De l’Homme/Section 1/Chapitre 13

SECTION I
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 93-99).
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CHAPITRE XIII.

De la religion universelle.


Une religion universelle ne peut être fondée que sur des principes éternels, invariables, et qui, susceptibles comme les propositions de la géométrie des démonstrations les plus rigoureuses, soient puisés dans la nature de l’homme et des choses. Est-il de tels principes ? et ces principes connus peuvent-ils également convenir à toutes les nations ? Oui sans doute ; et s’ils varient, ce n’est que dans quelques unes de leurs applications aux contrées différentes où le hasard place les divers peuples.

Mais, entre les principes ou lois convenables à toutes les sociétés, quelle est la premiere et la plus sacrée ? Celle qui promet à chacun la propriété de ses biens, de sa vie, et de sa liberté.

Est-on propriétaire incertain de sa terre ? on ne laboure point son champ, on ne cultive point son verger. Une nation est bientôt ravagée et détruite par la famine. Est-on propriétaire incertain de sa vie et de sa liberté ? l’homme toujours en crainte est sans courage et sans industrie ; uniquement occupé de sa conservation personnelle, et resserré en lui-même, il ne porte point ses vues au dehors, le bien public l’intéresse peu ; il n’étudie point la science de l’homme ; il n’en observe ni les desirs ni les passions. Ce n’est cependant que dans cette connoissance préliminaire qu’on peut puiser celle des lois les plus conformes au bien public.

Par quelle fatalité de telles lois, si nécessaires aux société, leur sont-elles encore inconnues ? pourquoi le ciel ne les leur a-t-il pas révélées ? Le ciel, répondrai-je, a voulu que l’homme par sa raison coopérât à son bonheur, et que dans les sociétés nombreuses (33) le chef-d’œuvre d’une excellente législation fût, comme celui des autres sciences, le produit de l’expérience et du génie.

Dieu a dit à l’homme : Je t’ai créé, je t’ai donné cinq sens, je t’ai doué de mémoire, et par conséquent de raison. J’ai voulu que ta raison, d’abord aiguisée par le besoin, éclairée ensuite par l’expérience, pourvût à ta nourriture, t’apprît à féconder la terre, à perfectionner les instruments du labourage, de l’agriculture, enfin toutes les sciences de premiere nécessité ; j’ai voulu que, cultivant cette même raison, tu parvinsses à la connoissance de mes volontés morales, c’est-à-dire de tes devoirs envers la société, des moyens d’y maintenir l’ordre, enfin à la connoissance de la meilleure législation possible.

Voilà le seul culte auquel je veux que l’homme s’éleve, le seul qui puisse devenir universel, le seul digne d’un Dieu, et qui soit marqué de son sceau et de celui de la vérité : tout autre culte porte l’empreinte de l’homme, de la fourberie, et du mensonge. La volonté d’un Dieu juste et bon, c’est que les fils de la terre soient heureux, et qu’ils jouissent de tous les plaisirs compatibles avec le bien public.

Tel est le vrai culte, celui que la philosophie doit révéler aux nations. Nuls autres saints dans une telle religion que les bienfaiteurs de l’humanité, que les Lycurgue, les Solon, les Sydney, que les inventeurs de quelque art, de quelque plaisir nouveau, mais conforme à l’intérêt général ; nuls autres réprouvés au contraire que les malfaiteurs envers la société, et les atrabilaires ennemis de ses plaisirs.

Les prêtres seront-ils un jour les apôtres d’une telle religion ? l’intérêt le leur défend. Les nuages répandus sur les principes de la morale et de la législation (qui ne sont essentiellement que la même science) y ont été amoncelés par leur politique. Ce n’est plus désormais que sur la destruction de la plupart des religions qu’on peut dans les empires jeter les fondements d’une morale saine. Plût à Dieu que les prêtres, susceptibles d’une ambition noble, eussent cherché dans les principes constitutifs de l’homme les lois invariables sur lesquelles la nature et le ciel veulent qu’on édifie le bonheur des sociétés ! Plût à Dieu que les systêmes religieux pussent devenir le palladium de la félicité publique ! c’est aux prêtres qu’on en confieroit la garde. Ils jouiroient d’une gloire et d’une grandeur fondée sur la reconnoissance publique. Ils pourroient se dire chaque jour : C’est par nous que les mortels sont heureux. Une telle grandeur, une gloire aussi durable, leur paroît vile et méprisable. Vous pouviez, ô ministres de autels, devenir les idoles des hommes éclairés et vertueux ; vous avez préféré de commander à des superstitieux et à des esclaves ; vous vous êtes rendus odieux aux bons citoyens, parceque vous êtes la plaie des nations, l’instrument de leur malheur, et les destructeurs de la vraie morale.

La morale fondée sur des principes vrais est la seule vraie religion. Cependant s’il étoit des hommes dont la crédulité avide (34) ne trouvât à se satisfaire que dans une religion mystérieuse, que les amis du merveilleux sachent, du moins parmi les religions de cette espece, quelle est celle dont l’établissement seroit le moins funeste aux nations.


(33) Il est de grandes, il est de petites sociétés. Les lois de ces dernieres sont simples, parceque leurs intérêts le sont ; elles sont conformes à l’intérêt du plus grand nombre, parcequ’elles se font du consentement de tous ; elles sont enfin très exactement obervées, parceque le bonheur de chaque individu est attaché à leur observation. C’est le bon sens qui dicte les lois des petites sociétés ; c’est le génie qui dicte celles des grandes. Mais qui put déterminer les hommes à former des sociétés si nombreuses ? Le hasard, l’ignorance des inconvénients attachés à de telles sociétés, enfin le desir de conquérir, la crainte d’être subjugué, etc.

(34) Shaftesbury, dans son Traité de l’enthousiasme, parle d’un évêque qui, ne trouvant point encore dans le catéchisme catholique de quoi satisfaire son insatiable crédulité, se mit encore à croire les contes des fées.