sorte d’intuition la vie antique, si différente de notre vie moderne. A toutes les époques, des savans laborieux, des hommes de lettres instruits ont écrit sur la Grèce ; aujourd’hui, on ne trouve guère dans leurs ouvrages que les idées et les opinions de leur temps. Dans ces drames composés successivement sur le même sujet, les noms des personnages sont les mêmes, mais les costumes et, ce qui est plus fâcheux, les caractères et le langage se transforment continuellement et s’éloignent de plus en plus de la vérité. Il y a quelque vingt ans, Courier se moquait de Larcher, qui n’avait vu dans Hérodote que seigneurs, princesses et gens de qualité. Au moyen-âge, les trouvères racontaient aux barons de France les aventures du bon chevalier Hector le Troyen et les amoureuses entreprises formées pour les beaux yeux de madame Hélène. Aujourd’hui, aux Thermopyles, le pâtre qui vous guide vous montre le lieu où le klephte Léonidas trouva la mort en défendant le Dervéni contre un pacha.

Notre siècle a peut-être un avantage sur ceux qui l’ont précédé : les impurs constitutionnelles nous ont habitués aux débats politiques, et, à force d’entendre parler de nos constitutions modernes, nous comprenons mieux les gouvernemens libres de l’antiquité. Nos chambres, nos élections, nous expliquent l’agora d’Athènes ou le sénat de Sparte, que les courtisans de l’Œil-de-Bœuf avaient peine, je pense, à se représenter clairement. D’un autre côté, nous n’avons plus de ces grandes passions, ni même de ces modes tyranniques, comme on en avait autrefois, qui plient tout à un certain caprice et à de certaines conventions. Accoutumés au scepticisme, blasés, indifférens pour le présent, nous pouvons juger plus sainement du passé. En littérature, comme dans les arts, il n’y a plus d’écoles, ou, s’il en existe encore, on y professe l’éclectisme. Le meilleur temps pour traduire, pour comprendre ceux qui ont inventé, c’est peut-être le temps où l’on n’invente plus ; c’est le nôtre. En résumé, nos progrès, nos qualités, nos défauts même, favorisent aujourd’hui les études historiques. On peut en voir déjà les heureux effets. Le moyen-âge, lettre close pour nos aïeux, s’est éclairé d’une vive lumière, grace aux savantes recherches de M. Guizot et de M. Augustin Thierry. L’histoire de la Grèce et celle de Rome se sont rajeunies en Allemagne par les doctes travaux de Niebuhr et d’Ottfried Müller. Malheureusement ces deux grands chefs d’école se sont montrés plus habiles à détruire l’œuvre de leurs prédécesseurs qu’à fonder un monument durable. Le premier a bien convaincu Tite-Live d’avoir écrit un joli roman sur les premiers siècles de Rome, mais il n’a pu persuader à tous ses lecteurs que les choses se passaient au Capitole comme dans la Rathhaus de Ditmarschen. Esprit plus juste et moins aventureux, O. Müller n’est arrivé en général qu’à des résultats négatifs, ou bien à des fables reconnues il n’a substitué que des hypothèses plus ingénieuses que solides. L’un et l’autre, avec les défauts de leur pays, s’abandonnent trop souvent à leur imagination et se passionnent quand il s’agit de raisonner. Admirables pour découvrir un filon dans la mine la plus obscure, ils en perdent quelquefois la trace par leur empressement à tout bouleverser pour l’atteindre. Pour ma part, j’ai foi dans le bon sens britannique, et je vois avec plaisir qu’un Anglais, c’est-à-dire un esprit pratique et positif, qu’un ancien membre du parlement comme M. Grote, entreprenne d’écrire l’histoire de la Grèce. C’est un bonheur qu’une vaste érudition (et personne ne contestera celle de M. Grote) se rencontre au service d’un homme d’affaires, long-temps spectateur, acteur même dans le grand drame de nos révolutions modernes. En effet, ce qui a toujours manqué aux érudits pour écrire l’histoire, c’est de connaître les affaires et les hommes. Ce n’est point dans le cabinet qu’on acquiert cette science, non moins indispensable pour juger le passé que pour se conduire dans le présent. L’ouvrage que nous allons analyser porte donc avec le nom de son auteur une recommandation particulière et toute nouvelle. Au reste, les deux premiers volumes, les seuls qu’ait encore publiés M. Grole, sont précisément ceux pour lesquels il a eu le moins besoin de son éducation politique. Ils ne forment, à proprement parler, qu’une introduction contenant l’exposé critique des légendes, plus ou moins incertaines, relatives aux premiers âges de la Grèce. Bien qu’un tel travail soit plutôt du ressort de l’érudit que de l’historien, il suffit cependant pour apprécier la méthode de l’auteur et le but qu’il s’est proposé.

Sur les événemens antérieurs aux premières olympiades, nous ne savons que ce que les poètes et les mythographes nous ont transmis. C’est une suite de récits étranges, qui, pour le merveilleux, ne le cèdent en rien à nos contes de fées. Des dieux s’humanisant avec les jolies mortelles, tantôt battant, tantôt battus, mourant quelquefois ; des métamorphoses d’hommes en animaux, voire d’hommes en dieux, voilà le fonds ordinaire des mythes antiques. Au premier abord, on est tenté de laisser ces prodiges aux poètes et aux lecteurs des Mille et une Nuits ; mais, si l’on ne tient pas compte de ces fables, l’histoire de la Grèce n’aura plus de commencement. En effet, la mythologie et l’histoire grecque s’enchaînent si étroitement que la seconde est incompréhensible à qui ne connaît pas la première. De même qu’il existe une transition insensible entre les trois règnes de la nature, les dieux, les héros et les hommes se suivent et se confondent dans les premiers âges. Chez les anciens, la guerre de Troie, et même le combat des géans contre les dieux, trouvaient autant de créance que le dévouement de Léonidas ou la bataille de Salamine. Dans la Grèce civilisée, dans la Grèce administrée par de sceptiques préteurs romains, à l’occasion de débats politiques entre deux peuples, on argumentait sur un ancien mythe comme on discute aujourd’hui les articles du traité d’Utrecht, et il n’y avait pas de ville si petite qui n’eût quelque famille en possession de privilèges honorables, qu’elle devait à une arrière-grand’mère séduite ou violée par un dieu. Hécatée disait et croyait qu’il était le descendant de Jupiter au dix-septième degré. A Rome, où l’on ne se piquait pas de poésie, César, esprit fort positif, discourant au forum, parlait de Vénus, son aïeule, aussi gravement que de son oncle Marius.

Ces légendes, que les anciens acceptaient aveuglément, contiennent-elles quelques élémens historiques ou philosophiques, et peut-on dégager ces élémens des ornemens étrangers qui les enveloppent ? Sur la première question, il ne peut y avoir, je pense, diversité d’opinions qu’au sujet de la proportion plus ou moins grande de vérité mêlée à la fable. La rivalité de Thèbes et d’Orchomène, par exemple, et la guerre dans laquelle cette dernière ville perdit sa prépondérance politique en Béotie, ne sauraient être révoquées en doute, bien que le Gargantua grec, Hercule, y joue un rôle, et que l’événement soit raconté entre l’aventure des cinquante filles de Thestius et celle du lion de Némée.

Quant à la possibilité d’interpréter les mythes et surtout de mettre en lumière le fonds historique qu’ils renferment, pour en juger, il faut chercher d’abord à se rendre compte de la manière dont la mythologie s’est formée, c’est-à-dire étudier les élémens divers qui la constituent.

Partout les premiers enseignemens donnés aux hommes ont pris la forme de récits poétiques. C’est, à ce qu’il paraît, celle que l’esprit humain saisit le plus facilement. La forme didactique n’appartient qu’à une civilisation déjà avancée et à des langues assez perfectionnées pour pouvoir exprimer des idées générales ou même des idées abstraites. Ainsi, pour des barbares grossiers, l’idée que nous attachons au mot peuple, en tant qu’une réunion d’hommes ayant un même langage, des mœurs et des institutions communes, est une idée pour laquelle ils n’ont souvent point de mots. Au lieu de tel peuple, ils diront telle famille ; plus souvent encore ils diront tel homme, tel héros, d’autant plus grand que le peuple sera plus nombreux. « Les légendes grecques, suivant la remarque de M. Grote, ne nous présentent que de grandes figures individuelles ; les races, les nations disparaissent derrière le prince ; les héros éponymes surtout sont non-seulement les souverains, mais les pères, les représentans de la horde à laquelle ils donnent leur nom. » De là vient que l’histoire du peuple se résume souvent tout entière dans la vie de son héros éponyme.

La difficulté d’exprimer des idées abstraites n’est pas moins grande, et les premiers hommes ont remédié à la pauvreté de leur langue par l’emploi de figures et d’allégories. Les Arcadiens avaient conservé le souvenir de l’invasion de leur pays par la mer et de la stérilité, qui ne cessa que grace aux alluvions de leurs rivières. Voici comment leurs géologues racontaient la chose : « Cérès, ayant été violée par Neptune, « demeura long-temps irritée. Sa colère cessa quand elle se fut baignée « dans le fleuve Ladon. » Observons que les mythes ne contiennent guère que des idées très vulgaires et, pour ainsi dire, enfantines. La forme qu’ils emploient est enfantine aussi.

Cette forme étant la même pour toutes les notions qu’il s’agit de conserver, il s’ensuit qu’au même récit se rattachent des idées ou des événemens qui n’ont nul rapport entre eux. Il semble que, le récit poétique étant un moyen de fixer la mémoire, on s’en soit servi, comme d’un registre, pour inscrire pêle-mêle tout ce qu’il importait de ne pas oublier. Les premiers livres de tous les peuples sont des espèces d’encyclopédies. On y trouve comme un résumé de toutes les connaissances existant à l’époque où ils furent écrits. Cette confusion est encore plus marquée dans les mythes de la Grèce, et il est rare que la même légende ne réunisse des notions d’astronomie, de physique, de religion, d’histoire, de métaphysique et de morale. Prenons un exemple pour rendre plus sensible ce mélange hétérogène. Je choisirai le mythe d’Hercule comme un des plus connus. La plupart des antiquaires sont d’accord pour voir dans les douze travaux d’Hercule des allusions astronomiques. A un certain point de vue, le fils de Jupiter et d’ Alcmène est identifié avec le soleil, et, pour parler le jargon de l’archéologie moderne, c’est un héros solaire. — Ce héros solaire devient le captif d’Omphale. Il s’habille en femme et file de la laine, tandis que sa maîtresse se revêt de la peau de lion et porte la massue. Nouvel aspect de la légende, où l’on peut chercher un sens cosmogonique et religieux. — Ailleurs Hercule est un symbole de la fécondité, un dieu bienfaiteur ; lorsque dans son combat avec Acheloüs il ravit au fleuve la corne d’abondance. — Destructeur des monstres, protecteur des opprimés, passant toute sa vie au milieu d’épreuves et de dangers continuels, Hercule sera encore le prototype du courage et de la vertu. Braver les périls et la souffrance par amour de la gloire, tel fut le choix d’hercule, disaient les philosophes de l’antiquité en le proposant pour modèle. — Maintenant n’est-il pas probable qu’à ces voyages d’Hercule, où nous avons vu tout à l’heure une allégorie du cours du soleil, se lient quelques souvenirs d’anciennes expéditions maritimes ? Dans le combat du héros contre Albion et Bergius en Ligurie, il n’est pas difficile de deviner une allusion aux anciens démêlés des marchands ou des pirates grecs et phéniciens avec les peuples de la Gaule. D’autres aventures tirées du même cycle portent encore plus décidément le caractère historique. Nous avons déjà parlé de la guerre des Thébains contre Orchomène : Hercule, dit la légende, ruina les Orchoméniens en obstruant les émissaires du lac Copaïs, les fameux catabothra, gigantesques travaux dont on reconnaît encore les vestiges. En présence de ces ruines prodigieuses, il est impossible de douter que les mythes ne contiennent une notable portion de réalité historique. Rattacher toutes les grandes traditions à un nom populaire est une pratique ancienne et qui ne s’est pas perdue de nos jours. Aujourd’hui le peuple attribue à César tous les travaux des Romains ; Charlemagne concentre sur lui seul toutes les traditions du moyen-âge.

Amalgame de notions différentes, la mythologie s’est encore embrouillée par les altérations et les additions répétées que le même récit, a dû subir en passant de bouche en bouche chez un peuple rempli d’imagination, beaucoup plus sensible à la forme de la narration qu’au sens qu’elle renfermait. En Grèce, les poètes prêtèrent des passions aux héros et aux dieux, comme les sculpteurs donnèrent des formes humaines aux monstrueuses idoles qu’ils avaient reçues de l’Asie. D’un autre côté, par suite de la grande analogie qu’ont entre eux les différens cultes de la nature, des superstitions étrangères, s’introduisant de bonne heure dans les religions helléniques, les modifièrent et y apportèrent de nouveaux épisodes qui vinrent s’encadrer çà et là dans le cycle des légendes nationales. C’est ainsi que nous avons vu l’aventure d’Omphale, empruntée au culte du Sandon de Lydie, prendre place dans le mythe d’Hercule. L’Asie et l’Égypte ont exercé la plus grande influence sur la mythologie grecque, et n’ont pas peu contribué à en augmenter le désordre.

Quelque incohérentes que fussent ces histoires héroïques ou divines, elles composèrent, pendant un espace de temps assez long, toute la masse de connaissances que possédassent les anciens. C’était, pour me servir de l’heureuse expression de M. Grote, tout leur fonds intellectuel (their mental stock). Dès une époque fort reculée, quelques esprits hardis, choqués de tant d’absurdités et de contradictions, essayèrent d’interpréter les mythes et d’y chercher un sens qui satisfît la raison. Plusieurs philosophes, faisant ressortir des vérités morales plus ou moins déguisées sous des allégories, voulurent rendre utiles les vieilles légendes, en les commentant à leur manière. D’autres y, cherchèrent de l’histoire et proposèrent un système d’explication qui, supprimant tous les miracles, changeait les récits les plus merveilleux en une espèce de chronique poétisée. Telle fut la méthode d’Évhémère, qui, pour cette tentative, encourut le reproche d’impiété et la colère des prêtres et des païens orthodoxes. Avec lui, plus de dieux, plus de héros, plus de prodiges. Jupiter était un roi de Crète ; les centaures, des gens qui montaient bien à cheval ; Pluton, un richard, qui, pour garder ses trésors, se servait d’un mâtin hargneux, nommé Cerbère, ayant triple gueule, comme le chien de La Fontaine. Ces systèmes eurent, comme il semble, assez peu de vogue en leur temps, ou tout au plus ne servirent qu’à donner des armes au scepticisme. Pour les masses, les mythes demeurèrent une chose sacrée qu’on ne devait pas approfondir. La doctrine : point de raison, n’appartient pas au père Canaye, elle est renouvelée des Grecs ; parmi eux, elle était favorisée prodigieusement par la beauté de la poésie fondée sur ces antiques traditions, et les merveilles des arts, les pompes religieuses, l’orgueil national, rappelaient à chaque instant les vieilles croyances et les rendaient chères à ceux mêmes qui voulaient en douter.

Chez les modernes, plus d’une tentative d’explication s’est reproduite : d’abord le système d’Évhémère ; c’est le plus commode, et je me souviens que notre professeur de grec, en nous faisant traduire la fable d’Orythie enlevée par Borée, nous avertissait que cette jolie histoire était fondée sur une anecdote vraie, mais qu’il s’agissait tout bonnement d’une jeune fille qui se promenait imprudemment sur un rocher à pic, lorsque le vent, s’engouffrant dans sa robe, la précipita. Cela est bon pour celui qui voulait écrire en madrigaux toute l’histoire romaine. — D’autres érudits ont pensé encore que les mythes cachaient un sens sublime, dont quelques adeptes avaient seuls la connaissance. La lettre des légendes formait, disent-ils, la religion du peuple : les honnêtes gens et surtout les initiés aux mystères possédaient le sens caché ; mais le secret a été bien gardé, comme il semble. — Enfin Dupuy, frappé de certaines formes sans cesse répétées dans la plupart des mythes, fit un gros livre pour prouver que la mythologie n’était que de l’astronomie poétique. A son compte, les Leverrier d’autrefois ne procédaient pas par des x, comme on fait au Bureau des Longitudes, mais consignaient leurs observations dans de petits contes pleins de grace. La meilleure réfutation de cette belle découverte a été le pamphlet d’un Belge, qui, par l’application de la méthode de Dupuy, démontra que Napoléon n’a pas existé, et que sa prétendue histoire n’est qu’une allégorie du cours du soleil.

Après une infinité de livres composés sur ce sujet, la question est demeurée à peu près aussi obscure qu’auparavant. M. Grote, qui en expose les élémens avec beaucoup de netteté et d’exactitude, n’arrive qu’à une conclusion négative. « Les mythes, dit-il, sont un produit particulier de l’imagination et des sentimens, sans relation avec l’histoire ou la philosophie. On ne saurait les décomposer pour y découvrir des faits historiques, ni les interpréter comme des allégories philosophiques. Certaines légendes, il est vrai, portent la présomption d’une tendance à l’allégorie (an allegorising tendency) ; d’autres, qu’on ne peut préciser, contiennent une portion de réalité amalgamée à la fiction ; mais cette réalité ne peut être reconnue à aucun indice intrinsèque, et on n’en peut supposer l’existence que lorsqu’elle est confirmée par un témoignage collatéral. Enfin, aux récits mythiques, on ne peut appliquer les règles de la probabilité historique, et, quant à leur date, il n’y a pas de chronologie qu’on y puisse adopter. » Ainsi, selon M. Grote, les mythes seraient à peu près des énigmes sans mots. Il reconnaît pourtant qu’on ne peut les passer sous silence, parce qu’ils forment une introduction obligée à l’histoire de la Grèce. Ils méritent d’être étudiés, parce qu’ils constituent la croyance des anciens, et qu’ils font connaître les mœurs et les idées des hommes qui ajoutaient foi à de pareils récits. Pour écrire une histoire de la Grèce, il faut rapporter les légendes des dieux et des héros, de même que pour écrire l’histoire des Arabes on doit analyser le Coran.

Peut-être le parti suivi par M. Grote est-il le plus sage. La tâche de l’historien n’est point celle de l’archéologue, et, pour en venir à l’expédition de Xercès et à la guerre du Péloponnèse, il n’est pas nécessaire de travailler à débrouiller la cosmogonie d’Hésiode. Cependant je ne puis être d’accord avec M. Grote sur l’opinion qu’il se forme des mythes. Quelque vive qu’il suppose l’imagination des Grecs, quelle que fût leur passion pour le merveilleux, je ne puis croire qu’ils aient inventé des contes uniquement pour le plaisir de conter. Son principal argument, qu’il emprunte à Platon, est celui-ci : « Après avoir interprêté une fable par une méthode quelconque, il faut nécessairement employer la même méthode pour une autre fable. Or, cela sera impossible : donc la mythologie est inexplicable. » Le raisonnement serait juste si la mythologie avait été fabriquée de toutes pièces par un seul homme et dans un certain système ; mais l’auteur de l’Histoire de la Grèce ne me paraît pas s’être rendu compte de la manière dont s’est formée la masse des légendes antiques. Nous avons essayé tout à l’heure d’en donner une idée, et l’on a pu voir combien d’élémens avaient concouru à leur composition. Le nom seul que tout à l’heure M. Grote donnait à la mythologie, ce fonds intellectuel des anciens, devait l’avertir qu’elle était l’œuvre de plusieurs mains et qu’elle renfermait les notions les plus variées. Un homme prend un livre dans une bibliothèque, il comprend les premières pages de ce livre et conclut avec raison qu’il comprendra le reste, si l’auteur a le sens commun ; mais peut-il inférer qu’il comprendra de même tous les livres de la bibliothèque ? Assurément non, car il ne sait pas d’avance si tous sont composés dans la même langue et traitent de sujets à sa portée. A mon sentiment, la mythologie est une bibliothèque, et pour en faire l’exploration il faut lire plus d’une sorte de caractères.

Puisque les mythes se composent d’élémens divers, on voit d’abord qu’il sera impossible de les expliquer tous par un système unique d’interprétation. Non-seulement le même système ne s’appliquera qu’à une certaine classe de légendes, mais quelquefois la même légende nécessitera l’emploi de plusieurs systèmes. Et cette variété n’a rien d’extraordinaire, car tout à l’heure on a pu voir, par l’exemple d’Hercule, que le personnage principal d’un mythe doit être considéré sous plusieurs aspects différens. La forme légendaire servant à exprimer des notions de toutes sortes, il arrive nécessairement que deux ou plusieurs ordres d’idées distinctes sont confondus dans le même récit. Pour étudier la mythologie, il faut avant tout, je pense, s’appliquer à connaître sa langue ; j’appelle ainsi les figures ou les métaphores par lesquelles les hommes, dans un certain état de civilisation, traduisent ordinairement leurs idées. Cette langue, très pauvre assurément, est, suivant toute apparence, naturelle aux hommes encore grossiers et incultes, car on la trouve en usage dans des pays fort éloignés les uns des autres, et elle sert d’organe à des religions fondées sur des croyances très variées. C’est ainsi qu’on ne peut lire les cosmogonies antiques sans être frappé des rapports qu’offrent entre eux les différens récits sur l’origine des choses, je ne dis pas quant à la substance de ces récits seulement, mais surtout quant à la manière de représenter les mêmes idées par les mêmes figures. Toutes ces religions de l’antiquité, qu’on appelle cultes de la Nature, font usage des mêmes métaphores, des mêmes allégories. Tantôt elles considèrent la Nature dans son ensemble, tantôt dans ses propriétés particulières, mais toujours elles la représentent par une suite de personnifications procédant les unes des autres, d’abord vagues, puis plus précises, et ayant une tendance de plus en plus forte à se rapprocher de l’humanité. Ces personnifications des forces naturelles deviennent bientôt des personnages avec leur apparence de réalité. Les mythographes leur donnent des rôles et des caractères, comme nos romanciers en prêtent aux héros de leur imagination. Partout les premiers hommes, fuyant les idées abstraites, s’efforcèrent d’y substituer des images à la portée de leur intelligence. Plus d’une fois on peut observer l’influence que le génie particulier des langues exerce sur l’idée qu’on attribue à ces personnifications naturelles, et le caractère d’une divinité dépend souvent du genre que son nom a dans la langue du peuple qui lui rend un culte. Là où le nom du soleil est féminin, comme dans les langues germaniques, et je crois aussi dans plusieurs idiomes de l’Asie, la personnification divine du soleil ou la divinité solaire aura quelque chose de féminin dans son caractère, et tous les récits où elle figurera auront quelque trait en rapport avec son sexe. Pour moi, je ne doute pas que le caractère de la Cérès grecque, si empreint d’amour maternel, ne tienne en grande partie à l’idée de maternité qu’éveille le nom de Demeter. Le génie particulier d’un peuple, ses mœurs, ses habitudes, le climat sous lequel il vit, contribuent encore à modifier ses légendes et à dicter le choix de ses allégories. L’action des forces naturelles, leur combinaison pour produire l’ordre du monde, le mystérieux Cosmos, s’expriment tantôt par des combats et des meurtres, tantôt par des mariages et des amours divins. N’est-il pas évident que, dans l’un et l’autre cas, les mythographes ont employé les figures les plus familières au génie de leur nation ? Mars était le grand dieu des Thraces farouches, Vénus la déesse des Cypriotes voluptueux. En résumé, quelles idées faut-il chercher dans ces légendes de dieux et de héros ? — Toutes les idées que rappelaient aux anciens ces mots de dieux et de héros : tantôt la Nature dans la confusion de ses élémens, tantôt quelques-unes de ses propriétés, quelques-uns de ses phénomènes, ou l’action bienfaisante ou destructive qu’ils exercent. Quelquefois un dieu représentera l’inventeur des arts ou plutôt les arts eux-mêmes ; il sera le législateur d’un peuple, souvent il sera ce peuple lui-même.

En voilà bien assez, et trop peut-être, sur un sujet qu’il est difficile de traiter sans d’immenses développemens ; je m’arrête pour revenir à l’Histoire de la Grèce. De quelque manière qu’on les envisage, les aventures des héros et même celles des dieux offrent toutes un fonds de vérité que ne pouvait méconnaître l’esprit observateur de M. Grote. Cette vérité, on la trouve dans le tableau de mœurs transmis par ces légendes, et l’on ne peut douter qu’elles ne nous donnent des renseignemens exacts sur la société dans laquelle elles s’accréditèrent. Soit qu’on les considère comme des allégories ayant un sens caché, soit qu’on n’y veuille voir que des contes faits à plaisir, restera toujours la forme même du récit empruntée à la nature. Romanciers, poètes et mythographes ne peuvent prendre autre part leurs ornemens et leurs couleurs. M. Grote a noté avec beaucoup de soin et de sagacité les traits principaux de la civilisation héroïque, et, pour en faire ressortir davantage les singularités, il la compare souvent à la civilisation grecque des temps historiques. Il montre qu’une grande révolution s’est opérée dans l’intervalle de temps inconnu qui sépare les deux époques. Dans la première, le pouvoir des chefs est immense ; quelquefois, il est vrai, ils prennent l’avis des anciens de leur tribu, mais leurs décisions sont toujours sans appel. Aux monarchies barbares succéda l’autorité de l’agora ou assemblée du peuple. Plus de rois dans la Grèce historique, leur nom même est voué à l’exécration, et l’assassinat de quiconque aspire à la royauté est proposé à la jeunesse comme l’action la plus noble et la plus méritoire. Ce n’est qu’à Sparte que les rois se sont conservés, mais de leur ancien pouvoir ils n’ont retenu que le privilège de commander les armées, et ils l’exercent sous la jalouse surveillance d’une puissante aristocratie. Chez les mythographes, les rois jouent parmi les mortels le rôle de Jupiter dans l’Olympe, ou plutôt leur Olympe est l’image d’une ancienne cité hellénique. Ils donnent à ces pasteurs d’hommes toutes les qualités qui conviennent à un âge grossier, beauté, force physique, valeur ; ils n’oublient pas l’éloquence. Le roi doit commander dans les assemblées par la puissance de sa parole, autant que dans les combats par la terreur de son bras. L’éloquence forme ainsi la transition entre l’âge des héros et les temps historiques. Elle était destinée à remplacer la force brutale et à devenir chez les Grecs le fondement de toute autorité.

Si le pouvoir des chefs paraît absolu dans les temps héroïques, la religion n’a pas encore réuni tous les individus composant une nation dans un culte général. Le sentiment d’obligation envers les dieux ne se manifeste guère que par des actes individuels, des vœux et des sacrifices, espèce de contrat entre l’homme et la divinité au moment du péril. Cependant un sentiment de respect pour les dieux se mêle déjà dans les engagemens des mortels entre eux. Le lien qui unit un Grec à son père, à son parent, à son hôte, à quiconque lui donne ou en reçoit un serment, ce lien, dis-je, est considéré comme en rapport avec l’idée de Jupiter qui en est le témoin et le garant ; association remarquable attestée par quelque surnom caractéristique du dieu. Voilà, suivant l’observation fort juste de M. Grote, en quoi consistaient toutes les idées de morale d’un héros des anciens âges. La loi n’était pas séparée de la religion ni des relations particulières ; le mot même de loi, avec l’idée qu’on y attacha plus tard, est inconnu aux poètes du cycle épique. Alors en effet la société n’accordait aucune protection à l’individu hors d’état de se faire respecter par ses propres forces.

L’amour de la patrie, si puissant dans les républiques grecques à l’époque de leurs démêlés avec les Perses, semble n’avoir été d’abord qu’un attachement vague au sol, une disposition à la nostalgie, et les relations de famille constituent le lien principal entre les individus. Dans la suite, le patriotisme et les sentimens d’orgueil exclusif qui en sont la conséquence affaiblirent probablement ces affections du foyer domestique. Dans la Grèce libre du Ve siècle avant notre ère, on voit les femmes traitées en esclaves par leurs maris. L’amour des ames est presque inconnu, ou bien ce ne sont pas les femmes qui l’inspirent. Au contraire, dans les temps héroïques, elles exercent une influence considérable, et dans toutes les légendes leur rôle est important. La femme est-elle condamnée à perdre son empire dans les gouvernemens libres ?

Nous ne suivrons pas M. Grote dans son long examen des mœurs héroïques, un des morceaux les plus intéressans de son travail, mais qui nous éloignerait du plan que nous nous sommes tracé. J’aime mieux passer à un autre chapitre : c’est une dissertation curieuse sur les poèmes d’Homère, source principale de nos connaissances sur les premiers âges de la société grecque. Un témoignage de cette importance méritait d’être discuté dans le plus grand détail, et l’auteur, en traitant la question si souvent débattue de l’origine des poèmes attribués à Homère, a montré la critique la plus judicieuse, et même a émis quelques idées nouvelles dont je vais essayer de rendre compte.

On n’a jamais pu fixer, je ne dirai pas avec certitude, mais avec quelque précision, la date de l’Iliade et de l’Odyssée, admirables débris d’un grand cycle épique qui a disparu. D’après Hérodote, la plupart des critiques modernes s’accordent à poser les limites de nos incertitudes entre les années 850 et 776 avant notre ère. On sait que les deux épopées ne furent point écrites d’abord, mais que pendant assez long-temps elles furent apprises par cour et récitées par une classe d’hommes nommés rapsodes : c’étaient les trouvères des Grecs. Il est probable qu’elles ne furent consignées par écrit qu’environ deux siècles après leur composition. Dans un intervalle de temps si considérable, et avec un mode de transmission si défectueux, on est en droit de supposer que bien des changemens se sont introduits dans ces deux poèmes.

Wolf le premier attaqua l’unité de composition de l’Iliade et de l’Odyssée. Il prétendit qu’elles étaient l’œuvre de plusieurs rapsodes, dont les chants, d’abord composés isolément, avaient été dans la suite rassemblés et liés tant bien que mal les uns aux autres ; en un mot, il soutint que ces épopées ne sont que des compilations analogues à la collection des romances du Cid, aux sagas d’Islande, ou aux ballades de la frontière écossaise. Lachmann, continuant la thèse de Wolf, a proposé une nouvelle division de l’Iliade en seize chants, œuvres de différens auteurs, ou plutôt il ne reconnaît dans le poème que seize morceaux originaux composés à peu près à la même époque, sur autant de sujets distincts. Ces ballades ou ces récits poétiques auraient été cousus les uns aux autres par les académiciens de Pisistrate, ou tous autres premiers éditeurs, quels qu’ils puissent être.

N’est-il pas étrange que des érudits du premier ordre trouvent de vives raisons comme le docteur Pancrace, bien plus, de bonnes raisons, pour ne voir qu’une compilation hétérogène là où toute l’antiquité et tant de modernes ont reconnu un chef-d’œuvre de composition ? Ainsi Virgile, le Tasse et tant d’autres qu’on n’ose citer après eux, auraient trouvé le plan de leurs poèmes dans quelque chose qui n’a pas de plan ! Après tout, cela n’est pas plus extraordinaire que la poétique qu’on a prétendu tirer des tragiques grecs.

Voici fort en abrégé les argumens présentés par Wolf et son école les uns ne sont appréciables que par les érudits, ou plutôt par certains érudits qui, je crois, savent le grec mieux que Thucydide, et qui décident que telle partie de l’Iliade est, par le style, indigne du reste, et ne peut être que l’œuvre d’un rapsode obscur. Je m’incline humblement devant ces arrêts, et, faute de les pouvoir comprendre, je ne m’en occuperai pas. J’exposerai d’autres argumens à ma portée, c’est-à-dire à la portée de tous les lecteurs. — Il est impossible de ne pas reconnaître dans l’Iliade des contradictions nombreuses et choquantes. Tantôt c’est un héros tué dans les premiers chants, qui reparaît plein de santé dans les derniers ; tantôt ce sont des événemens qui occupent une place importante au commencement du récit, et dont on ne tient plus compte dans la suite. Par exemple, l’ambassade envoyée par Agamemnon à Achille pour lui offrir de lui rendre Briséis, racontée fort longuement dans le neuvième chant, est complètement oubliée dès le onzième, et plusieurs passages prouvent que l’auteur ou les auteurs des chants qui suivent n’ont pas connu cet épisode. Ces contradictions sont trop fortes et trop nombreuses pour qu’on puisse les expliquer par des distractions ou des interpolations légères. En outre, c’est en vain qu’on cherche un lien continu dans le poème, et rien n’y justifie le dessein annoncé à son début. Qu’ont de commun avec la colère d’Achille les combats devant le rempart des Grecs, les prouesses de Diomède, la mort de Dolon, l’entrevue d’Hector et d’Andromaque, le duel de Pâris et de Ménélas, etc. ? Continuons à citer : au premier chant, Jupiter promet à Thétis de punir tous les Grecs de l’outrage qu’Achille a reçu d’Agamemnon. A cet effet, Jupiter convoque l’assemblée des dieux : c’est au second chant du poème ; il décide du’Oneiros, ou le Songe, sera détaché auprès d’Agamemnon pour le tromper et l’obliger à quelque sottise. Or, Agamemnon ne se laisse pas tromper, et le projet du maître des dieux et des hommes est une machine fort inutile, ou plutôt, disent les disciples de Wolf, l’œuvre d’un premier rapsode est demeurée interrompue, et ses confrères ne s’en sont point mis en peine. Plus loin, dans le quatrième chant, Jupiter, oubliant tout-à-fait Thétis et le serment qu’il a fait, ouvre dans l’Olympe une nouvelle délibération sur la question de savoir si la paix se fera entre les Grecs et les Troyens ou si la guerre doit continuer. Nouvelle preuve que le quatrième chant ne peut avoir été composé par l’auteur du premier…

Homère n’a pas plus manqué d’avocats que Wolf d’auxiliaires. La question a été et est encore chaudement controversée en Allemagne. Tous les érudits conviennent qu’il existe de nombreuses interpolations dans les poèmes homériques ; mais des savans tels que Nitzsch, O. Müller, Welcker, soutiennent l’unité de composition. A leur sens, l’Iliade serait un poème primitivement composé par un seul auteur, mais altéré par des suppressions, et surtout par des additions. Entre ces différentes opinions, M. Grote a pris un parti moyen qui me semble fort sage. Je regrette de ne pouvoir reproduire ici toute son argumentation, qui est à mon avis un modèle de clarté et de méthode. Lachmann ayant tranché la question, avec une assurance toute germanique, en établissant qu’une épopée ne pouvait être inventée au VIIIe ou au VIIe siècle avant notre ère, c’est à réfuter cette décision que M. Grote s’attache d’abord. Il commence par établir que l’épopée est au contraire une des formes les plus anciennes de la poésie, et qu’à l’époque d’Homère on faisait autre chose que des ballades. Ce fait, il le met hors de doute, en prouvant qu’aucune des objections élevées contre l’unité de composition de l’Iliade n’est applicable à l’odyssée ; que ce dernier poème parfaitement suivi ne peut être, sauf toujours quelques interpolations, que l’ouvrage d’un seul auteur. L’examen de l’Odyssée avait été fort négligé jusqu’à présent, et la discussion a presque uniquement roulé sur l’Iliade. Or, entre le premier et le second de ces poèmes, il est impossible de supposer un intervalle de temps considérable, et, s’ils ne sont pas dus au même homme, il faut convenir qu’ils appartiennent à une même école poétique, qu’ils supposent les mêmes mœurs et un état de la société absolument semblable. Ainsi tombe la première assertion qui déciderait à priori l’impossibilité d’une Iliade.

Restent les graves contradictions que je viens d’indiquer. M. Grote les explique par la fusion de deux épopées originairement distinctes, puis réunies dans la suite. L’une avait eu pour sujet la colère d’Achille, l’autre le siège de Troie. Si l’on relit l’Iliade avec cette donnée-là, les contradictions et l’incohérence de certaines parties s’expliqueront fort naturellement. L’Iliade, dit M. Grote, peut se comparer à un édifice bâti d’abord sur un plan resserré, qui s’est agrandi par des additions successives. Le plan primitif ne comprenait qu’une Achilléide, et à ce plan se rapportent le premier chant, le huitième, puis douze autres de suite, depuis le onzième jusqu’au vingt-deuxième inclusivement. On peut y réunir encore les deux derniers chants, qui toutefois ressemblent un peu à des hors-d’œuvre ajoutés après coup. Voilà pour l’Achilléide. Les six chants, depuis le second jusqu’au huitième, puis le dixième, constituent les fragmens d’une autre épopée, sur la guerre de Troie, d’une Iliade à proprement parler, et ces fragmens auraient été fondus dans l’Achilléide par une édition postérieure, si l’on peut s’exprimer ainsi. Quant au neuvième chant, qui raconte la tentative infructueuse des Grecs pour ramener Achille aux combats, ce serait dans l’opinion de M. Grote une addition postérieure, fabriquée peut-être pour relier les deux poèmes l’un à l’autre, invention d’autant plus malheureuse, qu’elle ne sert, comme on l’a vu, qu’à manifester plus évidemment leur manque de liaison. Tout le monde peut apprécier maintenant l’hypothèse de M. Grote. Elle me semble la plus ingénieuse comme la plus satisfaisante qui ait été encore proposée.

Les différentes questions dont je viens de rendre compte occupent la plus grande partie des deux premiers volumes ; aux derniers chapitres du second volume seulement commence l’histoire de la Grèce proprement dite, histoire encore fort obscure et empreinte des couleurs poétiques de la légende ; on voit déjà percer cependant à travers bien des nuages un fonds de réalité qu’il appartient à la critique de mettre en évidence. Cette seconde partie contient d’abord une description géographique de la Grèce et l’examen des différentes races qui se partagèrent autrefois son territoire. Vient ensuite l’exposé de la grande révolution qui changea la position des peuples et qui donna lieu à l’établissement de nouvelles institutions sur toute la surface du pays. Le Péloponnèse, occupé, au temps d’Homère, par la race achéenne, est envahi par les Doriens et les Étoliens, qui se fixent à demeure dans la plupart de ses provinces.

Selon les auteurs qui rapportent cette expédition, les Doriens partent de l’Histiéotide, petite contrée entre le Pinde et l’Olympe, qui d’ailleurs ne paraît pas avoir été leur patrie primitive. De là ils passent en Étolie et s’avancent jusqu’au golfe de Crissa. Après s’être alliés avec des tribus étoliennes, ils traversent le golfe à Naupacte, abandonnent l’Élide à leurs alliés, et remontent la vallée de l’Alphée jusqu’au point où la source de ce fleuve est voisine de celle de l’Eurotas. Alors, s’engageant dans cette dernière vallée, ils descendent dans le territoire de Sparte, puis se répandent dans la Messénie et l’ Argolide.

Telle est cette immigration célèbre, nommée par les anciens le retour des Héraclides, car ils supposent que les rois ou les chefs légitimes du Péloponnèse furent ramenés par les Doriens, leurs auxiliaires. La marche des conquérans que je viens d’indiquer a été admise, avec quelques restrictions, par O. Müller dans son livre des Doriens. M. Grote, avec beaucoup de vraisemblance, combat ce que cette opinion a de trop absolu. D’abord il fait remarquer que l’invasion des Héraclides, telle que la rapportent la plupart des écrivains grecs, porte dans ses détails ce caractère légendaire qui ne tient compte ni des difficultés, ni du temps, et qui, pour expliquer un fait accompli, donne aux événemens une connexité et une rapidité qu’ils n’ont pu avoir en effet. Il paraît sans doute probable que les Doriens pénétrèrent par l’Elide et l’Arcadie dans la vallée de l’Eurotas, car c’est la route naturelle de toute expédition militaire contre la Laconie, mais il est bien difficile de croire que les conquérans d’Argos et de Corinthe aient suivi le même chemin. Dans l’opinion de M. Grote, la relation vulgaire de l’immigration dorienne serait due à l’influence politique exercée par les Lacédémoniens dans le Péloponnèse. Il est naturel en effet que l’orgueil national de ce peuple ait fait de la conquête de son territoire le but principal de l’expédition des Héraclides. L’explication est ingénieuse et plausible ; l’auteur la confirme en montrant que la prépondérance de Sparte ne fut pas immédiate, et qu’avant de donner l’essor à ses conquêtes, elle demeura quelque temps dans une position d’infériorité par rapport à l’Argolide. En rattachant l’occupation d’Argos à la conquête précédente de Sparte, les Spartiates auraient prétendu constater l’ancienne et primitive suprématie de leur patrie.

M. Grote suppose que les conquérans d’Argos et de Corinthe sont venus par mer, et, à son avis, leur invasion est absolument distincte de l’occupation de la Messénie et de la Laconie. Les Doriens établis dans le nord-est du Péloponnèse lui paraissent être arrivés par les golfes Argolique et Saronique, et avoir envahi le pays, non point par le sud ou l’ouest, comme le principal corps des Héraclides. Pour éclaircir cette question, l’examen d’une bonne carte et la connaissance du pays fournissent des renseignemens beaucoup plus sûrs que les vagues traditions de l’antiquité. Il faut encore remarquer que deux anciennes villes, ou plutôt deux forteresses élevées évidemment pour tenir en bride Argos et Corinthe, le Temenion et le Soligeios, ne peuvent avoir été bâties que par des agresseurs venant de la mer et débarqués sur la côte orientale du Péloponnèse. De l’existence de ces forteresses et de la tradition constante qui les attribue aux premiers conquérans doriens, on peut conclure que la conquête du Péloponnèse n’a point été rapide, et qu’elle a eu lieu non par l’effort momentané d’une seule horde, mais par une suite d’attaques successives opérées sur plusieurs points. Il m’a paru que, dans la discussion de ces événemens, la vraisemblance est toujours du côté de M. Grote.

Les dernières pages du second volume sont consacrées au récit des premières conquêtes des Spartiates dans la Messénie et dans l’Argolide et à l’analyse des institutions extraordinaires attribuées à Lycurgue. O. Müller, partant de cette idée que la conquête de Sparte fut le but principal de l’immigration dorienne, a vu dans la constitution de Lycurgue l’expression la plus complète de ce qu’il appelle le Dorismus, c’est-à-dire des mœurs et du caractère dorien. Malgré tout le talent déployé par l’érudit Allemand pour soutenir cette opinion, elle est réfutée de la manière la plus complète par M. Grote. En effet, à quelle époque les lois de Lycurgue ont-elles été établies ? Sur ce point, l’histoire est muette, et les légendes n’offrent que les plus grandes incertitudes. Que si l’on cherche des renseignemens dans l’étude même de ces institutions, il est impossible, en les examinant avec soin, de ne pas reconnaître qu’un travail lent et successif les a produites. Ici encore le procédé ordinaire de la légende a obscurci l’histoire, et le législateur Lycurgue lui-même a tout l’air d’une de ces personnifications héroïques qui résument sur une seule tête l’œuvre de plusieurs générations. Loin d’être l’expression de l’esprit dorien, les institutions de Sparte ne sont qu’une exception, aussi bien parmi la horde dorienne que parmi les autres Grecs. Le seul point de ressemblance qu’on puisse alléguer entre les Spartiates et le reste des Doriens, c’est la syssitie ou les repas en commun qu’on trouve établis en Crète aussi bien qu’à Lacédémone ; mais d’abord on ne peut dire si, en Crète, cet usage était particulier aux Doriens, ou bien s’il était répandu parmi les autres habilans de l’île. En outre, la syssitie crétoise n’avait de commun avec celle de Sparte que la forme et non l’esprit de l’institution.

M. Grote analyse avec beaucoup de soin la constitution de Lycurgue, et cependant il fait justice de plus d’une fausse opinion accréditée telle est, par exemple, celle qui attribue à Lycurgue un partage égal du territoire et qui fait de la loi agraire le fondement de sa législation. Un préjugé semblable a existé au sujet des lois agraires chez les Romains. Vers le déclin de Sparte, il se fit contre le despotisme de l’oligarchie une réaction qui, cherchant des armes partout, feignit de trouver dans les vieilles Rhètres de Lycurgue une tendance démocratique qu’elles n’avaient jamais eue. Un même motif a fait attribuer à Licinius et aux Gracques le projet d’un partage intégral de tous les patrimoines, opération insensée et impossible à laquelle ils ne pensèrent jamais.

Le caractère principal de la constitution de Lycurgue paraît à M. Grote une organisation militaire fort remarquable, que les Spartiates possédèrent dès une époque très reculée. Non-seulement ils s’exerçaient aux armes et à tous les exercices gymnastiques avec plus de soin que les autres Grecs, mais encore ils eurent de bonne heure des chefs permanens, une tactique régulière, des manœuvres d’ensemble. Sous ce rapport, Sparte peut être comparée à ces colonies de soldats établies dans différentes parties de l’empire russe. Ces habitudes de discipline régimentaire favorisèrent à Lacédémone la centralisation du pouvoir. La ville était un camp, et dans un camp il faut que l’autorité se concentre et que l’obéissance soit passive. A leur forte organisation militaire, les Lacédémoniens durent leurs succès et la prépondérance qu’ils obtinrent de bonne heure dans le Péloponnèse et dans toute la Grèce. Sur un champ de bataille, ils avaient la supériorité que des troupes régulières ont sur des milices urbaines. Ajoutez à cet avantage celui d’une position géographique qui les mettait presque à l’abri d’une invasion hostile, et qui leur permettait de porter inopinément leurs forces contre leurs voisins.

Je viens d’analyser les deux volumes de M. Grote, et, ne pouvant le suivre dans la discussion approfondie des nombreuses questions qu’il examine, je me suis borné à présenter les plus importantes de ses conclusions. Il me reste à dire quelques mots sur l’ensemble de son travail, M. Grote appartient à l’école de Gibbon ; il en a la méthode, la prudence, le scepticisme, et je dirai encore l’ordre, qualité rare chez un Anglais, et que Gibbon dut peut-être à l’étude de nos bons auteurs. Comme lui, M. Grote ne se borne pas à présenter les faits et les argumens avec exactitude et netteté ; il sait les placer dans leur meilleur jour et les grouper heureusement, de manière à éviter à son lecteur le cruel travail de synthèse nécessaire avec nombre de bons écrivains anglais et allemands. Notre paresse française lui saura gré de cette heureuse qualité. Son style est simple et rapide. Je vois dans une revue anglaise qu’on lui reproche quelques néologismes et surtout l’emploi d’un assez grand nombre de mots forgés, intelligibles seulement aux érudits. Il faut dire pour sa justification que la plupart de ces mots, tirés du grec, sont à peu près inévitables dans une histoire de la Grèce, à moins de longues périphrases, probablement beaucoup plus choquantes pour des lecteurs délicats.

P. Mérimée.