De l’Homme/Section 1/Chapitre 7

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 45-51).
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CHAPITRE VII.

De l’éducation de l’adolescence.


C’est au sortir du college, c’est à notre entrée dans le monde, que commence l’éducation de l’adolescence. Elle est moins la même ; elle est plus variée que celle de l’enfance, mais plus dépendante du hasard, et sans doute plus importante. L’homme alors est assiégé par un plus grand nombre de sensations. Tout ce qui l’environne le frappe, et le frappe vivement.

C’est dans l’âge où certaines passions s’éveillent que tous les objets de la nature agissent et pesent le plus fortement sur lui. C’est alors qu’il reçoit l’instruction la plus efficace, que ses goûts et son caractere se fixent, et qu’enfin, plus libre et plus lui-même, les passions allumées dans son cœur déterminent ses habitudes, et souvent toute la conduite de sa vie.

Dans les enfants, la différence de l’esprit et du caractere n’est pas toujours extrêmement sensible. Occupés du même genre d’études, soumis à la même regle, à la même discipline, et d’ailleurs sans passions, leur extérieur est assez le même. Le germe dont le développement doit mettre un jour tant de différence dans leurs goûts, ou n’est point encore formé, ou est encore imperceptible. Je compare deux enfants à deux hommes assis sur un même tertre, mais dans une direction différente. Qu’ils se levent et suivent en marchant la direction dans laquelle ils se trouvent, ils s’éloigneront insensiblement et se perdront bientôt de vue, à moins qu’en changeant de nouveau leur direction quelque accident ne les rapproche.

La ressemblance des enfants est dans les colleges l’effet de la contrainte. En sortent-ils ? la contrainte cesse. Alors commence, comme je l’ai dit, la seconde éducation de l’homme ; éducation d’autant plus soumise au hasard, qu’en entrant dans le monde l’adolescent se trouve au milieu d’un plus grand nombre d’objets. Or, plus les objets environnants sont multipliés et variés, moins le pere ou le maître peut s’assurer du résultat de leur impression, moins l’un et l’autre ont de part à l’éducation d’un jeune homme.

Les nouveaux et principaux instituteurs de l’adolescent sont la forme du gouvernement sous laquelle il vit, et les mœurs que cette forme de gouvernement donne à une nation. Maîtres et disciples, tout est soumis à ces instituteurs : ce sont les principaux, cependant ce ne sont pas les seuls de la jeunesse. Au nombre de ces instituteurs je compte encore le rang qu’un jeune homme occupe dans le monde, son état d’indigence ou de richesses, les sociétés dans lesquelles il se lie, enfin ses amis, ses lectures, et ses maîtresses. Or c’est du hasard qu’il tient son état d’opulence ou de pauvreté : le hasard préside au choix de ses sociétés (10), de ses amis, de ses lectures, et de ses maîtresses. Il nomme donc la plupart de ses instituteurs. De plus, c’est le hasard qui, le plaçant dans telles ou telles positions, allume, éteint, ou modifie, ses goûts et ses passions, et qui par conséquent a la plus grande part à la formation même de son caractere. Le caractere est dans l’homme l’effet immédiat de ses passions, et ses passions souvent l’effet immédiat des situations où il se trouve.

Les caracteres les plus tranchés sont quelquefois le produit d’une infinité de petits accidents. C’est d’une infinité de fils de chanvre que se composent les plus gros cables (11). Il n’est point de changement que le hasard ne puisse occasionner dans le caractere d’un homme. Mais pourquoi ces changements s’operent-ils presque toujours à son insu ? c’est que pour les appercevoir il faudroit qu’il portât sur lui-même l’œil le plus sévere et le plus observateur. Or le plaisir, la frivolité, l’ambition, la pauvreté, etc., le détournent également de cette observation. Tout le distrait de lui-même. On a d’ailleurs tant de respect pour soi, tant de vénération pour sa conduite, on la regarde comme le produit de réflexions si sages et si profondes, qu’on s’en permet rarement l’examen. L’orgueil s’y refuse, et l’on obéit à l’orgueil.

Le hasard a donc sur notre éducation une influence nécessaire et considérable. Les évènements de notre vie sont souvent le produit des plus petits hasards. Je sais que cet aveu répugne à notre vanité. Elle suppose toujours de grandes causes à des effets qu’elle regarde comme grands. C’est pour détruire les illusions de l’orgueil, qu’empruntant le secours des faits, je prouverai que c’est aux plus petits accidents que les citoyens les plus illustres ont été quelquefois redevables de leurs talents. D’où je conclurai que le hasard agissant de la même maniere sur tous les hommes, si ses effets sur les esprits ordinaires sont moins remarqué, c’est uniquement parceque ces sortes d’esprits sont moins remarquables.


(10) Les jésuites offrent un exemple frappant du pouvoir de l’éducation.

(11) Si tous les Savoyards ont à certains égards le même caractere, c’est que le hasard les place dans des positions à-peu-près semblables, et que tous reçoivent à-peu-près la même éducation. Pourquoi tous sont-ils voyageurs ? C’est qu’il faut de l’argent pour vivre, et qu’ils n’en ont point chez eux. Pourquoi sont-ils laborieux ? C’est que tous sont indigents ; c’est que, sans secours et sans protection dans le pays où ils se transplantent, ils y ont faim, et que le pain ne s’acquiert que par le travail. Pourquoi sont-ils fideles et actifs ? C’est que, pour être employés de préférence aux nationaux, il faut qu’ils les surpassent en activité et fidélité. Pour quelle raison enfin sont-ils tous économes ? C’est qu’attachés comme tous les hommes à leur pays natal, ils en sortent gueux pour y rentrer riches, et y vivre des épargnes qu’ils auront faites. Supposons donc qu’on eût le plus grand intérêt d’inspirer à un jeune homme les vertus du Savoyard ; que faire ? Le placer dans la même position ; confier quelque temps son éducation au malheur et à l’indigence. Le besoin et la nécessité sont de tous les instituteurs les seuls dont les leçons sont toujours écoutées, et les conseils toujours efficaces.