De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 14

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 104-131).
Chap. XV.  ►


CHAPITRE XIV.

Des qualités exclusives de l’esprit et de l’ame.


Mon objet, dans les chapitres précédents, étoit d’attacher des idées nettes aux divers noms donnés à l’esprit : je me propose d’examiner dans celui-ci s’il est des talents qui doivent s’exclure l’un l’autre. Cette question, dira-t-on, est décidée par le fait. On n’est point à la fois supérieur en plusieurs genres. Newton n’est pas compté parmi les poëtes, ni Milton parmi les géometres ; les vers de Leibnitz sont mauvais ; il n’est pas même d’homme qui, dans un seul art, tel que la poésie ou la peinture, ait réussi dans tous les genres. Corneille et Racine n’ont rien fait dans le comique de comparable à Moliere. Michel-Ange n’a pas composé les tableaux de l’Albane, ni l’Albane peint ceux de Jules-Romain. L’esprit des plus grands hommes paroît donc renfermé dans d’étroites limites. Oui sans doute. Mais, répondrai-je, quelle en est la cause ? Est-ce le temps, est-ce l’esprit qui manque aux hommes pour s’illustrer en différents genres ?

La marche de l’esprit humain, dira-t-on, doit être la même dans tous les arts et toutes les sciences ; toutes les opérations de l’esprit se réduisent à connoître les ressemblances et les différences qu’ont entre eux les objets divers. C’est donc par l’observation qu’on s’éleve en tous les genres jusqu’aux idées neuves et générales qui constatent notre supériorité. Tout grand physicien, tout grand chymiste auroit donc pu devenir grand géometre, grand astronome, grand politique, et primer enfin dans toutes les sciences. Ce fait posé, l’on conclura sans doute que c’est la trop courte durée de la vie humaine qui force les esprits supérieurs à se renfermer dans un seul genre.

Il faut cependant convenir qu’il est des talents et des qualités qu’on ne possede qu’à l’exclusion de quelques autres. Parmi les hommes, les uns sont sensibles à la passion de la gloire, et ne sont susceptibles d’aucune autre espece de passions : ceux-là peuvent exceller dans la physique, dans la jurisprudence, la géométrie, enfin dans toutes les sciences où il ne s’agit que de comparer des idées entre elles ; toute autre passion ne feroit que les distraire ou les précipiter dans des erreurs. Il est d’autres hommes susceptibles non seulement de la passion de la gloire, mais encore d’une infinité d’autres passions : ceux-là peuvent se faire un nom dans les divers genres où pour réussir il faut émouvoir.

Tel est, par exemple, le genre dramatique. Mais, pour être peintre des passions, il faut, comme je l’ai déjà dit, les avoir vivement senties. On ignore, et le langage des passions qu’on n’a point éprouvées, et les sentiments qu’elles excitent en nous. Aussi l’ignorance en ce genre produit toujours la médiocrité. Si M. de Fontenelle eût eu à peindre les caracteres de Rhadamiste, de Brutus ou de Catilina, ce grand homme seroit certainement en ce genre resté fort au-dessous du médiocre. Ces principes établis, j’en conclus que la passion de la gloire est commune à tous les hommes qui se distinguent en quelque genre que ce soit, puisqu’elle seule, comme je l’ai prouvé, peut nous faire supporter la fatigue de penser. Mais cette passion, selon les circonstances où la fortune nous place, peut s’unir en nous à d’autres passions. Les hommes dans lesquels cette union se fait n’auront jamais de grands succès s’ils s’adonnent à l’étude d’une science, telle, par exemple, que la morale, où, pour bien voir, il faut voir d’un œil attentif, mais indifférent : en ce genre, c’est l’indifférence qui tient en main la balance de la justice. Dans les contestations, ce ne sont point les parties, c’est l’indifférent qu’on prend pour juge. Quel homme, par exemple, s’il est capable d’un amour violent, saura comme M. de Fontenelle, apprécier le crime de l’infidélité ? « Dans un âge, disoit ce philosophe, où j’étois le plus amoureux, ma maîtresse me quitte, et prend un autre amant. Je l’apprends, je suis furieux ; je vais chez elle, je l’accable de reproches : elle m’écoute, et me dit en riant : Fontenelle, lorsque je vous pris, c’étoit sans contredit le plaisir que je cherchois : j’en trouve plus avec un autre. Est-ce au moindre plaisir que je dois donner la préférence ? Soyez juste, et répondez-moi ». — « Ma foi, dit Fontenelle, vous avez raison ; et, si je ne suis plus votre amant, je veux du moins rester votre ami ». Une pareille réponse supposoit peu d’amour dans M. de Fontenelle. Les passions ne raisonnent point si juste.

On peut donc distinguer deux genres différents de sciences et d’arts, dont le premier suppose une ame exempte de toute autre passion que celle de la gloire ; et le second, au contraire, suppose une ame susceptible d’une infinité de passions. Il est donc des talents exclusifs. L’ignorance de cette vérité est la source de mille injustices. On desire en conséquence dans les hommes des qualités contradictoires ; on leur demande l’impossible : on veut que la pierre jetée reste suspendue dans les airs, et n’obéisse point à la loi de la gravitation.

Qu’un homme, par exemple, tel que M. de Fontenelle, contemple sans aigreur la méchanceté des hommes, qu’il la considere comme un effet nécessaire de l’enchaînement universel ; qu’il s’éleve contre le crime sans haïr le criminel : on vantera sa modération, et dans le même instant on l’accusera, par exemple, de trop de tiédeur dans l’amitié. On ne sent pas que cette même absence de passions, à laquelle il doit la modération dont on le loue, doit le rendre moins sensible aux charmes de l’amitié.

Rien de plus commun que d’exiger dans les hommes des qualités contradictoires. L’amour aveugle du bonheur excite en nous ce desir. On veut être toujours heureux, et par conséquent que les mêmes objets prennent à chaque instant la forme qui nous seroit la plus agréable. On a vu diverses perfections éparses dans différens objets ; on veut les trouver réunies dans un seul, et goûter à-la-fois mille plaisirs. Pour cet effet on veut que le même fruit ait l’éclat du diamant, l’odeur de la rose, la saveur de la pêche, et la fraîcheur de la grenade. C’est donc l’amour aveugle du bonheur, source d’une infinité de souhaits ridicules, qui nous fait desirer dans les hommes des qualités absolument inalliables. Pour détruire en nous ce germe de mille injustices, il faut nécessairement traiter ce sujet avec quelque étendue. C’est en indiquant, conformément à l’objet que je me propose, et les qualités absolument exclusives, et celles qui se trouvent trop rarement réunies dans le même homme pour que l’on soit en droit de les y desirer, qu’on peut rendre à-la-fois les hommes plus éclairés et plus indulgents.

Un pere veut qu’à de grands talents son fils joigne la conduite la plus sage. Mais sentez-vous, lui dirai-je, que vous desirez dans votre fils des qualités presque contradictoires ? Sachez que, si quelque concours singulier de circonstances les a quelquefois rassemblées dans le même homme, elles s’y réunissent très rarement ; que les grands talents supposent toujours de grandes passions ; que les grandes passions sont le germe de mille écarts ; et qu’au contraire ce qu’on appelle bonne conduite est presque toujours l’effet de l’absence des passions, et par conséquent l’apanage de la médiocrité. Il faut de grandes passions pour faire du grand en quelque genre que ce soit. Pourquoi voit-on tant de pays stériles en grands hommes ? Pourquoi tant de petits Catons, si merveilleux dans leur premiere jeunesse, ne sont-ils communément, dans un âge avancé, que des esprits médiocres ? Par quelle raison enfin tout est-il plein de jolis enfants et de sots hommes ? C’est que, dans la plupart des gouvernements, les citoyens ne sont pas échauffés de passions fortes. Eh bien ! je consens, dira le pere, que mon fils en soit animé ; il me suffit d’en pouvoir diriger l’activité vers certains objets d’étude. Mais, sentez-vous, lui répondrai-je, combien ce desir est hasardeux ? C’est vouloir qu’avec de bons yeux un homme n’apperçoive précisément que les objets que vous lui indiquerez. Avant que de former aucun plan d’éducation, il faut être d’accord avec vous-même, et savoir ce que vous desirez le plus dans votre fils, ou de grands talents, ou de la conduite sage. Est-ce à la bonne conduite que vous donnez la préférence ? Croyez qu’un caractere passionné seroit pour votre fils un don funeste, sur-tout chez les peuples où par la constitution du gouvernement les passions ne sont pas toujours dirigées vers la vertu : étouffez donc en lui, s’il est possible, tous les germes des passions. Mais il faudra donc, répliquera le pere, renoncer en même temps à l’espoir d’en faire un homme de mérite ? Oui, sans doute. Si vous ne pouvez vous y résoudre, rendez-lui des passions, tâchez de les diriger aux choses honnêtes ; mais attendez-vous à lui voir exécuter de grandes choses, et quelquefois commettre les plus grandes fautes. Rien de médiocre dans l’homme passionné ; et c’est le hasard qui détermine presque toujours ses premiers pas. Si les hommes passionnés s’illustrent dans les arts, si les sciences conservent sur eux quelque empire, et si quelquefois ils tiennent une conduite sage, il n’en est pas ainsi de ces hommes passionnés que leur naissance, leur caractere, leurs dignités, et leurs richesses, appellent aux premiers postes du monde. La bonne ou mauvaise conduite de ceux-ci est presque entièrement soumise à l’empire du hasard : selon les circonstances dans lesquelles il les place, et le moment qu’il marque à leur naissance, leurs qualités se changent en vices ou en vertus. Le hasard en fait, à son gré, des Appius ou des Décius. Dans la tragédie de M. de Voltaire, César dit : « Si je n’étois le maître des Romains, je serois leur vengeur :

« Si je n’étois César, j’aurois été Brutus. »


Mettez, dans le fils d’un tonnelier de l’esprit, du courage, de la prudence, et de l’activité : chez des républicains, où le mérite militaire ouvre la porte des grandeurs, vous en ferez un Thémistocle, un Marius[1] ; à Paris, vous n’en ferez qu’un Cartouche.

Qu’un homme hardi, entreprenant, et capable d’une résolution désespérée, naisse au moment où, ravagé par des ennemis puissants, l’état paroît sans ressource ; si le succès favorise ses entreprises, c’est un demi-dieu ; dans tout autre moment, ce n’est qu’un furieux ou un insensé.

C’est à ces termes si différents que nous conduisent souvent les mêmes passions. Voilà le danger auquel s’expose le pere dont les enfants sont susceptibles de ces passions fortes qui si souvent changent la face du monde. C’est dans ce cas la convenance de leur esprit et de leur caractere avec la place qu’ils occupent qui les fait ce qu’ils sont. Tout dépend de cette convenance. Parmi ces hommes ordinaires qui, par des services importants, ne peuvent se rendre utiles à l’univers, se couronner de gloire, ni prétendre à l’estime générale, il n’en est aucun qui ne fût utile à ses concitoyens, et qui n’eût droit à leur reconnoissance, s’il étoit précisément placé dans le poste qui lui convient. C’est à ce sujet que La Fontaine a dit :

Un roi prudent et sage
De ses moindres sujets sait tirer quelque usage.

Supposons, pour en donner un exemple, qu’il vaque une place de confiance : il y faut nommer. Elle demande un homme sûr. Celui qu’on présente a peu d’esprit, de plus il est paresseux. N’importe, dirai-je au nominateur ; donnez-lui la place. La bonne conscience est souvent paresseuse ; l’activité, lorsqu’elle n’est point l’effet de l’amour de la gloire, est toujours suspecte ; le frippon, toujours agité de remords et de craintes, est sans cesse en action. La vigilance, dit Rousseau, est la vertu du vice.

On est prêt à disposer d’une place : elle exige de l’assiduité. Celui qu’on propose est maussade, ennuyeux, à charge à la bonne compagnie : tant mieux ; l’assiduité sera la vertu de sa maussaderie.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce sujet ; et je conclurai de ce que j’ai dit ci-dessus, qu’un pere, en exigeant qu’aux plus grands talents ses fils joignent la conduite la plus sage, demande qu’ils aient en eux le principe des écarts de conduite, et qu’ils n’en fassent aucuns.

Non moins injuste envers les despotes que le pere envers ses fils, dans tout l’orient est-il un peuple qui n’exige de ses sultans et beaucoup de vertus et sur-tout beaucoup de lumieres ? Cependant quelle demande plus injuste ? Ignorez-vous, diroit-on à ces peuples, que les lumieres sont le prix de beaucoup d’études et de méditations ? L’étude et la méditation sont une peine : on fait donc tous ses efforts pour s’y soustraire ; on doit donc céder à sa paresse si l’on n’est animé d’un motif assez puissant pour en triompher. Quel peut être ce motif ? le desir seul de la gloire. Mais ce desir, comme je l’ai prouvé dans le troisieme discours, est lui-même fondé sur le desir des plaisirs physiques, que la gloire et l’estime générale procurent. Or, si le sultan, en qualité de despote, jouit de tous les plaisirs que la gloire peut promettre aux autres hommes, le sultan est donc sans desirs : rien ne peut donc allumer en lui l’amour de la gloire ; il n’a donc point de motif suffisant pour se risquer à l’ennui des affaires, et s’exposer à cette fatigue d’attention nécessaire pour s’éclairer. Exiger de lui des lumieres, c’est vouloir que les fleuves remontent à leur source, et demander un effet sans cause. Toute l’histoire justifie cette vérité. Qu’on ouvre celle de la Chine : on y voit les révolutions se succéder rapidement les unes aux autres. Le grand homme, qui s’éleve à l’empire, a pour successeurs des princes nés dans la pourpre, qui, pour s’illustrer, n’ayant point les motifs puissants de leur pere, s’endorment sur le trône ; et, dès la troisieme génération, la plupart en descendent sans avoir souvent à se reprocher d’autre crime que celui de la paresse. Je n’en rapporterai qu’un exemple[2]. Li-t-ching, homme d’une naissance obscure, prend les armes contre l’empereur T-cong-ching, se met à la tête des mécontents, leve une armée, marche à Peking, et le surprend. L’impératrice et les reines s’étranglent ; l’empereur poignarde sa fille ; il se retire dans un endroit écarté de son palais : c’est là qu’avant de se donner la mort, il écrit ces paroles sur un pan de sa robe : « J’ai régné dix-sept ans ; je suis détrôné ; et je ne vois dans ce malheur qu’une punition du ciel, justement irrité de mon indolence. Je ne suis cependant pas le seul coupable ; les grands de ma cour le sont encore plus que moi. Ce sont eux qui, me dérobant la connoissance des affaires de l’empire, ont creusé l’abyme où je tombe. De quel front oserai-je paroître devant mes ancêtres ? Comment soutenir leurs reproches ? Ô vous qui me réduisez à cet état affreux, prenez mon corps, mettez-le en pieces, j’y consens ; mais épargnez mon pauvre peuple : il est innocent, et déjà assez malheureux de m’avoir eu si long-temps pour maître ». Mille traits pareils, répandus dans toutes les histoires, prouvent que la mollesse commande à presque tous ceux qui naissent armés du pouvoir arbitraire. L’atmosphere répandue autour des trônes despotiques et des souverains qui s’y asseyent semble remplie d’une vapeur léthargique qui saisit toutes les facultés de leur ame. Aussi ne compte-t-on guere parmi les grands rois que ceux qui se fraient la route du trône, ou qui se sont long-temps instruits à l’école du malheur. On ne doit ses lumieres qu’à l’intérêt qu’on a d’en acquérir.

Pourquoi les petits potentats sont-ils en général plus habiles que les despotes les plus puissants ? C’est qu’ils ont, pour ainsi dire, encore leur fortune à faire ; c’est qu’ils ont, avec de moindres forces, à résister à des forces supérieures ; c’est qu’ils vivent dans la crainte perpétuelle de se voir dépouillés ; c’est que leur intérêt, plus étroitement lié à l’intérêt de leurs sujets, doit les éclairer sur les diverses parties de la législation. Aussi sont-ils en général infiniment plus occupés du soin de former des soldats, de contracter des alliances, de peupler et d’enrichir leurs provinces ; aussi pourroit-on, conséquemment à ce que je viens de dire, dresser dans les divers empires de l’orient des cartes géographi-politiques du mérite des princes. Leur intelligence, mesurée sur l’échelle de leur puissance, décroîtroit proportionnément à l’étendue, à la force de leur empire, à la difficulté d’y pénétrer, enfin à l’autorité plus ou moins absolue qu’ils auroient sur leurs sujets, c’est-à-dire à l’intérêt plus ou moins pressant qu’ils auroient d’être éclairés. Cette table, une fois calculée, et comparée à l’observation, donneroit certainement des résultats assez justes : les sophis et les mogols y seroient mis, par exemple, au nombre des princes les plus stupides, parce que, sauf des circonstances singulieres ou le hasard d’une bonne éducation, les plus puissants d’entre les hommes en doivent communément être les moins éclairés.

Exiger qu’un despote d’orient s’occupe du bonheur de ses peuples ; que, d’une main forte et d’un bras assuré, il tienne le gouvernail de l’empire ; ce seroit, avec le bras de Ganymede, vouloir soulever la massue d’Hercule. Supposons qu’un Indien fît à cet égard quelques reproches à son sultan. De quoi te plains-tu ? lui répondroit celui-ci. As-tu pu sans injustice exiger que je fusse plus éclairé que toi-même sur tes propres intérêts ? Quand tu m’as revêtu du pouvoir suprême, pouvois-tu croire qu’oubliant les plaisirs pour le pénible honneur de te rendre heureux, mes successeurs et moi ne jouirions pas des avantages attachés à la toute-puissance ? Tout homme s’aime de préférence aux autres ; tu le sais. Exiger que, sourd à la voix de ma paresse, au cri de mes passions, je les sacrifie à tes intérêts, c’est vouloir le renversement de la nature. Comment imaginer que, pouvant tout, je ne voudrois jamais que la justice ? L’homme amoureux de l’estime publique, diras-tu, use autrement de son pouvoir. J’en conviens. Mais que m’importe à moi l’estime publique et la gloire ? Est-il un plaisir accordé aux vertus et refusé à la puissance ? D’ailleurs les hommes passionnés pour la gloire sont rares, et ce n’est pas une passion qui passe jusqu’à leurs successeurs. Il falloit le prévoir, et sentir qu’en m’armant du pouvoir arbitraire tu rompois le nœud d’une mutuelle dépendance qui lie le souverain au sujet, et que tu séparois mon intérêt du tien. Imprudent, qui me remets le sceptre du despotisme ; lâche, qui n’oses me l’arracher, sois à-la-fois puni de ton imprudence et de ta lâcheté : sache que si tu respires c’est que je le permets : apprends que chaque instant de ta vie est une grace. Vil esclave, tu nais, tu vis pour mes plaisirs. Courbé sous le poids de ta chaîne, rampe à mes pieds, languis dans la misere, meurs ; je te défends jusqu’à la plainte : tel est mon bon plaisir.

Ce que je dis des sultans peut en partie s’appliquer à leurs ministres : leurs lumieres sont en général proportionnées à l’intérêt qu’ils ont d’en avoir. Dans les pays où le cri public peut les déposer, les grands talents leur sont nécessaires ; ils en aquierent. Chez les peuples, au contraire, où le public n’a ni crédit ni considération, ils se livrent à la paresse, et se contentent de l’espece de mérite qui fait fortune à la cour ; mérite absolument incompatible avec les grands talents, par l’opposition qui se trouve entre l’intérêt des courtisans et l’intérêt général. Il en est à cet égard des ministres comme des gens de lettres. C’est une prétention ridicule de viser à-la-fois à la gloire et aux pensions. Avant de composer il faut presque toujours opter entre l’estime publique et celle des courtisans. Il faut savoir que, dans la plupart des cours, et surtout dans celles de l’orient, les hommes y sont dès l’enfance emmaillottés et gênés dans les langes du préjugé et d’une bienséance arbitraire ; que la plupart des esprits y sont noués ; qu’ils ne peuvent s’élever au grand ; que tout homme qui naît et vit habituellement près des trônes despotiques ne peut à cet égard échapper à la contagion générale, et qu’il n’a jamais que de petites idées.

Aussi le vrai mérite vit-il loin des palais des rois. Il n’en approche que dans ces temps malheureux où les princes sont forcés de les appeler. Dans tout autre instant, le besoin seul pourroit attirer à la cour les gens de mérite ; et, dans cette position, il en est peu qui conservent la même force, la même élévation d’ame et d’esprit. Le besoin est trop près du crime.

Il résulte, de ce que je viens de dire, que c’est exactement demander l’impossible que d’exiger de grands talents de ceux qui, par leur état et leur position, ne peuvent être animés de passions fortes. Mais que de demandes pareilles ne fait-on pas tous les jours ! On crie contre la corruption des mœurs ; il faut, dit-on, former des hommes vertueux : et l’on veut à-la-fois que les citoyens soient échauffés de l’amour de la patrie, et qu’ils voient en silence les malheurs qu’occasionne une mauvaise législation ! On ne sent pas que c’est exiger d’un avare qu’il ne crie point au voleur lorsqu’on enleve sa cassette. On n’apperçoit pas qu’en certains pays, ce qu’on appelle les gens sages, ne peuvent jamais être que des gens indifférents au bien public, et par conséquent des hommes sans vertus. C’est, comme je vais le prouver dans le chapitre suivant, avec une injustice pareille qu’on demande aux hommes des talents et des qualités que des habitudes contraires rendent, pour ainsi dire, inalliables.


  1. Lu-cong-pang, fondateur de la dynastie des Han, fut d’abord chef de voleurs : il s’empare d’une place, s’attache au service de T-cou, devient général des armées, défait les T-sin, se rend maître de plusieurs villes, prend le titre de roi, combat, désarme les princes révoltés contre l’empire ; par sa clémence plus que par sa valeur il rétablit le calme dans la Chine, est reconnu empereur, et cité dans l’histoire des Chinois comme un de leurs princes les plus illustres.
  2. Voyez l’Histoire des Huns, par M. de Guignes, tome I, page 74.