De l’Extradition des accusés entre la France et l’Angleterre

De l’Extradition des accusés entre la France et l’Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 1012-1028).

DE
L’EXTRADITION DES ACCUSÉS
ENTRE
LA FRANCE ET L’ANGLETERRE

Ce n’est point sans quelque surprise que le public français a brusquement appris par le Moniteur la dénonciation officielle de la convention d’extradition conclue en 1843 entre la France et l’Angleterre. Cette dénonciation, notifiée au gouvernement anglais le 4 décembre 1865, doit avoir, aux termes de la convention, son plein effet six mois plus tard, c’est-à-dire que dès le 4 juin de cette année, si la convention de 1843 n’a pas été renouvelée ou remplacée dans l’intervalle, un banqueroutier frauduleux ou un assassin qui aura réussi à traverser en temps opportun la Manche pourra, dans l’un ou dans l’autre pays, jouir ouvertement et impunément du fruit de son crime. Certes l’anxiété serait grande des deux côtés du détroit, si l’on considérait la question de cette manière, et si l’on ne regardait plutôt comme inévitable la conclusion d’un nouveau traité propre à donner aux deux nations les garanties que l’intérêt social réclame. Mais quel peut être ce nouveau traité ? quelles modifications le gouvernement français désire-t-il introduire dans la convention de 1843, et ces modifications peuvent-elles être acceptées par l’Angleterre ? Enfin quels principes ont guidé jusqu’ici les deux gouvernemens en cette matière, et d’où vient le dissentiment qui les sépare ? Ces questions ont aujourd’hui une assez grande importance pour mériter un sérieux examen.

Si l’on s’en tient au texte de la dépêche en date du 29 novembre 1865, dans laquelle le gouvernement français expose les raisons qui le portent à dénoncer la convention de 1843, il semble d’abord qu’aucun dissentiment touchant les principes n’existe entre les deux gouvernemens. En effet, lorsque notre ministre des affaires étrangères déclare que « les états contractans, en pareille matière, ne doivent se demander réciproquement, pour accorder l’extradition réclamée, d’autres preuves que celles qui sont indispensables pour vérifier si les poursuites sont sérieuses, dirigées par le juge compétent et motivées par des crimes communs, » il n’avance aucun principe que le gouvernement anglais et les jurisconsultes de la couronne ne soient disposés à reconnaître et à prendre eux-mêmes pour règle de conduite. Où donc commence le désaccord, et quel est le point sur lequel on cesse de s’entendre ? Il suffit de parcourir le reste de la dépêche du 29 novembre, sans avoir recours à bien d’autres documens dont nous parlerons tout à l’heure, pour s’apercevoir que la difficulté porte exclusivement sur le sens qu’il convient de donner à cette expression de preuves indispensables, et que ce qui est une preuve suffisante aux yeux de l’une des deux parties n’a pas la même valeur aux yeux de l’autre. La dépêche du 29 novembre cite, par exemple, comme un refus injuste opposé à une demande légitime d’extradition, le cas d’un certain Teissier compromis dans l’affaire du Fœderis-Arca. « L’avocat-général du gouvernement de l’Inde et les avocats de la couronne, dit le ministre français, ont déclaré que, pour autoriser l’arrestation et le renvoi en France du fugitif, il aurait fallu joindre au mandat d’arrêt des copies des dépositions déjà reçues dans l’information et dont l’authenticité aurait été attestée par le serment de la personne qui les aurait exhibées, de telle sorte que le magistrat de police de Calcutta pût constater si le fugitif était, prima facie, coupable du crime pour lequel son extradition était réclamée. De telles exigences constituent un obstacle permanent aux succès des demandes d’extradition et diffèrent de la pratique suivie par les autres puissances de l’Europe. » Voilà donc le terrain du débat entre les deux gouvernemens nettement déterminé ; ce qui constitue aux yeux du gouvernement français une preuve suffisante, c’est la production d’un mandat d’arrêt signé par un magistrat compétent, tandis que les Anglais entendent par preuve suffisante l’ensemble des témoignages, donnés par écrit ou de vive voix, qui seraient nécessaires pour envoyer l’accusé devant une cour d’assises anglaise, si le crime avait été commis sous la juridiction britannique, et si l’accusé n’était point réclamé par son gouvernement. En d’autres termes, pour accorder l’extradition, il faut que le magistrat anglais trouve dans l’instruction publique et contradictoire, poursuivie selon l’usage anglais contre l’accusé réclamé, les mêmes indices suffisans de culpabilité qui l’obligeraient à envoyer l’accusé devant le jury, s’il était sujet de la reine. C’est donc dans cette instruction publique et contradictoire que doivent figurer les charges fournies par le gouvernement étranger qui réclame l’extradition de l’accusé, et ces charges doivent emporter la conviction du juge, non pas sur la question de savoir si l’accusé est certainement coupable, mais sur cette question préalable : — ya-t-il contre l’accusé des indices suffisans de culpabilité pour constituer ce qu’on appelle en Angleterre un prima facie case et pour justifier sa mise en accusation devant le jury, s’il était Anglais ? À cette théorie le gouvernement français répond que la production de son mandat d’arrêt doit suffire, et que ce document constitue une preuve d’un assez grand poids pour déterminer l’extradition qu’il réclame. On voit la distance qui sépare ici l’opinion des deux gouvernemens, et l’on comprend sans peine les difficultés qui devaient sortir de deux façons de voir si différentes.

Avant d’examiner si la théorie du gouvernement français est conforme aux termes de la convention de 1843, ou si au contraire la manière anglaise de procéder n’a pas été prévue et explicitement acceptée par cette convention, demandons-nous d’où vient entre les deux gouvernemens une différence d’opinion si marquée sur le plus ou moins de facilité que doivent s’accorder entre elles les nations civilisées pour l’extradition réciproque de leurs nationaux. On a lieu de penser, en lisant les documens relatifs à cette affaire, qu’aux yeux du gouvernement français le plus ou moins de facilité que s’accordent mutuellement les peuples pour l’extradition de leurs nationaux est en raison de leur civilisation même, et que plus leur civilisation est avancée, plus cette facilité est grande. Si quelque peuple se montre difficile en matière d’extradition, s’il entoure cet acte de conditions rigoureuses, c’est qu’il a gardé quelque chose de la notion barbare du droit d’asile, c’est qu’il n’est point suffisamment pénétré de l’idée nouvelle que recouvre le mot également nouveau de solidarité des peuples, c]est qu’il n’a pas suffisamment compris que les nations civilisées doivent former aujourd’hui une grande famille.

Il nous en coûte de ne pouvoir adopter sans restriction cette façon philanthropique et élevée de traiter la question si délicate de l’extradition des accusés ; mais nous ne pourrions, sans fermer les yeux à l’évidence, souscrire d’emblée à cette opinion que la civilisation d’un peuple peut se préjuger d’après le plus ou moins de facilité que cette extradition des accusés rencontre sur son territoire. Une classification qui, aux termes mêmes de la dépêche du 29 novembre, nous obligerait à placer l’Angleterre au dernier rang des nations civilisées de l’Europe ne saurait être acceptée avec trop de réserve, et il suffit d’un court examen pour reconnaître que cette classification singulière repose heureusement sur une vue trop étroite, et partant fausse, des élémens de la question. Pour quiconque prend la peine d’y réfléchir, deux intérêts sont en présence dans le problème que toute demande d’extradition soulève : d’une part, le bien-être et la moralité de la société humaine sont intéressés à ce qu’il ne suffise pas au coupable de franchir une frontière pour trouver contre la justice des hommes un inviolable asile, et à ce point de vue on peut se croire en droit de soutenir que le plus ou moins de facilité que s’accordent mutuellement les peuples pour l’extradition des accusés est un signe de leur civilisation même ; mais d’autre part il n’importe guère moins à la sûreté et à la dignité de la société humaine que l’étranger réfugié ou simplement établi chez un peuple ne soit point privé de cet asile ou de ce séjour, ni rejeté de cette hospitalité sans une juste cause, et à ce point de vue on peut dire encore que la civilisation d’un peuple se mesure aux garanties dont il entoure sur son territoire la liberté et la sécurité de l’étranger. Si notre ministre des affaires étrangères avait bien voulu considérer ces deux côtés de la question ; ces deux intérêts, non moins respectables l’un que l’autre, qui se trouvent en présence lorsqu’il s’agit d’extradition, il eût été sans doute moins rigoureux dans ses conclusions et moins sévère à l’égard du peuple anglais. Il y a en effet deux façons de s’écarter de la civilisation et de tomber dans l’état barbare lorsqu’il s’agit de l’extradition des accusés. Si cette extradition est impossible, si l’impunité est assurée au coupable assez prompt et assez heureux pour franchir à temps une frontière, la civilisation reçoit de cet état de choses un dommage qui n’est pas sans honte ; mais le dommage et la honte ne sont pas moindres si l’extradition de l’étranger est trop facile, s’il suffit à un gouvernement de réclamer partout ses nationaux pour les reprendre, si les frontières qui maintiennent entre les peuples une indépendance et une diversité salutaires sont décidément abaissées devant l’esprit de persécution et de vengeance, si les pouvoirs humains peuvent atteindre en tout lieu leurs ennemis ou leurs victimes, comme les centurions des césars rejoignaient sans peine, aux extrémités du monde alors connu, des hommes qui étaient le dernier exemple et le dernier honneur de leur patrie dégénérée.

Le but véritable de la civilisation, l’objet légitime des conventions qui interviennent à cet égard entre les peuples est donc de trouver un juste milieu, un terme raisonnable entre la trop grande difficulté et la trop grande facilité de l’extradition de l’étranger. Or il est aisé de comprendre que le degré de facilité accordé par chaque peuple, en ce qui touche l’extradition des accusés, doit varier selon la situation légale que ce même peuple fait à l’étranger dans son sein. Chez une nation, par exemple, qui ne se piquerait point de garantir la liberté et la sécurité de l’étranger, qui mettrait légalement l’étranger sous la main et à la discrétion du pouvoir, il est clair que l’extradition rencontrera peu d’obstacles, et que, pour le gouvernement qui la réclame, la difficulté de l’obtenir sera réduite à son minimum. Chez une nation au contraire qui accorde à l’étranger réputé innocent une somme considérable de liberté et de sécurité, l’extradition devient naturellement une plus grande affaire et ne s’obtient qu’avec beaucoup plus de peine. Ces vérités sont trop simples et s’imposent trop nécessairement à l’esprit pour y insister plus longtemps.

Si l’on cherche maintenant d’où vient que la situation légale de l’étranger est si différente selon le peuple chez lequel il réside, on s’aperçoit aussitôt que la quantité de liberté et de sécurité accordée par chaque état aux résidens étrangers est en proportion constante avec les garanties que cet état accorde à la liberté et à la sécurité de ses propres citoyens. Dans l’empire ottoman par exemple, où le citoyen indigène a le minimum de garanties qu’on puisse concevoir dans un état civilisé, l’étranger, même innocent, reste sous la main du gouvernement de son pays et peut être à chaque instant, sur la simple demande de ce gouvernement, chassé ou enlevé du territoire. Dans les autres états du continent européen, la position de l’étranger est plus ou moins précaire et toujours relative à la situation du citoyen. Il serait difficile en effet que l’étranger eût plus de droits que le citoyen, que sa liberté et sa sécurité fussent mieux garanties que celle de tous ceux qui l’entourent ; s’il existe entre eux et lui une différence, il est plus naturel qu’elle soit à son préjudice, et que sa situation légale, s’élevant ou s’abaissant avec le niveau général, soit d’un degré au-dessous de la liberté et de la sécurité communes. C’est ainsi qu’en Angleterre le vote d’un alien bill, qui peut apporter en temps de crise des restrictions à la liberté et à la sécurité de l’étranger, coïncide naturellement avec la suspension de l’habeas corpus, qui apporte aussi des restrictions exceptionnelles à la liberté et à la sécurité du citoyen. En un mot, la situation légale de l’étranger varie selon les temps et les lieux, elle est en général au sein de chaque peuple en rapport constant avec la condition légale du citoyen.

Il suffit d’avoir saisi ces vérités si simples pour comprendre aussitôt combien est chimérique la prétention aujourd’hui à la mode d’établir, au milieu de cette variété inévitable et tenant à la nature des choses, une règle générale ou une procédure commune en matière d’extradition, et combien même il est injuste et impraticable d’exiger d’un peuple telle ou telle facilité en cette matière par cette raison qu’on la lui accorde soi-même sans balancer. Parler de la sorte, c’est oublier qu’un traité d’extradition ne peut être chez aucun peuple un acte à part, isolé et indépendant de sa vie générale, qu’il doit être dans un certain accord avec l’ensemble de sa constitution intérieure, avec la situation légale qu’il a faite à l’étranger, avec la condition même du citoyen, avec une foule d’élémens qui font partie de son existence et qui tiennent pour ainsi dire à ses entrailles. Il s’ensuit nécessairement qu’à moins d’être conclu entre deux états qui ont les mêmes lois et la même procédure criminelle, comme l’Angleterre et les États-Unis, les traités d’extradition ne peuvent être fondés, comme le sont les traités de commerce, sur le principe d’une complète égalité, et qu’on ne peut y réclamer d’un contractant telles ou telles facilités par cela seul qu’on les lui accorde ou plutôt qu’on les lui offre soi-même. Il dépend en effet des états de s’entendre pour abaisser d’un commun accord le droit d’importation prélevé sur le vin ou sur les métaux, mais il ne dépend pas d’eux d’abaisser d’un trait de plume le niveau de la situation légale de l’étranger, afin de suivre le voisin jusqu’au point où il lui a plu de descendre. Le roi de Dahomey, par exemple, ne ferait aucune difficulté pour livrer sans forme de procès à la reine d’Angleterre tout sujet anglais établi ou réfugié sur son territoire ; serait-il fondé à réclamer en conséquence de la reine d’Angleterre la même facilité pour l’extradition de ses propres sujets ? C’est pourtant faire un raisonnement de ce genre que de dire à son voisin, quel qu’il soit : « Je vous offre telles facilités pour l’extradition de vos nationaux, vous êtes tenu de m’accorder les mêmes facilités en retour. »

La première question et la plus importante qu’on soit donc obligé d’examiner lorsqu’il s’agit de conclure un traité d’extradition, c’est celle de savoir quelle est la situation légale que chacun des contractans a antérieurement faite aux résidens étrangers, car toute l’économie du traité à intervenir ne peut manquer d’en dépendre. Et, pour nous en tenir au sujet qui nous occupe, il est évident à priori qu’un traité d’extradition entre la France et l’Angleterre doit se ressentir dans ses dispositions principales de la condition si différente faite par la loi au résident étranger dans chacun de ces deux pays. La loi française met l’étranger, quel qu’il soit, à la discrétion de l’autorité administrative ; — sur un mot du ministre de l’intérieur, l’étranger peut être reconduit par la gendarmerie de brigade en brigade jusqu’à la frontière. Si, après avoir été l’objet d’une semblable mesure, l’étranger se retrouve sans autorisation spéciale sur notre territoire, sa présence seule est un délit ; il est punissable de la prison, et nos tribunaux correctionnels ne peuvent éviter de lui appliquer cette peine aussitôt qu’ils ont constaté son identité et pris connaissance de l’arrêté d’expulsion qui le concerne. Voilà parmi nous l’état de la loi, et l’on voit suffisamment qu’elle n’accorde à l’étranger d’autre garantie pour sa sécurité et sa liberté que la modération de l’autorité administrative. On voit aussi, conformément à la proportion constante dont nous parlions tout à l’heure, que la liberté et la sécurité de l’étranger chez nous sont, dans une certaine mesure, inférieures à la liberté et à la sécurité du citoyen. Si en effet la loi de sûreté générale conférait naguère encore à l’autorité exécutive le pouvoir de bannir administrativement des citoyens, il fallait du moins que ces citoyens eussent déjà été punis pour certains délits ou atteints à une époque antérieure par des mesures exceptionnelles ; mais le pouvoir discrétionnaire de l’administration française à l’égard de l’étranger n’est point soumis à des restrictions de ce genre. Peu importe l’innocence réelle ou présumée du résident étranger, il peut en tout temps, d’un seul mot, être légalement banni du territoire, et il est puni de la prison, s’il vient à y reparaître. Il en est tout autrement en Angleterre : l’étranger ne peut naturellement prendre part à la chose publique (bien qu’il puisse cependant publier des journaux, s’il le croit utile) ; mais il jouit en tout le reste de la même sécurité et de la même liberté que le citoyen anglais. Il ne peut donc être arrêté, détenu, jugé qu’avec les mêmes formalités et sur les mêmes indices que s’il était sujet de la Grande-Bretagne. C’est assez dire que, s’il est poursuivi, il doit comparaître publiquement devant le juge, qu’il peut aussitôt se faire assister d’un avocat, produire ses témoins, interroger ceux qu’on invoque pour le perdre et réclamer enfin sa mise en liberté, si un prima facie case n’est pas établi contre lui, c’est-à-dire si le juge ne considère pas que les indices recueillis sont suffisans pour l’envoyer devant le jury d’une cour d’assises. De plus, si l’accusé étranger doit franchir cette dernière épreuve, il peut demander et doit obtenir que le jury destiné à le juger soit composé par moitié d’étrangers, afin que ce jury soit capable d’apprécier avec meilleure connaissance de cause les actes d’un homme peu familier avec les lois et les mœurs du pays. Telle est la situation légale de l’étranger en Angleterre ; il est inutile d’insister sur le contraste qu’elle offre avec la situation de l’étranger sur notre territoire.

Il est donc inévitable qu’un traité anglo-français d’extradition se ressente de cette différence ; il est inévitable surtout que le droit de l’étranger étant beaucoup plus étendu en Angleterre, la difficulté de le livrer n’y paraisse plus grande. Chez nous, l’étranger est normalement sous la main de l’administration ; il est donc naturel que celle-ci soit juge souveraine de la demande d’extradition et de la suite qu’il convient de lui donner. En Angleterre, l’étranger est comme le citoyen sous la protection de la justice ; il faut donc que la justice le livre, par conséquent qu’elle apprécie, comme le fait chez nous l’administration, les motifs de le livrer, et qu’elle les apprécie à sa manière, c’est-à-dire dans une instruction publique et contradictoire. Il s’ensuit cette différence, qu’on ne saurait avoir trop présente à l’esprit pour comprendre la question en litige : en France, l’extradition est naturellement une affaire d’administration ; en Angleterre, elle est nécessairement une affaire de justice. Il est tout simple qu’en France chaque demande d’extradition soit appréciée à huis clos par le ministre compétent, et que la même autorité qui a le droit de bannir l’étranger ait le pouvoir de le livrer ; il n’est pas moins naturel qu’en Angleterre chaque demande d’extradition prenne la forme d’une instance engagée devant le juge avec la publicité et les garanties accordées indistinctement par la loi à tous les accusés. Qui peut, en effet, décider de l’extradition de l’étranger sinon le même juge qui décide en tout temps de son sort ? Le ministre anglais qui de sa propre autorité porterait la main sur l’étranger serait aussi certainement condamné pour arrestation illégale que s’il avait attenté à la liberté d’un citoyen. Il faut donc que l’étranger réclamé par son gouvernement soit privé de sa liberté selon les formes ordinaires, et qu’un motif suffisant soit fourni aux juges pour l’en priver. Si l’on cherche à quel point de la procédure anglaise le fait de l’extradition peut se produire sans rompre l’économie de cette procédure et sans en détruire les garanties salutaires, on sentira sans peine que c’est à ce point de l’instruction publique et contradictoire où le juge, déclarant qu’il y a lieu à suivre, renverrait l’accusé en cour d’assises, s’il n’était pas un étranger réclamé par son gouvernement. L’effet d’une convention d’extradition sera donc de faire prononcer l’extradition par le juge au même moment où, dans une affaire ordinaire, il aurait prononcé le renvoi en cour d’assises, et sur les mêmes indices qui l’y auraient déterminé.

Cette marche différente d’une demande d’extradition, cette manière différente d’y donner suite découlent si naturellement des lois des deux pays et sont si bien déterminées par la nature des choses que la convention de 1843 tient compte de cette différence, et n’est dans ses termes qu’une application logique des principes que nous tenons d’énoncer. « L’extradition sera effectuée, dit l’article 2 de cette convention, de la part du gouvernement français sur l’avis du garde des sceaux ministre de la justice, après production d’un mandat d’arrêt ou autre acte judiciaire équivalent émané d’un juge ou autorité compétente de la Grande-Bretagne, énonçant clairement les faits dont le fugitif se sera rendu coupable, et elle sera effectuée de la part du gouvernement anglais sur le rapport d’un Juge ou magistrat commis à l’effet d’entendre le fugitif sur les faits mis à sa charge par le mandat d’arrêt ou tout autre acte équivalent émané d’un juge ou magistrat compétent en France et énonçant d’une manière précise lesdits faits. » On voit que la différence des deux procédures stipulées dans la convention reproduit fidèlement celle des deux législations : d’un côté du détroit, le garde des sceaux décide souverainement sur la vue du mandat d’arrêt ; de l’autre côté, un magistrat est commis pour entendre l’accusé dans ses moyens de défense sur les faits mis à sa charge, et doit consigner sa décision dans un rapport. La convention de 1843 s’est donc rapprochée autant que possible de l’état des lois et de la nature des choses en faisant de l’extradition sur le territoire français une affaire d’administration et de l’extradition sur le territoire anglais une affaire de justice.

Si pourtant la convention de 1843 est fondée sur l’état vrai des choses, si elle tient un juste compte de la différence de la législation des deux pays, d’où naissent les difficultés qui n’ont cessé d’en entraver l’exécution, et qui viennent enfin d’inspirer au gouvernement français la grave détermination de la détruire ? Ce qui a rendu si troublée et si stérile l’existence de la convention de 1843, ce qui vient enfin de lui porter le coup mortel, c’est l’éloignement insurmontable du gouvernement français pour la procédure anglaise ; c’est son habitude d’interpréter la convention en ce sens que le gouvernement anglais serait tenu d’obliger ses propres juges à considérer nos mandats d’arrêt comme un indice suffisant de la culpabilité de l’accusé ; c’est enfin le parti pris, selon les termes de la dépêche du 29 novembre, de ne point « faire juger le procès en Angleterre, » expression peu exacte, puisqu’il ne s’agit que de l’instruction préparatoire, et prétention peu fondée, puisque la convention de 1843 stipule expressément que l’accusé sera entendu par le juge anglais sur les faits mis à sa charge, ce qui suppose que ce juge sera nanti lui-même des élémens d’information nécessaires pour décider de l’extradition en connaissance de cause. Ce sont ces élémens d’information que l’administration française a tant de répugnance à fournir, soit qu’elle regarde ce devoir comme trop onéreux ou trop pénible, soit plutôt qu’elle se soit piquée d’honneur à être crue sur parole, et qu’elle regarde ses mandats d’arrêt comme une preuve qui doit suffire, si on ne veut point l’offenser. De là cet échec constant des demandes d’extradition formées par l’autorité française, de là aussi le désir constant du gouvernement français de réformer la convention de 1843 dans le sens de ses opinions et de ses vœux.

Il vint un jour où le gouvernement français crut avoir touché le but : c’est lorsqu’il eut conclu avec le comte de Malmesbury la convention de 1852. Cette convention, signée le 28 mai, ratifiée le 2 juin, et destinée à remplacer la convention de 1843, établissait autant que possible sur le sol anglais le système français d’extradition, et obligeait le magistrat anglais à ordonner cette mesure sur la simple production d’un mandat d’arrêt ou d’un arrêt de condamnation venu de France, sans qu’il eût désormais d’autre rôle à remplir que de vérifier les pièces et de constater l’identité du Français réclamé (article 4). L’article 2 de la convention énumérait les crimes auxquels elle devait être applicable, et tandis que la convention de 1843 concernait seulement les crimes de meurtre, de faux ou de banqueroute frauduleuse, la nouvelle nomenclature portait à une vingtaine les cas d’extradition. Enfin l’article 7, spécialement destiné à prévenir les défiances du parlement et de l’opinion en Angleterre, stipulait que nul prévenu ou condamné livré à la France en vertu de cette convention ne pourrait être poursuivi dans son pays pour aucun délit politique antérieur à son extradition, et qu’en cas de poursuite de cette nature la preuve que l’accusé aurait été extradé en vertu de la présente convention suffirait pour entraîner de droit son acquittement. Cette précaution n’empêcha point, on le sait, la convention de 1852 d’échouer devant l’opposition du parlement, et l’histoire de cet échec mérite d’être rappelée avec quelque détail, non-seulement parce qu’elle est curieuse en elle-même, mais parce qu’elle peut nous servir à mesurer les difficultés que doit rencontrer aujourd’hui toute tentative du même genre.

C’est dans la séance de la chambre des lords du 8 juin 1852[1] que le comte de Malmesbury soumit la convention nouvelle à l’approbation de cette haute assemblée. Il exposa les plaintes du gouvernement français sur les difficultés d’exécution de la convention de 1843, démontra la nécessité de faire quelque sacrifice aux réclamations d’une puissance amie, et insista sur les garanties que l’article 7 avait ménagées aux délits politiques, garanties qui devaient suffire à rassurer la chambre contre l’abus possible de la convention. Ainsi qu’on pouvait le prévoir, nombre de lords s’élevèrent aussitôt contre la nouveauté du principe introduit dans la loi anglaise par l’effet de la convention ; ni lord Aberdeen, ni lord Brougham, ni lord Campbell, ni lord Cranworth, ni lord Grey ne pouvaient admettre qu’il suffit désormais d’un mandat d’arrêt suivi d’une simple constatation d’identité pour priver un étranger des garanties de la loi anglaise et le livrer sans autre forme de procès aux mains de son gouvernement. Pourquoi, disait-on, renoncer à ce principe qu’un étranger ne doit être livré que sur les mêmes indices qui motiveraient son renvoi par le juge en cour d’assises (committing him for trial), et pourquoi ce système ne fonctionnerait-il pas aussi bien entre la France et l’Angleterre qu’entre le Canada et les États-Unis, qui, étant limitrophes, l’appliquent tous les jours et s’en contentent ? Si le gouvernement français répugne à envoyer des témoins, comme nous le faisons nous-mêmes aux États-Unis, quelle difficultés éprouve-t-il à envoyer des dépositions certifiées, des élémens authentiques d’information de nature à établir un prima facie case à la charge du Français réclamé ? S’il craint une mise en liberté trop prompte de l’accusé faute de preuves, nous modifierons volontiers la loi en donnant au juge plus de latitude, pour surseoir à décider en attendant la production de ces preuves (powers to remand for évidence) ; quant à supprimer l’instruction même pour la remplacer par une simple constatation d’identité, c’est impossible.

C’est principalement sur l’article 7, destiné à prévenir la mise en jugement du Français réclamé pour un délit politique antérieur, que porta la discussion, et c’est ce même article qui fournit aux adversaires de la convention le moyen de la faire d’abord ajourner par la chambre. Lord Campbell avait déjà fait observer qu’on ne peut enlever par traité à aucun gouvernement la facilité de poursuivre des délits politiques sous le nom des délits communs qui s’y trouvent ordinairement mêlés. Un chef d’insurgés peut avoir arrêté la malle, forcé une maison, tué un adversaire les armes à la main, et l’on avait vu récemment au Canada un esclave fugitif réclamé par les États-Unis aux termes du traité d’extradition pour vol, parce qu’il avait enlevé le cheval nécessaire à sa fuite[2]. Comment se rendre compte de la nature véritable des actes incriminés, si pour l’extradition un mandat d’arrêt doit suffire ? Lord Malmesbury crut alors relever la valeur des garanties contenues dans l’article 7 en déclarant que c’était une concession importante du gouvernement français, et qu’on ne l’avait pas obtenue sans peine. Le gouvernement français, poursuivit le noble lord, a en effet exprimé la crainte de voir les réfugiés français coupables de crimes politiques et résidant en Angleterre se faire fictivement poursuivre et réclamer par leurs amis de France pour des délits communs, afin qu’une fois en France ils fussent couverts par la convention et à l’abri de toute recherche pour le passé. Cet article 7 était donc aux yeux du gouvernement français le germe d’une trop grande liberté (too unrestrained a liberty). Cependant le gouvernement français se résignait à cet inconvénient par égard pour les scrupules de l’Angleterre. Ce singulier compte-rendu de cette partie des négociations frappa vivement l’esprit de la chambre, à laquelle lord Brougham avait déjà fait remarquer que cet article 7 serait légalement sans effet en France aussi longtemps qu’une loi française ne l’aurait pas sanctionné, car il était impossible d’empêcher une poursuite ou une condamnation devant les tribunaux français en vertu d’un article de traité qui ne serait pas d’abord inscrit dans la législation. Il convenait donc d’attendre que le gouvernement français eût fait passer une loi conforme aux stipulations de l’article 7, et l’on pourrait reprendre alors l’examen du traité.

La délibération fut ajournée, et dès le 11 juin[3] lord Malmesbury reparut devant la chambre les mains pleines de promesses. Si la chambre tenait à modifier la convention, ces modifications, disait-il, pouvaient être faites en vingt-quatre heures, tant la bonne volonté du gouvernement français était grande. On joindrait, s’il le fallait, certains documens au mandat d’arrêt ; on irait jusqu’à la production d’un arrêt de mise en accusation, si c’était nécessaire. La chambre ignorait peut-être ce que c’est qu’un juge d’instruction en France. C’est un magistrat en possession d’une pleine indépendance et nullement intéressé à être agréable au pouvoir. Quant à l’article 7, le gouvernement français s’engageait à faire passer une loi pour en assurer l’exécution, et lord Malmesbury ajoutait, à l’adresse de l’opposition, qu’il ne voyait pas qu’il y eût là de quoi rire. Le débat qui suivit cette harangue fut fort court et ne s’écarta guère du terrain de la discussion précédente. On s’était séparé sans rien conclure lorsque le 14 juin tout changea brusquement de face.

Ce jour-là[4], lord Brougham prit le premier la parole et exhorta avec une extrême vivacité le comte de Malmesbury à se désister de ses efforts pour faire accepter au parlement la convention nouvelle. La loi française, dit-il, vient de subir un changement complet en ce qui touche précisément le sujet soumis aux délibérations de la chambre des lords. « En effet, répondit lord Malmesbury, je crois qu’il serait extrêmement dangereux pour le gouvernement de sa majesté d’insister en ce moment auprès de la chambre pour l’adoption de la convention. Il paraît qu’une nouvelle loi, qui vient d’être passée en France, confère au gouvernement français le pouvoir de poursuivre et de réclamer un accusé dans quelque partie du monde qu’ait été commise l’offense dont on l’accuse, c’est-à-dire alors même que le fait incriminé n’aurait pas eu lieu en France, et que l’accusé ne serait pas Français. » Lord Brougham et lord Lyndhurst confirmèrent cette déclaration de lord Malmesbury, et le sort de la convention de 1852 parut fixé.

Il en fut cependant question une fois encore dans la séance du 25 juin[5], et lord Malmesbury donna à ce propos à la chambre des lords un renseignement curieux qui prouve combien le gouvernement français tenait à l’adoption de la convention de 1852, et quel sacrifice il était prêt à faire dans l’espérance de la voir acceptée par le parlement anglais. Revenant sur la nouvelle loi française dont il avait été question le 14 juin, lord Malmesbury s’exprima en ces termes : « La nouvelle de l’introduction de la mesure dont on a parlé dans cette enceinte a causé dans cette chambre, on s’en souvient, une impression défavorable ; le gouvernement français n’a pas plus tôt été averti que cette impression était hostile au projet de loi alors en délibération en France qu’il m’a donné l’assurance que ce projet de loi serait-abandonné (lhat they gave me an assurance that the projet de loi would not be persevered in). En entendant ces paroles, lord Normanby ne put s’empêcher de dire que, pendant la longue suite de ses efforts pour maintenir la concorde entre les deux pays, il n’avait jamais reçu de nouvelle plus agréable que ce récit de la manière dont le gouvernement français s’était comporté en retirant ce projet de loi (the manner in which the French government have acted with respect to the wilhdrawal of the projet de loi referred to.)

Quelle était donc cette mesure qui, présentée inopinément en France, avait contribué par ses dispositions redoutables à l’échec de la convention de 1852 devant le parlement anglais, et que le gouvernement français avait promis de retirer en apprenant l’impression défavorable qu’elle excitait dans la chambre des lords ? C’était un projet de loi portant modification des articles 5, 6 et 7 du code d’instruction criminelle relatifs aux crimes et délits commis en pays étrangers. Voici les deux articles que la loi nouvelle introduisait dans nos codes, et qui ont fait entrevoir au gouvernement anglais, derrière la convention de 1852, des profondeurs qu’il n’avait pas soupçonnées.


« Article 5. Tout Français qui hors du territoire de la France s’est rendu coupable d’un crime ou d’un délit puni par la loi française peut être pour suivi et jugé en France, mais seulement à la requête du ministère public. « Article 6. Tout étranger qui hors du territoire de la France s’est rendu coupable d’un crime soit contre la chose publique, soit contre un Français, peut, s’il vient en France, y être arrêté et jugé conformément a la loi française. »

On comprend qu’à la lecture de cette loi nouvelle l’idée d’accorder l’extradition des accusés sur la seule production d’un mandat d’arrêt, d’un acte d’accusation ou d’un extrait de condamnation, et après une simple constatation d’identité, ait paru à la chambre des lords de plus en plus inacceptable. La lecture du rapport fait sur cette loi au corps législatif par feu M. Vernier montrait d’ailleurs quel esprit de rigueur en avait dicté les dispositions. Le rapporteur insistait en effet sur l’avantage qu’on pouvait trouver à prononcer pour un crime ou délit commis à l’étranger, et contre un accusé demeurant à l’étranger, une peine définitive. Cet avantage, disait-il[6], « sera de substituer à la prescription possible de l’action encourue la prescription bien plus grave de la peine prononcée. L’action publique périt par trois ou dix années d’inaction, suivant qu’elle a pour objet un crime ou un délit ; mais ce n’est que par des tourmens qui dureront, cinq ou vingt années que le condamné pourra se soustraire à l’exécution de la peine dont il sera frappé. » La loi passa pourtant sans difficulté devant le corps législatif ; elle fut adoptée le 4 juin 1852 par 191 voix contre 5[7], et aucun des députés qui la votaient ne s’imaginait sans doute que la désapprobation de la chambre des lords pût mettre obstacle aux dernières formalités qui restaient à remplir pour inscrire cette loi dans nos codes.

C’est pourtant ce qui arriva, car la promesse faite à cette occasion par le gouvernement français à lord Malmesbury a été loyalement tenue, comme on va le voir. On pourrait s’étonner d’abord que cette loi, votée le 4 juin par le corps législatif, fût connue et discutée seulement le là juin à Londres ; mais les travaux du corps législatif n’étaient pas à cette époque entourés de l’éclat et de l’attention qui les environnent aujourd’hui ; de plus ses discussions ; analysées d’une manière concise, ne recevaient alors qu’une publicité tardive aussi bien que restreinte, et la séance du 4 juin, dans laquelle cette loi fut adoptée, n’a été, par exemple, publiée que le 10 juin dans le Moniteur. On comprend ainsi qu’elle ne produisit son effet que vers le lu juin à Londres. Quant à l’exécution fidèle de la promesse faite par le gouvernement français à lord Malmesbury au sujet de cette mesure, il suffirait, pour la constater, de dire que cette loi, toute votée qu’elle fut par le corps législatif, n’a jamais été transformée en sénatus-consulte ni insérée au Bulletin des lois. Pourtant nous avons une preuve plus directe encore de la bonne volonté du gouvernement français lorsqu’il donna l’assurance à lord Malmesbury que cette loi serait abandonnée (would not be persevered in). Nous lisons en effet, à la page 56 de la table analytique des procès-verbaux du corps législatif pour la session de 1852, la note suivante, relative à cette loi même : « ce projet de loi envoyé au sénat après le vote du corps législatif en a été retiré par le gouvernement. » S’il dépendait cependant du gouvernement français de renoncer à une loi adoptée par le conseil d’état et votée à la presque unanimité par le corps législatif pour calmer les scrupules de la chambre des lords, il n’était pas aussi facile à lord Malmesbury d’obtenir en retour la sanction parlementaire pour cette convention de 1852 qui avait soulevé de telles difficultés et si vivement ému l’esprit public. Il y renonça donc ; le sacrifice de la loi du 4 juin fut inutile, et la convention de 1843 continua de servir de règle ou, si l’on veut, d’obstacle aux demandes d’extradition entre la France et l’Angleterre.

Voilà l’état présent des choses, et grâce à l’expérience de 1852 le gouvernement français a pu mesurer d’avance les difficultés qu’il doit rencontrer sur son chemin en essayant de nouveau de le changer ; mais y a-t-il urgence de changer à tout prix cet état de choses ? est-il d’ailleurs réellement aussi intolérable qu’on l’assure ? Si la convention de 1843 est une lettre morte en ce qui concerne l’extradition de nos nationaux, à qui la faute ? Et qui peut prétendre qu’il en serait ainsi un seul jour de plus, si, acceptant et pratiquant cette convention dans son esprit aussi bien que selon sa lettre, notre gouvernement se résignait enfin à établir un prima facie case contre l’accusé qu’il croit avoir un intérêt public à réclamer ? Où est la difficulté d’exécution en pareille matière, et, pour nous en tenir à l’exemple cité dans la dépêche du 29 novembre 1865, qui peut douter qu’un agent français partant pour Calcutta avec les pièces authentiques ou certifiées conformes de l’instruction n’eût ramené Teissier prisonnier à Marseille ? Or ce qu’on pouvait faire pour Teissier, quel est l’accusé réclamé pour lequel on ne soit aussi aisément en état de le faire ? Nous devons supposer en effet, à moins de mettre en doute le bon sens ou l’intégrité de notre magistrature, que le mandat d’arrêt signé par un juge français n’a pas été lancé sans un commencement de preuves, que certains indices ont été recueillis, certaines charges établies, certaines dépositions faites sous la foi du serment et consacrées par des procès-verbaux authentiques ; en un mot, il existe déjà chez nous un prima facie case, à moins que notre mandat d’arrêt n’ait point de raisons d’être. Or que demande la loi anglaise ? que les documens qui établissent ce prima facie case accompagnent le mandat d’arrêt et la demande d’extradition, et que la partie poursuivante les fasse valoir, afin que la conscience du magistrat anglais soit éclairée avant qu’il ne prenne la résolution grave de priver un étranger de sa liberté et la résolution irréparable de lui retirer l’asile qu’il avait imploré en se réfugiant au foyer du peuple anglais. Encore une fois, où est la difficulté, si le mandat d’arrêt a un objet légitime, s’il est fondé sur des charges suffisantes, en d’autres termes si la demande d’extradition est juste ?

Comment oublier de plus que cette prétendue difficulté d’extradition qui nous arrête, dit-on, en Angleterre n’arrête nullement les États-Unis dans les possessions anglaises, ni les Anglais en Amérique, où ils ont à remplir exactement les formalités qu’ils nous demandent ? Et pourtant ce n’est pas seulement le gouvernement anglais, c’est le moindre banquier de l’Angleterre qui trouve moyen de réclamer et de ramener un fugitif des États-Unis, s’il croit y avoir intérêt ou s’il veut faire un exemple, car personne n’ira jusqu’à prétendre que les traités d’extradition aient pour but pratique de réclamer et d’obtenir sans distinction tous les malfaiteurs qui fuient leur patrie et qui, pour éviter la prison, se condamnent souvent à l’exil. L’utilité réelle de ces traités est dans la menace permanente qu’ils tiennent suspendue sur la tête des coupables, et cette crainte salutaire a seulement besoin d’être renouvelée de temps à autre par quelque éclatant exemple. C’est ainsi que chez nous la compagnie des chemins de fer du Nord a cru avec raison, il y a quelques années, devoir établir par un exemple qu’il ne suffisait pas, pour la voler avec impunité, de fuir en Amérique. Elle a donc réclamé et obtenu à New-York, selon les formes de la procédure anglaise, l’extradition de ses caissiers infidèles. Comment se persuader cependant que le gouvernement français trouve trop difficile de faire à Londres, pour bénéficier de la convention de 1843, ce que les Anglais font tous les jours aux États-Unis, ce qu’une compagnie française n’a pas hésité à faire lorsqu’elle a pensé y avoir quelque intérêt ?

Aussi n’est-ce pas seulement la difficulté d’exécution qu’on allègue en pareille matière, c’est le point d’honneur. On soutient chez nous cette singulière théorie, que c’est offenser nos magistrats que de ne point considérer un mandat d’arrêt lancé par eux comme une preuve suffisante de culpabilité. Nous savons qu’il est de mode aujourd’hui de considérer la modération ou l’honneur de ceux qui gouvernent comme une garantie propre à tenir lieu de beaucoup d’autres ; mais c’est étendre bien loin le domaine du point d’honneur que de se déclarer offensé, si l’on n’est pas cru sur parole en affaire criminelle. Si l’erreur et la passion ne jouent aucun rôle dans les affaires de ce monde, si le point d’honneur tient lieu de tout, à quoi bon ces prescriptions de défiance dont les lois humaines sont sagement remplies ? Pourquoi notre cour des comptes ne se contente-t-elle pas de la parole d’honneur des comptables publics ? Pourquoi chez nous ces débats judiciaires, ces plaidoiries, ce verdict du jury, si le magistrat instructeur est infaillible ? Et doit-il, comme Vatel, se passer son épée au travers du corps lorsqu’un acquittement déclare qu’il s’est trompé ? Enfin, sans établir aucune comparaison entre la magistrature de France et celle d’Angleterre, dira-t-on que les magistrats anglais, qui ne peuvent considérer leur état comme une carrière à parcourir, qui n’ont au-dessus d’eux que le parlement et qui n’ont rien à demander ou à espérer d’aucune puissance terrestre, sont des gens sans honneur ? Et cependant demandent-ils à être crus sur parole à New-York, et s’opposent-ils le moins du monde à ce qu’on cesse chez nous de les croire sur parole, si nous devenions pour notre bien un peu plus soucieux de notre liberté individuelle et des droits de l’étranger ? Le juge anglais qui a délivré le mandat d’arrestation de l’assassin Muller n’a-t-il pas envoyé en Amérique tous les documens qu’on nous priait d’envoyer à Calcutta pour Teissier ? N’a-t-on pas plaidé contre son mandat à New-York, n’a-t-on pas cherché à lui disputer l’accusé devant le juge américain par tous les moyens et tous les argumens imaginables ? Enfin ne sommes-nous point nous-mêmes exposés à traverser les mêmes épreuves, si nous réclamions un fugitif aux États-Unis, car nous devons avoir un traité d’extradition avec cette puissance, et nous n’avons pas encore entendu dire qu’il fût question de le dénoncer ?

Si cependant nous supportons cet état de choses aux États-Unis, pourquoi nous paraît-il intolérable en Angleterre ? Et comment prétendre sérieusement qu’il est intolérable lorsqu’on regarde de près la question comme nous venons de le faire ? La loi anglaise nous dit simplement : « Établissez publiquement contre l’accusé fugitif ces mêmes indices qui ont motivé votre mandat d’arrêt, et, le privant aussitôt du droit d’asile que j’accorde à tout étranger, je vous le livre. » Plus on examine cette condition que l’Angleterre s’impose volontiers à elle-même en pays étranger, plus on reconnaît qu’il n’est ni difficile ni déshonorant de la remplir ; en revanche, l’inexécution de la convention de 1843 et l’avortement de la convention de 1852 indiquent assez clairement quels obstacles l’on rencontre et à quelles déceptions l’on s’expose lorsqu’on a pris le parti de s’en dispenser.


PREVOST-PARADOL.

  1. Hansart, tome CXXH, p. 191.
  2. Nous connaissons un fait curieux qui montre que les gouvernemens les plus honnêtes peuvent n’être pas à l’abri de la tentation de poursuivre sous le nom de délits communs des délits purement politiques. Un honorable habitant du Var, M. Jourdan, qui fut après 1830 préfet de la Corse, avait pris parti pour Napoléon, en 1815, dès le débarquement de l’Ile d’Elbe. Il s’empara de quelques fusils rouillés dans la mairie de Saint-Raphaël et abattit le drapeau blanc arboré sur l’église. Il fut, au retour des Bourbons, traduit devant la cour d’assises du Var sous l’accusation suivante : vols commis à main armée dans la mairie et dans l’église de Saint-Raphaël.
  3. Hansart, tome CXXII, p. 498.
  4. Id., ibid, p. 561.
  5. Hansart, tome CXXII, p. 1285.
  6. Moniteur du 4 juin 1852.
  7. Les cinq députés qui votèrent contre cette loi sont MM. Bounier de l’Écluse, de Civrac, Montané, de Parieu et Taillefer.