II


Il convient d’entrer dans la discussion des détails de la question par le point où nous sommes arrivés : la condition que les lois ajoutent au contrat matrimonial. Comme le mariage est la destinée que la société fait aux femmes, l’avenir pour lequel on les élève, et le but qu’on entend qu’elles poursuivent toutes, à l’exception de celles qui n’ont pas assez d’attraits qu’un homme veuille choisir parmi elles la compagne de sa vie, on pourrait croire qu’on a tout fait pour rendre cette condition aussi enviable que possible, afin que les femmes n’aient aucun motif de regretter de n’avoir pu en choisir une autre. Il n’en est rien ; la société a dans ce cas comme dans tous les autres mieux aimé arriver à son but par des moyens honteux que par moyens honnêtes. C’est le seul cas où elle ait au fond persisté dans ces mauvais errements. Dans le principe on prenait les femmes par la force, ou le père les vendait au mari. Il n’y a pas encore longtemps qu’en Europe un père avait le pouvoir de disposer de sa fille, de la marier à son propre gré, sans égard pour ses sentiments. L’Église restait assez fidèle à une morale supérieure pour exiger un oui formel de la femme au moment du mariage ; mais cela ne prouvait nullement que le consentement ne fût pas forcé ; il était tout à fait impossible à une jeune fille de refuser l’obéissance si le père persistait à l’exiger, à moins d’obtenir la protection de la religion par une ferme résolution de prononcer des vœux monastiques. Une fois marié, l’homme avait autrefois (avant le christianisme) le pouvoir de vie et de mort sur sa femme. Elle ne pouvait invoquer la loi contre lui ; il était son unique juge, son unique loi. Longtemps il put la répudier, tandis qu’elle n’avait pas contre lui le même droit. Dans les vieilles lois d’Angleterre, le mari s’appelle le seigneur de sa femme, il était considéré à la lettre comme son souverain, en sorte que le meurtre d’un homme par sa femme s’appelait trahison (basse trahison pour la distinguer de la haute trahison) et était vengé plus cruellement que le crime de haute trahison, puisque la peine était d’être brûlée vive. De ce que ces atrocités sont tombées en désuétude (car la plupart n’ont pas été abolies, ou ne l’ont été qu’après avoir depuis longtemps cessé d’être mises en pratique), on suppose que tout est pour le mieux dans le pacte matrimonial tel qu’il est aujourd’hui, et l’on ne cesse de répéter que la civilisation et le christianisme ont rétabli la femme dans ses justes droits. Il n’en est pas moins vrai que l’épouse est réellement l’esclave de son mari non moins, dans les limites de l’obligation légale, que les esclaves proprement dits. Elle jure à l’autel une obéissance de toute la vie à son mari, et elle y est tenue par la loi toute la vie. Les casuistes diront que cette obligation a une limite, qu’elle s’arrête au point où la femme deviendrait complice d’un crime, mais elle s’étend à tout le reste. La femme ne peut rien faire que par la permission au moins tacite de son mari. Elle ne peut acquérir de bien que pour lui ; dès l’instant qu’une propriété est à elle, fût-ce par héritage, elle est, ipso facto, à lui. En cela la situation faite à la femme par la loi anglaise est pire que celle des esclaves, d’après les codes de plusieurs pays. Dans la loi romaine, par exemple, l’esclave pouvait avoir un petit pécule à lui, qui lui était jusqu’à un certain point garanti par la loi, pour son usage exclusif. Les classes élevées d’Angleterre ont donné aux femmes un avantage analogue par des contrats spéciaux qui tournent la loi en stipulant pour la femme la libre disposition de certaines sommes. Comme les sentiments paternels l’emportent chez les pères sur l’esprit de corps de leur sexe, un père préfère généralement sa propre fille à son gendre, qui n’est pour lui qu’un étranger. Les riches tâchent de soustraire par des dispositions appropriées la totalité ou une partie au moins des bien patrimoniaux de la femme à la direction du mari : mais ils ne réussissent pas à les mettre sous la propre direction de la femme. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est d’empêcher le mari de les gaspiller, mais en même temps ils privent le légitime propriétaire du libre usage de ses biens. La propriété reste hors des mains des deux époux, et le revenu qui en provient doit être touché par la femme, non par le mari, d’après les dispositions les plus favorables à la femme, ce qu’on appelle le régime de la séparation : il faut que le revenu passe par les mains de la femme ; mais si le mari le lui arrache par la violence, il n’encourt aucune punition et ne peut être contraint de le rendre. Telle est la protection que les lois de l’Angleterre permettent aux membres de la plus haute noblesse de donner à leur fille contre leur mari. Dans l’immense majorité des cas il n’y a pas de disposition légale particulière ; le mari absorbe tout, les droits, les propriétés, la liberté de sa femme. Le mari et la femme ne font qu’une personne légale ; ce qui veut dire que tout ce qui est à elle est à lui, mais non la réciproque, tout ce qui est à lui est à elle ; cette dernière maxime ne s’applique pas à l’homme, si ce n’est pour le rendre responsable envers autrui des actes de sa femme, comme un maître des faits et gestes de ses esclaves ou de son bétail. Je suis bien loin de prétendre que les femmes ne soient pas mieux traitées en général que les esclaves ; mais il n’y a pas d’esclave dont l’esclavage aille aussi loin que celui de la femme. Il est rare qu’un esclave, à moins d’être attaché à la personne de son maître, soit esclave à toutes les heures et à toutes les minutes ; en général, il a comme un soldat sa tâche fixe ; cette tâche remplie, dès qu’il n’est plus de service, il dispose de son temps jusqu’à un certain point ; il a une vie de famille où le maître pénètre rarement. L’oncle Tom, sous son premier maître, avait sa vie de famille à lui dans sa case, presque autant que tout ouvrier qui travaille au dehors peut en avoir dans son logis : il n’en est pas ainsi de l’épouse. Avant tout, une femme esclave jouit d’un droit reconnu (dans les pays chrétiens) ; il y a même pour elle une obligation morale de refuser ses dernières faveurs à son maître : il n’en est pas ainsi de l’épouse, à quelque être brutal et tyrannique qu’elle soit enchaînée, bien qu’elle se sache l’objet de sa haine, qu’il prenne plaisir à la torturer sans cesse, qu’elle ne puisse absolument pas s’empêcher de ressentir pour lui une aversion profonde, ce brutal peut exiger d’elle qu’elle se soumette à la plus ignoble dégradation où un être humain puisse descendre, en la contraignant à se faire malgré elle l’instrument d’une fonction animale. Mais, tandis qu’elle est soumise de sa personne au pire des esclavages, quelle est sa position à l’égard de ses enfants, objet d’un intérêt commun pour elle et pour son maître ? Par la loi ils sont les enfants du mari : lui seul a sur eux des droits légaux ; elle ne peut rien faire pour eux, ni à leur sujet, sans une délégation du mari ; et, même après la mort de son mari, la femme n’est pas la gardienne légale de ses enfants, à moins qu’il ne l’ait expressément désignée ; il pouvait les séparer d’elle, la priver de les voir, lui interdire de correspondre avec eux, jusqu’à l’époque récente où ce pouvoir fut restreint par une loi. Voilà l’état légal de la femme ; elle n’a aucun moyen de s’y soustraire ; si elle quitte son mari, elle ne peut rien prendre avec elle, ni ses enfants, ni rien qui soit légitimement sa propriété ; s’il le veut, il peut au nom de la loi la contraindre à revenir, il peut employer la force physique, ou se borner à saisir pour son propre usage tout ce qu’elle peut gagner, ou tout ce qui lui est donné par ses parents. Il n’y a qu’un arrêt de justice qui puisse l’autoriser à vivre séparée, la dispenser de rentrer sous la garde d’un geôlier exaspéré, et lui donner le pouvoir d’appliquer à ses propres besoins les gains qu’elle fait, sans craindre qu’un homme, qu’elle n’a pas vu depuis vingt ans peut-être, vienne fondre sur elle quelque jour et lui ravir tout ce qu’elle possède. Jusqu’à ces derniers temps, les cours de justice ne pouvaient prononcer cette séparation qu’au prix de frais énormes, ce qui la rendait inaccessible aux personnes qui n’appartenaient pas aux premiers rangs de la société. Aujourd’hui encore la séparation n’est accordée que pour les cas d’abandon, ou les derniers excès de mauvais traitements, et encore on se plaint tous les jours qu’elle soit accordée trop facilement. Assurément si une femme n’a qu’un sort dans la vie, celui d’être esclave d’un despote, si tout dépend pour elle de la chance d’en trouver un qui fasse d’elle une favorite au lieu d’un souffre-douleur, c’est une cruelle aggravation de sa destinée que de ne pouvoir tenter cette chance qu’une seule fois. Puisque tout dans la vie dépend pour elle du hasard de trouver un bon maître, il faudrait, comme conséquence naturelle de cet état de choses, qu’elle eût le droit de changer et de changer encore, jusqu’à ce qu’elle en eût trouvé un. Je ne veux pas dire qu’il faille lui conférer ce privilège, c’est une tout autre question. Je n’ai pas l’intention d’entrer dans la question du divorce avec la liberté d’un nouveau mariage. Je me borne à dire à présent que pour ceux qui n’ont pas d’autre sort que la servitude, il n’y a qu’un moyen d’en atténuer la rigueur, et un bien insuffisant encore, c’est le droit de choisir librement leur maître. Le déni de cette liberté complète l’assimilation de la femme à l’esclave, et à l’esclave dans la plus dure servitude, car il y a eu des codes qui accordaient à l’esclave pour certains cas de mauvais traitement le droit de contraindre légalement son maître à le vendre. Mais en Angleterre il n’y a pas de mauvais traitements si répétés qu’ils soient, à moins que l’adultère du mari ne vienne les aggraver, qui puissent délivrer une femme de son bourreau.

Je ne veux pas exagérer, et je n’en ai pas besoin. J’ai décrit la position légale de la femme, non le traitement qui lui est fait réellement. Les lois de la plupart des pays sont bien pires que les gens qui les exécutent et beaucoup de ces lois ne doivent leur durée qu’à la rareté de leur application. Si la vie conjugale était tout ce qu’elle pourrait être, au point de vue légal seulement, la société serait un enfer sur la terre. Heureusement, il existe en même temps des sentiments et des intérêts qui chez beaucoup d’hommes excluent, et chez la plupart modèrent les impulsions et les penchants qui mènent à la tyrannie : de tous ces sentiments le lien qui unit un mari à sa femme est incomparablement le plus fort ; le seul qui en approche, celui qui attache un père à ses enfants, tend toujours, sauf les cas exceptionnels, à resserrer le premier au lieu de le relâcher. Mais parce que les choses se passent ainsi, parce qu’en général les hommes ne font pas subir aux femmes toutes les misères qu’ils pourraient leur faire souffrir, s’ils usaient du plein pouvoir qu’ils ont de les tyranniser, les défenseurs de la forme actuelle du mariage s’imaginent que tout ce qu’elle a d’inique est justifié, et que les plaintes qu’on en fait ne sont que de vaines récriminations à propos du mal dont il faut toujours payer un grand bien. Mais les adoucissements que la pratique peut concilier avec le maintien rigoureux de telle ou telle forme de tyrannie, au lieu de faire l’apologie du despotisme, ne servent qu’à démontrer la force de la nature humaine pour réagir contre les institutions les plus honteuses, et la vitalité avec laquelle les semences du bien comme celles du mal contenues dans le caractère de l’homme se répandent et se propagent. Tout ce qu’on peut dire du despotisme domestique s’applique au despotisme politique. Tous les rois absolus ne se mettent pas à la fenêtre pour se régaler des gémissements de leurs sujets qu’on torture, tous ne les dépouillent pas de leur dernier lambeau de vêtements pour les renvoyer se morfondre sur la voie publique. Le despotisme de Louis XVI n’était pas celui de Philippe le Bel, de Nadir-Schah ou de Caligula, mais il était assez mauvais pour justifier la Révolution française, et jusqu’à un certain point pour en faire excuser les horreurs. C’est en vain qu’on invoque l’attachement puissant de quelques femmes pour leurs maris ; on pourrait ainsi invoquer des exemples tirés de l’esclavage domestique. Dans la Grèce et à Rome, il n’était pas rare de voir des esclaves périr dans les tourments plutôt que de trahir leurs maîtres. Pendant les proscriptions qui suivirent les guerres civiles des Romains, on a remarqué que les femmes et les esclaves étaient fidèles jusqu’à l’héroïsme, et que bien souvent les fils étaient des traîtres. Pourtant nous savons avec quelle cruauté les Romains traitaient leurs esclaves. Mais on peut dire en toute vérité que nulle part ces sentiments individuels prononcés n’atteignent une aussi grande beauté que sous les institutions les plus atroces. C’est l’ironie de la vie, que les plus énergiques sentiments de reconnaissance et de dévouement, dont la nature humaine semble susceptible, se développent en nous à l’égard de ceux qui, pouvant anéantir notre existence terrestre, veulent bien s’en abstenir. Il y aurait de la cruauté à rechercher quelle place ce sentiment tient le plus souvent dans la dévotion religieuse elle-même. Nous avons fréquemment occasion de voir que ce qui développe le plus la reconnaissance des hommes pour le Ciel, c’est la vue de ceux de leurs semblables pour qui Dieu ne s’est pas montré aussi miséricordieux que pour eux-mêmes.

Quelle que soit l’institution despotique qu’on ait à défendre, l’esclavage, l’absolutisme politique, ou l’absolutisme du chef de la famille, on veut toujours que nous la jugions sur les exemples les plus favorables. On nous fait voir des tableaux où la tendresse de la soumission répond à la sollicitude de l’autorité, où un maître sage règle tout pour le plus grand bien des subordonnés, et vit entouré de bénédictions. Tout cela serait à propos, si nous prétendions qu’il n’existe pas d’hommes bons. Qui doute que le gouvernement absolu d’un homme bon ne puisse s’exercer avec une grande bonté, produire une grande somme de bonheur et exciter une grande reconnaissance ? Mais c’est en vue des hommes méchants qu’il faut établir des lois. Le mariage n’est pas une institution faite pour un petit nombre d’élus. On ne demande pas aux hommes, avant le mariage, de prouver par témoins qu’on peut se fier à leur façon d’exercer le pouvoir absolu. Les liens d’affection et d’obligation qui unissent un mari à sa femme et à ses enfants sont très forts pour ceux qui sentent fortement leurs obligations sociales, et même pour un grand nombre de ceux qui ne sont guère sensibles à leurs autres devoirs sociaux. Mais il y a tous les degrés dans la manière de sentir ces devoirs, comme on trouve tous les degrés dans la bonté ou la méchanceté, en descendant jusqu’aux individus qui ne respectent aucun lien, et sur lesquels la société n’a d’autre moyen d’action que l’ultima ratio, les pénalités édictées par la loi. À tous les degrés de cette échelle descendante, il y a des hommes qui possèdent tous les pouvoirs légaux d’un mari. Le plus vil malfaiteur a une misérable femme, sur laquelle il peut commettre toutes les atrocités, sauf le meurtre, et même, s’il est adroit, il peut la faire périr sans encourir le châtiment légal. Que de milliers d’individus n’y a-t-il pas dans les plus basses classes de chaque pays, qui, sans être des malfaiteurs au sens de la loi, à tous les autres points de vue, parce que leurs agressions rencontrent partout ailleurs de la résistance, s’abandonnent à tous les excès de la violence sur la malheureuse femme qui seule, avec ses enfants, ne peut ni repousser leur brutalité ni s’y soustraire ! L’excès de dépendance où la femme est réduite inspire à ces natures ignobles et sauvages non de généreux ménagements, ni le point d’honneur de bien traiter celle dont le sort d’ici-bas est confié entièrement à leur bienveillance, mais au contraire l’idée que la loi la leur a livrée comme leur chose, pour en user à discrétion, sans être tenus envers elle au respect qu’ils doivent avoir pour toute autre personne. La loi qui, récemment encore, essayait à peine de punir ces odieux excès d’oppression domestique, a fait ces dernières années de faibles efforts pour les réprimer. Ils ont produit peu d’effet, et on n’en doit guère attendre, parce qu’il est contraire à la raison et à l’expérience qu’on puisse mettre un frein à la brutalité en laissant la victime au pouvoir du bourreau. Tant qu’une condamnation pour voies de fait, ou, si l’on veut, pour une récidive, ne donnera pas à la femme, ipso facto, droit au divorce, ou au moins à la séparation judiciaire, les efforts pour réprimer les « sévices graves » par des pénalités resteront sans effet, faute d’un plaignant ou faute d’un témoin.

Que si l’on considère le nombre immense des hommes qui dans tous les grands pays ne s’élèvent guère au-dessus des brutes, et si l’on songe que rien ne s’oppose à ce qu’ils acquièrent par la loi du mariage la possession d’une victime, on verra l’effrayante profondeur de misère qui se creuse sous cette seule forme. Pourtant ce ne sont que les cas extrêmes, ce sont les derniers abîmes ; mais, avant d’y parvenir, que de gouffres sombres sur la pente ! Dans la tyrannie domestique comme dans la politique, les monstres font voir ce que vaut l’institution ; par eux on apprend qu’il n’y a pas d’horreur qui ne se puisse commettre sous ce régime, si le despote le veut, et l’on mesure avec exactitude la fréquence épouvantable de crimes un peu moins atroces. Les démons sont aussi rares dans l’espèce humaine que les anges, plus rares peut-être ; mais il est très fréquent de voir des sauvages féroces susceptibles d’accès d’humanité ; et dans l’intervalle qui les sépare des nobles représentants du genre humain, que de formes, que de degrés dans la bestialité et l’égoïsme se cachent souvent sous un vernis de civilisation et de culture ! Les individus y vivent en paix avec la loi ; ils s’offrent sous des dehors honorables à tous ceux qui ne sont pas en leur pouvoir ; ils ont pourtant assez de méchanceté pour rendre à ceux qui y sont la vie insupportable. Il serait fastidieux de répéter les lieux communs qu’on a débités sur l’incapacité des hommes en général pour l’exercice du pouvoir : après des siècles de discussions politiques, tout le monde les sait par cœur, mais presque personne ne songe à appliquer ces maximes au cas où plus qu’à tous les autres elles conviennent, à un pouvoir qui n’est pas confié aux mains d’un ou de plusieurs hommes, mais qui est livré à tout adulte du sexe masculin, jusqu’au plus vil et au plus féroce. De ce qu’un homme n’est pas connu pour avoir violé un des dix commandements, ou qu’il jouit d’une bonne réputation parmi ceux qu’il ne peut contraindre à avoir des relations avec lui, ou qu’il ne s’échappe pas en violents éclats contre ceux qui ne sont pas obligés de le supporter, il n’est pas possible de présumer le genre de conduite qu’il tiendra chez lui, quand il sera maître absolu. Les hommes les plus communs réservent le côté violent, morose, ouvertement égoïste de leur caractère pour ceux qui n’ont pas le pouvoir de leur résister. La relation de supérieur à subordonné est la pépinière de ces vices de caractère ; partout où ils existent, c’est de là qu’ils tirent leur sève. Un homme violent et morose avec ses égaux est assurément un homme qui a vécu parmi des inférieurs qu’il pouvait dominer par la crainte ou par les vexations. Si la famille est, comme on le dit souvent, une école de sympathie, de tendresse, d’un affectueux oubli de soi-même, c’est encore plus souvent pour son chef une école d’entêtement, d’arrogance, de laisser aller sans limite, et d’un égoïsme raffiné et idéalisé dont le sacrifice n’est lui-même qu’une forme particulière, puisqu’il ne prend intérêt à sa femme et à ses enfants que parce qu’ils sont une partie de ses propriétés, puisqu’il sacrifie de toutes les façons leur bonheur à ses plus légères préférences. Qu’attendre de mieux de la forme actuelle de l’union conjugale ? Nous savons que les mauvais penchants de la nature humaine ne restent dans leurs limites que lorsqu’il ne leur est pas permis de se donner carrière. On sait que par un penchant, ou par une habitude, sinon de propos délibéré, presque tout le monde empiète toujours sur celui qui cède jusqu’à le forcer à la résistance. C’est en présence de ces tendances actuelles de la nature humaine que nos institutions actuelles donnent à l’homme un pouvoir à peu près illimité sur un membre de l’humanité – celui avec lequel il demeure, qu’il a toujours avec lui. Ce pouvoir va chercher les germes latents d’égoïsme dans les replis les plus cachés du cœur de l’homme, y ranime les plus faibles étincelles, souffle sur le feu qui couvait, et lâche la bride à des penchants que dans d’autres circonstances l’homme aurait senti la nécessité de réprimer et de dissimuler au point de se faire avec le temps une seconde nature. Je sais qu’il y a un revers à la médaille, je reconnais que, si la femme ne peut résister, il lui reste au moins les représailles ; elle a le pouvoir de rendre la vie de l’homme très malheureuse, et s’en sert pour faire prévaloir sa volonté sur bien des points où elle doit l’emporter, et aussi sur beaucoup où elle ne le devrait pas. Mais cet instrument de protection personnelle, qu’on pourrait appeler la puissance de la criaillerie, la sanction de la mauvaise humeur, a un vice fatal ; c’est qu’il sert le plus souvent contre les maîtres les moins tyranniques, et en faveur des subordonnés les moins dignes. C’est l’arme des femmes irritables et volontaires qui feraient le plus mauvais usage du pouvoir, si elles l’avaient, et qui font un mauvais usage de celui dont elles s’emparent. Les femmes d’humeur douce ne peuvent recourir à cette arme, et celles qui ont le cœur haut placé la dédaignent. D’un autre côté, les maris contre qui on l’emploie avec le plus de succès sont les plus doux et les plus inoffensifs, ceux que nulle provocation ne peut résoudre à faire un usage un peu sévère de leur autorité. Le pouvoir qu’a la femme d’être désagréable a pour effet général d’établir une contre-tyrannie, et de faire des victimes dans l’autre sexe en s’exerçant surtout sur les maris les moins enclins à devenir des tyrans.

Qu’est-ce donc qui modère réellement les effets corrupteurs du pouvoir, et les rend compatibles avec la somme réelle de bien que nous voyons autour de nous ? Les caresses féminines, qui peuvent avoir un grand effet dans des cas particuliers, en ont très peu pour modifier les tendances générales de la situation. En effet, ce genre de pouvoir dure seulement tant que la femme est jeune et attrayante, ou tant que le charme est nouveau, et qu’il n’est pas détruit par la familiarité ; puis il y a beaucoup d’hommes sur qui ces moyens n’ont jamais beaucoup d’influence. Les causes qui contribuent réellement à adoucir l’institution sont l’affection personnelle que produit le temps dans la mesure où la nature de l’homme est capable d’en ressentir, et où le caractère de la femme est assez sympathique à celui de l’homme pour l’y faire naître ; leurs intérêts communs au sujet des enfants, et d’autres intérêts communs, mais soumis à de très grandes restrictions, au sujet de personnes tierces ; l’importance du rôle de la femme pour embellir la vie de son mari ; la valeur que le mari reconnaît à sa femme à son point de vue personnel, qui, chez un homme généreux, devient l’origine de l’affection qu’il lui porte pour elle-même ; l’influence acquise sur presque tous les êtres humains par ceux qui les approchent, qui, s’ils ne déplaisent pas, peuvent, à la fois par leurs prières et par la communication inconsciente de leurs sentiments et de leurs dispositions, obtenir sur la conduite de leurs supérieurs un empire excessif et déraisonnable, à moins d’être contre-carrés par quelque autre influence directe. C’est par ces divers moyens que la femme arrive souvent à exercer un pouvoir exorbitant sur l’homme et à influencer sa conduite sur les points mêmes où elle n’est pas capable de le faire pour le bien, où son influence peut non seulement manquer de lumière, mais s’employer en faveur d’une cause moralement mauvaise, alors que l’homme agirait mieux s’il était laissé à ses propres penchants. Mais, dans la famille comme dans l’État, le pouvoir ne peut remplacer la liberté. La puissance que la femme exerce sur son mari lui dorme souvent ce qu’elle n’a aucun droit d’avoir, et ne lui donne pas les moyens d’assurer ses propres droits. L’esclave favorite d’un sultan possède elle-même des esclaves qu’elle tyrannise ; il vaudrait mieux qu’elle n’en eût pas, et ne fût pas elle-même esclave. En absorbant sa propre existence dans celle de son mari, en n’ayant aucune volonté, ou en lui persuadant qu’elle ne veut que ce qu’il veut dans toutes leurs affaires communes, et en employant toute sa vie à agir sur ses sentiments, elle peut se donner la satisfaction d’influencer et probablement de pervertir sa conduite dans les affaires dont elle ne s’est jamais rendue capable de juger ou dans lesquelles elle est totalement dominée par quelque motif personnel ou par quelque préjugé. En conséquence, dans l’état présent des choses, ceux qui en usent avec le plus de bienveillance avec leur femme sont tout aussi souvent corrompus que raffermis dans l’amour du bien par l’influence de leur femme, quand il s’agit d’intérêts qui s’étendent hors de la famille. On a appris à la femme qu’elle n’avait pas à s’occuper des choses placées hors de sa sphère ; elle n’a donc que rarement une opinion vraie et consciencieuse à leur sujet ; par conséquent elle ne s’en occupe jamais dans un but légitime et n’y touche guère que dans un but intéressé. En politique elle ignore où est le droit, et ne s’en soucie pas, mais elle sait ce qui peut procurer à son mari un titre, à son fils une place, à sa fille un beau mariage.

Mais, demandera-t-on, comment une société peut-elle exister sans un gouvernement ? Dans une famille comme dans un État, il doit y avoir une personne qui commande, qui décide quand les conjoints diffèrent d’opinion ; chacun ne peut aller de son côté, et il faut prendre un parti.

Il n’est pas vrai que, dans toutes les associations volontaires de deux personnes, l’une d’elles doive être maîtresse absolue ; encore moins appartient-il à la loi de déterminer laquelle le sera. Après le mariage, la forme d’association volontaire qui se voit le plus souvent, c’est la société commerciale. On ne juge pas nécessaire de régler par la loi que, dans toute société, un des associés aura toute la direction des affaires, et que les autres seront tenus d’obéir à ses ordres. Personne ne voudrait entrer dans la société ni se soumettre à la responsabilité qui pèse sur un chef, en ne conservant que le pouvoir d’un employé et d’un agent. Si la loi intervenait dans tous les contrats comme dans les contrats de mariage, elle ordonnerait que l’un des associés administrât les affaires communes comme s’il y était seul intéressé, que les autres associés eussent seulement des pouvoirs délégués, et que le chef déterminé par une disposition générale de la loi fût, par exemple, le doyen d’âge. La loi n’a jamais rien fait de semblable, et l’expérience n’a jamais montré la nécessite d’établir une inégalité théorique entre les associés, ni d’ajouter des conditions à celles que les associés inscrivent eux-mêmes dans les articles de leur traité. On pourrait croire pourtant que l’établissement du pouvoir absolu aurait moins de danger pour les droits et les intérêts des inférieurs dans une société commerciale que dans le mariage, puisque les associés restent libres d’annuler le pouvoir en se retirant de l’association. La femme n’a pas cette liberté, et, l’eût-elle, il est toujours désirable qu’elle essaie de tous les moyens avant d’y recourir.

Il est parfaitement vrai que les choses qu’il faut décider chaque jour, qui ne peuvent pas s’arranger peu à peu ni attendre un compromis, doivent relever seulement d’une volonté ; une seule personne doit trancher ces questions. Mais il n’en résulte pas que cette personne soit toujours la même. Il se présente un mode tout naturel d’arrangement, c’est le partage du pouvoir entre les deux associés, où chacun garde la direction absolue de sa partie, où tout changement de système et de principe exige le consentement des deux personnes. La division ne doit ni ne peut être préétablie par la loi, puisqu’elle doit dépendre de capacités individuelles, si les deux conjoints le préfèrent, ils peuvent l’établir par avance dans leur contrat de mariage, à la manière dont on y règle actuellement les questions d’argent. Il y aurait rarement des difficultés dans ces arrangements pris d’un commun accord, excepté dans un de ces cas malheureux où tout devient sujet de contestation et de dispute entre les époux. La division des droits doit suivre naturellement la division des devoirs et des fonctions, et cela se fait déjà par consentement, et en dehors de la loi d’après la coutume que le gré des personnes intéressées peut modifier et modifie en effet.

La décision réelle des affaires, quel que soit le dépositaire de l’autorité, dépendra beaucoup, comme cela arrive même à présent, des aptitudes relatives. De cela seul que le mari est d’ordinaire plus âgé que sa femme, il aura le plus souvent la prépondérance, au moins jusqu’à ce qu’ils arrivent l’un et l’autre à cette époque de la vie où la différence des années n’a plus d’importance. Il y aura aussi une voix prépondérante du côté, quel qu’il soit, qui fournit les moyens de subsistance. L’inégalité produite par cette cause ne dépendrait plus alors de la loi du mariage, mais des conditions générales de la société humaine telle qu’elle est à présent constituée. Une supériorité mentale due soit à l’ensemble des facultés, soit à des connaissances spéciales, une décision de caractère plus marquée, doivent nécessairement avoir une grande influence. Il en est toujours ainsi à présent, et ce fait montre combien est peu fondée la crainte que les pouvoirs et la responsabilité des associés dans la vie, comme des associés dans les affaires, ne puissent se partager d’une façon satisfaisante d’un commun accord. Les parties s’entendent toujours dans ce partage, excepté dans le cas où le mariage est une affaire manquée. Dans la réalité, on ne voit pas le pouvoir tout d’un côté, et l’obéissance toute de l’autre, si ce n’est dans ces unions qui sont l’effet d’une erreur complète, où ce serait une bénédiction pour les deux parties d’être déchargées de leur fardeau. On viendra me dire que ce qui rend possible un arrangement amiable des différends, c’est que l’une des parties garde en réserve le pouvoir d’user de contrainte et que l’autre le sait ; de même que l’on se soumet à une décision d’arbitres parce qu’on voit sur l’arrière-plan une cour de justice qui peut forcer à obéir. Mais, pour rendre l’analogie complète, il faudrait supposer que la jurisprudence des cours n’est pas d’examiner l’affaire, mais de rendre l’arrêt toujours en faveur de la même partie, le défendeur par exemple. Alors, la compétence de ces cours serait pour le demandeur un motif d’entrer en arrangement sur un arbitrage quelconque, mais ce serait tout le contraire pour le défendeur. Le pouvoir despotique que la loi donne au mari peut bien être une raison pour faire consentir la femme à tout compromis qui partage le pouvoir entre elle et son mari, mais non pour que le mari y consente. Chez les gens qui se conduisent honorablement, il se fait un compromis réel sans que l’un des deux conjoints y soit contrait moralement ou physiquement, et cela montre que les motifs naturels, qui mènent à la conclusion volontaire d’un arrangement pour régler la vie des époux d’une façon tolérable pour l’un comme pour l’autre, prévalent en définitive, excepté dans les cas défavorables. Assurément on n’améliore pas la situation en faisant décider par la loi que l’édifice d’un gouvernement libre s’élèvera sur la base légale du despotisme au profit d’une partie, et de la soumission de l’autre ; ni en établissant que toute concession faite par le despote pourra être révoquée selon son bon plaisir sans avertissement. Outre qu’une liberté ne mérite pas ce nom quand elle est si précaire, ses conditions ont peu de chance d’être équitables quand la loi jette un poids si prodigieux dans l’un des plateaux de la balance, quand l’arrangement établi entre deux personnes donne à l’une le droit de tout faire, et à l’autre rien de plus que le droit de faire la volonté de la première, avec l’obligation morale et religieuse la plus forte de ne se révolter contre aucun excès d’oppression.

Un adversaire obstiné, acculé à ses derniers retranchements, dira peut-être que les maris veulent bien faire des concessions convenables à leurs associées sans y être forcés, en un mot se montrer raisonnables, mais que les femmes ne le sont pas : que si on accordait aux femmes des droits, elles n’en reconnaîtraient à personne, et qu’elles ne céderaient plus sur rien, si elles n’étaient plus forcées par l’autorité de l’homme à céder sur tout. Il y a quelques générations, beaucoup de personnes auraient tenu ce langage ; alors les satires sur les femmes étaient à la mode, et les hommes croyaient faire merveille en reprochant injurieusement aux femmes d’être ce qu’ils les faisaient. Mais aujourd’hui ce bel argument n’a plus pour lui personne qui mérite une réponse. L’opinion du jour n’est plus que les femmes sont moins que les hommes susceptibles de bons sentiments et de considération pour ceux à qui elles sont unies par les liens les plus forts. Au contraire, les gens qui s’opposent le plus à ce qu’on les traite comme si elles étaient aussi bonnes que les hommes répètent sans cesse qu’elles sont meilleures ; cet aveu a même fini par devenir une formule fastidieuse d’hypocrisie destinée à couvrir une injure par une grimace de compliment, qui nous rappelle les louanges que d’après Gulliver le souverain de Lilliput donnait à sa clémence royale en tête de ses plus sanguinaires décrets. Si les femmes valent mieux que les hommes en quelque chose, c’est assurément par leur abnégation personnelle en faveur des membres de leur famille, mais je n’insiste pas sur ce point, parce qu’on leur enseigne qu’elles sont nées et créées pour faire abnégation de leur personne. Je crois que l’égalité ôterait à cette abnégation ce qu’elle a d’exagéré dans l’idéal qu’on se fait aujourd’hui du caractère des femmes, et que la meilleure ne serait pas plus portée à se sacrifier que l’homme le meilleur ; mais d’autre part les hommes seraient moins égoïstes et plus disposés au sacrifice de leur personne qu’aujourd’hui, parce qu’on ne leur apprendrait plus à adorer leur propre volonté, et à y voir une chose tellement admirable qu’elle doive être la loi d’un autre être raisonnable. L’homme n’apprend rien si facilement qu’à s’adorer lui-même ; les hommes et les classes privilégiées ont toujours été ainsi. Plus on descend dans l’échelle de l’humanité, plus ce culte est fervent ; il l’est surtout chez ceux qui ne s’élèvent, et ne peuvent s’élever qu’au-dessus d’une malheureuse femme et de quelques enfants. C’est de toutes les infirmités humaines celle qui offre le moins d’exceptions ; la philosophie et la religion, au lieu de la combattre, deviennent ordinairement ses mercenaires ; rien ne s’y oppose que le sentiment d’égalité des êtres humains qui fait le fond du christianisme, mais que le christianisme ne fera jamais triompher tant qu’il sanctionnera des institutions fondées sur une préférence arbitraire d’un membre de l’humanité à un autre.

Il y a sans doute des femmes, comme aussi des hommes, que l’égalité ne satisfera pas, avec lesquelles nulle paix n’est possible tant que leur volonté ne règne pas sans partage. C’est surtout pour ces personnes-là que la loi du divorce est bonne. Elles ne sont faites que pour vivre seules, et nul être vivant ne devrait être contraint d’associer sa vie à la leur. Mais, au lieu de rendre rares ces caractères chez les femmes, la subordination légale où elles vivent tend plutôt à les rendre fréquents. Si l’homme exerce tout son pouvoir, la femme est écrasée ; mais si elle est traitée avec indulgence, si on lui permet de prendre de la puissance, nulle règle ne peut mettre un terme à ses empiétements. La loi ne détermine pas ses droits ; elle ne lui en donne aucun en principe, c’est l’autoriser à les étendre tant qu’elle le peut.

L’égalité légale des personnes mariées n’est pas seulement le seul mode où leurs rapports puissent s’harmoniser avec la justice qui leur est due, et faire leur bonheur, mais il n’y a pas d’autre moyen de faire de la vie journalière une école d’éducation morale au sens le plus élevé. Plusieurs générations s’écouleront peut-être avant que cette vérité soit généralement admise ; mais la seule école du véritable sentiment moral est la société entre égaux. L’éducation morale de la société s’est faite jusqu’ici par la loi de la force, et ne s’est guère adaptée qu’aux relations créées par la force. Dans les états de société moins avancés, on ne connaît guère de relation avec des égaux : un égal est un ennemi. La société est du haut en bas une longue chaîne, ou mieux une échelle, où chaque individu est au-dessus ou au-dessous de son plus proche voisin ; partout où il ne commande pas, il faut qu’il obéisse. Tous les préceptes moraux en usage aujourd’hui se rapportent principalement à la relation de maître à serviteur. Cependant le commandement et l’obéissance ne sont que des nécessités malheureuses de la vie humaine : l’état normal de la société, c’est l’égalité. Dans la vie moderne déjà, et toujours plus à mesure qu’elle marche dans la voie du progrès, le commandement et l’obéissance deviennent des faits exceptionnels. L’association sur le pied d’égalité est la règle générale. La morale des premiers siècles reposait sur l’obligation de se soumettre à la force, plus tard elle a reposé sur le droit du faible à la tolérance et à la protection du fort. Jusques à quand une forme de société se contentera-t-elle de la morale qui convenait à une autre ? Nous avons eu la morale de la servitude ; nous avons eu la morale de la chevalerie et de la générosité ; le tour de la morale de la justice est venu. Partout où dans les premiers temps la société a marché vers l’égalité, la justice a affirmé ses droits à servir de base à la vertu. Voyez les républiques libres de l’antiquité. Mais dans les meilleures même, l’égalité ne s’étendait qu’aux citoyens libres ; les esclaves, les femmes, les résidants non investis du droit de cité, étaient régis par la loi de la force. La double influence de la civilisation romaine et du christianisme effaça ces distinctions, et, en théorie, sinon tout à fait dans la pratique, proclama que les droits de l’être humain sont supérieurs aux droits du sexe, de la classe, ou de la position sociale. Les barrières qui commençaient à s’abaisser furent relevées par la conquête des Barbares ; et toute l’histoire moderne n’est qu’une suite d’efforts pour les rompre. Nous entrons dans un ordre de choses où la justice sera de nouveau la première vertu, fondée comme auparavant sur l’association de personnes égales, mais désormais aussi sur l’association de personnes égales unies par la sympathie ; association qui n’aura plus sa source dans l’instinct de la conservation personnelle, mais dans une sympathie éclairée, d’où personne ne sera plus exclu, mais où tout le monde sera admis sur le pied d’égalité. Ce n’est pas une nouveauté que l’humanité ne prévoie pas ses propres changements, et n’aperçoive pas que ses sentiments conviennent au passé, non à l’avenir. Voir l’avenir de l’espèce a toujours été le privilège de l’élite des hommes instruits, ou de ceux qui ont reçu d’eux leur instruction. Sentir comme les générations de l’avenir, voilà ce qui fait la distinction et d’ordinaire le martyre d’une élite encore moins nombreuse. Les institutions, les livres, l’éducation, la société, tout prépare les hommes pour l’ancien régime, longtemps après que le nouveau a déjà paru ; à plus forte raison quand il est encore à venir. Mais la véritable vertu des êtres humains, c’est l’aptitude à vivre ensemble comme des égaux, sans rien réclamer pour soi que ce qui est accordé librement à tout autre ; à considérer le commandement de quelque genre qu’il soit comme une nécessité exceptionnelle, et dans tous les cas comme une nécessité temporaire ; à préférer autant que possible la société de ceux parmi lesquels le commandement ou l’obéissance peuvent s’exercer tour à tour. Rien dans la vie telle qu’elle est constituée aujourd’hui ne cultive ces vertus en les exerçant. La famille est une école de despotisme où les vertus du despotisme, mais aussi ses vices, sont plantureusement nourris. La vie politique dans les pays libres serait bien une école où l’on apprendrait l’égalité, mais la vie politique ne remplit qu’une très petite place dans la vie moderne, ne pénètre pas dans les habitudes journalières et n’atteint pas les sentiments les plus intimes. La famille constituée sur des bases justes serait la véritable école des vertus de la liberté. Assurément c’est tout autre chose qu’on y apprend. Ce sera toujours une école d’obéissance pour les enfants, et de commandement pour les parents. Ce qu’il faut de plus, c’est qu’elle soit une école de sympathie dans l’égalité, de vie en commun dans l’amour, où la puissance ne soit pas toute d’un côté et l’obéissance toute de l’autre. Voilà ce que la famille doit être pour les parents. On y apprendrait alors les vertus dont on a besoin dans toutes les autres associations ; les enfants y trouveraient un modèle des sentiments et de la conduite qui doivent leur devenir naturels et habituels et qu’on cherche à leur inculquer par la soumission qu’on exige d’eux pendant la période de leur éducation. L’éducation morale de l’espèce ne s’adaptera jamais aux conditions du genre de vie dont tous les progrès ne sont qu’une préparation, tant qu’on n’obéira pas dans la famille à la même loi morale qui règle la constitution morale de la société humaine. Le sentiment de la liberté tel qu’il peut exister chez un homme qui fait reposer ses affections les plus vives sur les êtres dont il est le maître absolu, n’est pas l’amour véritable ou l’amour chrétien de la liberté, c’est l’amour de la liberté tel qu’il existait généralement chez les anciens et au Moyen Age, c’est un sentiment intense de la dignité et de l’importance de sa propre personnalité qui fait trouver avilissant pour soi un joug qui n’inspire pas d’horreur par lui-même, et qu’on est très disposé à imposer aux autres pour son propre intérêt ou pour satisfaire sa vanité.

Je suis prêt à admettre, et c’est là-dessus que je fonde mes espérances, que bien des personnes mariées même sous la loi actuelle, et probablement la majorité des classes supérieures, vivent selon l’esprit d’une loi d’égalité et de justice. Les lois ne seraient jamais améliorées, s’il n’y avait beaucoup de personnes dont les sentiments moraux valent mieux que les lois existantes : ces personnes devraient soutenir les principes que je défends ici, qui ont pour seul objet d’amener tous les couples à leur ressembler. Mais avec une grande valeur morale, si on n’a pas en même temps un esprit philosophique, on est très porté à croire que les lois et les habitudes dont on n’a pas personnellement subi les effets fâcheux ne produisent aucun mal, qu’elles produisent même probablement du bien, si elles semblent obtenir l’approbation générale, et que les autres ont tort d’y faire des objections. Ces personnes ne songent pas une fois par an aux conditions légales du lien qui les unit ; elles vivent et sentent à tous les points de vue comme si elles étaient égales aux yeux de la loi. Elles auraient tort pourtant de croire qu’il en est ainsi de toutes les unions où le mari n’est pas un misérable achevé. Ce serait montrer autant d’ignorance de la nature humaine que de la réalité de la vie. Moins un homme est fait pour la possession du pouvoir, moins il a de chance d’être autorisé à l’exercer sur une personne avec son consentement volontaire, plus il se félicite du pouvoir que la loi lui donne, plus il exerce ses droits légaux avec toute la rigueur que comporte la coutume (coutume de ses pareils) et plus il prend plaisir à employer son pouvoir à raviver l’agréable sentiment de le posséder. Bien plus, dans la partie des classes inférieures où la brutalité originelle s’est le mieux conservée, et la plus dépourvue d’éducation morale, l’esclavage de la femme et son obéissance passive, en instrument inerte, à la volonté du mari, inspire à celui-ci une sorte de mépris qu’il n’éprouve pas pour une autre femme, ni pour toute autre personne, et qui lui fait considérer sa femme comme un objet né pour subir toute espèce d’indignités. Qu’un homme capable de bien observer et à qui les occasions de le faire ne manquent pas vienne nous contredire ; mais s’il voit les choses comme nous, qu’il ne s’étonne pas du dégoût et de l’indignation que peuvent inspirer des institutions qui conduisent l’homme à ce degré de dépravation.

On nous dira peut-être que la religion impose le devoir de l’obéissance. Quand une dose est manifestement trop mauvaise pour que rien ne la puisse justifier, on vient toujours nous dire qu’elle est ordonnée par la religion. L’Église, il est vrai, prescrit l’obéissance dans ses formulaires ; mais il serait très difficile de faire sortir cette prescription du christianisme. On nous crie que saint Paul a dit : « Femmes, soyez soumises à vos maris » ; mais il a dit aussi aux esclaves : « Obéissez à vos maîtres. » Le rôle de saint Paul n’était pas de pousser à la révolte contre les lois existantes ; des instigations de cette nature ne convenaient pas à son but, la propagation du Christianisme. Mais de ce que l’Apôtre acceptait les institutions sociales comme il les trouvait, il ne faut pas prétendre qu’il désapprouvât tous les efforts qu’on pourrait faire en temps utile pour les améliorer, pas plus que sa déclaration « tout pouvoir vient de Dieu » ne sanctionne le despotisme militaire, ne reconnaît cette forme de gouvernement comme seule chrétienne et ne commande l’obéissance absolue. Prétendre que le Christianisme avait pour but de stéréotyper toutes les formes de gouvernement et de société alors existantes, c’est le ravaler au niveau de l’Islamisme ou du Brahmanisme. C’est précisément parce que le Christianisme n’a pas fait cela, qu’il a été la religion de la partie progressive de l’humanité, et que l’Islamisme, le Brahmanisme et les religions analogues ont été celles de la partie stationnaire ou plutôt de la partie rétrograde, car il n’y a pas de société réellement stationnaire. Il y a toujours eu à toutes les époques du Christianisme beaucoup de gens pour essayer d’en faire quelque chose qui ressemblât à ces religions immobiles, de faire des chrétiens quelque chose comme des musulmans avec la Bible pour Koran ; ces gens ont possédé un grand pouvoir et beaucoup d’hommes ont dû sacrifier leur vie pour leur résister ; mais on leur a résisté, et la résistance nous a faits ce que nous sommes, et nous fera ce que nous devons être.

Après ce que nous avons dit sur l’obligation de l’obéissance, il est à peu près superflu de rien ajouter sur le point secondaire de cette grande question, sur le droit qu’a la femme de disposer de son bien. Je n’ai pas l’espérance que cet écrit fasse quelque impression sur ceux à qui il faudrait démontrer que les biens dont une femme hérite, ou qui sont le fruit de son travail, doivent lui appartenir après son mariage, comme ils lui auraient appartenu auparavant. La règle à poser est simple ; tout ce qui appartiendrait au mari ou à la femme, s’ils n’étaient pas mariés, restera sous leur direction exclusive durant le mariage. Cela ne les empêche pas de se lier par un arrangement afin de conserver leurs biens à leurs enfants. Il y a des personnes dont les sentiments sont froissés à la pensée d’une séparation de biens comme d’une négation de l’idée du mariage, la fusion de deux vies en une. Pour ma part, je suis aussi énergiquement que personne pour la communauté de biens, quand elle résulte entre les propriétaires d’une entière unité de sentiments qui fait que tout entre eux est commun. Mais je n’ai aucun goût pour la doctrine en vertu de laquelle ce qui est à moi est à toi, sans que ce qui est à toi soit à moi ; je ne voudrais d’un traité semblable avec personne, dût-il se faire à mon profit.

L’injustice de ce genre d’oppression, qui pèse sur les femmes, est généralement reconnue ; on peut y remédier sans toucher aux autres points de la question, et nul doute qu’elle ne soit la première effacée. Déjà dans beaucoup d’états nouveaux et dans plusieurs des anciens états de la Confédération américaine, on a mis, non seulement dans la loi, mais dans la constitution, des dispositions qui assurent aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes à ce point de vue, et améliorent dans le mariage la situation des femmes qui possèdent, en laissant à leur disposition un instrument puissant dont elles ne se dessaisissent pas en se mariant. On empêche aussi par là que par un abus scandaleux du mariage un homme s’empare des biens d’une jeune fille en lui persuadant de l’épouser sans contrat. Quand l’entretien de la famille repose non sur la propriété, mais sur ce qu’on gagne, il me semble que la division la plus convenable du travail entre les deux époux est celle qui selon l’usage ordinaire charge l’homme de gagner le revenu et la femme de diriger les dépenses domestiques. Si à la peine physique de faire des enfants, à toute la responsabilité des soins qu’ils demandent et de leur éducation dans les premières années, la femme joint le devoir d’appliquer avec attention et économie au bien général de la famille les gains du mari, elle prend à sa charge une bonne part et ordinairement la plus forte part des travaux du corps et d’esprit que demande l’union conjugale. Si elle assume d’autres charges, elle dépose rarement celles-ci, mais elle ne fait que se mettre dans l’impossibilité de les bien remplir. Le soin qu’elle s’est rendue incapable de prendre des enfants et du ménage, personne ne le prend ; ceux des enfants qui ne meurent pas grandissent comme ils peuvent, et la direction du ménage est si mauvaise qu’elle risque d’entraîner plus de pertes que la femme ne fait de gain. Il n’est donc pas à désirer, à mon avis, que, dans un juste partage des rôles, la femme contribue par son labeur à créer le revenu de la famille. Dans un état de choses injuste, il peut lui être utile d’y contribuer, car cela rehausse sa valeur aux yeux de l’homme son maître légal ; mais d’autre part cela permet davantage au mari d’abuser de son pouvoir en la forçant au travail, et en lui laissant le soin de pourvoir aux besoins de la famille par ses efforts, tandis qu’il passe la plus grande partie de son temps à boire et à ne rien faire. Il est essentiel à la dignité de la femme qu’elle ait le pouvoir de gagner quelque chose si elle n’a pas de propriété indépendante, dût-elle n’en jamais faire usage. Mais si le mariage était un contrat équitable, n’impliquant pas l’obligation de l’obéissance ; si l’union cessait d’être forcée et d’opprimer ceux pour qui elle n’est qu’un mal, si une séparation équitable (je ne dis rien du divorce) pouvait être obtenue par une femme qui y aurait droit réellement, et si cette femme pouvait alors trouver à s’employer aussi honorablement qu’un homme, il ne serait pas nécessaire pour sa protection que, pendant le mariage, elle pût faire cet usage de ces moyens. De même qu’un homme fait choix d’une profession, de même on peut ordinairement présumer qu’une femme, quand elle se marie, choisit la direction d’un ménage et l’éducation d’une famille comme but principal de tous ses efforts pendant toutes les années de sa vie qui seront nécessaires à l’accomplissement de cette tâche, et qu’elle renonce, non pas à toute autre occupation, mais à toutes celles qui ne sont pas compatibles avec les exigences de celles-ci. Voilà la raison qui interdit à la plupart des femmes mariées l’exercice habituel ou systématique d’une occupation qui les appelle hors de chez elles, ou toute autre occupation qui ne peut être remplie à la maison. Mais il faut laisser les règles générales s’adapter librement aux aptitudes particulières, et rien ne doit empêcher des femmes douées de facultés exceptionnelles et propres à un certain genre d’occupation d’obéir à leur vocation, nonobstant le mariage, pourvu qu’elles parent aux lacunes qui pourraient se produire dans l’accomplissement de leurs fonctions ordinaires de maîtresses de maison. Si une fois l’opinion s’occupait de cette question, il n’y aurait aucun inconvénient à lui en laisser le règlement, sans que la loi eût à intervenir.