De l’Homme/Section 3/Chapitre 4

SECTION III
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 200-206).
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CHAPITRE IV.

De la seconde cause de l’inégalité des esprits.

Presque tous les hommes sont sans passions, sans amour pour la gloire (2). Loin d’en exciter en eux le desir, la plupart des gouvernements, par une petits et fausse politique (3), cherchent au contraire à l’éteindre. Alors, indifférents à la gloire, les citoyens font peu de cas de l’estime publique et peu d’efforts pour la mériter.

Je ne vois dans la plupart des hommes que des commerçants avides. S’ils arment, ce n’est point dans l’espérance de donner leur nom à quelque contrée nouvelle. Uniquement sensibles à l’espoir du gain, ce qu’ils craignent, c’est que leur vaisseau ne s’écarte des routes fréquentées. Or, ces routes ne sont pas celles de découvertes. Que la navire soit par le hasard ou la tempête porté sur des îles inconnues ; le pilote, forcé d’y relâcher, n’en reconnoît ni les terres ni les habitants. Il y fait de l’eau, remet à la voile, et court de nouveau les côtes pour y échanger ses marchandises. Rentré enfin dans le port, il désarme, et remplit le magasin du propriétaire des richesses et des denrées du retour, et ne lui rapporte aucune découverte.

Il est peu de Colombs ; et, sur les mers de ce monde, uniquement jaloux d’honneurs, de places, de crédit et de richesses, peu d’hommes s’embarquent pour la découverte de vérités nouvelles. Pourquoi donc s’étonner si ces découvertes sont rares ?

Les vérités sont par la main du ciel semées çà et là dans une forêt obscure et sans route. Un chemin borde cette forêt ; il est fréquenté par une infinité de voyageurs. Parmi eux il est des curieux à qui l’épaisseur et l’obscurité même du bois inspire le desir d’y pénétrer. Ils entrent ; mais embarrassés dans les ronces, déchirés par les épines et rebutés dès les premiers pas, ils abandonnent l’entreprise et regagnent le chemin. D’autres, mais en petit nombre, animés non par une curiosité vague, mais par un desir vif et constant de gloire, s’enfoncent dans la forêt, en traversent les fondrieres, et ne cessent de la parcourir jusqu’à ce que le hasard leur ait enfin découvert quelque vérité plus ou moins importante. Cette découverte faite, ils reviennent sur leurs pas, percent une route de cette vérité jusqu’au grand chemin ; et tout voyageur alors la regarde en passant, parceque tous ont des yeux pour l’appercevoir, et qu’il ne leur manquoit pour la découvrir que le desir vif de la chercher et la patience nécessaire pour la trouver.

Un homme jaloux d’un grand nom doit s’armer de la patience du chasseur. Il en est du philosophe comme du sauvage : le moindre mouvement du dernier écarte de lui le gibier, et la moindre distraction du premier éloigne de lui la vérité. Rien n’est plus pénible que de tenir long-temps son corps et son esprit dans le même état d’immobilité ou d’attention ; c’est le produit d’une grande passion. Dans le sauvage c’est le besoin de manger, dans le philosophe c’est celui de la gloire, qui opere cet effet.

Mais qu’est-ce que ce besoin de la gloire ? Le besoin même du plaisir. Aussi, dans tout pays où la gloire cesse d’en être représentative, le citoyen est indifférent à la gloire ; le pays est stérile en génies et en découvertes. Il n’en est cependant point qui de temps en temps ne produise des hommes illustres, parcequ’il n’en est aucun où il ne naisse de loin en loin quelque citoyen qui, frappé, comme je l’ai dit, des éloges prodigués dans l’histoire aux talents, ne desire d’en mériter de pareils, et ne se mette en quête de quelque vérité nouvelle. S’obstine-t-il à sa recherche ? parvient-il à sa découverte ? enorgueilli de sa conquête, la porte-t-il en triomphe dans sa patrie ? quelle est sa surprise lorsque l’indifférence avec laquelle on la reçoit lui apprend enfin le peu de cas qu’on en fait !

Alors convaincu qu’en échange des peines et des fatigues qu’exige la recherche de la vérité il n’aura chez lui que peu de célébrité et beaucoup de persécution, il perd courage, il se rebute, ne tente plus de nouvelles découvertes, se livre à la paresse, et s’arrête au milieu de sa carriere.

Notre attention est fugitive ; il faut des passions fortes pour la fixer. Je veux qu’en s’amusant l’on calcule une page de chiffres ; on n’en calcule point un volume qu’on n’y soit forcé par l’intérêt puissant de sa gloire ou de sa fortune. Ce sont les passions qui mettent en action l’égale aptitude que les hommes ont à l’esprit. Sans elles cette aptitude n’est en eux qu’une puissance morte.

Mais, dira-t-on, si la force de notre constitution déterminoit celle de nos desirs ; si l’homme devoit son génie à ses passions, et ses passions à son tempérament ; dans cette supposition le génie seroit encore en nous l’effet de l’organisation, et par conséquent un don de la nature.

C’est à la discussion de ce point que se réduit maintenant cette question.

(2) Permis aux insensés de déclamer sans cesse contre les passions. Sans elles il n’est ni grand artiste, ni grand général, ni grand ministre, ni grand poëte, ni grand philosophe. On n’est point philosophe lorsqu’indifférent au mensonge ou à la vérité on se livre à cette apathie et à ce repos prétendu philosophique qui retient l’ame dans l’engourdissement, et retarde sa marche vers la vérité. Que cet état soit doux, qu’on s’y trouve à l’abri de l’envie et de la fureur des bigots, et qu’en conséquence le paresseux se dise prudent, soit ; mais qu’il ne se dise pas philosophe. Quelle est la société la plus dangereuse pour la jeunesse ? Celle de ces hommes prudents, discrets, et d’autant plus sûrs d’étouffer dans l’adolescent tout genre d’émulation, qu’ils lui montrent dans l’ignorance un abri contre la persécution, par conséquent le bonheur dans l’inaction.

Parmi les apôtres de l’oisiveté il est quelquefois des gens de beaucoup d’esprit. Ce sont ceux qui ne doivent leur paresse qu’aux dégoûts et aux chagrins éprouvés dans la recherche de la vérité. La plupart des autres sont des hommes médiocres ; ce qu’ils desirent, c’est que tous le soient. C’est l’envie qui leur fait prêcher la paresse.

(3) Le projet de la plupart des despotes est de régner sur des esclaves, de changer chaque homme en automate. Ces despotes, séduits par l’intérêt du moment, oublient que l’imbécillité des sujets annonce la chûte des rois, qu’elle est destructive de leur empire, et qu’enfin il est, à la longue, plus facile de régie un peuple éclairé qu’un peuple stupide.