De l’enseignement du droit dans l’instruction primaire supérieure

DE L’ENSEIGNEMENT DU DROIT
DANS L’INSTRUCTION PRIMAIRE SUPÉRIEURE



L’étude du droit peut être envisagée au triple point de vue du droit lui-même et de son objet, de l’utilité pratique qu’elle présente et de l’influence qu’elle peut exercer sur l’esprit de ceux qui s’y livrent. À ce triple point de vue, on n’hésite pas à en penser qu’il conviendrait qu’elle trouvât sa place dans l’instruction primaire supérieure. Sans doute elle n’en est pas absolument absente. L’enseignement des écoles normales ou du moins de la plupart d’entre elles, comprend un cours de droit municipal qui a pour but de donner aux instituteurs les notions essentielles pour qu’ils puissent remplir les fonctions de secrétaires de mairie, et qui se réduit, en général, aux matières que ceux-ci ont besoin de connaître, comme les actes de l’état civil, les listes électorales, le budget communal, etc. Or, d’une part, et d’est proprement ce qu’on se propose d’établir dans cet article, il serait à désirer que le droit fût enseigné, non-seulement aux jeunes gens qui sont destinés à devenir instituteurs, mais encore à tous ceux qui sont appelés à fréquenter les écoles primaires supérieures. D’autre part, il serait utile que, dans les écoles normales elles-mêmes, cet enseignement fût l’objet d’un programme bien défini, que le cadre en fût un peu élargi, et que, sans Perdre son caractère pratique et spécial, il s’inspirât davantage de l’esprit et des principes qu’on va essayer de mettre en lumière.

D’Aguesseau définit le droit « l’assemblage ou la suite des règles par lesquelles nous devons faire le discernement de ce qui est juste, et de ce qui ne l’est pas, pour nous conformer à l’un et nous abstenir de l’autre. » « Le caractère général de Loues les règles, ajoute-t-il, ou ce qu’elles ont de commun, est qu’elles tendent également à diriger la conduite d’un être intelligent qui ne doit pas vivre au hasard, et à qui la raison a été donnée pour être comme sa première loi ». C’est ainsi que le droit est une partie, et non la moins essentielle, de la morale. Il en est en même temps le complément et la sanction, par les devoirs positifs qu’il impose et par les peines dont il frappe ceux qui les violent. Il en résulte que l’enseignement du droit, dans ses règles fondamentales, est la suite naturelle et, il est permis de le dire, nécessaire de l’enseignement de morale. Sans l’enseignement du droit qui donne une forme précise et définie aux devoirs, aux plus importants du moins de nos devoirs envers la famille et la société, l’enseignement de la morale risque de demeurer, à certains égards, incomplet, insuffisant et vague.

Les jeunes gens qui auront suivi les cours de l’école primaire supérieure, en sortiront vers l’âge de seize ou dix-huit ans pour entrer dans une des carrières diverses qu’offrent l’industrie, le commerce, l’agriculture, l’administration. Quelques années plus tard, et, après avoir payé au pays leur dette sous les drapeaux, ils seront citoyens et pères de famille. Is sont pour la plupart destinés à former ce qu’on pourrait appeler les cadres inférieurs de la grande armée sociale. La plupart aussi, en dehors de leur profession et des connaissances spéciales qu’elle exigera, n’apprendront plus guère que ce que leur enseignera l’expérience de la vie. Le temps, les moyens et le goût d’augmenter des connaissances dont ils ne pourront pas tirer immédiatement profil, leur manqueront également. Ils vivront toute leur vie sur le fonds qu’ils auront acquis à l’école. Ils y auront, il est vrai, reçu une instruction déjà développée. On les aura exercés à réfléchir, à se rendre compte de leurs réflexions, et à les exprimer correctement dans un ordre logique, L’histoire, les faisant vivre dans le passé, leur aura montré que ni le monde, ni la patrie, ne sont nés d’hier et qu’à toutes les époques, le progrès ne s’est accompli dans l’humanité qu’à force de temps, de travail et de patience. La géographie leur aura fait connaître l’état topographique, physique, économique de notre pays et des pays voisins. Les mathématiques et le dessin leur auront appris à étudier, à mesurer, à décomposer et à recomposer les formes des objets matériels qui nous entourent. Mais à toutes ces connaissances, sans contredit nécessaires, n’est-il pas naturel que vienne s’en joindre une autre, non moins essentielle assurément, qui est celle de la société elle-même dans laquelle ils sont appelés à jouer un rôle si important, des grands principes sur lesquels elle repose, des droits qu’elle va leur conférer, des devoirs dont elle réclame d’eux l’accomplissement ? Dans un temps où tout est livré à Ia libre discussion, et qui ne peut vivre en effet que de libre discussion, n’est-il pas indispensable qu’ils emportent de l’école des notions claires, précises et sûres, dégagées d’incertitude et d’obscurité, sur le mariage, la puissance paternelle, la tutelle, la propriété, les successions, le testament, les conventions, sur tous les actes, en un mot, qui constituent la vie civile, et sur les règles auxquelles ils sont soumis ? Or, ces notions, l’enseignement du droit, s’appuyant sur le texte de la loi, peut seul les donner.

Il serait superflu de s’étendre longuement sur l’utilité pratique de cet enseignement. Personne, dit-on n’est censé ignorer la loi : et c’est là en effet, une fiction nécessaire, en ce sens, que personne ne peut être admis devant la justice à présenter comme défense ou comme excuse son ignorance de la loi. Mais on conviendra que jamais fiction ne fût plus éloignée de la réalité. La vérité est qu’en dehors des gens dont le métier est d’appliquer la loi et de la mettre en pratique, personne ne la connaît. Sans doute, la nécessité et l’expérience des affaires donnent à beaucoup de gens et particulièrement aux commerçants des notions de droit sans lesquelles il ne pourraient se livrer à l’exercice de leur industrie. Mais, à raison même de leur origine, ces notions sont le plus souvent incomplètes, confuses et incertaines, On ne sait sûrement que ce qu’on a appris avec méthode. Il en résulte que des gens, fort éclairés d’ailleurs, se trouvent embarrassés des moindres incidents et forcés de prendre à tout propos conseil des hommes d’affaires. Il en résulte aussi que journellement on voit, devant les tribunaux, des difficultés engagées ou des droits compromis par suite d’erreurs sur les règles les plus élémentaires du droit. On peut dire que l’ignorance engendre autant de procès que la mauvaise foi : ct, si bien faites que soient nos lois pour déjouer la fraude, l’équité n’a que trop souvent encore à gémir des succès de fripons expérimentés. Dans une société comme la nôtre, il serait conforme à l’ordre publie comme à l’intérêt des particuliers que tout individu qui ne serait pas exclusivement voué au travail manuel et dénué de toute instruction, connût, sur les matières les plus usuelles, les principes essentiels du droit, sût quelles formalités il a à remplir, dans les circonstances importantes de la vie civile, pour la sauvegarde de ses droits et fût en état de rédiger les actes les plus simples et les plus fréquemment pratiqués.

L’étude du droit est enfin pour l’esprit un excellent exercice, sans être un exercice difficile. Elle convient à merveille à de jeunes intelligences à qui elle offre le plus salutaire aliment. Elle a le grand avantage de reposer sur un fondement solide qui est le texte de la loi et la volonté formellement exprimée du législateur, Elle saisit par son caractère précis et positif. Elle force l’attention qu’elle appelle sur les plus sérieuses réalités de la vie. Elle est une école de logique qui fournit sans cesse des exemples de raisonnements excellents, en montrant pour quels motifs le législateur a édicté telle règle et comment de cette règle il a tiré telles conséquences. Un des plus spirituels moralistes de ce temps-ci et un de ceux qui ont remué le plus d’idées, Stendhal, raconte quelque part qu’avant de prendre la plume, il manquait rarement de relire quelques articles du Code, pour se garder de la fausseté et de l’enflure, et se mettre en goût de penser et d’écrire avec justesse.

L’étude du droit, du moins dans ses éléments, est d’ailleurs relativement aisée. C’est que le droit n’est plus aujourd’hui renfermé dans des formules symboliques à l’initiation desquelles on doive se préparer par de longs travaux. Il est écrit dans des livres qui sont souvent des modèles de simplicité, de précision et de clarté. On a justement nommé le droit romain la raison écrite. Le nôtre, dans ses principes, est l’expression du bon sens de tous les temps, et, pour l’entendre, il suffit d’avoir du bon sens, avec quelque habitude de la réflexion. C’est, je crois, quand on sort du lycée, tout frais émoulu de sa rhétorique et de sa philosophie, l’esprit accoutumé à contempler les plus grands modèles de l’art d’écrire ou à agiter les plus graves problèmes, une impression générale, que l’étude du droit est à la fois moins élevée et moins ardue que celles qu’on vient de quitter. Ce n’est que plus tard qu’on en aperçoit les difficultés et les profondeurs. Peut-être cette impression, sans être aussi vive, ne serait-elle guère différente sur des jeunes gens qui comptent déjà d’assez nombreuses années d’étude et dont l’intelligence, on doit le supposer, s’est assouplie, disciplinée, formée à la réflexion. L’étude du droit, au moment où ils vont passer de l’école dans le monde, achèverait de donner à leur esprit de la fermeté, de la rectitude, de la maturité : et sous ce rapport encore, elle paraît être le complément nécessaire et le couronnement de l’instruction primaire supérieure.

Les observations qui précèdent indiquent quels devraient être le caractère et le programme de cet enseignement. Il conviendrait d’abord de le simplifier autant que possible, de le réduire aux matières essentielles et d’élaguer résolument toutes celles qui ne présentent pas un intérêt de premier ordre. On éviterait soigneusement l’inconvénient qu’on a souvent signalé dans les programmes de l’enseignement secondaire spécial. Ces programmes, en effet, embrassent, avec le droit publie et administratif, le droit privé tout entier. Leur étendue a, pense-t-on, amené ce résultat que, dans la plupart des écoles de ce genre, on a renoncé à les mettre en exécution.

Le choix des matières déterminé et circonscrit, chacune serait l’objet d’un enseignement à la fois théorique et pratique. Le professeur insisterait avant tout sur l’idée mère, le principe fondamental de chaque matière. Il s’appliquerait à donner les motifs des prescriptions légales, de manière à montrer aux jeunes gens que ces prescriptions ne sont pas arbitraires, mais fondées sur la raison, et qu’elles dérivent, non du caprice du législateur, mais de la nature des choses. La nécessité de ces explications, qu’au premier abord on pourrait être tenté de regarder comme superflues et de négliger pour aller immédiatement aux conséquences pratiques, devient manifeste, si on considère qu’elles sont le seul moyen, non-seulement de développer l’esprit des jeunes gens, mais d’y faire pénétrer et d’y imprimer les notions dont on désire qu’ils fassent leur profit. De simples définitions suivies d’une sèche nomenclature des formalités à remplir dans telle ou telle circonstance, seraient insuffisantes, même au point de vue de l’utilité pratique de cet enseignement, parce que la mémoire ne retient que ce dont l’intelligence s’est d’abord rendu compte. La lettre de la loi serait bientôt oubliée, si on n’en avait mis en lumière et, pour ainsi dire, fait toucher du doigt l’esprit et la raison. À cet égard d’ailleurs, et pour préparer ses leçons, le professeur n’aurait pas à se livrer à des recherches laborieuses. Il lui suffirait de s’inspirer des travaux préparatoires et particulièrement des exposés des motifs des principaux titres du code civil.

Les principes solidement établis, le professeur en déduirait les applications pratiques. IL se garderait de faire mal à propos de la science, et écarterait absolument les cas rares et difficiles, les subtilités et les controverses. Il s’arrêterait surtout sur les cas dans lesquels un particulier peut et doit être en état d’agir seul, en faisant une simple mention de ceux dans lesquels la loi ou l’intérêt des parties réclament l’intervention des officiers ministériels. Mettant à profit les conseils fort sages que contient à cet égard le programme de l’enseignement secondaire spécial, il aurait surtout en vue de montrer aux jeunes gens la marche légale qu’ils doivent suivre dans les circonstances ordinaires de la vie, leur apprendrait à rédiger certaines formules qu’il est utile à chacun de connaître, et ne manquerait pas de leur indiquer les sources auxquelles ils doivent puiser les renseignements dont ils peuvent avoir besoin dans des circonstances imprévues.

Prenons, pour exemple, le testament. Dans le système dont on vient d’esquisser les traits principaux, le professeur parlera d’abord de l’origine et de la légitimité du testament. Il montrera que le droit de tester, dans les limites réglées par la loi, est, dans toute société civilisée, une suite nécessaire du droit de propriété. Il précisera le caractère spécial du testament, indiquera les qualités requises pour tester valablement, définira les trois espèces de testament. Il s’arrêtera particulièrement sur les conditions du testament olographe. Il fera connaître les précautions que le testateur peut prendre pour la conservation de son testament, et les mesures, qu’après sa mort, ses héritiers et ses légataires peuvent à leur tour provoquer pour la sauvegarde de leurs droits respectifs. En terminant, il indiquera dans quel temps, dans quelles circonstances, dans quel esprit il convient de faire son testament, et il insistera sur la gravité de cet acte et les dispositions morales qu’il requiert de la part de ceux l'accomplissent.

À l’étude, ainsi comprise et mise en pratique, du droit privé, s’ajouteraient des notions sommaires de droit pénal, un aperçu de notre organisation judiciaire et une analyse de la constitution, ct des principes sur lesquels elle repose.

Telles sont les conditions dans lesquelles cet enseignement pourrait rendre d’utiles services. On dit beaucoup aujourd’hui que l’instruction doit être dirigée de telle sorte que non-seulement elle fournisse aux élèves les connaissances qui leur sont indispensables, mais encore qu’elle incite leur initiative, leur apprenne à penser par eux-mêmes, les prépare à être des hommes et des citoyens Or, nulle étude ne paraît plus propre à atteindre ce but que celle du droit. Il n’est pas rare non plus d’entendre dire qu’en France le respect de la loi est moindre que dans d’autres pays. Ce n’est pas le lieu de rechercher dans quelle mesure cette proposition peut être exacte. Ce qui est certain, c’est que la première condition, pour respecter la loi, est de la connaître. On peut ajouter que mieux notre loi sera connue, et plus elle semblera digne de respect.

Éd. Mulle,
Juge au tribunal civil de la Seine.