De l’Homme/Section 2/Chapitre 9

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 234-240).
Chap. X.  ►


CHAPITRE IX.

Justification des principes admis dans le livre de l’Esprit.

Lorsque le livre de l’Esprit parut, les théologiens me traiterent de corrupteur des mœurs. Ils me reprochoient d’avoir soutenu, d’après Platon, Plutarque, et l’expérience, que l’amour des femmes avoit quelquefois excité les hommes à la vertu.

Le fait cependant est notoire : leur reproche est donc absurde. Si le pain, leur dit-on, peut être la récompense du travail et de l’industrie, pourquoi pas les femmes[1] ? Tout objet desiré peut devenir un encouragement à la vertu, lorsqu’on n’en obtiendra la jouissance que par des services rendus à la patrie.

Dans les siecles où les invasions des peuples du nord et les incursions d’une infinité de brigands tenoient toujours les citoyens en armes, où les femmes, souvent exposées aux insultes d’un ravisseur, avoient perpétuellement besoin de défenseurs, quelle vertu devoit être la plus honorée ? La valeur. Aussi les faveurs des femmes étoient-elles la récompense des plus vaillants ; aussi tout homme jaloux de ces mêmes faveurs devoit-il pour les obtenir s’élever à ce haut degré de courage qui animoit encore il y a quatre siecles tous les preux chevaliers.

L’amour du plaisir fut donc en ces siecles le principe productif de la seule vertu connue, c’est-à-dire de la valeur. Aussi, lorsque les mœurs changerent, lorsque la police plus perfectionnée mit la vierge timide à l’abri de toute insulte, alors la beauté (car tout se tient dans un gouvernement), moins exposée aux outrages d’un ravisseur, honora moins ses défenseurs. Si l’enthousiasme des femmes pour la valeur décrut alors dans la proportion de leur crainte ; si l’estime conservée encore aujourd’hui pour le courage n’est plus qu’une estime de tradition ; si dans ce siecle l’amant le plus jeune, le plus assidu, le plus complaisant, et surtout le plus riche, est communément l’amant préféré ; qu’on ne s’en étonne point ; tout est ce qu’il doit être.

La faveur des femmes, selon les changements arrivés dans les mœurs et les gouvernements, ou sont, ou cessent d’être, des encouragements à certaines vertus. L’amour en lui-même n’est donc point un mal. Pourquoi regarder ses plaisirs comme la cause de la corruption politique des mœurs ? Les hommes ont eu dans tous les temps à-peu-près les mêmes besoins, et dans tous les temps ils les ont satisfaits. Les siecles où les peuples ont été plus adonnés à l’amour furent ceux où les hommes étoient le plus forts et le plus robustes. L’Edda, les poésies perses, enfin toute l’histoire nous apprend que les siecles réputés héroïques et vertueux n’ont pas été les plus tempérants.

La jeunesse est fortement attirée vers les femmes ; elle est plus avide de plaisir que l’âge avancé : cependant elle est communément plus humaine et plus vertueuse ; elle est au moins plus active, et l’activité est une vertu.

Ce n’est ni l’amour ni ses plaisirs qui corrompirent l’Asie, amollirent les mœurs des Medes, des Assyriens, des Indiens, etc. Les Grecs, les Sarrasins, les Scandinaves, n’étoient ni plus réservés ni plus chastes que ces Perses et ces Medes ; et cependant ces premiers peuples n’ont jamais été cités parmi les peuples efféminés et moux.

S’il est un moment où les faveurs des femmes puissent devenir un principe de corruption, c’est lorsqu’elles sont vénales, lorsqu’on achete leur jouissance, lorsque l’argent, loin d’être la récompense du mérite et des talents, devient celle de l’intrigue, de la flatterie, et qu’enfin un satrape ou un nabab peut, à force d’injustices et de crimes, obtenir du souverain le droit de molester, de piller les peuples de son gouvernement, et de s’en approprier les dépouilles.

Il en est des femmes comme des honneurs, ces objets communs du desir des hommes. Les honneurs sont-ils le prix de l’iniquité ? faut-il pour y parvenir flatter les grands, sacrifier le foible au puissant, et l’intérêt d’une nation à l’intérêt d’un soudan ? alors les honneurs, si heureusement inventés pour la récompense et la décoration du mérite et des talents, deviennent une source de corruption. Les femmes, comme les honneurs, peuvent donc, selon les temps et les mœurs, successivement devenir des encouragements au vice ou à la vertu.

La corruption politique des mœurs ne consiste donc que dans la dépravation des moyens employés pour se procurer des plaisirs. Le moraliste austere qui prêche sans cesse contre les plaisirs n’est que l’écho de sa mie ou de son confesseur. Comment éteindre tout desir dans les hommes sans détruire en eux tout principe d’action ? Celui qu’aucun intérêt ne touche n’est bon à rien et n’a d’esprit en rien.


  1. Si le besoin de la faim est le principe de tant d’actions, et s’il a tant de pouvoir sur l’homme, comment imaginer que le besoin des femmes soit sur lui sans puissance ? Qu’au moment où l’adolescent est échauffé des premiers rayons de l’amour on lui en propose les plaisirs comme prix de son application ; qu’on lui rappelle jusques dans les bras de sa maîtresse que c’est à ses talents et à ses vertus qu’il doit ses faveurs ; ce jeune homme, docile, appliqué, vertueux, goûtera alors, d’une maniere utile à sa santé, à son ame, à son esprit, enfin au bien public, les mêmes plaisirs dont il n’eût joui dans une autre position qu’en s’épuisant, en s’abrutissant, en se ruinant, et en vivant dans la crapule.