De l’Homme/Section 2/Chapitre 17

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 71-77).


CHAPITRE XVII.

La vertu ne rappelle au clergé que l’idée de sa propre utilité.

Si presque tous les corps religieux, dit l’illustre et malheureux procureur-général du parlement de Bretagne, sont, par leur institution, animés d’un intérêt contraire au bien public, comment se formeroient-ils des idées saines de la vertu ? Parmi les prélats il est peu de Fénélons (13) ; peu d’entre eux ont ses vertus, son humanité, et son désintéressement. Parmi les moines on compte peut-être beaucoup de saints, mais peu d’honnêtes gens. Tout corps religieux est avide de richesses et de pouvoir ; nulle borne à son ambition : cent bulles ridicules rendues par les papes en faveur des jésuites en sont la preuve. Mais si le jésuite est ambitieux, l’église l’est-elle moins ? Qu’on ouvre l’histoire, c’est-à-dire celle des erreurs et des disputes des peres, des entreprises du clergé, et des crimes des papes, par-tout on voit la puissance spirituelle, ennemie de la temporelle[1], oublier que son royaume n’est pas de ce monde, tenter par des efforts toujours nouveaux de s’emparer des richesses et du pouvoir de la terre, vouloir non seulement enlever à César ce qui est à César, mais vouloir frapper impunément César. S’il étoit possible que des catholiques superstitieux conservassent quelque idée du juste et de l’injuste, ces catholiques, révoltés à la lecture d’une pareille histoire, auroient le sacerdoce en horreur.

Un prince a-t-il promis telle année la suppression de tel impôt ? l’année révolue, manque-t-il hautement à sa parole ? pourquoi l’église ne lui reproche-t-elle pas publiquement la violation de cette parole ? C’est qu’indifférente au bonheur public, à la justice, à l’humanité, elle ne s’occupe uniquement que de son intérêt. Que le prince soit tyran, elle l’absout ; mais qu’il soit ce qu’elle appelle hérétique, elle l’anathématise, elle le dépose, elle l’assassine. Qu’est-ce cependant que le crime d’hérésie ? Ce mot hérésie, prononcé par un homme sage et sans passion, ne signifie autre chose qu’opinion particuliere. Est-ce d’une telle église qu’il faut attendre des idées nettes de l’équité ? À quelle cause, si ce n’est à l’intérêt du prêtre, attribuer les décisions contradictoires de la Sorbonne ? Sans cet intérêt, eût-elle soutenu dans un temps, et toléré dans tous, la doctrine régicide des jésuites ?

Il est vrai qu’en recevant cette doctrine ses docteurs ont montré plus de sottise que de méchanceté. Qu’ils soient sots, j’y consens ; mais peut-on les supposer honnêtes lorsque l’on considere la fureur avec laquelle ils se sont élevés contre les livres des philosophes, et le silence qu’ils ont gardé sur ceux des jésuites ? En approuvant dans leur assemblée la morale de ces religieux, ou les docteurs la jugeoient saine sans l’avoir examinée (14), (en ce cas quelle opinion avoir de juges si étourdis ?) ou ils la jugeoient saine après l’avoir examinée et reconnue telle, (en ce cas quelle opinion avoir de juges aussi ignorants ?) ou ces docteurs enfin, après l’avoir examinée et l’avoir trouvée mauvaise, l’approuvoient par crainte (15), intérêt, ou ambition, (en ce dernier cas quelle opinion avoir de juges aussi frippons ?)

Ce n’est donc plus aux sorbonnistes à prétendre au titre de moralistes ; ils en ignorent jusqu’aux principes. L’inscription de quelques cadrans solaires, Quod ignoro doceo, Ce que j’enseigne je l’ignore, devroit être la devise de la Sorbonne. Ses docteurs sont des guides infideles qui n’ont d’idées de la vertu que celle de leur intérêt : et cet intérêt varie selon les temps ; au lieu que la vraie vertu est la même dans tous les siecles et les pays (16). C’est conséquemment à son intérêt que le prêtre a par-tout sollicité le privilege exclusif de l’instruction publique. Des comédiens français élevent un théâtre à Séville ; le chapitre et le curé le font abattre. Ici, leur dit un des chanoines, notre troupe n’en souffre point d’autre.

Ô homme, s’écrioit autrefois un sage, qui saura jamais jusqu’où tu portes la folie et la sottise ? Le théologien le sait, en rit, et en tire bon parti.

Sous le nom de religion, ce fut donc toujours l’accroissement de ses richesses et de son autorité que le théologien poursuivit[2]. Qu’on ne s’étonne donc point si ses maximes changent selon sa position, s’il n’a plus maintenant de la vertu les idées qu’il en avoit autrefois, et si la morale de Jésus n’est plus celle de ses ministres.

Ce n’est point uniquement la secte catholique, mais toutes les sectes et tous les peuples, qui, faute d’idées nettes de la probité, en ont eu, selon les siecles et les pays divers, des notions très différentes (17).

(13) L’humanité de M. de Fénélon est célebre. Un jour qu’un curé se vantoit devant lui d’avoir les dimanches proscrit les danses de son village : « Monsieur le curé, dit l’archevêque, soyons moins séveres pour les autres ; abstenons-nous de danser, mais que les paysans dansent. Pourquoi ne leur pas laisser quelques instants oublier leur malheur » ? Fénélon, vrai et toujours vertueux, vécut une partie de sa vie dans la disgrace. Bossuet, son rival en génie, étoit moins honnête : il fut toujours en crédit.

(14) La morale des jésuites et celle de Jésus n’ont rien de commun : l’une est destructive de l’autre. Ce fait est prouvé par les extraits qu’en ont donnés les parlements. Mais pourquoi le clergé a-t-il toujours répété qu’on avoit du même coup détruit les jésuites et la religion ? C’est que, dans la langue ecclésiastique, religion est synonyme de superstition.

(15) La crainte qu’inspiroient les jésuites sembloit les mettre au-dessus de toute attaque. Pour braver leur haine et leurs intrigues, il falloit pouvoir montrer aux citoyens le poignard régicide enveloppé dans le voile du respect et du dévouement ; faire reconnoître l’hypocrisie des jésuites à travers le nuage d’encens qu’ils répandoient autour du trône et des autels ; il falloit enfin, pour enhardir la prudence timide des parlements, leur faire nettement distinguer l’extraordinaire de l’impossible.

(16) Il en est de l’esprit comme de la vertu. L’esprit appliqué aux vraies sciences de la géométrie, de la physique, etc., est esprit dans tous les pays ; l’esprit appliqué aux fausses sciences de la magie, de la théologie, etc., est local. Le premier de ces esprits est à l’autre ce que la monnoie africaine nommée la coquille coris est à la monnoie d’or et d’argent : l’une a cours chez quelques nations negres, l’autre dans tout l’univers.

(17) Sur quoi doit-on établir les principes d’une bonne morale ? Sur un grand nombre de faits et d’observations. C’est donc à la formation trop prématurée de certains principes qu’on doit peut-être attribuer leur obscurité et leur fausseté. En morale, comme en toute autre science, avant d’édifier un systême, l’essentiel est de ramasser les matériaux nécessaires pour le construire. On ne peur plus maintenant ignorer qu’une morale expérimentale, et fondée sur l’étude de l’homme et des choses, ne l’emporte autant sur une morale spéculative et théologique, que la physique expérimentale sur une théorie vague et incertaine. C’est parceque la morale religieuse n’eut jamais l’expérience pour base que l’empire théologique fut toujours réputé le royaume des ténebres.


  1. L’église, en se déclarant seule juge de ce qui est péché ou non péché, crut à ce titre pouvoir s’attribuer la souveraine puissance et la suprême jurisdiction. En effet, si nul n’a droit de punir une bonne action et d’en récompenser une mauvaise, le juge de leur bonté ou de leur méchanceté est le seul juge légitime d’une nation ; les magistrats et les princes ne sont plus que les exécuteurs de ses sentences ; leur fonction se réduit à celle de bourreau.
  2. Pourquoi tout moine, qui défend avec un emportement ridicule les faux miracles de son fondateur, se moque-t-il de l’existence attestée des vampires ? C’est qu’il est sans intérêt pour le croire. Ôtez l’intérêt, reste la raison ; et la raison n’est pas crédule.