De l’Homme/Section 5/Chapitre 7

SECTION V
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 180-187).
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CHAPITRE VII.

Des prétendus avantages de l’âge mûr sur l’adolescence.

L’homme sait plus que l’adolescent ; il a plus de faits dans sa mémoire. Mais a-t-il plus de capacité d’apprendre, plus de force d’attention, plus d’aptitude à raisonner ? non : c’est au sortir de l’enfance, c’est dans l’âge des desirs et des passions, que les idées, si je l’ose dire, poussent le plus vigoureusement. Il en est du printemps de la vie comme du printemps de l’année ; la seve alors monte avec force dans les arbres, se répand dans leurs branches, se partage dans leurs rameaux, se porte à leurs extrémités, les ombrage de feuilles, les pare de fleurs et en noue les fruits. C’est dans la jeunesse de l’homme que se nouent pareillement en lui les pensées sublimes qui doivent un jour le rendre célebre.

Dans l’été de sa vie ses idées se mûrissent ; dans cette saison l’homme les compare, les unit entre elles, en compose un grand ensemble : il passe dans ce travail de la jeunesse à l’âge mûr ; et le public, qui récolte alors le fruit de ses travaux, regarde les dons de son printemps comme un présent de son automne[1]. L’homme est-il jeune ? c’est alors qu’en total il est le plus parfait (17), qu’il porte en lui plus d’esprit de vie, et qu’il en répand davantage sur ce qui l’entoure.

Considérons les empires où l’ame du prince, devenue celle de sa nation, lui communique le mouvement et la vie ; où, semblable à la fontaine d’Alcinoüs, dont les eaux jaillissoient dans l’enceinte du palais, et se distribuoient ensuite par cent canaux dans la capitale, l’esprit du souverain est par le canal des grands pareillement transmis aux sujets. Qu’arrive-t-il ? c’est qu’en ces empires, où tout émane du monarque, le moment de sa jeunesse est communément celui où la nation est le plus florissante. Si la fortune, à l’exemple des coquettes, semble fuir les cheveux gris, c’est qu’alors l’activité des passions abandonne le prince (18), et que l’activité est la mere des succès.

À mesure que la vieillesse approche, l’homme, moins attaché à la terre, est moins fait pour la gouverner. Il sent chaque jour décroître en lui le sentiment de son existence ; le principe de son mouvement s’exhale ; l’ame du monarque s’engourdit, et son engourdissement se communiquant à ses sujets, ils perdent leur audace, leur énergie ; et l’on redemande en vain à la vieillesse de Louis XIV les lauriers qui couronnoient sa jeunesse.

Veut-on savoir ce que l’éducation peut sur l’enfance ? ouvrons le tome V de l’Héloïse, et rapportons-nous-en à Julie ou à M. Rousseau lui-même. Il y dit[2] « que les enfants de Julier, dont l’aîné[3] a six ans, lisent déja passablement ; qu’ils sont déja dociles[4] ; qu’ils sont accoutumés au refus[5] ; que Julie a détruit en eux la cause de la criaillerie[6] ; qu’elle a écarte de leur ame le mensonge, la vanité, la colere et l’envie[7]. »

Que Julie ou M. Rousseau regardent, s’ils le veulent ces instructions comme simplement préparatoires (le nom ne fait rien à la chose), toujours est-il vrai qu’à six ans il est peu d’éducation plus avancée. Quels progrès plus étonnants encore M. Rousseau, p. 132, t. II d’Émile, ne fait-il pas faire à son éleve ! « Par le moyen, dit-il, de mon éducation, quelles grandes idées je vois s’arranger dans la tête d’Émile ! quelle netteté de judiciaire ! quelle justesse de raison ! Homme supérieur, s’il ne peut élever les autres à sa mesure, il sait s’abaisser à la leur. Les vrais principes du juste, les vrais modeles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l’ordre, se gravent dans son entendement. »

Si tel est l’Émile de M. Rousseau, personne ne lui contestera la qualité d’homme supérieur. Cependant cet éleve, t. II, p. 302, « n’avoit reçu de la nature que de médiocres dispositions à l’esprit. »

Sa supériorité, comme le soutient M. Rousseau, n’est donc pas en nous l’effet de la perfection plus ou moins grande de nos organes, mais de notre éducation.

Qu’on ne s’étonne point des contradictions de ce célebre écrivain ; ses observations sont presque toujours justes, et ses principes presque toujours faux et communs ; de là ses erreurs. Peu scrupuleux examinateur des opinions généralement reçues, le nombre de ceux qui les adoptent lui en impose. Et quel philosophe porte toujours sur ces opinions l’œil sévere de l’examen ? La plupart des hommes se répetent : ce sont des voyageurs qui, les uns d’après les autres, donnent la même description des pays qu’ils ont rapidement parcourus, ou même qu’ils n’ont jamais vus.

Dans les anciennes salles de spectacles il y avoit, dit-on, beaucoup d’échos artificiels placés de distance en distance, et peu d’acteurs sur la scene. Or, sur le théâtre du monde, le nombre de ceux qui pensent par eux-mêmes est pareillement très petit, et le nombre des échos très grand ; l’on est par-tout étourdi du bruit de ces échos. Je n’appliquerai pas cette comparaison à M. Rousseau ; mais j’observerai que s’il n’est pas de génie dans la composition duquel il n’entre souvent beaucoup de oui-dire, c’est l’un de ces oui-dire qui sans doute a fait croire à M. Rousseau « qu’avant dix ou douze ans les enfants étoient entièrement incapables et de raisonnement et d’instruction. »


(17) Avec l’âge, on gagne en connoissances, en expérience ; mais on perd en activité et en fermeté. Or, dans l’administration des affaires civiles et militaires, lesquelles de ces qualités sont les plus nécessaires ? Les dernieres. C’est toujours trop tard, dit à ce sujet Machiavel, qu’on éleve les hommes aux places importantes. Presque toutes les grandes actions des siecles présents et passés ont été exécutées avant l’âge de trente ans. Les Annibal, les Alexandre, etc., en sont la preuve. L’homme qui doit se rendre illustre, dit Philippe de Commines, l’est toujours de bonne heure. Ce n’est point dans le moment qu’affoibli par l’âge, qu’alors insensible aux charmes de la louange, et indifférent à la considération, compagne de la gloire, qu’on fait des efforts pour la mériter.

(18) Dans les grands romans, c’est toujours avant leur mariage que les héros combattent les monstres, les géants, et les enchanteurs. Un sentiment sûr et sourd avertit le romancier que, les desirs de son héros une fois satisfaits, il n’a plus en lui de principe d’action. Aussi tous les auteurs de ce genre nous assurent qu’après les noces du prince et de la princesse, tous deux vécurent heureux, mais en paix.


  1. Dans la premiere jeunesse, c’est au desir de la gloire, quelquefois à l’amour des femmes, qu’on doit le goût vif pour l’étude ; et, dans un âge plus avancé, ce n’est qu’à la force de l’habitude qu’on doit la continuité de ce même goût.
  2. Page 159.
  3. Page 148.
  4. Page 120.
  5. Page 132.
  6. Pages 135 et 136.
  7. Page 123.