De l’Influence littéraire dans les Beaux-Arts – M. John Ruskin et ses Idées sur la Peinture

De l’Influence littéraire dans les Beaux-Arts – M. John Ruskin et ses Idées sur la Peinture
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 870-915).
DE
L’INFLUENCE LITTÉRAIRE
DANS LES BEAUX-ARTS

M. JOHN RUSKIN ET SES IDÉES SUR LA PEINTURE.

Modern Painters (les Peintres modernes), 5 vol. in-4o, 1843-1860. London, Smith, Elder.

En parlant, il y a quelque temps, dans la Revue, de l’homme remarquable qui depuis dix-sept années entretient en Angleterre une sorte d’agitation pour la réforme des beaux-arts, je me proposais surtout de faire connaître ses idées sur l’architecture[1]. Quant à la théorie générale d’esthétique qui sert de base à ces idées, je m’étais borné à l’indiquer, en remarquant que, pour en voir ressortir nettement la portée et le caractère, il fallait l’étudier dans ceux des écrits de M. Ruskin qui ont plus spécialement trait à la peinture. Depuis cette époque, ce sont précisément ses vues sur la peinture qu’il a achevé de développer en publiant le cinquième et dernier volume de ses Peintres modernes, et aujourd’hui je voudrais profiter de la circonstance pour discuter plus à fond ses principes. Je le fais d’autant plus volontiers que, sans nous éloigner de M. Ruskin, nous entrerons en plein dans une question intéressante et à peine soulevée jusqu’ici, celle de l’influence que les esprits littéraires ont exercée sur les artistes. Évidemment les temps héroïques de la peinture sont passés. Quoique dans ces dernières années elle ait eu un beau réveil, que sous le rapport de l’habileté elle ait fait d’incessans progrès, les sources du génie et de l’inspiration ne coulent plus pour elle comme autrefois. Nul ne semble contester ce fait, et jamais même la philosophie n’avait aussi activement cherché que de nos jours les moyens de remettre l’art dans la bonne voie, jamais elle ne s’était tant occupée à lui apprendre ce qu’il doit être. Seulement il est une chose que la philosophie a moins songé à examiner, c’est la part qu’elle-même avait pu avoir à l’épuisement de l’art. Et cependant il y avait lieu de regarder de ce côté, car s’il existe des différences entre la position de l’artiste moderne et celle de l’artiste primitif, ces différences se résument presque toutes dans l’empire que la pensée abstraite et les penseurs du dehors ont pris peu à peu sur la direction des peintres.

Jusqu’au XVe siècle, l’artiste pouvait être lui-même un poète ou un philosophe ; mais, comme artiste, il vivait dans une sorte de sanctuaire : il appartenait à une confrérie qui avait ses secrets et formait un monde à part ; il recevait par initiation les traditions des devanciers, et en peignant il ne reconnaissait pour juges que ses maîtres et ses pairs. D’ailleurs les hommes d’alors en étaient encore à cet âge où les idées abstraites ont peu de prise sur l’esprit, et c’étaient les images ou les statues, c’était l’art avec ses histoires peintes du ciel et de la terre qui donnait l’impulsion à la pensée des masses plutôt qu’il ne suivait le mouvement de l’intelligence répandue dans les sociétés. Maintenant tout est diamétralement changé. Dès la renaissance, la réflexion et le raisonnement avaient envahi les artistes eux-mêmes, et chaque jour la corporation autrefois souveraine a perdu de plus en plus non-seulement son rôle d’initiatrice, mais encore son indépendance. Dans ces deux derniers siècles surtout, les expositions, les critiques de journaux et l’activité générale des esprits ont décidément soumis les hommes de la palette et les facultés plastiques à la juridiction du public qui ne peint pas, à la loi des hommes de jugement et des facultés intellectuelles. Est-ce là un bien ou un mal ? Est-ce là ce qui a été cause de la décadence, ou ce qui doit amener la régénération de l’art ? Il me semble que connaître M. Ruskin, c’est avoir à cet égard les meilleurs renseignemens, car il est lui-même comme le dernier mot de l’esprit littéraire appliqué aux choses de l’art. Tous ses efforts, nous le verrons, n’ont tendu qu’à renouveler la peinture en assimilant entièrement les tableaux aux livres, en exigeant d’eux tout ce que les esprits qui ne s’occupent pas d’art peuvent aimer dans les écrits des poètes, ou des savans, ou des philosophes, et j’ajouterai que, par ses défauts comme par ses qualités, par sa logique, qui pousse tout à l’extrême, comme par la variation de ses idées, qui l’ont porté aux deux pôles de la pensée, M. Ruskin est presque une expression complète du bien et du mal que l’influence littéraire peut faire aux arts plastiques. Je trouve chez lui ce que les penseurs du dehors peuvent fournir de meilleur à la peinture et ce qui peut seul la défendre contre les routines d’atelier et l’idolâtrie des procédés, ces deux fâcheuses influences auxquelles les artistes sont exposés en restant comme enfermés dans leur caste. J’y trouve au plus haut point le sentiment des conditions morales que le peintre lui-même doit remplir pour pouvoir tirer profit de ses facultés ; mais en même temps j’aperçois aussi chez M. Ruskin l’erreur radicale qui a sans cesse condamné la raison abstraite à se tromper du tout au tout sur ce que doivent être les tableaux : j’y vois, dans tout le danger de ses conséquences, cette illusion littéraire qui consiste à méconnaître le domaine spécial de la peinture, et qui à mon sens menace de lui porter le dernier coup en achevant d’enlever au peintre la conscience de sa vocation.

Le grand ouvrage de M. Ruskin sur la peinture a le grave inconvénient d’avoir été commencé en 1843, alors que le gradué d’Oxford n’était pas encore âgé de vingt-quatre ans, et d’avoir été terminé seulement en 1860 : dans l’intervalle de ces dix-sept années, l’auteur a dû certainement élargir son horizon et mieux lire en lui-même. L’intention première de M. Ruskin avait été surtout de venger Turner des critiques qui l’avaient assailli, et de démontrer à l’Angleterre qu’elle possédait en lui un peintre de génie, un maître destiné à marquer à côté des Giotto, des Michel-Ange et des Titien, comme le créateur d’une ère nouvelle. À cette époque aussi, le paysage absorbait presque exclusivement l’attention du jeune écrivain ; c’était l’amour de la nature qui l’avait mené à l’amour des œuvres d’art où la nature est représentée, et dans une large mesure il se contentait d’appliquer à toute la peinture des goûts et des idées qui n’avaient été éveillés en lui que par une des branches les plus restreintes de cet art. Plus tard, entre son premier et son second volume, un assez long séjour en Italie, où il avait déjà fait pourtant plusieurs voyages, l’étude des maîtres primitifs et l’influence des arts gothiques apportèrent à ses idées d’importantes modifications. L’ouvrage, qui d’abord avait été entrepris pour répondre à un article de revue, fut continué par intervalles, et comme M. Ruskin a toujours maintenu la lettre de ses premières décisions, tout en modifiant plus ou moins le sens, comme il y est toujours revenu tout en posant de nouveaux principes, ses cinq volumes ressemblent un peu à une zone de terrain qui renferme dans son sein des fossiles de différens âges, des êtres appartenant à des créations successives séparées l’une de l’autre par des cataclysmes. Des opinions qui n’ont pu résulter que d’une expérience incomplète, des idées qui à mon gré représentent seulement la première idée qu’on se fait de la peinture, reçoivent une interprétation et sont appuyées par des raisons qui dénotent un esprit pleinement ouvert, pleinement arrivé à voir et sentir ce qui ne se laisse découvrir qu’en dernier lieu.

Pour qui se contenterait de feuilleter les Peintres modernes, le livre serait une énigme insoluble. À lire par passages le premier volume, celui où M. Ruskin a définitivement arrêté les formules de sa théorie, on serait tenté à chaque instant de le prendre pour un réaliste à la française, pour un adepte de cette école positiviste qui met un tronçon de chou bien rendu au-dessus de toutes les pensées, de toutes les affections de l’âme humaine, et qui, j’en ai peur, est bien moins inspirée par l’amour du vrai que par un sourd besoin de ravaler toute la partie morale de notre être, par ce cynisme qui ose prétendre qu’il ne s’agit pas de rechercher ce qui est beau et bon, et que la seule bonne chose est d’être un habile homme. En tout cas, on sait que son programme se réduit à étouffer dans l’art toute imagination, à demander que les tableaux n’expriment aucune pensée et ne soient en rien une création de l’homme. Que M. Ruskin ait jamais partagé les intentions de ce réalisme, je ne le prétends point ; toujours est-il qu’il arrive souvent à parler le même langage : il ne répète pas seulement que l’unique but de l’art est de faire connaître la réalité telle qu’elle est, il semble prendre plaisir à rabaisser l’homme pour grandir les choses ; il s’irrite à la seule pensée qu’un artiste puisse se permettre d’entretenir le public des petites conceptions de son petit cerveau ; il est décidé d’avance à croire que tout le mérite de l’artiste ne peut être qu’un compte-rendu, que tout ce qui n’est pas un compte-rendu ne peut être qu’un défaut et une honte. L’erreur toutefois serait grande si l’on jugeait M. Ruskin sur ces apparences. Il suffit de tourner un feuillet, et voilà que le disciple de M. Comte se change en une sorte de mystique. Ce même homme qui veut que la peinture regarde tout entière le monde extérieur, qui ne conçoit pas même qu’elle puisse être vraie en exprimant la nature humaine, il se trouve qu’il accorde à peine le nom de vérité à l’apparence matérielle des choses. Ce même homme qui demande sans cesse la réalité, toute la réalité, rien que la réalité, il se trouve qu’il la demande au nom de la foi religieuse et par zèle pour la dignité humaine. S’il ferme à l’artiste ce qu’on appelle le monde de l’idéal, c’est pour que l’art soit fondé sur l’oubli de nous-mêmes, sur la sympathie qui porte toute notre attention et toutes nos affections vers ce qui n’est pas nous. S’il est le plus absolu des réalistes, c’est parce que les réalités sont l’œuvre de Dieu, parce que le devoir de l’homme est de consacrer humblement toutes ses facultés à pénétrer leurs divines significations, parce que la plus noble attitude pour lui est de s’agenouiller à leurs pieds pour écouter comme un disciple et adorer comme une créature, au lieu de prétendre, comme Satan, opposer ses propres conceptions à celles du Très-Haut.

Le fait est qu’il y a chez M. Ruskin deux instincts contraires qui ne sont jamais parvenus à s’entendre, et qu’il n’a jamais cherché à concilier qu’en apparence. Au lieu de les mettre réellement d’accord en les tempérant l’un par l’autre, il a préféré se déguiser leur conflit par d’éternelles confusions d’idées. Faut-il attribuer à l’âge seul les tendances réalistes qui dominaient le gradué d’Oxford au moment où il a conçu sa doctrine ? Non, ces tendances tiennent évidemment à une soif d’observations et de connaissances qui fait partie intégrante de sa nature. Cependant je ne puis m’empêcher de croire que, dans le principe, il avait beaucoup cédé aussi à ce penchant de jeunesse qui est bien une des sources du mauvais réalisme, penchant tout négatif qui, à notre premier contact avec la vie, s’empare plus ou moins de nous tous, parce que tous, plus ou moins, dans notre enfance nous n’avons fait que rêver au gré de nos désirs, penchant irrité qui se venge de ces rêves trompeurs en traitant de mensonge tout ce qui ressemble à un sentiment et en ne voulant plus estimer que le talent de voir juste ce qui est. Et pourtant dès cette époque j’aperçois déjà chez M. Ruskin toutes les tendances du moraliste. Tandis que l’influence de son âge, ajoutée à ses besoins intellectuels, le pousse vers un art qui ne songe qu’à rendre compte des faits, l’ensemble de son caractère le porte et l’oblige à évaluer toute œuvre humaine d’après l’état moral qu’elle manifeste. L’effet qu’un tableau peut produire n’est pas ce qui le frappe le plus : ce sont plutôt les facultés qui ont contribué à produire le tableau. Ainsi s’explique pour moi l’origine de sa théorie : elle m’apparaît comme un résultat de ce conflit, comme un effort involontaire pour satisfaire à la fois ces deux instincts.


I. — LA VÉRITÉ.

Et d’abord qu’est-ce au juste que la vérité dont M. Ruskin est bien près de faire l’alpha et l’oméga de l’art ? La question avec lui n’est point superflue, car à chaque instant il confond les faits et nos idées des faits, le phénomène extérieur et la pensée qu’il éveille en nous. En parlant des montagnes, qui nous font songer à la brièveté de la vie et à notre néant, aux générations qui ont contemplé avant nous le colosse de granit, à celles qui le verront encore debout quand nous ne serons plus, il appelle ces réflexions et ces impressions la vérité de la montagne : il les considère comme un pathétique qui fait positivement partie de sa substance. Il est donc bon de se tenir sur ses gardes, et ici en particulier on se méprendrait du tout au tout, si l’on supposait que la vérité sur laquelle il insiste est purement celle du trompe-l’œil, celle qui fait illusion, en nous donnant la sensation de la réalité. Il n’a que mépris pour ce misérable talent dont la plus haute ambition est de « mettre nos sens en contradiction l’un avec l’autre, de faire dire à nos yeux qu’un objet est rond quand nos doigts disent qu’il est plat, et dont le plus sublime effort est de nous causer un plaisir absolument semblable à celui que nous cause un tour de jonglerie. » Son grand ouvrage tout entier pourrait être considéré comme une longue polémique contre l’erreur populaire qui ne voit dans la peinture qu’un art d’imitation. La thèse qu’il développe, c’est que la recherche de la vérité d’apparence est précisément ce qui a perdu les peintres du passé, ce qui les a précipités dans toutes les faussetés où ils sont tombés sur le fond des choses, et que la gloire de Turner, comme le principe de son génie, est d’avoir visé plus haut que cette vulgaire ressemblance de superficie « Les Salvator, les Claude, les Cuyp et les Poussin, dit-il, avaient parfaitement compris la voie où la peinture devait s’engager de leur temps pour accomplir un nouveau progrès. Après les penseurs du XIVe siècle, les dessinateurs du XVe et les coloristes du XVIe, c’était bien du côté des effets de la nature qu’il leur restait à tourner leurs efforts ; mais tandis qu’il eût fallu retracer les mouvemens de lumière et d’atmosphère et sous leurs prestiges passagers laisser entrevoir le caractère permanent des choses, ils n’ont su rendre les effets qu’en dénaturant les objets. Devant la nature, ils n’avaient d’yeux que pour ce qui pouvait se prêter à une imitation littérale ; tout ce qui ne pouvait pas servir à faire valoir leur talent d’exécution, ils le regardaient avec une apathie absolue, ou plutôt ils passaient sans le regarder. » Poussin rangé parmi les peintres qui ont trop sacrifié à la vraisemblance ! c’est là un de ces écarts comme l’imagination de M. Ruskin s’en permet parfois, un de ces papillons roses qui, pour son œil ébloui, dansent autour du soleil, qu’il regarde trop fixement. Cela toutefois n’enlève rien à la solidité de sa plaidoirie contre l’imitation. Entre autres remarques qui demanderaient à ne pas être oubliées, il fait admirablement voir que l’espèce de ressemblance qui trompe l’œil tient purement au relief apparent, et que de la sorte elle est au plus une vérité partielle du plus bas étage, une vérité même qui, avec les moyens limités de notre palette, ne peut être obtenue qu’au détriment des vérités les plus caractéristiques et les plus importantes. D’ailleurs c’est par elle-même que l’imitation est littéralement le contraire du vrai, en ce sens qu’au lieu de chercher à nous faire connaître l’objet représenté, elle tend à emporter notre pensée loin de lui. « Que l’artiste ait peint le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu’elle est causée par la perfection du faux-semblant, est exactement la même : nous ne la goûtons qu’en oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement l’adresse de l’artiste… Vous pouvez envisager des larmes comme l’effet d’un artifice ou d’une douleur, l’un ou l’autre à votre gré, mais l’un et l’autre en même temps, jamais : si elles vous émerveillent comme un chef-d’œuvre de mimique, elles ne sauraient vous toucher comme un signe de souffrance. »

Au fond, M. Ruskin, malgré ses attaques passionnées contre les Allemands et contre tout idéalisme, n’est lui-même qu’un idéaliste d’une espèce particulière, ou du moins un intellectualiste, si l’on me passe ce mot. Ce n’est pas seulement du trompe-l’œil qu’il fait bon marché, il ne tient malheureusement guère plus de compte de la vérité d’effet, fa vérité qui le préoccupe, c’est celle qui consiste surtout à rendre les significations des aspects, à faire comprendre tout ce qu’ils peuvent nous apprendre sur les fonctions, les rapports, la nature intrinsèque des choses. C’est la vérité qui définit à la manière de la science, qui, s’il est question d’un chêne, tâchera de nous en donner l’idée plutôt que l’impression, je veux dire qui le représentera tel qu’il apparaît à notre intelligence, lorsqu’elle l’a conçu et ramené à un ensemble de notions intelligibles, à certaines formes de feuillage, certains modes de ramification, qui sont pour elle les caractères du chêne, ou à des qualités plus spéciales qui caractérisent pour elle ce chêne particulier. En un mot, si M. Ruskin est réaliste, c’est un peu comme le platonicien pour qui les réalités, telles qu’elles nous frappent, sont une ombre vaine, et qui ne tient pour réel que les lois et les types, les vérités universelles et perpétuelles, dont les réalités sont aux yeux de la pensée une simple manifestation.

Du reste, à défaut de précision dans les mots, au moins les instincts de M. Ruskin ne sauraient faire doute. Ils sont écrits en gros caractères à chaque ligne de la vaste enquête qu’il a ouverte sur la nature, enquête où il ne tente rien moins que de la suivre dans l’ensemble de ses manifestations, et de donner en quelque sorte le vocabulaire des signes dont elle se sert pour nous communiquer ses secrets. Commençant par les faits généraux, il passe tour à tour en revue les vérités de ton, ou les relations que prennent les teintes des objets suivant les diverses conditions de l’atmosphère ; les vérités de couleur, ou la coloration propre des corps et les modifications qu’elle subit sous l’influence de la lumière, de l’ombre, de la perspective aérienne ; les vérités de clair-obscur, qui nous donnent l’impression du soleil, et qui, par l’échelle immense de leurs gradations, accusent les variétés infinies des formes, des positions et des distances ; les vérités de l’espace ou l’impression de l’étendue en tant qu’elle dépend des limites de notre vue et de la direction du foyer de notre œil. De ces aperçus d’ensemble, il en vient aux élémens partiels du paysage, aux terrains, à la végétation, au ciel, avec ses trois zones de nuages qu’il parcourt l’une après l’autre, à l’eau enfin, ce Protée de la création, auquel il chante d’abord un hymne magnifique, pour l’étudier ensuite à la loupe dans ses incessantes transformations, dans les courbes et les nuances fugitives des flots, dans les phénomènes de réflexion dont il démêle patiemment la trame désespérante. À deux reprises il est revenu à cette œuvre d’amour, épelant la nature pour surprendre ses beautés, après l’avoir épelée pour déchiffrer ses vérités, et prodiguant partout les vastes vues et les minutieux détails avec la précision, la sûreté familière, la joyeuse abondance d’un homme qui a vu de ses yeux et qui a passé sa vie à regarder pour sa propre satisfaction, sans y être déterminé par aucun dessein. Il serait difficile d’exagérer le prix des observations dont il a ainsi rempli près de trois énormes volumes, car M. Ruskin est loin d’être un simple savant qui ne cherche qu’à connaître. Chez lui, l’œil du lynx est aiguisé encore et dirigé par les indicibles sympathies qui trouvent dans les couleurs et les formes une source de jouissances et d’irrésistibles affections. Et pourtant son point de vue évidemment n’est point celui de l’artiste, de l’homme qui reçoit des aspects une impression directe, et qui s’y arrête ; c’est plutôt celui du poète qui, tout en les sentant, va au-delà, et qui se plaît surtout aux émotions d’imagination, à ces émotions plus vastes que nous causent non pas précisément les choses mêmes, mais les pensées de tout genre qu’elles évoquent en nous. Il y a chez M. Ruskin du Bacon et du Shakspeare : avant tout, c’est une intelligence très active doublée d’un vif sentiment dramatique. On sent que son bonheur est de scruter toute chose pour se donner la vision des forces qui y sont à l’œuvre, ou qui y laissent deviner l’histoire de leurs prouesses. Le trait important à ses yeux, c’est le trait éloquent, le document qui raconte les cataclysmes du passé, l’indice où se trahissent les puissances qui ont assisté à la naissance de la terre et qui prendront part à sa destruction. Ce qui l’attire et ce qui l’arrête, ce sont les angles et les courbes qui dénotent dans l’arbre la croissance, la résistance et la lutte ; ce sont les nuances ou les contours qui manifestent la constitution vivante du nuage, l’action et la production des vents, ou qui entraînent l’esprit à mesurer les gigantesques promontoires et les colossales vallées de ces Himalayas de vapeur où la pensée ne peut s’engager sans épouvante. Une fois au milieu des montagnes, il ne se contente pas de relever les grandes phases des annales de notre globe telles qu’elles sont écrites sur les pics supérieurs, sur les montagnes secondaires et sur les terres d’alluvion ; il s’arrête aux moindres épisodes de la divine épopée, aux lignes de stratification et de fêlure qui révèlent la nature individuelle des roches, aux lignes d’éboulement et de projection qui nous montrent la montagne animée de mouvement et parcourant, elle aussi, la carrière des âges, aux lignes de corrosion et d’arrondissement qui témoignent de l’action constante des eaux et de l’atmosphère.

On voit que la vérité de M. Ruskin n’a nul rapport avec la vérité des réalistes. Son intention n’est point de réformer l’art en le rétrécissant et en lui interdisant toute pensée : il a une ambition bien autrement puissante et originale, une ambition qui implique au contraire une multitude d’exigences que nul peut-être n’avait jamais senties aussi vivement que lui. Pour la satisfaire, ce n’est point assez que l’artiste ne contredise pas les faits et les lois de l’univers, ce n’est point assez qu’il ait, « comme les maîtres du XVe siècle et comme les grands Vénitiens, de magnifiques motifs de paysage. » Il importe de ne pas confondre ces abstractions de l’imagination avec le paysage tel que Turner le premier nous l’a révélé, — avec celui qui est une exposition générale et complète de la nature. S’inspirer des cieux ou des montagnes et leur faire des emprunts partiels pour composer d’agréables tableaux, ce n’est point raconter les merveilles de la création. Il faut que l’artiste soit réellement l’historien des phénomènes, le révélateur des énergies cachées, le chantre et le prêtre des gloires de l’œuvre divine ; il faut que dans chacune de ses productions, comme dans la succession de ses travaux, son but exprès soit d’enseigner la nature à l’homme et de la lui faire aimer, de le prendre par toutes ses facultés pour l’amener à elle, pour habituer son cœur et son esprit à y trouver leur plus chère joie et le texte de leurs incessantes méditations. Si M. Ruskin a un tort, c’est d’être insatiable et de ne pas tenir compte de l’impossible : vérités géologiques, botaniques, météorologiques, vérités physiques, physiologiques et hydrauliques, toutes les vérités de la science en un mot, en tant qu’elles se trahissent par les traits visibles des choses, rentrent dans le domaine qu’il assigne à l’art.


« Chaque herbe, chaque fleur des champs, dit-il, a sa beauté distincte et parfaite ; elle a son habitat, son expression, son office particulier, et l’art le plus élevé est celui qui saisit ce caractère spécifique, qui le développe et qui l’illustre, qui lui donne sa place appropriée dans l’ensemble du paysage, et par-là rehausse et rend plus intense la grande impression que le tableau est destiné à produire… Chaque classe de roche, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et météorologique ; cela n’importe pas seulement à la vérité du détail, cela est encore plus important pour obtenir ce caractère simple, sérieux et harmonieux qui distingue l’effet d’ensemble des sites naturels. Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n’appartiennent qu’à elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore des différences plus particulières par suite des variétés d’élévation et de température. De ces circonstances modifiantes résulte la multiplicité infinie des ordres de paysages, dont chacun présente un accord parfait entre ses parties… »


Ce sont là des conditions bien multiples à remplir, et pourtant M. Ruskin ne borne pas là ses exigences.


« De ce que toutes ces connaissances spéciales sont nécessaires au peintre, il ne s’ensuit pas qu’elles constituent le peintre, ni qu’un pareil savoir soit précieux en soi et abstraction faite de tout noble but. La même connaissance, qui n’est que méprisable quand elle est recherchée pour d’indignes motifs, peut être dans un autre esprit une acquisition de la plus haute valeur et qui porte avec elle l’influence la plus bienfaisante. C’est là ce qui distingue la science du simple botaniste de celle de l’artiste ou du poète. L’un constate les diversités des plantes et des fleurs dans l’intention d’enrichir son herbier, l’autre les considère pour s’en faire un moyen d’expression et d’émotion ; — l’un compte les étamines et donne des noms, après quoi il est content et s’arrête ; l’autre observe dans la plante tous les caractères de forme et de couleur, en envisageant chacun de ses attributs comme une donnée parlante ; il saisit ses lignes de grâce ou d’énergie, de rigidité ou de repos ; il note la faiblesse ou la vigueur, la sérénité ou le vague de ses teintes ; il remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance pour telle exposition, les conditions qui la font vivre ou périr ; il l’associe dans sa pensée à tous les traits des lieux qu’elle habite et aux opérations des influences nécessaires à sa subsistance. Désormais la fleur est pour lui un être vivant avec des annales inscrites sur ses feuilles et des passions palpitant dans ses mouvemens. Si elle intervient dans le tableau, ce n’est plus comme un simple point de couleur ou comme une étincelle insignifiante de lumière : elle est une voix sortant de la terre, un nouvel accord de la musique de l’âme, une note nécessaire dans l’harmonie de l’œuvre, qui contribue autant à sa tendresse qu’à son élévation, et ne concourt pas moins à sa grâce qu’à sa vérité. »


C’est dire qu’outre les vérités qui sont du ressort de la science, M. Ruskin fait rentrer dans la peinture les vérités du poète, les vérités du philosophe, les vérités de l’homme moral et de l’homme religieux. Ce qu’il demande en un mot, c’est la réalité commentée, sentie et aimée par l’âme humaine tout entière. Il veut qu’en relatant tout ce que l’œil et l’intelligence peuvent connaître de la nature des choses, l’artiste exprime encore tout ce que les choses peuvent révéler à la pensée abstraite qui les questionne sur leurs lois et leurs portées, tout ce qu’elles peuvent suggérer à la conscience qui leur demande des enseignemens moraux, tout ce qu’elles peuvent dire au cœur ou à l’imagination qui y cherche le secret de la vie, le reflet de nos espérances et de nos misères, la révélation de notre destinée.

Mais d’un autre côté, en même temps que M. Ruskin accroît à l’infini les matériaux de la peinture, il semble prendre à tâche de rétrécir impitoyablement l’usage qu’elle en peut faire. S’il appelle toutes les facultés humaines à concourir aux créations de l’artiste, il exige que chez lui elles ne s’emploient toutes qu’à rendre compte des faits et des valeurs de la réalité. Il ne souffre pas que l’art ait ses romanciers, ses poètes, ses philosophes : toute la pensée, toute la poésie, toute l’imagination, ne doivent se traduire que sous la forme de l’histoire. Le seul mot d’invention fait peur à M. Ruskin. Il se plaît à redire que les grands maîtres n’ont été grands qu’en peignant les hommes, les choses et les costumes de leur temps, ce qu’ils avaient sans cesse sous les yeux, et que les meilleures figures de leurs tableaux ne sont que des portraits. Il s’étonne, il ne peut comprendre qu’un artiste dépense son temps et son talent à inventer des sites, lorsque tant de merveilles naturelles, qui dépassent tout ce que le génie humain imaginera jamais, en sont encore à attendre un œil qui les admire et un témoin qui les relate. Rien qu’il sache reconnaître le mérite d’une exécution large, la concession chez lui est presque toujours suivie d’une réserve qui revient à dire que, malgré tout, la valeur d’un tableau est strictement en raison du nombre et de l’importance des renseignemens qu’il nous fournit sur les réalités. De fait, tout ramène M. Ruskin à cette idée de compte-rendu, et dès qu’elle reprend possession de lui, il se laisse emporter à la retourner, à la développer, à l’épuiser, si bien qu’il en arrive à nier implicitement le second but qu’il attribuait lui-même à l’art, celui d’exprimer aussi l’âme de l’artiste. A l’entendre, c’est au plus strict sens du mot qu’il s’agit de caractériser les œuvres de Dieu, d’en faire connaître la nature intrinsèque avec la totalité des élémens qui en déterminent l’action dans tous les sens. La tâche du peintre n’est pas de définir l’effet produit sur nous, ce qui se trouve dans le reflet défiguré de notre miroir, dans l’image toute composée de lacunes et d’erreurs qui ne résultent que de nos incompétences, mais bien de montrer ce que la chose extérieure renferme vraiment, ce qui, en dehors de nous, la différencie de toutes les autres choses. M. Ruskin va même jusqu’à faire intervenir Locke et sa fameuse distinction entre les trois ordres de qualités qui existent dans les corps, à savoir : les qualités primaires, qui appartiennent tout entières à l’objet, comme le volume, la configuration, le nombre des parties, etc.; — les qualités sensibles, comme le parfum et la chaleur, c’est-à-dire les influences que les corps exercent sur nos sens; — enfin les autres propriétés par lesquelles ils peuvent modifier d’autres corps. Or, ajoute M. Ruskin, puisque le but de la peinture est de caractériser les réalités en elles-mêmes, il est évident que les qualités qui appartiennent tout entières à l’objet doivent passer avant celles qui dépendent autant de nos propres organes que de la nature de l’objet. Donc la couleur n’est qu’une vérité secondaire, donc toutes les magies analogues au parfum de la fleur, c’est-à-dire tout le côté émouvant des choses, tout ce qu’elles ont de puissances pour nous enivrer est justement ce qui a le moins d’importance pour le peintre.

Une pareille logique ressemble à de la colère, et ses excès sont d’autant plus frappans qu’en réalité M. Ruskin est vivement attiré par la couleur. Il ne lui a pas seulement rendu plus tard un chaleureux hommage, il n’en parle jamais sans trouver de ces mots qui ne peuvent être suspects, tant ils vont droit au cœur. Seulement il est une concession à laquelle M. Ruskin ne saurait se résigner. Si large qu’il fasse la part de l’imagination pour ce qui touche aux pensées abstraites et aux sentimens moraux, il ne veut pas admettre que la peinture soit en partie une création, en partie une relation, qu’elle soit non pas uniquement un compte-rendu de la nature et des pensées de l’homme, mais encore un art comme la musique, un art dans toute la force du terme, c’est-à-dire une invention tout humaine qui consiste à trouver des combinaisons faites pour l’homme, des combinaisons aussi inconnues à la nature que les harmonies du musicien, et dont la valeur dépend, non plus du rapport qu’elles peuvent avoir avec les réalités extérieures, mais du rapport qu’elles ont avec les lois et les sensibilités de notre propre nature. Il n’en a pas fallu davantage pour acculer M. Ruskin à d’insurmontables difficultés. Pour s’expliquer le prestige que les grands coloristes exercent sur lui par ces qualités toutes musicales, il est réduit à recourir aux causes surnaturelles d’une mythologie allégorique. Il est forcé de voir dans chaque teinte et chaque combinaison de teintes le symbole terrestre ou plutôt l’incarnation mystique d’une qualité morale qui est belle de sa beauté spirituelle et qui prête à son emblème la puissance qu’elle a sur notre esprit. Les couleurs en échiquier du moyen âge, les blasons gothiques avec leurs masses de rouge et de bleu qui se relient en s’entre-pénétrant l’une l’autre, sont pour lui le type de la grande loi de fraternité qui associe les peuples et les individus par la différence même de leurs facultés. Que dis-je? il y retrouve avec effroi un exemple et une preuve du décret divin auquel l’humanité doit son rédempteur, son Dieu-homme, qui a uni en lui les deux natures pour nous apprendre à les réconcilier aussi en nous. Ou bien c’est un Titien du Louvre qui lui a causé une impression solennelle par ses ampleurs et ses contrastes de couleur, et il ne peut s’en rendre compte qu’en attribuant cet ascendant à je ne sais quelle vérité, à je ne sais quelle intention philosophique « qui a su exprimer tout un système de théologie dogmatique dans une rangée de dos d’évêques. »

En attendant, il raisonne toujours comme si les effets du coloriste ne pouvaient avoir de mérite que par l’idée qu’ils donnent des effets de la nature, comme s’ils ne pouvaient être harmonieux que parce qu’ils rapprochent seulement les mêmes teintes qui dans un paysage ont pu se produire à la fois par suite des lois de la lumière, parce qu’ils expriment justement les relations par lesquelles les colorations d’un ensemble d’objets concourent à révéler l’influence d’un même état atmosphérique. Toujours il aboutit dans ses axiomes à présenter la couleur comme une simple science, à nous laisser l’idée qu’elle est purement le talent de rendre avec nos matériaux les teintes difficiles de la nature, — et en dépit de ses yeux il reste fidèle à son système en vantant la palette des préraphaélites, de ces jeunes artistes anglais qui, entre tous les peintres peut-être, ont le plus tiraillé l’œil par l’ensemble de leurs tons, quoiqu’ils aient certainement excellé à reproduire certaines finesses et certaines vivacités des couleurs locales. C’est l’instinct de M. Ruskin de tout braver : dans l’incroyable audace de son idée fixe, il en vient à écrire textuellement que le génie coloriste surtout a pour condition la plus stricte véracité, que s’il est encore possible de conserver quelque mérite de forme en s’écartant de la réalité, la moindre infidélité au vrai sous le rapport de la couleur est infailliblement mortelle. Autant vaudrait soutenir en musique que l’unique valeur, l’unique but d’une mélodie est de reproduire le rhythme d’un sentiment, la manière dont il se scande en nous, et qu’en conséquence le morceau le plus mélodieux est celui qui nous donne la plus exacte idée du mouvement de la joie ou de la colère, lors même qu’il n’aurait nulle mélodie comme ensemble de sons perçus par notre oreille et notre esprit. — Et en vérité il y a plus qu’une analogie, il y a identité complète entre cette philosophie et celle de M. Ruskin : il loue Turner de sacrifier au besoin les accords de son tableau pour mieux indiquer les notes partielles d’un accord qui l’a frappé dans la réalité. Dans une sorte de prosopopée, du reste si belle que l’erreur de jugement disparaît sous les gerbes de feu de la poésie, il nous montre le grand artiste suivant de son mieux la nature, montant en quelque sorte au sommet de la montagne pour se rapprocher de ses splendeurs, et là, les bras tendus vers elles, s’écriant avec désespoir : « Ce n’est pas ma faute si je ne puis saisir le soleil ! ce n’est pas ma faute si je ne puis transporter sur ma toile le divin éclat qui complétait l’harmonie ! Mon rôle était d’admirer et de témoigner, de vous dire fidèlement : Il y avait cette note, puis cette note, puis cette autre. Que votre imagination fasse le reste ! J’aurais menti si, au lieu de l’ineffable effet, je m’étais permis de composer une autre harmonie. »

Je n’entrerai pas longuement dans l’application que M. Ruskin a faite plus tard de ces idées à la grande peinture. Je dois seulement faire remarquer que les vraisemblances et les convenances qui distinguent Raphaël des peintres primitifs n’ont rien de commun avec l’exactitude historique que M. Ruskin entend glorifier. C’est au contraire à Raphaël, « à l’artiste qui, en peignant son Parnasse présidé par Apollon, écrivait sur les murs mêmes du Vatican l’apostasie religieuse de la peinture, » qu’il fait commencer la révolution qui a détrôné l’art de la vérité pour le remplacer par l’art des poses et du beau mensonge. Les peintres du moyen âge, remarque-t-il, n’avaient visé qu’à raconter les événemens comme ils s’étaient passés, et leurs symboles conventionnels étaient une preuve de plus de leur véracité. Le meilleur moyen pour eux était celui qui expliquait le mieux ce qu’ils croyaient vrai à l’égard des faits et des objets…


« Du moment, ajoute-t-il, que la seule ambition des peintres était de déployer leur savoir-faire, de se montrer experts dans la science de l’anatomie, du clair-obscur et de la perspective ; du moment qu’ils se servaient de leur sujet pour faire valoir leur exécution, au lieu d’employer leur exécution à faire valoir leur sujet, il était naturel qu’ils dédaignassent les brillans enfantillages de la peinture primitive, ses ornemens d’or bien brunis, ses couleurs vives soigneusement étendues en teintes plates. Ils n’avaient plus d’émotion religieuse à exprimer ; ils pouvaient penser froidement à la madone comme à un admirable prétexte pour introduire des ombres transparentes et de doctes raccourcis… Ils pouvaient la concevoir, même dans son agonie maternelle, avec un discernement académique, esquisser d’abord son squelette, le revêtir avec la sévérité de la science des muscles de la douleur, puis jeter sur la nudité de sa désolation la grâce d’une draperie antique et compléter par l’éclat étudié des larmes et par une pâleur finement peinte le type parfait de la Mater dolorosa. — Avec une manière aussi scientifique d’élaborer un sujet, il fallait bien que l’artiste eût aussi plus de respect pour la vraisemblance. Il le fallait précisément pour qu’il pût faire ressortir tout son talent. Les convenances, l’expression, l’unité historique et toutes les autres décences devinrent donc pour le peintre des obligations du même genre et au même titre que la pureté de ses huiles et la justesse de sa perspective. On lui répéta que la figure du Christ devait être digne, celle des apôtres expressive, celle de la Vierge pudique, et celle des enfans innocente, et conformément aux nouveaux canons les peintres se mirent à fabriquer des combinaisons de sublimité apostolique, de douceur virginale et de simplicité enfantine qui, par cela seul qu’elles étaient exemptes des bizarres imperfections et des flagrantes contradictions de l’ancien art, furent acceptées comme des choses vraies, comme une relation authentique des événemens religieux... Or les cartons de Raphaël, pas plus qu’aucune autre production de l’époque, n’étaient point des relations historiques, et ils ne cherchaient pas même à relater aucun fait réel ou seulement possible; ils étaient dans toute la force du terme des compositions, des agencemens à froid de beaux dehors et de grâces spécieuses suivant des formules académiques...

« L’art historique et le genre religieux, loin d’être épuisés, n’ont pas seulement commencé à exister... Moïse n’a jamais été peint, Elisée ne l’a jamais été, David non plus, si ce n’est comme un florissant jouvenceau, Déborah jamais, Gédéon jamais, Isaïe jamais. De robustes personnages en cuirasse ou des vieillards à barbe flottante, le lecteur peut s’en rappeler plus d’un qui, dans son catalogue du Louvre ou des Uffizzi, se donnaient pour des David ou des Moïse; mais s’imagine-t-il que si ces peintures avaient le moins du monde mis son esprit en présence de ces hommes et de leurs actes, il eût pu ensuite, comme il l’a fait, sans aucune impression de peine ou de surprise, passer au tableau voisin, probablement à une Diane flanquée de son Actéon, ou à l’Amour en compagnie des Grâces, ou à quelque querelle de jeu dans un tripot? »


On sent à quel prix M. Ruskin met la palme qu’il nous reste à conquérir. Jusqu’ici les peintres n’ont songé qu’à être des peintres, et leurs pensées se sont concentrées sur les formes et les couleurs. Désormais il s’agit avant tout pour eux de devenir des historiens, de s’appliquer à remplir la tâche de l’histoire écrite en joignant à leur éducation d’artiste les études et les facultés de l’annaliste. L’art historique, comme le comprend M. Ruskin, consisterait à donner l’heure précise et la scène exacte de chaque événement, à combiner les groupes et les lignes du tableau en vue de faire connaître les vrais acteurs qui y ont pris part et le rôle que chacun y a joué. Ce serait enfin de représenter les faits humains de telle sorte que l’image pût révéler à l’historien, à l’homme d’état, au moraliste, tout ce que les faits eux-mêmes auraient pu leur apprendre, absolument comme le paysagiste devrait retracer un site de telle façon que le géologue et le botaniste pussent, d’après le tableau, décrire en toute sûreté la constitution géologique des terrains et les divers caractères de la végétation.

A tout cela, il n’y a qu’une réponse à faire : le rôle que M. Ruskin a conçu pour la peinture peut être en soi une belle et noble fonction, mais il a le tort de n’être pas possible. C’est un idéal qui ne saurait pas plus se réaliser que celui d’une musique qui, tout en nous remuant comme le peuvent faire des combinaisons harmoniques de sons, trouverait en même temps moyen de nous instruire comme la parole. Il faut oser le dire en bravant les fausses interprétations : jamais la vérité, dans le sens usuel du mot, ne sera le but de l’art; jamais la valeur qu’un tableau pourra posséder comme moyen de nous faire connaître la nature des réalités n’aura rien de commun avec sa valeur comme œuvre d’art. La vérité, prenons-y garde, n’est point l’élément pictorial de la peinture; elle est au contraire le côté par lequel les tableaux s’adressent à l’intelligence ordinaire, à toutes les facultés générales que l’artiste partage avec les autres hommes, mais qui ne sont point son âme d’artiste, qui ne sont point la partie de notre être dont il s’engage, en prenant une palette, à devenir l’organe. Qu’il nous apprenne à mieux voir en voyant lui-même mieux que nous, c’est là autant de gagné, tant qu’il nous rend ce service sans manquer à sa tâche spéciale; mais quant à évaluer son mérite d’artiste d’après l’instruction qu’il nous transmet, quant à vouloir qu’il se propose précisément de rectifier et de compléter nos idées, rien ne saurait être plus faux et plus funeste, — et cela pour deux raisons principales : la première, c’est que si ses productions sont des leçons d’observation, l’effort qu’elles exigeront pour être comprises ne permettra plus au spectateur d’être ému; la seconde, qui est encore plus grave, c’est que le peintre lui-même, s’il est dominé par le parti-pris d’enseigner, ne pourra plus être inspiré par ses émotions. C’est la tâche du savant et du moraliste de nous guérir de nos ignorances et de nos défauts; ce n’est point celle de l’artiste, pas plus que ce n’est son rôle de nous apprendre la métallurgie quand il a occasion de peindre une usine, pas plus que ce n’est l’affaire du prédicateur de réfuter nos erreurs sur la chimie quand il prononce l’oraison funèbre d’un chimiste.

S’ensuit-il donc que le but de l’art soit le mensonge? Nullement. En partant sans cesse de l’idée qu’il n’existe que deux genres possibles de peinture, l’un qui représente les choses absolument comme elles sont et l’autre qui les représente comme elles ne sont pas, M. Ruskin nous emprisonne dans un dilemme tout gratuit. Représenter les choses comme elles sont, ce sont là des mots qui peuvent avoir tant de significations qu’ils n’en ont aucune. Si l’on veut dire comme elles sont en elles-mêmes, il n’y a que Dieu-qui puisse connaître cette vérité absolue en dehors de laquelle il ne reste que le mensonge; mais pour nous, qui vivons dans le temps et qui voyons seulement comme dans un miroir, qui avons cinq sens et je ne sais combien d’organes moraux que nous sommes forcés de contrôler et de compléter l’un par l’autre, il existe une multitude de vérités différentes. Il y a la vérité de l’odorat, pour qui les choses ne sont qu’une odeur: il y a celle de l’œil, pour qui elles sont une apparence: celle de l’intelligence, pour qui elles sont une idée; celle du sentiment, pour qui elles sont une impression, et j’en omets bien d’autres, la vérité de l’imagination, la vérité de la conscience, la vérité de l’émotion poétique, etc. Laquelle demande-t-on? Par rapport à quoi le peintre doit-il représenter la manière d’être des objets? Là est toute l’esthétique, et, faute de s’adresser cette question, M. Ruskin arrive à un résultat fort opposé à ce qu’il suppose. Il croit plaider pour le vrai contre le faux, et en réalité il ne plaide que pour la vérité intellectuelle contre la vérité de sentiment; il ne tend qu’à chasser de l’art la vérité qui est la sienne pour lui en imposer une qui est purement celle de la science.

A la science, dirai-je à peu près comme Wordsworth, appartiennent les faits, à l’art appartiennent les sentimens; tout ce qui nous donne l’intelligence d’une chose est de la prose, tout ce qui nous en donne l’impression est de la poésie. En d’autres termes, nous allons vers la science quand nous cherchons à nous dégager de nos émotions personnelles pour concevoir ce que sont hors de nous les objets; nous allons vers la poésie et l’art quand c’est notre émotion qui prend le dessus et qu’elle nous donne surtout conscience des mobiles de notre propre nature. Et il est vain de rêver entre ces deux vérités une union impossible; il est vain, parce qu’on les aime toutes deux, de vouloir qu’une œuvre définisse comme la science et soit émue comme la pensée. Descendons au fond de notre âme, dans le laboratoire obscur de nos conceptions, et nous verrons bien vite que la disposition qui nous rend artistes, quand elle est habituelle chez nous, ou qui à certain moment nous donne la seconde vue de l’artiste, consiste précisément à échapper à l’empire de notre intelligence, à devenir un homme qui ne juge plus, qui n’aperçoit plus les choses par les idées que son esprit peut s’en former, mais qui a seulement conscience d’un trouble et d’une ivresse inexpliqués, comme s’il sentait passer sur lui le souffle des puissances, des grâces et des dominations cachées sous l’enveloppe des réalités. Notre intelligence ne conçoit qu’en divisant, en étudiant l’objet fragment par fragment, en extrayant de plusieurs impressions successives tout ce qui nous semble un renseignement sur le fait extérieur, et en se bâtissant ainsi pièce à pièce une définition composée de petites définitions partielles. Quand c’est elle qui règne en nous, l’oiseau de paradis nous apparaît comme un petit animal à longue queue, comme un chaotique assemblage de formes géométriques, de nombres, de couleurs et d’autres formules. L’inspiration de l’art, c’est l’émotion dont l’étincelle électrique fond soudain dans notre esprit tous ces élémens distincts pour replacer devant nous la charmante créature dans sa vivante unité; la vérité de l’art, c’est la conception ou la mémoire du sentiment qui est le contraire même de la conception ou la mémoire du jugement : c’est l’intuition totale et soudaine de l’objet, comme il m’apparaît quand d’œil que j’étais je deviens un instrument sonore ; c’est l’objet lui-même, tel qu’il me frappe quand je le rencontre dans sa réalité, alors que je ne l’ai point encore analysé, et que de la sorte il s’offre à moi comme un tout compact qui agit mystérieusement et simultanément sur moi par toutes ses parties, par toutes les propriétés, encore confuses et indéfinies, qu’il possède pour m’affecter.

Il ne s’agit donc pas plus pour l’artiste de nous faire connaître la nature des œuvres de Dieu que de les représenter comme elles ne sont pas; il n’est pas plus question pour l’art d’être un compte-rendu de tout ce qui est que de s’en tenir exclusivement au beau. Le beau, ou du moins ce qu’on a désigné sous ce nom, n’est pas autre chose que l’agréable, que la petite catégorie des objets qui ont le privilège de causer une impression où domine le plaisir. Et ce n’est là qu’une des octaves de l’immense clavier de l’art. Le triste, le terrible, l’étrange et jusqu’au laid lui appartiennent au même titre que le gracieux, l’élégant ou, l’admirable. Il embrasse toutes les valeurs émouvantes, toutes les espèces de qualités par lesquelles les choses réelles ou concevables sont susceptibles d’exercer sur nous un attrait ou une répulsion, et par là de déterminer en nous une affection.

Quant aux arts plastiques en particulier, peinture et sculpture, ils ont plus spécialement affaire à celles de ces valeurs qui sont intimement liées aux formes et aux couleurs, à celles qui sont surtout plastiques plutôt qu’abstraites, ce qui ne veut pas dire toutefois qu’ils n’aient commerce qu’avec les formes matérielles et avec les sensations où la pensée n’entre pour rien. Par valeurs plastiques, j’entends des valeurs essentiellement complexes, essentiellement composées d’élémens intellectuels, poétiques et pathétiques; j’entends toutes ces émotions, aux trois quarts morales, que nous ressentons sous l’influence immédiate des lignes et des couleurs. Ainsi l’impression qu’éveille en nous la physionomie d’un homme, impression plus ou moins mêlée de jugemens, d’affections et de visions d’imagination, est strictement plastique tant que ces sentimens et ces idées ont jailli spontanément à l’aspect du visage rencontré par nos yeux et tant qu’ils restent pour nous comme enveloppés dans le souvenir et l’image de ses traits; mais dès qu’il y a intervention d’une réflexion qui coupe court à l’émotion, dès que nous examinons les traits pour les interpréter, nous sortons de la vérité plastique. Notre esprit n’a plus alors devant lui que son interprétation abstraite, et bien que nous puissions encore être poète, si l’idée que les formes visibles nous ont fait concevoir met de nouveau en jeu notre sensibilité, cependant nous ne sommes plus dans la poésie des aspects, nous ne sommes plus peintre.

Ainsi compris, l’art est le complément aussi bien que l’antipode de la science, et de ses attributions résultent ses limites comme ses libertés. Les pensées particulières qu’il doit exprimer sont des vérités; seulement toutes les vérités ne sont pas des valeurs plastiques, ni par conséquent des sujets de tableaux. Il n’importe d’ailleurs que l’artiste s’écarte de la vérité analytique, que son œuvre soit impropre à faire connaître exactement ce que l’intelligence peut discerner dans l’objet; — par rapport au but de l’art,-il est vrai quand il nous affecte comme l’objet l’a affecté. Observons seulement que cette liberté n’a rien de commun avec la prétention d’embellir la nature. Toute réalité a son caractère plastique qui lui est propre. Elle peut se révéler à nos instincts d’artiste par une forme d’impression qui l’individualise entre toutes les autres réalités, absolument comme chaque substance, si notre odorat était assez délicat, aurait pour lui une odeur distincte. Prêter, comme on dit, à un objet une beauté idéale, c’est prouver seulement qu’on ne l’a pas senti; c’est manquer au devoir de l’art, qui est de découvrir la valeur propre de chaque chose. Or entre les mains de M. Ruskin que deviennent les libertés et les limites? que devient l’individualité du rôle de l’artiste? Avec son parti-pris d’envisager les tableaux au seul point de vue de leur signification, il déplace complètement le centre de la peinture, il en étend et du même coup il en rétrécit immodérément le domaine. Tout d’abord il la pousse hors de ses terres en lui attribuant les fonctions de la poésie, de l’histoire, de la philosophie et de la science. D’un autre côté, il enlève à l’art la moitié de sa sphère légitime en lui contestant le droit d’imaginer aussi bien que de relater, en lui refusant le privilège du romancier qui invente des fictions précisément pour mieux exposer ses vrais sentimens sur la vie. C’est une loi divine que toute faculté a son activité et sa passivité. Notre intelligence, en même temps qu’elle perçoit, est capable de concevoir; notre volonté, si elle subit des influences, prend également des résolutions; notre conscience, outre qu’elle approuve et blâme, se fait aussi des idées de bien et de mal. Il en est ainsi de nos facultés plastiques : elles ne sont pas uniquement un organe qui sent et voit des formes ou des beautés ; elles ont aussi leurs affections et leurs conceptions, leurs désirs et leurs rêves, qui demandent à s’exprimer, et qui sont même la source des plus nobles et des plus puissantes créations. Ce n’est pas que l’œuvre idéale vaille mieux en soi que l’œuvre de Dieu : elle serait très mauvaise, si elle devait exister comme réalité sur la terre; mais elle vaut mieux que la réalité, elle est mille fois plus vraie et plus éloquente comme manifestation de nos sympathies propres et comme moyen de toucher les mêmes fibres chez nos semblables. Bien plus, ce n’est pas seulement l’art d’imagination proprement dit, c’est aussi l’art réel, le plus réel où nous puissions atteindre, que les principes de M. Ruskin rendraient impossible. Une chose est là sous mes yeux, et elle me fait éprouver un attrait ou une répulsion d’abord indéfinie : aussitôt je me retourne sur moi-même pour me demander ce que j’ai éprouvé, ou plutôt c’est la corde touchée en moi, c’est la sensibilité charmée ou choquée par l’objet qui cherche elle-même à se connaître, et qui pour cela se met à rêver tout haut son rêve, à nommer l’idéal de qualité qui répond à son aspiration. Quand je dis qu’une fleur est belle ou que mon chien est fidèle, c’est comme si je disais : Je ne sais pas ce qu’est en soi la réalité que je vois ; mais je sais que j’y sens quelque chose qui attire en moi l’instinct, dont le propre est d’aimer ce que j’appelle la beauté ou la fidélité. Que je peigne ou que je parle, je suis soumis aux mêmes nécessités : je parle d’un objet en employant des mots qui ne représentent que des êtres de raison, des notions abstraites de genre et de qualité : je peins en exprimant, non pas l’objet, mais les idées de formes et de couleurs qu’il a éveillées en moi.

En dernier terme, au bout de ces principes du gradué d’Oxford, nous avons une théorie de l’art qui aspire surtout à ravaler l’élément plastique. Partant d’une remarque très juste de Reynolds, « qu’il faut soigneusement distinguer chez le peintre les mérites qu’il a en propre comme peintre de ceux qu’il peut avoir en commun avec tous les hommes d’intelligence, » M. Ruskin l’interprète de manière à en conclure que toutes les qualités et les difficultés qui distinguent la peinture de la parole sont purement le langage et la grammaire de l’artiste, que celui qui a appris tout ce que l’on considère d’ordinaire comme la somme de l’art n’est pas plus près pour cela d’être un grand artiste qu’on n’est près d’être un grand poète pour s’être rendu maître de la grammaire et de la prosodie. Bref, il nie qu’il y ait des idées plastiques comme il y a des moyens plastiques d’expression; il nie que la peinture ait pour but d’énoncer dans une langue à part des faits d’âme à part, des conceptions et des émotions d’un autre ordre que nos sentimens moraux et nos jugemens intellectuels. Il affirme absolument que le tableau doit être jugé comme le livre, que l’œuvre d’art ne peut avoir de mérite que par les mêmes pensées et les mêmes qualités qui font le prix de la littérature, que le peintre enfin ne saurait être éminent comme peintre qu’en se montrant éminent comme penseur, comme poète, c’est-à-dire en faisant preuve par ses couleurs des mêmes supériorités d’esprit qu’on peut avoir sans être peintre le moins du monde. « Le meilleur tableau, écrit-il, est celui qui renferme le plus d’idées et les idées les plus hautes, » à quoi il ajoute comme commentaire que « les plus hautes idées sont celles qui tiennent le moins à la forme qui les revêt, et que la dignité d’une peinture, comme l’honneur dont elle est digne, s’élèvent exactement dans la même mesure où les conceptions qu’elle traduit en images sont indépendantes de la langue des images. »

Ainsi, à ses yeux, si la Construction de Carthage par Turner est une œuvre de génie, c’est parce que le peintre a eu l’idée de représenter au premier plan un groupe d’enfans s’amusant à faire voguer de petits bateaux. « Le choix exquis de cet épisode, comme moyen d’indiquer le génie maritime d’où devait sortir la grandeur future de la nouvelle cité, est une pensée qui n’eût rien perdu à être écrite, qui n’a rien à faire avec les technicismes de l’art. Quelques mots l’auraient transmise à l’esprit aussi complètement que la représentation la plus achevée du pinceau. Une pareille pensée est quelque chose de bien supérieur à tout art : c’est de la poésie épique du plus haut ordre. » De même, en analysant une Sainte Famille de Tintoret, le trait auquel M. Ruskin reconnaît le grand maître, c’est un mur en ruines et un commencement de bâtisse au moyen desquels l’artiste fait symboliquement comprendre que la nativité du Christ était la fin de l’économie juive et l’avènement de la nouvelle alliance. Dans une autre composition du même Vénitien, une Crucifixion, il voit un chef-d’œuvre de peinture, parce que l’auteur a su, par un incident en apparence insignifiant, par l’introduction d’un âne broutant des palmes à l’arrière-plan du Calvaire, exprimer l’idée profonde que c’était le matérialisme juif, avec son attente d’un Messie tout temporel et avec la déception de ses espérances lors de l’entrée à Jérusalem, qui avait été la cause de la haine déchaînée contre le Sauveur, et par là de sa mort.

Si cette esthétique était vraie, il ne resterait plus aux peintres qu’à briser leurs brosses pour prendre la plume, et l’on se demande vraiment comment un homme qui n’estime dans la peinture que les pensées les plus abstraites et les plus indépendantes des formes et des couleurs, celles que la littérature énonce avec mille fois plus d’éloquence, a pu consacrer tant de temps à s’occuper de tableaux. Chez nous aussi, quoique nos artistes inclinent plutôt vers la superstition contraire, vers le métier et les méthodes de style, nous avons souvent vu-les livres et les journaux demander aux peintres des idées, encore des idées. De fait, c’est là un vieille doctrine, qui au fond n’est que l’éternelle conspiration des esprits littéraires pour obliger tyranniquement les natures plastiques à travailler au profit de leurs seuls goûts à eux. De la part des écrivains qui se laissent aller à parler des tableaux sans être capables de goûter et de discerner les qualités et les intentions particulières de ces sortes d’œuvres, rien de plus facile à expliquer; mais de la part d’un homme aussi bien doué que M. Ruskin, une telle hallucination serait tout à fait incompréhensible, si l’on ne savait que les Albert Dürer, les Hogarth et en général les artistes du nord l’ont plus ou moins partagée. Ne serait-ce pas là un trait de race? Cela ne viendrait-il pas de ce que l’homme du nord, si fortes que soient ses impressions, se laisse moins facilement déposséder de ses diverses facultés, et que de la sorte son imagination et son sens des couleurs parviennent rarement à faire taire ses besoins intellectuels? Ce ne sont pas les intuitions d’artiste qui manquent aux Anglais et aux Allemands; mais presque toujours ils sont arrêtés au milieu de leur sentiment par une réflexion intempestive, par une intention abstraite qui ne souffre pas que leur œuvre soit franchement et purement une expression de leur pensée plastique. Une partie des élémens du tableau est employée comme des lettres pour exprimer une idée, et l’effet d’ensemble est plus ou moins détruit : bien heureux quand l’œuvre ne devient pas une sorte de rébus, un ingénieux hiéroglyphe, car c’est là que mène tout droit la monomanie des significations philosophiques. Si sincère et si sérieuse que soit la conviction ou l’émotion que l’on voudrait faire passer dans l’âme du spectateur, il suffit que l’on veuille dire par des couleurs ce que les couleurs se refusent à dire pour que l’on soit condamné comme peintre à n’être qu’un bel esprit, un inventeur de subterfuges et d’images à double entente. Le résultat où l’on aboutit, c’est de peindre spirituellement une toile d’araignée sur la bouche d’un tronc d’église pour dénoncer et flétrir la dureté de cœur qui a oublié l’aumône; c’est de témoigner contre le vice et de glorifier la vertu, en écrivant leur histoire, comme le fait Hogarth, avec des affiches posées sur un mur, des lettres tombées à terre, et des flacons étiquetés poison.


II. — L’IMAGINATION.

A côté de la vérité, M. Ruskin fait sans doute une large place au beau et à l’imagination, et il semblerait qu’il rentre ainsi dans le domaine des qualités plastiques, ou du moins qu’il sente comment nous ne pouvons exprimer la réalité extérieure qu’en nous exprimant nous-mêmes. Et cependant c’est peut-être sur ce point, je veux dire c’est dans la partie de son œuvre qui touche non plus au but, mais aux moyens de l’art, que son idée fixe laisse éclater le plus violemment la tyrannie qu’elle exerce sur lui. Qu’il s’agisse du beau ou du vrai, que l’artiste se propose de rendre ce qu’il a vu ou ce qu’il a conçu, les images ont toujours à remplir leur rôle d’images : il faut toujours qu’elles soient propres à faire comprendre à d’autres esprits ce qu’a pensé le peintre. Comment peuvent-elles satisfaire à cette condition? Que doivent-elles être pour pouvoir parlera une âme humaine? Rien ne manque à M. Ruskin pour résoudre le problème : il en a saisi toutes les données, il décrit même avec une remarquable précision ce qui fait d’une œuvre une parfaite conception d’ensemble, un parfait moyen d’élocution, et de quelle manière s’enfantent en nous ces créations de génie ; mais à peine a-t-il décrit le fait que son idée fixe le touche de sa baguette, et par une série de faux-fuyans involontaires, par des mots à bascule et des équations spécieuses, elle le conduit à une interprétation qui fausse entièrement le sens de sa description.

L’imagination est un des côtés de l’esprit humain que la France s’est le moins efforcée de connaître. Nos philosophes ont tellement concentré leur attention sur les opérations de l’intelligence, et nous sommes tous si enclins à expliquer tout l’homme par ses idées, par ses décisions volontaires, que toutes les forces spontanées de notre être sont pour nous à peu près comme non avenues. Il en a été autrement en Allemagne et en Angleterre. Schelling et Schiller, Coleridge et Wordsworth ont étudié l’imagination avec une vive curiosité, et ils ont répandu autour d’eux dans le public une infinité d’aperçus que nous aurions grand intérêt à connaître. Cette science, M. Ruskin ne l’a pas seulement recueillie, il l’a accrue de plus d’un côté, il l’a surtout rendue plus nette et plus tangible. Personne que je sache n’a mieux dessiné que lui la différence si imperceptible, et pourtant si essentielle, qui sépare la composition de l’imagination. Nous composons quand nous combinons par calcul, en nous fixant d’abord un certain but et en choisissant ensuite parmi les matériaux amassés dans notre esprit ceux qui peuvent le mieux nous servir à l’atteindre. Je commence par dessiner un arbre, et sans penser à autre chose je cherche à lui donner une belle forme d’arbre : après avoir construit de mon mieux une première branche, j’en ajoute une seconde dans une autre direction, afin de satisfaire au principe de la variété ; si elle ne me semble pas d’un bon effet, j’essaie d’une autre, et je vais ainsi jusqu’au bout, tâtonnant toujours, prenant pour chaque montagne et chaque pli de terrain une résolution à part, envisageant isolément chaque détail pour tâcher d’en faire une chose complète et irréprochable dans son genre. Ainsi produit l’artiste vulgaire, et vous avez un moyen infaillible de le reconnaître : si vous pouvez détacher d’un tableau le moindre de ses élémens sans que l’œuvre entière s’écroule, et si le fragment ne perd rien à être isolé, vous avez la preuve que le tableau n’est qu’une composition, c’est-à-dire n’est point une conception de l’imagination; car le propre de l’imagination est de créer d’un seul jet et d’enfanter ainsi un tout organique, un ensemble de parties qui se nécessitent l’une l’autre, qui sont individuellement imparfaites, mais dont les imperfections se compensent et se combinent merveilleusement pour constituer à elles toutes une unité vivante et parfaite. Et ainsi que le remarque M. Ruskin, une telle création ne saurait s’expliquer, comme on a généralement tenté de le faire, par une simple action du jugement. Le jugement ne peut comparer et préférer qu’en vue d’un résultat voulu d’avance, tandis que dans ce cas les moyens se présentent d’eux-mêmes à l’esprit avant qu’il ait la moindre idée du résultat. Tout homme qui imagine vraiment ne peut l’ignorer. Il sait qu’il ne sait pas où il va ni par quelles voies il arrive; il est le premier à s’étonner de l’œuvre qu’il a conçue, et même lorsqu’elle est devant lui, il est incapable d’expliquer à quoi tient l’accord de ses parties; à plus forte raison il n’eut jamais pu concevoir à l’avance ce que chaque détail devait être pour s’accorder si bien avec tous les autres. C’est ainsi que son tableau lui est venu: voilà tout ce qu’il peut dire, et nul, ajoute M. Ruskin, n’est plus avancé que lui à cet égard. Le phénomène est absolument incompréhensible; le plus qui soit possible, c’est d’en donner l’idée par analogie : ce qui se passe dans l’imagination est quelque chose de tout semblable au fait chimique qui se produit dans l’eau en contact avec du zinc et où l’on verse de l’acide sulfurique. L’acide alors, par son affinité pour l’oxyde de zinc qui n’existe pas encore, détermine la décomposition de l’eau et le dégagement de l’oxygène, qui avec le zinc est propre à former cet oxyde auquel il tend à s’unir. De même, sous l’influence de l’imagination, les données capables d’entrer dans une même combinaison appellent d’elles-mêmes les autres élémens dont l’assemblage est nécessaire pour la réaliser.

À cette première fonction (que Coleridge, après Schelling, avait très bien caractérisée en désignant l’imagination comme la faculté esemplastique ou qui unifie, qui avec le multiple produit le un), M. Ruskin en rattache deux autres, qu’il nomme l’imagination pénétrative et l’imagination contemplative. Le jugement analyse, et il part de la circonférence des choses pour remonter autant qu’il le peut jusqu’au centre. S’il veut décrire un serpent, il dira tour à tour avec des mots ou des couleurs : telle était sa tête, telles ses écailles, tels ses replis. L’imagination ne connaît pas ces détours; elle va droit à la vérité essentielle de l’objet; elle le saisit en quelque sorte par l’individualité cachée qui est la cause génératrice de tout ce qui se voit à sa surface ; quand elle en vient à retracer la tête ou les replis du serpent, elle ne fait plus que développer sous ces divers aspects la vérité centrale; elle déduit au lieu d’induire. Quant à l’imagination contemplative, M. Ruskin étudie sous ce nom ce qui avait le plus frappé Wordsworth dans l’imagination, à savoir la souveraineté avec laquelle elle transforme les choses par sa manière de les considérer, la puissance qu’elle a de revoir dans un objet l’image d’un autre objet, ou, comme dit l’auteur, d’extraire et d’isoler telles qualités partielles de la chose qu’elle envisage pour les contempler en elles-mêmes comme des qualités qu’elle a déjà rencontrées ailleurs.

Malgré la brièveté de ce résumé, on y sent assez clairement une veine d’idées toute différente de celle à laquelle M. Ruskin nous a habitués. Volontairement ou involontairement il se préoccupe ici de la conformation que les images doivent avoir, non plus pour être en rapport avec la constitution des réalités du dehors, mais pour être propres à agir sur l’esprit du spectateur. Et j’ajouterai qu’en avançant en âge et en expérience, il a chaque jour accordé plus d’importance à ces qualités d’imagination. J’ai déjà fait allusion au changement qui me semblait s’être opéré dans ses opinions depuis le commencement de son ouvrage, c’est-à-dire depuis le temps où il s’en tenait volontiers à l’idée qui est vraiment la première notion que l’on se fait de la peinture, celle qu’a dû se former le premier homme qui s’est avisé de crayonner ce qu’il voyait, et qui naturellement ne pouvait avoir d’autre désir que celui de fixer dans une image ce qui l’avait frappé dans une réalité. Cette idée, sans vouloir rompre avec elle, sans le pouvoir peut-être, tant à force de réflexion il l’avait associée à ses sentimens les plus chers, il a étendu autant que possible la chaîne qui l’y rattachait. Sous le nom d’idéal grotesquee (car il aime à dénommer les choses par leurs côtés les plus détournés), il en est venu à admettre toutes ces inspirations plus ou moins capricieuses qui représentent les objets tels qu’ils se reflètent sur l’eau troublée de notre esprit ou se métamorphosent sous l’illumination bizarre de nos émotions, toutes ces créations qui retracent, non pas ce qui existe hors de nous, mais ce qui se dessine en nous quand nous jouons avec nos pensées, quand les vérités sublimes ou terribles de la vie nous apparaissent à travers une humeur insouciante qui ne peut en saisir tout le sérieux, ou quand un objet trop immense pour l’étendue de notre esprit n’y projette qu’une ombre écourtée et tourmentée. De plus en plus aussi l’étude du gothique lui a révélé le prix de cette vérité d’expression qui n’a rien de commun avec la vérité de définition. En sentant les qualités de ces sculptures qui se résignaient d’avance à n’être que des ébauches, des espèces de croquis, et qui de la sorte permettaient aux humbles artistes d’indiquer mille intentions qu’ils n’auraient pas eu le temps de développer ou qu’ils n’auraient pas été capables de rendre scientifiquement, en sentant aussi comment le gothique avait renoncé à la prétention de rendre ses œuvres irréprochables et comment c’était par là même qu’il s’était assuré la liberté d’inspiration, M. Ruskin a mieux reconnu que l’exécution devait être avant tout au service du sentiment, que le premier mérite d’un tableau ou d’une statue était de se saisir de l’imagination, et qu’en conséquence toute œuvre ne devait renfermer que juste ce qui était nécessaire pour suggérer la pensée de l’artiste, vu que l’imagination est de sa nature une faculté divinatoire qui refuse d’agir dès qu’on ne lui laisse plus rien à deviner. Malgré lui enfin, et quelles que soient les réserves et les précautions oratoires dont il enveloppe cet aveu, il est arrivé à dire en propres termes que le modèle légitime du peintre, l’original dont son tableau devait rendre fidèlement les traits, n’était point l’objet du dehors, mais l’apparition qui se produisait dans son propre esprit.


« Tous les grands hommes, écrit-il, voient ce qu’ils peignent avant de le peindre, le voient d’une manière entièrement passive : ils ne pourraient s’en empêcher quand même ils le voudraient. Que ce soit avec l’œil de l’esprit ou avec celui du corps, cela n’importe. De toute façon, ils reçoivent littéralement l’impression d’une image. Le site, le personnage, l’événement sont là devant eux, comme dans la seconde vue, et bon gré, mal gré, toutes ces choses veulent être peintes comme elles se montrent à eux : ils n’oseraient pas, sous la contrainte de leur présence, changer un seul iota à ce qu’elles leur enjoignent de retracer, car pour eux chacune d’elles, dans son genre et son degré, est toujours une véritable vision, une apocalypse, et au fond de leur cœur elles sont toujours accompagnées d’un sentiment qui est comme l’écho du commandement : Écris les choses que tu as vues et les choses qui sont... L’apparition d’ailleurs ne vient pas seulement d’elle-même, elle se déroule dans son ordre à elle, dans un ordre qui a été choisi pour le peintre et non par lui... L’harmonie des détails et de l’ensemble paraît avoir été combinée d’après les règles les plus délicates; pourtant la volonté, les connaissances, la personnalité du voyant n’y ont été pour rien. Il n’a été qu’un scribe... Et tout effort pour façonner de pareils résultats par des calculs et des principes, toute tentative même pour corriger ou remanier l’ordre premier de la vision n’est plus de l’invention. Que dis-je? si un peintre, en regardant des formes déjà couchées sur sa toile, en vient à décider que certaines modifications leur donneraient plus de force ou de beauté, il ne fait pas seulement ce qui n’est point de l’invention, il fait ce qui en est la négation même, car l’invention, c’est l’affluence involontaire d’une série d’images ou de conceptions qui se présentent d’elles-mêmes telles qu’elles doivent rester. Aussi la connaissance des règles et l’action du jugement ont-elles une tendance à arrêter ou à entraver l’imagination dans son essor. Plus un peintre s’entend aux principes du bien et du mal en fait d’art, plus il y a chance qu’il manque de génie créateur, et réciproquement plus il a de génie créateur, plus vous le trouverez ignorant des règles. Non qu’il les méprise, seulement il sent qu’entre elles et lui il n’y a rien de commun, que les rêves ne se laissent pas régulariser, que comme ils viennent, il faut les prendre, et qu’autant vaudrait régler un arc-en-ciel ou faire des entailles à l’aile d’un ciron pour le saisir plus aisément que de chercher à réglementer par des axiomes les allures d’une vision involontaire. »


Je me plais à le reconnaître, après une telle page, il n’y aurait qu’à louer presque sans réserve, si dans tout son système M. Ruskin eût persisté à être de sa propre opinion; mais point. Au moment où il semble si convaincu qu’il s’agit de représenter les choses comme elles peuvent nous revenir à l’esprit et non pas comme elles sont en elles-mêmes, au moment où l’on croirait qu’il ne lui reste plus qu’à rétracter sa première théorie, on l’entend s’écrier : « Vous voyez donc que j’avais raison, et que le seul but comme le seul mérite de l’art est de faire connaître les œuvres de Dieu! Vous voyez que le seul critère pour apprécier l’art est de se demander : Est-ce un fait? en est-il bien ainsi? est-ce bien de la sorte qu’est une pierre, un chêne, un nuage? » Le fait est que tout fond littéralement entre les doigts de M. Ruskin, et que pour sa logique c’est un jeu d’arriver à Rome par tous les chemins. Vient-il de montrer comment l’imagination enfante d’un seul jet un tout organique, il observera, comme incidemment, que ses conceptions ont ainsi l’unité, la simplicité et les autres caractères qui distinguent les œuvres de la nature, et cela lui suffit. Son pont est construit : il n’a plus qu’un pas à faire pour conclure que l’imagination de la sorte consiste à créer suivant les lois de la nature, et qu’elle n’arrive à ses harmonies qu’en sachant saisir et rendre les vrais rapports qui dans la nature unissent les vérités partielles dans la vérité d’ensemble. Ou bien il fera ce que nous lui avons vu faire à propos de l’imagination pénétrative. Au lieu de dire que l’œuvre est une parce que l’objet a été conçu sous l’influence d’un sentiment dominant, il présentera sa pensée sous une forme objective, il dira que l’œuvre est une parce que l’artiste a saisi dans l’objet sa valeur dominante, — et comme l’imagination qui ne saisit que le faux ne saisit rien et n’est rien, « comme en tout cas, écrit-il textuellement, ce n’est pas de cette imagination-là qu’il entend parler, » il décide que l’imagination, loin d’être la mère du mensonge, est au contraire la faculté véridique par excellence, la faculté dont le propre est de percevoir l’essence même des choses, si bien qu’en glorifiant la vérité il n’a fait que glorifier l’imagination, puisque « la vérité est le caractère même de ses créations, le trait auquel on les reconnaît, si bien aussi qu’en glorifiant l’invention il n’a voulu glorifier que la vérité littérale, « puisqu’inventer (le jeu de mots est de lui), c’est littéralement invenire dans le sens du mot latin, ou, en d’autres termes, découvrir ce qui est. »

C’est dire qu’en dernier terme M. Ruskin réussit à dénaturer complètement l’imagination en la rattachant aux phénomènes de l’intelligence, et en la réduisant à n’être qu’une espèce de perception plus large et plus rapide que les autres. — Imaginer, répondrais-je pour ma part, c’est de tout point le contraire de voir; c’est ce qui a lieu quand nous cessons de regarder et de subir l’action des choses du dehors, quand notre esprit use de ses propres forces pour les transporter en lui, pour s’en faire une représentation idéale, qu’il puisse embrasser et contenir. En réalité, il y a de l’imagination dans notre langage, il y en a dans l’opération involontaire de nos yeux, il y en a dans tout ce qui est un acte de notre personnalité. Nous avons beau ne pas nous en douter : lorsque nous voyons une chose, c’est nous qui composons l’aspect sous lequel elle nous apparaît. Par cela seul que notre attention ne peut se fixer sur un point sans que tous les autres restent plongés dans une sorte de pénombre, l’objet prend pour nous un centre; notre œil en fait ainsi une image qui ne renferme que des apparences partielles qu’il nous est possible d’apercevoir en même temps. Par cela seul encore que notre esprit ne peut avoir qu’une pensée à la fois, ou du moins qu’il ne peut penser à la fois que ce qui se rapporte à une même préoccupation, c’est nous qui donnons à l’objet un sens unique; notre intelligence ne le considère qu’à un seul point de vue et n’y laisse subsister que les documens et les indices par lesquels il peut témoigner sur une même question. Par cela seul enfin que notre sensibilité a ses lois, c’est nous qui faisons d’un objet un poème de lignes ou un tout poétique, un groupe d’élémens qui, comme les doigts du musicien, ne frappent en nous que des notes propres à se combiner. Le premier regard que je jette sur la chose qui est devant moi décide si elle m’apparaîtra comme un fait de clair-obscur ou comme un fait de couleurs manifesté dans telle ou telle gamme. Qu’une teinte jaune frappe d’abord mon œil, il m’est impossible sur le moment de voir les autres couleurs dont le propre serait de me causer une sensation incompatible avec celle qui me possède ; si les rouges et les bleus ne sont pas anéantis pour moi, c’est à travers mon impression du jaune, comme à travers une atmosphère teintée, que j’en reçois les rayons. J’étais libre en commençant; mais le ressort de mon être a reçu une impulsion, et il a désormais ses volontés : il repousse ou transforme ce qui voudrait l’arrêter brusquement dans la ligne de son mouvement. De lui-même aussi il tend à revenir d’une vibration à une certaine autre vibration; il tend, après chaque ébranlement, à reprendre son repos, et naturellement mon œil s’ouvre aux nuances de l’objet qui peuvent m’affecter comme mon besoin le réclame. Telle est l’origine et la raison des rappels de tons, des équilibres de couleurs, des harmonies produites par l’unité d’intonation. L’artiste, le grand peintre ou le grand poète, n’est autre que l’homme qui sent ainsi énergiquement les exigences de sa nature propre : c’est le moi le plus intense et en même temps le plus délicat, qui ne cesse pas d’être sensible aux moindres actions du dehors, mais qui ne se laisse pas anéantir par elles, qui ne supporte pas ce qui va contre ses nécessités, et qui impose le plus au non-moi ses propres lois.

J’irais même plus loin, si je ne craignais de donner une définition trop arrêtée de ce qui reste encore vague pour moi : je dirais que l’imagination, à parler strictement, n’a rien à faire avec le monde extérieur, qu’elle est purement un acte de notre propre vie. Ce n’est point une réalité qui vient se faire pensée en nous, c’est une pensée ou un sentiment à nous, une aspiration ou une sensibilité de notre être, qui se définit sous l’apparence d’une réalité. Il se peut que notre esprit ait été mis en jeu par un objet sensible, et alors, comme la conception qui s’enfante dans notre esprit ressemble à cet objet, nous la prenons assez naturellement pour une simple représentation ; mais, en examinant mieux, nous découvrons vite que cette conception n’est pas même une tentative pour nous figurer le fait extérieur, qu’elle ne traduit vraiment et ne cherche à traduire qu’une impression personnelle éveillée en nous par ce fait. Et il me semble que nous avons là le secret de l’énigme que M. Ruskin proclamait si complètement insoluble. Comment l’imagination peut-elle trouver avec tant de justesse les moyens d’atteindre un résultat qu’elle ne soupçonne pas à l’avance? Elle le peut précisément parce que sa conception est l’acte d’un sentiment qui ne se connaît pas encore, et qui fait effort pour se connaître. Le langage ici peut nous servir de parfait exemple. Quand nous prenons la parole, nous ne savons pas les mots qu’il nous faut, et il est impossible que nous le sachions, puisque c’est le besoin même de nous rendre compte d’une idée encore vague qui nous sollicite à parler; mais nous n’en portons pas moins déjà notre idée dans notre sein : déjà elle a son individualité, elle est ce qu’elle est, elle aspire à se manifester telle qu’elle est, et en se heurtant à tout ce qu’elle rencontre dans notre esprit, elle s’apprend elle-même mot à mot, comme chaque homme, dans la vie, apprend son propre caractère au contact des circonstances qu’il rencontre.

Maintenant, à la place d’une pensée qui se dégage de notre intelligence et qui cherche des mots pour s’individualiser, supposons un sentiment qui naît en nous de lui-même ou au contact d’une chose et qui cherche des images pour se rendre sensible : nous aurons le procédé exact de l’imagination. Sans métaphore aucune, elle n’est que la langue figurée avec laquelle notre esprit se raconte à lui-même ses impressions, et les accords d’images qu’elle produit n’ont pas plus de rapports avec la conformation des réalités que les accords de mots qui nous servent à parler d’un minéral n’ont de rapports avec les affinités chimiques qui relient ses élémens. La métamorphose est moins évidente sans doute que dans le langage, mais elle est aussi réelle. Les additions et les suppressions que je fais subir aux teintes et aux formes de la nature sont littéralement l’analogue des substantifs et des adjectifs que j’emploierais pour la décrire; ces teintes deviennent des types de qualités, des types de pensées humaines, et dans ses combinaisons mon imagination traite la réalité comme l’Égyptien la traitait dans ses hiéroglyphes : elle la brise pour la recomposer, elle laisse de côté ceux de ses élémens qui n’avaient pas concouru à mon impression, elle abrège et modifie ceux qu’elle lui a empruntés, afin de leur donner une éloquence nouvelle, et c’est ainsi seulement qu’elle a pu atteindre son but. Dans ce cas comme dans tous les autres, le pouvoir de l’imagination tient à sa liberté. Si elle crée des œuvres harmonieuses, c’est précisément parce qu’elle ne reproduit pas les harmonies de la nature et qu’elle ne s’inquiète pas de ses lois; c’est parce qu’elle est une inspiration indépendante qui choisit ses matériaux d’après ses seuls besoins, qui ne les accorde entre eux qu’en les accordant avec elle-même, qui ne leur donne une forme totale qu’en les moulant sur sa propre individualité.

Les mêmes remarques pourraient également s’appliquer à la théorie du beau qui complète le système de M. Ruskin. Il s’en faut que cette théorie soit sans valeur, car il a le plus vif sentiment de la beauté sous toutes ses formes, et qu’il se trompe ou non dans ses explications, cela ne l’empêche pas d’être admirablement perspicace pour analyser les combinaisons de lignes et de couleurs dont l’impondérable prestige s’appelle pour nous symétrie, unité, variété. Toujours est-il que sa doctrine n’a encore pour but que de confondre le beau avec le réel. Par antipathie contre l’esthétique qui l’a fait consister dans une sensation toute passive de plaisir, il le fait lui-même consister soit dans une pure idée, soit dans la conformation tout extérieure des choses. Chaque espèce de beauté, suivant lui, n’est que le reflet d’une perfection divine dont le Créateur a laissé l’empreinte sur son œuvre. Par rapport à l’homme, le beau dans sa théorie n’est donc plus qu’une perception émue du vrai; c’est la réalité contemplée avec amour, avec reconnaissance et adoration, c’est le sentiment tout moral qui accompagne la connaissance des œuvres de Dieu, comme l’intelligence peut les voir et les juger, et pratiquement ce système revient toujours à faire résider la beauté dans la seule manière d’être des choses.

En tout cas, cela revient certainement à ne point reconnaître que le beau tient à un rapport entre nous et les objets, à une concordance entre la manière dont une chose, vu sa nature, tend à faire jouer nos facultés et la manière dont, vu les limites et les tendances de nos facultés, il leur est à elles-mêmes possible, facile et agréable de jouer. En quoi consiste ce rapport? Là n’est point la question importante. Comment nos œuvres doivent-elles être conformées pour présenter avec toutes les lois et toutes les parties contraires de notre être cet accord parfait qui est le beau? Ce n’est point pour n’avoir pas su l’expliquer que M. Ruskin est en faute, car ce mystère-là n’est rien moins, à mon sens, que le mystère même de notre nature, que l’inexplicable lien qui unit en nous le moral et le physique, l’infini et le fini. Le problème n’est pas de ceux que l’on résout en parvenant à en concevoir la solution : au contraire, il s’agit pour le résoudre de renoncer à notre raison, et de laisser faire les affinités secrètes de notre être, qui peuvent seules savoir ce qu’elles repoussent et réclament. C’est cela même qui rend si dangereuse la théorie de M. Ruskin : elle est plus qu’une erreur, elle est une influence funeste qui empêche le beau de se compléter dans l’esprit de l’artiste par l’accord spontané de ses propres sympathies et des propriétés de l’objet. En répétant que les lois de la lumière ou les lois physiques sont la raison et la règle des harmonies de lignes et de couleurs, en poussant le peintre à tendre sans cesse ses facultés pour épeler la nature, en l’habituant à croire que son œuvre ne peut devenir belle qu’en indiquant les élémens partiels des objets dans l’ordre même où ils s’y rencontrent, elle le livre à un parti-pris qui lui enlève la liberté de créer au gré de son inspiration, elle l’asservit à une volonté qui entrave la chimie involontaire de ses sentimens, et le miracle de l’art ne peut plus s’accomplir en lui.

En résumé, par sa théorie du beau comme par ses théories du vrai et de l’imagination, M. Ruskin vise au même résultat et nous donne le même spectacle, celui d’une nature admirablement douée, mais dont les idées sont constamment faussées par un biais d’esprit plus fort que tout ce qu’elle peut voir et sentir. Il possède par trop la grande qualité de sa race, la puissance d’examiner en détail. En présence d’une toile, son penchant irrésistible est de chercher si le caillou peint par l’artiste retrace fidèlement chaque particularité qu’il est arrivé à observer dans un caillou, de regarder si l’eau de l’image n’est pas ridée à l’endroit où, d’après ce qu’il sait des lois naturelles, elle devrait être tranquille. Malgré les réserves et les concessions que ses sentimens peuvent lui dicter, toujours son besoin d’analyse reprend le dessus, toujours sa curiosité intellectuelle le ramène à conclure que le meilleur tableau est celui qui est le plus près de retracer tout ce qu’il est possible de saisir dans les choses en les étudiant morceau par morceau. L’erreur est glorieuse, je le veux; elle vient plutôt chez lui d’un excès que d’un défaut de facultés. Avec l’activité de son intelligence et de son imagination, la réalité lui suffit : il est capable d’en tirer lui-même directement son festin de pensées et d’émotions; il aurait donc trop à perdre si les peintures n’exprimaient qu’une impression humaine, et si pour l’exprimer elles laissaient de côté la multitude des détails et des indices par lesquels le moindre objet de la nature peut lui suggérer une infinité d’idées et de sentimens. Il n’est pas moins vrai que ses principes seraient mortels pour l’art, qu’ils conduiraient à des œuvres qui n’exprimeraient absolument plus rien. Personnellement il a beau apprécier et réclamer aussi les qualités d’imagination et de sentiment; en s’obstinant à soutenir que la valeur d’une œuvre est en raison directe du nombre et de l’importance des connaissances qu’elle nous transmet, il enseigne ce qui rend impossibles l’imagination et le sentiment, ce qui condamnerait les tableaux à ne plus avoir ni l’unité qui donne à une composition la puissance de nous émouvoir, ni la beauté de conformation qui lui permet seule de nous charmer, ni ce rapport avec nous-même qui fait qu’elle est vraie pour nous, propre à nous transmettre une idée. La peinture, telle qu’il tend à la rendre, ne produirait plus que des catalogues et des inventaires, des collections de matériaux pour servir à l’histoire de la nature. Au lieu d’un tableau, nous aurions une mosaïque de fragmens juxtaposés, un conflit d’intentions et d’aspects incompatibles, quelque chose qui n’existerait pas comme ensemble. Quand même le peintre-aurait énuméré tous les caractères poétiques et plastiques de la réalité, quand même son travail révélerait chez lui un œil et une âme d’artiste, l’image ne serait rien comme tableau; elle n’aurait aucune action directe sur le spectateur, aucun magnétisme; elle serait à un vrai tableau ce qu’est à une musique exécutée le cahier où elle est notée : cahier rempli de signes algébriques qui indiquent toutes les parties du concert, mais qui ne le font point entendre, qui laissent au lecteur la tâche de se procurer lui-même un orchestre pour les déchiffrer.

Quant à l’autre côté de la doctrine de M. Ruskin, je veux dire quant à ses efforts pour faire de l’art une expression du développement général de l’homme, ils ne s’attaquent pas moins à l’individualité de la peinture. Depuis bien longtemps déjà les peintres subissent fâcheusement cette tyrannie de la littérature dont je parlais plus haut. Sous prétexte de les élever en dignité, la plupart de leurs amis ne les encouragent guère qu’à mépriser et à renier leur dignité propre pour aspirer à une gloire étrangères à leurs fonctions. L’intérêt humain, l’intérêt pathétique, l’intérêt philosophique ou moral, tous ces intérêts sont précisément et purement ce que cherche dans un tableau la foule ignorante, ou bien la foule instruite qui n’a jamais éprouvé les émotions particulières que l’art est appelé à rendre, qui, faute de pouvoir apprécier les qualités spéciales des images, ne peut leur demander que les mérites d’un récit ou d’un roman. Je ne dis pas que ces mérites n’aient aucune valeur en peinture : ils sont bons jusqu’à un certain point, à peu près comme le sentiment poétique est bon dans un traité d’astronomie ou de géologie, ils le sont en tant qu’ils servent à rehausser l’intérêt plastique au lieu de lui disputer la prééminence; mais celui qui les proclame comme le seul ou le principal but de l’art n’en est pas moins un avocat qui ne fait qu’ériger en lois l’opinion et l’instinct de l’ignorance. Le peintre doit avant tout être un peintre : sa vocation est d’aller récolter à travers la nature les prestiges des tons et des formes, l’inépuisable poésie des flaques de lumières, des masses d’ombres, des effets de surface; c’est d’entendre et de faire entendre aux autres la musique des images, le concert des mélodies joyeuses ou plaintives, des harmonies solennelles relevées de fioritures imprévues que les aspects produisent dans l’âme par leurs contrastes et leurs accords, par leurs mouvemens, leurs repos, leurs richesses et leur simplicité; c’est de traduire enfin sur une toile tout un monde de charmes, de vertus secrètes et d’indicibles propriétés qui sans doute sont plus ou moins liés à ce que voit et conçoit notre intelligence, mais qui ne s’adressent pas à elle directement, qui sont au contraire l’action que les choses exercent sur des sensibilités et des facultés entièrement distinctes de notre raison.

Je m’explique très imparfaitement, je le sais; mais ce qui se laisse si mal définir se laisse bien mieux sentir. Pour peu qu’on ait la fibre de l’art, il suffit d’un regard jeté sur deux tableaux, et l’on ne peut pas les confondre. Dans l’un, il n’y a que des idées de romancier ou d’homme d’esprit : l’artiste peut avoir montré de l’imagination dans ses incidens, dans la conception ou la mise en scène du sujet; mais c’est de l’imagination littéraire qu’après coup il a traduite en images, et son œuvre, comme tableau, n’est toujours qu’une traduction, une œuvre de patience et de mélancolie. Devant la toile voisine, c’est un tout autre fluide qui me court sous la peau : j’y sens remuer, j’y sens jaillir une émotion et une imagination de peintre; je n’ai peut-être sous les yeux qu’une pose très insignifiante, un étrange agencement de lignes; pourtant cette pose parle aussi à mon intelligence et à mon cœur, elle imprime à tout mon être un certain rhythme, parce que l’être entier du peintre aussi a concouru à la concevoir, et c’est à cela que je reconnais le véritable artiste : je sais que j’ai affaire à un homme qui pense et sent en images, à un homme pour qui les images sont devenues la seule langue naturelle de toutes ses facultés. — Qu’importe qu’un tableau me retrace admirablement une salle d’hospice avec toutes les attitudes exactes de la décrépitude et de la maladie? Qu’importe qu’un nouveau Lavater écrive sur les visages de ses personnages tout un traité de science physiognomonique? Je pourrai être étonné, je serai amusé par le jeu d’esprit ou édifié par la savante étude; mais je ne serai pas enivré. Le chef-d’œuvre d’observation et l’ingénieuse mimique ne vaudront pas pour moi la magie de l’œuvre qui me transporte dans le monde surnaturel des formes, qui me rend pour un moment l’étrange vision que j’ai parfois dans la rue ou dans la campagne, lorsque tout à coup les hommes et les choses semblent perdre leur relief, et que la terre autour de moi n’est plus qu’une surface plate, un jeu de silhouettes brodées de lumière, un effet scénique d’ombres sans corps et d’apparences sans substance qui vont et viennent avec une animation fantasmagorique.

M. Ruskin fait remonter à la renaissance le commencement de la décadence. C’est aussi mon avis dans un sens; mais ce qui commençait alors, et qui devait être funeste plus tard, ce n’était point le souci du beau. Que, dans sa préoccupation de l’effet, la renaissance apportât beaucoup de vanité, de sensualité, de formalisme et de prétention à la science, cela n’est pas douteux, et il ne l’est pas non plus qu’il y eût là un germe de mort. Toujours est-il que ces mauvaises tendances, qui dès le principe avaient dégradé l’élément plastique de la peinture, n’ont fini par amener la décadence qu’en étouffant cet élément même, en changeant les peintres en ouvriers qui ne sentaient plus rien, tant ils étaient occupés à raisonner et à calculer ce qui pouvait sembler convenable ou agréable à leur public. Le vrai mal ainsi, c’était le rôle que l’intelligence dès lors tendait à jouer dans la peinture au détriment de l’inspiration. C’était le rationalisme, cette même tyrannie de la raison que M. Ruskin ne fait qu’exagérer en lui donnant une autre forme. Il ne veut pas du raisonnement qui se dépense à concevoir des procédés et des méthodes de beau style, mais il veut le raisonnement au profit de la vérité; il ne veut pas le drame et l’expression de la physionomie au point de vue du bel effet, mais il les veut comme moyens de relater les événemens tels qu’ils se passent, et c’est toujours voter pour ce qui a tué la peinture. Nous pouvons le dire, appuyé sur trois siècles d’expérience: la recherche du drame et de l’expression, voilà surtout l’idolâtrie qui a frappé les artistes d’aveuglement et d’impuissance, voilà la prétention qui les a empêchés de peindre sous la dictée de leurs bonnes inspirations, voilà la cause qui fait de presque tous nos tableaux modernes un charivari de lignes grimaçantes, un laid assemblage de formes, de groupes et de teintes qui sont plus qu’insignifians pour le sens plastique, qui le heurtent et le déchirent comme à plaisir. Nos Charlotte Corday, nos Jane Grey, nos Bataille d’Eylau, sont un contre-sens pour les yeux. Malgré leurs qualités de détail, ils sont, comme intention d’ensemble, la négation même de l’art. Et ce n’est pas seulement que les lignes, quand on les combine en vue de faire comprendre un incident ou d’indiquer sur un visage certaines passions, ne peuvent plus obéir aux exigences d’une idée de peintre; lors même qu’une intention de bon aloi est parvenue à se faire jour dans l’œuvre de l’artiste, lors même qu’à travers toutes ses entraves volontaires et ses nécessités de narration, il a su penser et exprimer un effet de clair-obscur ou un effet de groupe qui en, eux-mêmes seraient de la plus franche valeur, c’est assez que son tableau veuille être un récit pathétique, c’est assez qu’il tourne notre attention vers la vie et le fond des choses, vers les joies et les douleurs signifiées par les lignes, pour qu’il ne puisse plus nous causer d’impression plastique. Il ressemble à un roman trop vrai et trop déchirant qui nous met en face des réalités de notre destinée. C’en est fait des ivresses et des attendrissemens de l’imagination : nous sommes remués dans la partie de notre être qui est susceptible de crainte et de désir, de plaisir et de douleur; nous ne pouvons plus éprouver ces autres émotions qui sont comme les échos prolongés de la terre à travers les profondeurs de notre esprit. Et qu’avons-nous après tout pour nous dédommager? Le peintre qui sait le mieux par cœur les attitudes possibles, qui connaît le mieux les combinaisons et les inflexions de lignes que le corps humain peut présenter dans ses divers mouvemens et ses raccourcis en perspective, ne nous donne encore que le sentiment d’une triste impuissance lorsqu’il veut rivaliser avec la nature et qu’il nous sollicite à le comparer avec elle. Il faut en prendre notre parti : comme récit des faits, la peinture sera toujours misérablement pauvre. Il n’y a pour elle qu’un moyen de s’assurer une supériorité décidée, c’est de se résigner franchement à être l’expression de nos propres idées de formes et de couleurs.


III. — LA MORALE DE L’ART DANS LE SYSTÈME DE M. RUSKIN.

Voilà bien des critiques. Pour ma propre satisfaction, on me permettra de le dire, ce n’est pas sans hésitation que j’ai pris cette position d’adversaire envers un penseur qui, sous tant de rapports, a combattu pour la bonne cause, et j’aurais mal transmis ma pensée, si l’espace que mes objections ont dû prendre pour se développer cachait le respect et la sympathie qui occupent en moi beaucoup plus de place que le dissentiment. Les écrivains se divisent en deux grandes classes : les uns sont purement des hommes d’intelligence et n’énoncent que des opinions: après avoir regardé autour d’eux, ils racontent, autant qu’ils ont pu le voir, ce qui en est des choses; les autres, que j’appellerai les hommes de génie dans le sens primitif du mot, ne restent pas ainsi en dehors des objets qu’ils tâchent de juger; ce qu’ils expriment, ce sont des convictions et des affections qu’ils ne peuvent s’empêcher d’avoir; ils disent ce qui les at- tire et les repousse; ils combattent pro aris et focis; leurs idées fussent-elles fausses comme appréciation de ce qui existe, ou de ce qui est possible, ou de ce qui porterait de bons fruits, on est à peine en droit pour cela de les traiter d’erreurs : quand c’est notre âme qui crie malgré nous, ce n’est toujours qu’un besoin vrai, un instinct humain qui peut la faire crier. M. Ruskin appartient certainement à cette seconde classe. Alors même que ses écrits seraient sans valeur par rapport à l’art, ils n’en resteraient pas moins des œuvres de la plus grande valeur par le point de vue élevé où ils placent le lecteur et où ils le forcent à monter, par la droiture, le haut sentiment moral, la noble manière d’être homme et d’envisager le rôle d’homme qu’ils sont sûrs d’inoculer dans la mesure où ils portent coup. En ce qui touche l’art, il s’en faut aussi qu’il n’ait rien fait : il a déblayé le terrain de la vieille superstition du beau idéal, de cette dédaigneuse théorie qui n’est bonne qu’à stériliser l’imagination, en détournant l’artiste d’écouter d’abord la nature et d’apprendre par expérience toutes les formes d’émotion qu’elle peut éveiller en lui. Il a débarrassé la voie de la doctrine non moins dangereuse du XVIIIe siècle, de celle qui prétendait trouver le grand style en enlevant aux objets tout ce qu’ils ont de particulier et d’individuel, c’est-à-dire en leur enlevant aussi leur caractère plastique. Il a réagi de toute sa force contre la croyance au savoir-faire, contre cette foi d’ouvrier qui considère l’art comme une sorte d’ébénisterie, et qui s’imagine qu’il importe seulement de connaître les bonnes espèces de produits et les bons procédés pour être un habile ouvrageur en tableaux : funeste illusion qui ne saurait être trop souvent démasquée, funeste prétention de la raison qui pousse l’artiste à sortir sans cesse de lui-même pour chercher ce que doivent être les œuvres, et qui en définitive prétend assurer à tous le secret de façonner d’admirables peintures, en apprenant à tous à ne jamais tenir compte de leurs propres sentimens ! Ne nous y trompons pas, c’est encore cette éternelle espérance de la médiocrité qui sert de base à nos méthodes d’enseignement, à l’organisation de nos ateliers d’études, à toutes nos institutions et nos traditions en fait d’art. Nous n’avons pas cessé de poursuivre la science magique qui dispense d’avoir du génie, et M. Ruskin a été droit au cœur du mal en s’appliquant à montrer qu’on n’est artiste que par la grâce de Dieu, en répétant que la première condition pour communiquer une belle émotion, c’est de l’éprouver, que par conséquent il s’agit avant tout d’être sincère, de n’employer son savoir qu’à rendre fidèlement ce qu’on a senti, et qu’ensuite ceux-là seuls sont de grands maîtres à qui il a été donné d’avoir les sentimens qui sont d’un grand peintre, et qui, en se traduisant tels qu’ils sont, produisent les grandes œuvres. Mais en vérité ce n’est pas telle ou telle pensée de détail qui mérite l’éloge. Si l’on pouvait séparer chez M. Ruskin les appréciations morales et les jugemens, les intuitions. qu’il a sans raisonner et les idées par lesquelles il s’en rend compte, on s’apercevrait qu’il ne s’égare que dans ses jugemens. Creusons sous son réalisme, et qu’y trouvons-nous? Le sentiment intense et profondément juste qu’un art vivant et large, large comme la nature et comme l’homme, ne peut avoir sa source que dans une sympathie universelle, dans cette disposition qui est comme le génie d’aimer, de nous intéresser à tout, de découvrir, à force de nous oublier, la beauté et le côté frappant de chaque chose. Celui qui se renferme en lui-même pour rêver d’après ses goûts des types de perfection idéale, celui qui s’exalte le plus en imagination à l’idée de l’admiration que lui aurait causée Cincinnatus ou des transports qu’il éprouverait devant les montagnes .de la Suisse n’est certainement pas l’homme qui sait le mieux rendre justice aux qualités de ses amis, ni qui excelle à tirer des campagnes et des buissons qui entourent sa demeure le contentement et les inspirations qu’ils pourraient fournir, — et ce n’est pas lui non plus qui sera le plus grand peintre. Que trouvons-nous encore sous la tendance de M. Ruskin à confondre le domaine du peintre avec celui de l’écrivain? Un sentiment non moins juste de la solidarité qui relie toutes nos facultés, un immense désir de vivifier l’art en le rattachant au mouvement de nos pensées et en lui prêtant la passion de notre nature morale, une profonde perception surtout de l’influence que les qualités et les défauts du caractère exercent sur les œuvres de la main, sur le tableau du peintre ou le clou que fabrique l’ouvrier. Et c’est ici surtout que M. Ruskin a été novateur et mérite d’être écouté, car il a en quelque sorte fondé la morale de l’art. A chaque instant je suis stupéfait, en lisant notre littérature populaire, de la manière dont on y parle de la morale. On dirait que ce mot-là dans notre vocabulaire est devenu synonyme de niaiserie, ou en tout cas qu’il signifie seulement, pour les critiques, un certain genre littéraire comme l’idylle ou les contes d’enfans, une espèce d’ouvrage que l’on entreprend parce qu’on le veut, et décidément la plus infime espèce d’ouvrage, la moins favorable au génie. En dehors de cela, qu’est-ce que la morale, et qu’a-t-elle à faire avec l’art? Nos meilleurs oracles se piquent de ne pas le soupçonner, et depuis plusieurs siècles déjà nous appliquons consciencieusement cette philosophie. Nous vivons sur une religion, — car c’en est une, — qui fait de la science le principe de tout bien, de l’ignorance le principe de tout mal, et qui ne promet le salut que par le jugement, par le talent de concevoir les moyens appropriés aux fins. Nous croyons que, dans toutes les directions de l’activité humaine, on réussit par la grâce d’une instruction ou d’un développement spécial qui n’a rien à faire avec ce que l’on est comme homme, que l’on arrive rien que par l’intelligence à primer comme penseur, que l’on devient grand géologue rien qu’en vertu de certaines connaissances emmagasinées dans un coin de l’esprit, que l’on devient éminent comme poète ou comme peintre rien que par la dépense d’esprit que l’on a faite à l’égard de la peinture ou de la poésie, rien qu’en possédant une habileté ou un organe qui ne sert qu’à faire des vers ou des tableaux, et qui à lui seul suffit pour les bien faire, c’est-à-dire qui suffit pour nous rendre experts de ce côté en nous laissant d’ailleurs pleine liberté d’avoir les défauts qui peuvent nous égarer dans nos actes et de ne pas avoir les qualités qui enfantent les nobles sentimens, les volontés droites et les hautes pensées. Qu’on lise nos jeunes poètes et nos jeunes romanciers, et l’on verra si ce n’est pas ainsi qu’ils ont compris l’art de faire de beaux romans et de la belle poésie. Et ne serait-ce pas là précisément la cause de leur stérilité et de leur impuissance? Ne serait-ce pas encore une cause toute semblable qui a prédestiné notre politique à ne construire que des châteaux de cartes, notre religion à perdre toute influence sociale et tout pouvoir sur les âmes? Nous avons perdu le sentiment de l’unité de notre être; toutes nos convictions consistent justement à n’y pas croire, à ne pas reconnaître que nos œuvres de poète, de savant, de penseur, ne sauraient être avivées que par notre vie, ennoblies que par notre noblesse, qu’elles ne seront jamais qu’une grimace, un cérémonial appris ou un travail de manœuvre en tant qu’elles ne seront pas la manifestation de notre caractère entier, du même homme central d’où découlent à la fois nos actes, notre morale, nos affections et nos convictions de tout genre. Nous avons préféré rêver le rêve de l’insensé, caresser l’espérance commode que, lorsqu’on veut être peintre, on n’a que faire des vertus qui sont bonnes pour le saint et le héros. Nous-mêmes, de nos propres mains, nous avons brisé le fil qui pouvait seul conduire dans nos productions l’électricité de notre vie : nous nous sommes littéralement appliqués à trouver, à force d’habileté, l’art de mettre dans nos œuvres la dignité, l’émotion, l’infaillibilité et la beauté qui n’étaient pas en nous.

Je n’ai fait là qu’exposer à ma manière la pensée de M. Ruskin, l’esprit qui est répandu dans toutes ses paroles. On peut juger combien son regard porte au-delà des tableaux. Ce qu’il a tenté, ce n’est pas seulement de transformer l’art par un changement de méthode qui ne transformerait que lui : c’est de le renouveler en s’attaquant au tempérament d’esprit qui nous dirige dans toutes nos voies, de le régénérer par une conversion totale qui régénérerait tout aussi bien notre philosophie, notre politique et notre vie quotidienne. Pour résumer sèchement son esthétique pratique, il a voulu dire que nous nous sommes entièrement trompés en pensant qu’il fallait nous guider sur des règles, des principes de style, des manières de faire, et que ce qui nous perdait était précisément cette impuissance à voir que les connaissances et les aptitudes spéciales de l’artiste sont simplement ses moyens. Il a voulu dire qu’au lieu de concentrer notre esprit sur les tableaux, au lieu de nous borner à rechercher ce qui pouvait être d’un bon effet sur une toile, il fallait au contraire faire affluer dans nos tableaux la vie de tout notre être, et qu’en dernier terme, notre imagination de peintre n’aurait jamais que la portée de nos pensées, le sérieux de nos affections, la noblesse de notre conscience. Il a voulu dire enfin que le secret du triomphe ou de la défaite n’était pas dans un code de bonnes ou de mauvaises recettes, mais dans le caractère moral, dans les bons et les mauvais mobiles qui du fond de notre cœur gouvernent à notre insu toutes nos facultés, les facultés plastiques aussi bien que les autres. Et je crois qu’en cela il a été plus près que d’autres de mettre le doigt sur le vrai principe de tout génie et sur le vrai principe de toute impuissance. Il se trompe en tant qu’il juge des conditions que les tableaux eux-mêmes doivent remplir, il se trompe très gravement lorsqu’il conclut que les idées abstraites de notre intelligence ou les sentimens purement moraux de notre conscience sont ce que la brosse doit directement exprimer ; mais il a raison de croire qu’on n’est pas artiste à moins d’être d’abord un penseur et une nature généreuse. Il en est du peintre comme du poète : c’est ce que son esprit découvre et ce qui fait battre son cœur, c’est la part qu’il prend à tous les faits de ce monde qui seule peut féconder son talent. Chaque idée de son intelligence a pour contre-coup une idée de forme ou de couleur : chaque ébranlement ou chaque élan de ses affections détermine une émotion et une inspiration analogues dans ses facultés plastiques. Son génie de peintre n’est que l’écho par lequel son âme de peintre répond à toutes les vibrations de ses autres facultés. Et quant à l’influence qu’exercent les qualités et les défauts du caractère proprement dit, c’est toujours là qu’il en faut revenir. Après tout, comme le dit M. Ruskin, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais pour l’art que deux sources possibles : l’amour des œuvres de Dieu ou l’amour-propre, — le besoin de rendre hommage à quelque chose qui n’est pas nous, ou le désir de nous faire valoir nous-mêmes. Et de ces deux inspirations, celle qui a fait trouver tout ce que le monde a jamais connu de vrai, de beau et de bon est facile à nommer. Ainsi qu’il le dit encore : soyez musulmans, soyez chrétiens, mais croyez à quelque chose au-dessus de vous-mêmes. Comme l’Égyptien, adorez un faucon, et vous le peindrez comme ne le peindra jamais celui qui n’y voit qu’un bipède emplumé, car l’extase que vous aurez éprouvée passera par votre main dans votre tableau, et elle lui donnera la puissance de communiquer à d’autres le même transport. Si les expositions nous apprennent quelque chose, c’est que le talent n’est pas ce qui manque, et que la médiocrité où restent tant d’artistes ne tient même pas à un défaut d’aptitude plastique, pas plus que nos bévues et nos erreurs ne tiennent d’ordinaire à une incapacité de voir. Sans doute nos qualités morales sont entièrement distinctes de nos qualités poétiques ou pictoriales, et toutes les perfections du caractère, en se manifestant dans un tableau, ne lui donneront point par elles seules la moindre valeur comme tableau ; mais il n’est pas moins vrai que c’est la sincérité, l’enthousiasme et la droiture de l’homme qui peuvent seules bien diriger les aptitudes de l’artiste et leur faire porter de bons fruits. Ce qui a aveuglé le plus de penseurs et ce qui a condamné le plus de peintres à la banalité, c’est l’égoïsme, qui les a rendus insoucians, ou qui, avec ses aigreurs, a étouffé chez eux toute émotion sympathique ; c’est la légèreté et le défaut de sincérité qui les ont empêchés de mettre à profit ce qu’ils avaient de puissance pour discerner et apprécier ; c’est la vanité qui, en les rendant esclaves de leurs propres volontés, les a réduits à n’user de leurs moyens et de leurs forces que pour chercher ce qui pouvait plaire au public ou satisfaire leur propre ambition.

Je ne doute pas que cette tendance de moraliste ne soit le fond même de l’esprit de M. Ruskin. On s’en aperçoit à la qualité de son style, à la nature de son imagination, à celle de la poésie qui colore chacune de ses phrases. Entre tous les magiciens qui ont animé les choses inertes de leur propre vie, il a cela d’original que pour lui la terre se rattache au monde de la conscience par une sorte d’échelle de Jacob : au lieu de refléter les joies et les douleurs de l’homme, elle est à ses yeux comme un théâtre où les prototypes du bien et du mal, où la patience, l’amour, la soumission, le courage, révèlent dramatiquement leur énergie malfaisante ou salutaire. Toutes ses meilleures intuitions à l’égard de l’art lui viennent de la même source ; il les a trouvées en étudiant la peinture avec l’œil du sens moral, avec cette clairvoyance qui ne regarde pas du côté de l’effet qu’un tableau peut produire, qui ne s’arrête même pas aux intentions que l’artiste a pu avoir, aux pensées qu’il a voulu exprimer, mais qui creuse encore plus avant, qui va jusqu’à son être intime, jusqu’à l’ensemble des organes et des impuissances qui, par leur opération, ont déterminé ses pensées et ses intentions. C’est de cette façon que M. Ruskin a surtout montré de belles qualités d’historien, un remarquable sentiment des époques, une perspicacité supérieure pour surprendre la raison secrète et le lien des diverses écoles, la cause de leur développement et de leur décrépitude.

Malheureusement ce que M. Ruskin avait ainsi découvert, il ne l’a pas mis au service de l’art. Tout en aimant beaucoup l’architecture et la peinture, il ne les a point assez aimées pour elles-mêmes. Il a été plus préoccupé du développement de l’homme en tout sens, de son progrès intellectuel et religieux, de sa santé morale enfin que de ses facultés plastiques et de l’action que sa santé morale pouvait avoir sur elles ; en somme, c’est l’art lui-même qu’il a mis au service d’un but étranger à l’art. Il a évalué les tableaux d’après le profit que notre intelligence ou notre caractère en pouvait tirer; il a voulu obliger les facultés plastiques à renier leur objet et leur œuvre propre pour travailler à communiquer toutes les pensées, tous les sentimens qui sont intrinsèquement bons et qui peuvent nous élever dans l’échelle des êtres. Ou plutôt, car je ne veux pas laisser échapper un des aspects intéressans de sa physionomie, il avait en lui, comme je l’ai dit, deux instincts opposés, les deux mêmes instincts qui existent côte à côte d’une manière si marquée dans sa race, et qui rendent si incompréhensible pour nous la rêveuse et positive Angleterre, cette patrie des Shakspeare et des Stephenson, des usines et des enthousiasmes religieux, cette terre où le bon sens le plus activement impitoyable coudoie l’imagination la plus visionnaire, où les esprits frappeurs, les tables tournantes et la vieille démonologie trouvent encore, au milieu du bruit des machines, leurs plus fervens adeptes. Pour ceux qui sont familiers avec la littérature anglaise, je pourrais dire que M. Ruskin tient à la fois des deux hommes qui ont le mieux personnifié cette soif de vie morale et ce besoin d’action du caractère national, Wordsworth et Carlyle. Comme Wordsworth évidemment, il est avide avant tout de dignité humaine : au fond, ce qu’il appelle de ses vœux, c’est l’avènement d’un art qui soit grand et beau par la puissance, l’activité et la beauté des facultés qu’il manifeste, d’un art qui représente les connaissances, les pensées et les sentimens que l’humanité pourrait avoir, si elle était en possession de toutes ses nobles aptitudes. D’un autre côté, le besoin d’observer et de connaître, le côté utilitaire de son esprit, l’amour de la nature enfin et sans doute aussi la contagion des idées répandues dans l’air ont poussé M. Ruskin dans les voies de Carlyle : il lui a emprunté ou il a partagé avec lui sa métaphysique écossaise, cette étroite psychologie qui confond sans cesse la vérité morale et la vérité physique, qui ne conçoit pas qu’une idée humaine puisse être vraie et bonne, si ce n’est parce qu’elle exprime une vérité qu’on a aperçue hors de soi, et qui ne reconnaît dans le monde que deux grandes classes d’hommes : les génies qui sont propres à tout, parce que leur seule occupation est de déchiffrer dans les faits les lois éternelles de l’univers, et les logiciens qui ne sont propres à rien, parce que les brumes de leur propre cerveau les empêchent de lire dans les faits ces mêmes lois éternelles. Les lois de l’univers! est-ce donc en se tournant du côté des faits que l’on découvre les lois éternelles qui sont écrites dans l’Evangile, ou ces autres vérités dont les poètes ont été les interprètes? — Et l’homme donc, n’est-il pas lui aussi une réalité, une œuvre de Dieu? On en douterait en écoutant parler M. Carlyle et M. Ruskin, on en douterait en les entendant proscrire le roman et toutes les fictions des poètes, comme si tout ce qui n’est pas l’histoire d’un fait ou d’un événement ne pouvait être qu’un misérable mensonge.

Le résultat de ce conflit, nous l’avons vu. En voulant que l’art exprimât toute l’âme humaine, M. Ruskin a voulu en même temps que l’art ne se proposât que de faire connaître la nature et l’histoire. Plutôt que de mettre d’accord ces deux instincts par une concession réciproque, il a préféré croire à une sorte, d’harmonie préétablie entre l’imagination et la réalité; il a préféré supposer que le tableau qui était le plus exact et le plus complet comme définition de la nature était par là même le plus grand et le plus complet comme expression de l’homme; en fin de compte, il s’est payé d’un compromis illusoire, qui, loin de concilier ses deux instincts, est tout entier au profit de son réalisme. De ce que moralement la disposition la plus salutaire et la plus noble est cet oubli de nous-mêmes qui nous porte à apprendre plutôt qu’à faire valoir nos propres pensées, à nous former une idée des choses plutôt qu’à décider d’après nos idées ce que doivent être les choses; de ce qu’il vaut mieux dépenser ses affections à rendre hommage aux beautés de ce qui est que de demander sans cesse à ses goûts et à ses désirs ce qu’ils peuvent imaginer de plus agréable pour eux, M. Ruskin a conclu que le seul but de l’art devait être de retracer ce qu’on pouvait connaître en regardant hors de soi, et qu’un pareil art résoudrait pleinement le problème dont il cherchait la solution, qu’il serait à la fois la représentation de la nature dans toute sa vérité et la manifestation de l’homme dans son plus bel état moral. C’est là une mauvaise logique, aussi mauvaise que celle du critique qui, sous prétexte que la conscience l’emporte en dignité sur l’intelligence et l’instinct dramatique, soutiendrait que le meilleur roman est celui qui se propose de développer directement les injonctions de la conscience. Dans l’intérêt même de la morale, ne fut-ce que pour enlever à ses adversaires l’occasion d’un triomphe sur ceux qui plaident sa cause, on ne doit pas laisser passer de telles aberrations. C’est le romancier lui-même qui est tenu d’avoir le sentiment moral; c’est en lui que la conscience doit être pour lui ouvrir les yeux sur des mondes nouveaux, pour le rendre capable d’éprouver toutes les admirations et les répulsions que peuvent causer les noblesses et les bassesses de caractère, pour lui donner ainsi la puissance de créer des personnifications où le mal et le bien revivent dans leurs combinaisons infinies, où ils apparaissent sous des traits qui accentuent énergiquement leur beauté et leur laideur; mais vouloir que l’œuvre écrite soit une thèse de propos délibéré, c’est tout bonnement nier le roman, c’est dire au romancier de se faire prédicateur, et du même coup c’est enlever à la conscience un de ses moyens de propagande les plus efficaces, car celui qui parle avec le parti-pris de nous enseigner provoque la résistance de notre volonté, tandis que notre âme s’ouvre d’elle-même devant l’émotion et le laisser-aller de l’imagination. Les créations de celle-ci sont des épanchemens, et, sans que nous nous en doutions, nous sommes gagnés par les sentimens qui les ont fait naître.

De même, c’est dans l’âme de l’artiste que doivent se trouver l’amour de la nature, la soif de la vérité, l’oubli de soi et la pensée. Il n’en peut jamais avoir assez, et on ne peut trop le lui répéter : comme homme, il faut qu’il n’ait pas d’autre occupation et d’autre joie que d’étudier les œuvres de Dieu; comme peintre, il faut qu’il n’ait pas d’autre but que de traduire fidèlement les pensées et les sentimens qu’une étude incessante et passionnée de la réalité a pu faire naître en lui. Seulement ce qui est mauvais, c’est de l’asservira une tâche, c’est de lui enlever le droit d’énoncer librement ses pensées et ses sentimens, le droit de les exprimer comme ils s’expriment en lui, de les retracer dans leurs libres mouvemens et leurs caprices, de représenter plutôt les tableaux qu’ils peuvent former dans son esprit quand ils se combinent au gré de ses instincts plastiques, quand chaque faculté apporte à l’imagination son expérience énuie et ses souvenirs pour qu’elle les métamorphose en une vision de formes et de couleurs. Ce qui est funeste enfin, c’est de confondre la vérité et la sincérité, comme cela arrive perpétuellement à M. Ruskin. Cette seule erreur a empêché l’auteur des Modern Painters de lire juste la morale du passé et la leçon de l’avenir. Il a cru que la peinture primitive; avait dû sa sève à ce qu’elle faisait passer le vrai avant le beau; il a cru que la foi avait vivifié l’art parce qu’elle le poussait au réalisme, et que l’incrédulité l’a tué parce qu’elle l’en a éloigné, historiquement cela n’est pas exact. Il faudrait dire plutôt que la foi a été favorable aux artistes en contribuant à les rendre sincères, en faisant d’eux des hommes dominés par des sentimens intenses, et qui de la sorte étaient moins tentés de peindre en dehors de leurs émotions véritables ou sans aucune émotion. Les premiers Florentins pouvaient penser qu’ils n’étaient que vrais comme l’entend M. Ruskin; mais cela signifiait simplement qu’ils étaient incapables de distinguer l’objet qui les frappait de l’impression qu’ils en recevaient. Ils ressemblaient à l’enfant qui ne parle que des choses sensibles et qui prend sans cesse ce qu’il s’imagine pour un fait qu’il voit. En réalité, ce qui nous attire encore vers leurs œuvres, ce n’est point la valeur qu’elles ont comme compte-rendu de la réalité. Si, malgré toutes leurs maladresses, elles gardent un je ne sais quoi qui vaut toutes les adresses, le secret du sortilège à mon sens est surtout dans leur naïveté. Il est dans la manière dont l’artiste trahit involontairement son âme à travers son récit, dans son indétermination absolue entre le beau et le vrai, entre ce qu’il aime ou conçoit lui-même et ce qu’il voit ou pense des objets. Les Giotto, les Angelico, les Memmi, les Gaddi, n’avaient aucun parti-pris, pas plus celui de représenter les réalités sans tenir compte de leurs affections que celui d’exprimer leurs affections sans représenter les objets; ils n’avaient aucune idée du beau qui n’est pas le vrai, aucune idée du vrai qui n’est pas le beau, et c’est pour cela même qu’ils ont si bien réussi à rendre à la fois leur sentiment du vrai et du beau, c’est pour cela qu’ils ont eu le privilège d’être inspirés à la fois par tout ce qui était en eux, par leurs instincts et leurs sympathies aussi bien que par leurs connaissances; c’est pour cela que leurs œuvres, au lieu d’être purement la formule d’une idée exclusive, sont l’incarnation de leur âme entière, de l’indicible unité de leur être.

De nos jours encore, quoique plus difficile à résoudre, le problème de l’art n’a pas changé : il s’agit toujours pour l’artiste de s’exprimer lui-même en exprimant les choses. Le véritable mal, celui qui a été et qui est la cause de tous les égaremens, c’est de ne plus sentir parce qu’on raisonne, c’est de ne plus peindre le beau ou le vrai comme on les sent, parce qu’on veut peindre l’idée qu’on peut s’en faire, c’est de sortir de sa propre pensée, de sa propre émotion, de ses propres affections, parce qu’on interroge son jugement, et qu’on s’applique à exécuter comme une inerte machine ce qu’on croit propre à causer aux autres telle ou telle impression. Le véritable mal, c’est le machiavélisme secret qui regarde du côté du public et qui ne vise qu’à agir sur le spectateur, qui combine ses tableaux comme un moyen d’action en vue de produire un effet voulu d’avance. Peignons ce que nous avons vu, peignons ce que nous avons imaginé, mais peignons naïvement, c’est-à-dire librement autant que sincèrement. Sortons de nos pensées, ouvrons notre cœur au large pour observer, apprécier, admirer, et laissons ensuite notre récolte prendre en nous la forme qu’il lui plaira, celle d’une fiction, d’un rêve fantastique ou d’une histoire. S’astreindre à définir un fait, à relater un événement, à faire comprendre une idée, ce n’est que de la prose. Peinture, poésie, musique, l’art est la vérité humaine et vivante. Comme l’a dit Schiller, l’instinct qui l’inspire est un instinct de jeu. Nous sommes artistes quand nos facultés s’ébattent, quand, au lieu d’être attelées comme des chevaux de trait à un propos délibéré, elles s’enivrent en nous du plaisir d’exercer leurs forces, de s’abandonner à leurs seuls entraînemens, et que par là même elles ne révèlent que mieux leur nature.

D’échelon en échelon, si l’on remontait jusqu’à la cause première du système erroné de M. Ruskin, peut-être trouverait-on que son seul tort est d’avoir trop abondé dans le sens de sa race, d’avoir été, par son besoin de rendre la peinture pratiquement utile, un représentant et un organe trop fidèle du terrible sérieux de l’Angleterre; mais cela n’est pour sa théorie qu’une circonstance aggravante. Au lieu de contenir les penchans qui déjà dominent à l’excès autour de lui, il les flatte et les surexcite encore; au lieu d’ouvrir les yeux de l’école anglaise sur ce qui lui manque, il l’encourage à se faire un mérite de ses défauts. A l’heure qu’il est surtout, c’est d’une tout autre leçon que les esprits auraient besoin. Dernièrement on a construit à Oxford un musée destiné aux collections scientifiques, et tout autour de la cour principale du bâtiment quatre rangs de colonnes méthodiquement classées présentent comme une carte allégorique de la constitution du sol anglais. L’architecte n’a pas choisi ses matériaux en vue d’un effet architectural; il a voulu que les diverses espèces de marbre et de pierre colorée qui se trouvent en Angleterre fussent chacune représentée par un spécimen dans sa colonnade, afin que le cloître aussi eût un enseignement à transmettre. Le musée d’Oxford me semble un excellent symbole de ce qui se passe dans toute l’Angleterre à l’endroit des beaux-arts. Ailleurs on s’est occupé des tableaux parce qu’on les aimait, ou on les a négligés parce qu’on ne s’en souciait pas. Ici c’est une passion d’architecture et de peinture qui est enfantée par l’amour de la science; c’est une soif d’instruction qui a l’idée fixe de se satisfaire par des monumens, c’est un enthousiasme qui veut des œuvres plastiques, qui en veut encore, mais qui semble inspiré par le mépris même des sentimens plastiques, et qui n’entend admirer ou tolérer les sculptures et les tableaux qu’autant qu’ils seront devenus des leçons d’histoire, de morale ou de philosophie. «Au lieu des Jupiters, des Vénus et des Apollons, s’écriait un journal très répandu en réclamant la réforme de l’Académie royale, en lui reprochant la part qu’elle fait dans son enseignement aux études d’après l’antique, au lieu des dieux et des héros imaginaires que nous a laissés le ciseau d’un Phidias, que ne donnerions-nous pas pour avoir un vrai portrait d’Homère ? La simple image d’un jeune Grec que l’artiste nous eût fait connaître tel qu’il était serait plus intéressante pour nous que toutes ces figures idéales. » Oui sans doute, elle serait plus intéressante pour ceux qui ne s’intéressent qu’à l’histoire. Dans la poésie, le drame, le roman, la critique littéraire, ce sont là les principes qui règnent en souverains, c’est l’esthétique anglaise du jour, et jusque parmi les artistes elle trouve son armée militante dans ce groupe de jeunes peintres qui ont pris le nom de préraphaélites, quoique certainement ils soient loin d’avoir le laisser-aller et l’instinct de la grâce qui distinguaient les devanciers de Raphaël. Je ne voudrais pas juger ici sommairement des hommes qui sont dignes de respect pour leur bonne volonté ; je ne voudrais pas leur contester un sentiment de miniaturiste et plus d’une autre qualité de franc aloi, mais je puis dire au moins que leur école est pour moi une sorte de miracle. C’est l’ascétisme absolu dans la peinture, c’est la fureur du renoncement poussée à ses plus extrêmes conséquences, c’est une petite église d’artistes qui s’acharnent positivement à s’imposer les tâches les plus rudes et à se sevrer de toutes les joies, à ne jamais se permettre de s’épancher sur leurs toiles, d’y laisser tomber ce qui leur vient à l’esprit, ce qui les a frappés, ce qu’ils auraient plaisir à peindre. Il y a environ un an, Londres entier était mis en émoi par un tableau où l’un des chefs de l’école, M. Hunt, avait représenté le Christ enfant enseignant les docteurs. Pour égaler les peines que l’artiste s’était données, l’enthousiasme n’eût jamais pu être assez grand. M. Hunt avait fait un long séjour en Judée afin d’y étudier le caractère des lieux ; il avait consacré cinq ans à des lectures, des recherches d’érudition, des études de tout genre en vue de satisfaire les antiquaires, les théologiens, les physiognomonistes, en vue de faire dire à ceux qui s’étaient adonnés pendant des années à la science des chaussures d’Israël que ses chaussures étaient irréprochables ; mais, hélas ! il est difficile de contenter tout le monde. Après avoir examiné le tableau, une dame juive dit gravement : « Cela est fort beau, seulement on voit que l’auteur ne connaissait pas le trait distinctif de la race de Juda ; il a donné à ses docteurs les pieds plats qui sont de la tribu de Ruben, tandis que les hommes de Juda avaient le cou-de-pied fortement cambré, n Voilà la Némésis, voilà ce que la peinture gagne à vouloir rivaliser avec chaque spécialité sur son propre terrain. — Chacun son métier, dirai-je, et les vaches seront bien gardées.


J. Milsand.
  1. Voyez la livraison du 1er juillet 1860.