De l’Homme/Section 4/Chapitre 3

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 226-230).
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CHAPITRE III.

Des changements survenus dans le caractere des particuliers.

Ce qui s’opere en grand et d’une maniere frappante dans les nations s’opere en petit et d’une maniere moins sensible dans les individus. Presque tout changement dans leur position en occasionne dans leurs caracteres. Un homme est sévere, chagrin, impérieux ; il gronde, il maltraite ses esclaves, ses enfants et des domestiques ; le hasard l’égare dans une forêt, il se retire la nuit dans un antre ; des lions y reposent. Cet homme y conserve-t-il son caractere dur et chagrin ? au contraire, il se tapit dans un coin de l’antre, et se garde bien d’exciter par aucun geste la fureur de ces animaux.

De l’antre du lion physique qu’on le transporte dans la caverne du lion moral ; qu’on l’attache au service d’un prince cruel et despote : doux et modéré en présence du maître, peut-être cet homme deviendra-t-il le plus vil et le plus rampant de ses esclaves. Mais, dira-t-on, son caractere contraint ne sera pas changé ; c’est un arbre courbé avec effort que son élasticité naturelle rendra bientôt à sa premiere forme. Eh quoi ! imagine-t-on que cet arbre, quelques années assujetti par des cables à une certaine courbure, pût jamais se redresser ? Quiconque assure qu’on contraint et qu’on ne change point les caracteres, ne dit rien autre chose sinon qu’on ne détruit point en un instant des habitudes anciennement contractées.

L’homme d’humeur la conserve, parcequ’il a toujours quelque inférieur sur lequel il peut l’exercer. Mais qu’on la tienne long-temps en présence du lion ou du despote, nul doute qu’une contrainte longue, répétée, et transformée en habitude, n’adoucisse son caractere. En général, tant qu’on est assez jeune pour contracter des habitudes nouvelles, les seuls défauts et les seuls vices incurables sont ceux qu’on ne peut corriger sans employer des moyens dont les mœurs, les lois ou la coutume ne permettent point l’usage. Il n’est rien d’impossible à l’éducation : elle fait danser l’ours.

Notre premiere nature, comme le prouvent Pascal et l’expérience, n’est autre chose que notre premiere habitude.

L’homme naît sans idées, sans passions ; il est imitateur, docile à l’exemple : c’est par conséquent à l’instruction qu’il doit ses habitudes et son caractere. Or, je demande pourquoi des habitudes contractées pendant un certain temps ne seroient pas à la longue détruites par des habitudes contraires. Que de gens changent de caractere selon le rang, selon la place différente qu’ils occupent à la cour et dans le ministere, enfin selon le changement arrivé dans leurs positions ! Pourquoi le bandit transporté d’Angleterre en Amérique y devient-il souvent honnête ? C’est qu’il devient propriétaire, qu’il a des terres à cultiver, et qu’enfin sa position a changé.

Le militaire est dans les camps dur et impitoyable ; l’officier, accoutumé à voir couler le sang, devient insensible à ce spectacle. Est-il de retour à Londres, à Paris, à Berlin, il redevient humain et compatissant. Pourquoi regarde-t-on chaque caractere comme l’effet d’une organisation particuliere, lorsqu’on ne peut déterminer la nature de cette organisation ? Pourquoi chercher dans des qualités occultes la cause d’un développement moral que le développement du sentiment de l’amour de soit peut beaucoup expliquer ?