De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 28

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 26-48).


CHAPITRE XXVIII

Des conquêtes des peuples du nord.


La cause physique des conquêtes des septentrionaux est, dit-on, renfermée dans cette supériorité de courage ou de force dont la nature a doué les peuples du nord préférablement à ceux du midi. Cette opinion, propre à flatter l’orgueil des nations de l’Europe, qui presque toutes tirent leur origine des peuples du nord, n’a point trouvé de contradicteurs. Cependant, pour s’assurer de la vérité d’une opinion si flatteuse, examinons si les septentrionaux sont réellement plus courageux et plus forts que les peuples du midi. Pour cet effet sachons d’abord ce que c’est que le courage, et remontons jusqu’aux principes qui peuvent jeter du jour sur une des questions les plus importantes de la morale et de la politique.

Le courage n’est dans les animaux que l’effet de leurs besoins : ces besoins sont-ils satisfaits ? ils deviennent lâches. Le lion affamé attaque l’homme ; le lion rassasié le fuit. La faim de l’animal une fois appaisée, l’amour de tout être pour sa conservation l’éloigne de tout danger. Le courage dans les animaux est donc un effet de leur besoin. Si nous donnons le nom de timides aux animaux pâturants, c’est qu’ils ne sont pas forcés de combattre pour se nourrir, c’est qu’ils n’ont nuls motifs de braver les dangers : ont-ils un besoin ? ils ont du courage ; le cerf en rut est aussi furieux qu’un animal vorace.

Appliquons à l’homme ce que j’ai dit des animaux. La mort est toujours précédée de douleurs, la vie toujours accompagnée de quelques plaisirs. On est donc attaché à la vie par la crainte de la douleur et par l’amour du plaisir : plus la vie est heureuse, plus on craint de la perdre : et de là les horreurs qu’éprouvent à l’instant de la mort ceux qui vivent dans l’abondance. Au contraire, moins la vie est heureuse, moins on a de regret à la quitter : de là cette insensibilité avec laquelle le paysan attend la mort.

Or, si l’amour de notre être est fondé sur la crainte de la douleur et l’amour du plaisir, le desir d’être heureux est donc en nous plus puissant que le desir d’être. Pour obtenir l’objet à la possession duquel on attache son bonheur, chacun est donc capable de s’exposer à des dangers plus ou moins grands, mais toujours proportionnés au desir plus ou moins vif qu’il a de posséder cet objet[1]. Pour être absolument sans courage, il faudroit être absolument sans desir.

Les objets des desirs des hommes sont variés ; ils sont animés de passions différentes ; telles sont l’avarice, l’ambition, l’amour de la patrie, celui des femmes, etc. En conséquence, l’homme capable des résolutions les plus hardies pour satisfaire une certaine passion sera sans courage lorsqu’il s’agira d’une autre passion. On a vu mille fois le Flibustier, animé d’une valeur plus qu’humaine lorsqu’elle étoit soutenue par l’espoir du butin, se trouver sans courage pour se venger d’un affront. César, qu’aucun péril n’étonnoit quand il marchoit à la gloire, ne montoit qu’en tremblant dans son char, et ne s’y asséioit jamais qu’il n’eût superstitieusement récité trois fois un certain vers qu’il s’imaginoit devoir l’empêcher de verser[2]. L’homme timide que tout danger effraie peut s’animer d’un courage désespéré, s’il s’agit de défendre sa femme, sa maîtresse, ou ses enfants. Voilà de quelle maniere on peut expliquer une partie des phénomenes du courage, et la raison pour laquelle le même homme est brave ou timide selon les circonstances diverses dans lesquelles il est placé.

Après avoir prouvé que le courage est un effet de nos besoins, une force qui nous est communiquée par nos passions, et qui s’exerce sur les obstacles que le hasard ou l’intérêt d’autrui mettent à notre bonheur, il faut maintenant, pour prévenir toute objection et jeter plus de jour sur une matiere si importante, distinguer deux especes de courage.

Il en est un que je nomme vrai courage : il consiste à voir le danger tel qu’il est, et à l’affronter. Il en est un autre qui n’en a, pour ainsi dire, que les effets : cette espece de courage, commun à presque tous les hommes, leur fait braver les dangers, parcequ’ils les ignorent ; parceque les passions, en fixant toute leur attention sur l’objet de leurs desirs, leur dérobent du moins une partie du péril auquel elles les exposent.

Pour avoir une mesure exacte du vrai courage de ces sortes de gens, il faudroit pouvoir en soustraire toute la partie du danger que les passions ou les préjugés leur cachent ; et cette partie est ordinairement très considérable. Proposez le pillage d’une ville à ce même soldat qui monte avec crainte à l’assaut, l’avarice fascinera ses yeux ; il attendra impatiemment l’heure de l’attaque ; le danger disparoîtra ; il sera d’autant plus intrépide qu’il sera plus avide. Mille autres causes produisent l’effet de l’avarice. Le vieux soldat est brave, parceque l’habitude d’un péril auquel il a toujours échappé rend à ses yeux le péril nul ; le soldat victorieux marche à l’ennemi avec intrépidité, parcequ’il ne s’attend point à sa résistance, et croit triompher sans danger. Celui-ci est hardi, parcequ’il se croit heureux ; celui-là, parcequ’il se croit dur ; un troisieme, parcequ’il se croit adroit. Le courage est donc rarement fondé sur un vrai mépris de la mort. Aussi l’homme intrépide l’épée à la main sera souvent poltron au combat du pistolet. Transportez sur un vaisseau le soldat qui brave la mort dans le combat, il ne la verra qu’avec horreur dans la tempête, parcequ’il ne la voit réellement que là.

Le courage est donc souvent l’effet d’une vue peu nette du danger qu’on affronte, ou de l’ignorance entiere de ce même danger. Que d’hommes sont saisis d’effroi au bruit du tonnerre, et craindroient de passer une nuit dans un bois éloigné des grandes routes, lorsqu’on n’en voit aucun qui n’aille de nuit et sans crainte de Paris à Versailles ! Cependant la mal-adresse d’un postillon, ou la rencontre d’un assassin dans une grande route, sont des accidents plus communs, et par conséquent plus à craindre qu’un coup de tonnerre ou la rencontre de ce même assassin dans un bois écarté. Pourquoi donc la frayeur est-elle plus commune dans le premier cas que dans le second ? C’est que la lueur des éclairs et le bruit du tonnerre, ainsi que l’obscurité des bois, présentent chaque instant à l’esprit l’image d’un péril que ne réveille point la route de Paris à Versailles. Or il est peu d’hommes qui soutiennent la présence du danger : cet aspect a sur eux tant de puissance, qu’on a vu des hommes, honteux de leur lâcheté, se tuer et ne pouvoir se venger d’un affront. L’aspect de leur ennemi étouffoit en eux le cri de l’honneur. Il falloit, pour y obéir, que, seuls et s’échauffant eux-mêmes de ce sentiment, il saisissent le moment d’un transport pour se donner, si je l’ose dire, la mort sans s’en appercevoir. C’est aussi pour prévenir l’effet que produit sur presque tous les hommes la vue du danger, qu’à la guerre, non content de ranger les soldats dans un ordre qui rend leur fuite très difficile, on veut encore en Asie les échauffer d’opium, en Europe d’eau-de-vie, et les étourdir ou par le bruit du tambour ou par les cris qu’on leur fait jeter[3]. C’est par ce moyen que, leur cachant une partie du danger auquel on les expose, on met leur amour pour l’honneur en équilibre avec leur crainte. Ce que je dis des soldats, je le dis des capitaines ; entre les plus courageux, il en est peu, qui, dans le lit ou sur l’échafaud[4], considerent la mort d’un œil tranquille. Quelle foiblesse ce maréchal de Biron, si brave dans les combats, ne montra-t-il pas au supplice !

Pour soutenir la présence du trépas il faut être, ou dégoûté de la vie, ou dévoré de ces passions fortes qui déterminerent Calanus, Caton, et Porcie à se donner la mort. Ceux qu’animent ces fortes passions n’aiment la vie qu’à certaines conditions : leur passion ne leur cache point le danger auquel ils s’exposent ; ils le voient tel qu’il est, et le bravent. Brutus veut affranchir Rome de la tyrannie, il assassine César ; il leve une armée, attaque, combat Octave ; il est vaincu, il se tue : la vie lui est insupportable sans la liberté de Rome.

Quiconque est susceptible de passions aussi vives est capable des plus grandes choses : non seulement il brave la mort, mais encore la douleur. Il n’en est pas ainsi de ces hommes qui se donnent la mort par dégoût pour la vie : ils méritent presque autant le nom de sages que de courageux ; la plupart seroient sans courage dans les tortures ; ils n’ont point assez de vie et de force en eux pour en supporter les douleurs. Le mépris de la vie n’est point en eux l’effet d’une passion forte, mais de l’absence des passions ; c’est le résultat d’un calcul par lequel ils se prouvent qu’il vaut mieux n’être pas que d’être malheureux. Or cette disposition de leur ame les rend incapables des grandes choses. Quiconque est dégoûté de la vie s’occupe peu des affaires de ce monde. Aussi, parmi tant de Romains qui se sont volontairement donné la mort, en est-il peu qui, par le massacre des tyrans, aient osé la rendre utile à leur patrie. En vain diroit-on que la garde qui de toutes parts environnoit les palais de la tyrannie leur en défendoit l’accès : c’étoit la crainte des supplices qui désarmoit leur bras. De pareils hommes se noient, se font ouvrir les veines, mais ne s’exposent point à des supplices cruels ; nul motif ne les y détermine.

C’est la crainte de la douleur qui nous explique toutes les bizarreries de cette espece de courage. Si l’homme assez courageux pour se brûler la cervelle n’ose se frapper d’un coup de stylet ; s’il a de l’horreur pour certains genres de mort, cette horreur est fondée sur la crainte, vraie ou fausse, d’une plus grande douleur.

Les principes ci-dessus établis donnent, je pense, la solution de toutes les questions de ce genre, et prouvent que le courage n’est point, comme quelques uns le prétendent, un effet de la température différente des climats, mais des passions et des besoins communs à tous les hommes. Les bornes de mon sujet ne me permettent pas de parler ici des divers noms donnés au courage, tels que ceux de bravoure, de valeur, d’intrépidité, etc. Ce ne sont proprement que des manieres différentes dont le courage se manifeste.

Cette question examinée, je passe à la seconde. Il s’agit de savoir si, comme on le soutient, on doit attribuer les conquêtes des peuples du nord à la force et à la vigueur particuliere dont la nature, dit-on, les a doués.

Pour s’assurer de la vérité de cette opinion, c’est en vain qu’on auroit recours à l’expérience. Rien n’indique jusqu’à présent à l’examinateur scrupuleux que la nature soit, dans ses productions du septentrion, plus forte que dans celles du midi. Si le nord a ses ours blancs et ses orox, l’Afrique a ses lions, ses rhinocéros et ses éléphants. On n’a point fait lutter un certain nombre de Negres de la Côte d’or ou du Sénégal avec un pareil nombre de Russes ou de Finlandois ; on n’a point mesuré l’inégalité de leur force par la pesanteur différente des poids qu’ils pourroient soulever. On est si loin d’avoir rien constaté à cet égard, que, si je voulois combattre un préjugé par un préjugé, j’opposerois à tout ce qu’on dit de la force des gens du nord l’éloge qu’on fait de celle des Turcs. On ne peut donc appuyer l’opinion qu’on a de la force et du courage des septentrionaux que sur l’histoire de leurs conquêtes : mais alors toutes les nations peuvent avoir les mêmes prétentions, les justifier par les mêmes titres, et se croire toutes également favorisées de la nature.

Qu’on parcoure l’histoire, on y verra les Huns quitter les Palus-Méotides pour enchaîner des nations situées au nord de leur pays ; on y verra les Sarrasins descendre en foule des sables brûlants de l’Arabie pour venger la terre, domter les nations, triompher des Espagnes, et porter la désolation jusques dans le cœur de la France ; on verra ces mêmes Sarrasins briser d’une main victorieuse les étendards des croisés ; et les nations de l’Europe, par des tentatives réitérées, multiplier dans la Palestine leurs défaites et leur honte. Si je porte mes regards sur d’autres régions, j’y vois encore la vérité de mon opinion confirmée, et par les triomphes de Tamerlan, qui, des bords de l’Indus, descend en conquérant jusqu’aux climats glacés de la Sibérie ; et par les conquêtes des incas ; et par la valeur des Égyptiens, qui, regardés du temps de Cyrus comme les peuples les plus courageux, se montrerent, à la bataille de Tembreia, si dignes de leur réputation ; et enfin par ces Romains qui porterent leurs armes victorieuses jusques dans la Sarmatie et les îles britanniques. Or, si la victoire a volé alternativement du midi au nord, et du nord au midi ; si tous les peuples ont été tour-à-tour conquérants et conquis ; si, comme l’histoire nous l’apprend, les peuples du septentrion ne sont pas moins sensibles aux ardeurs brûlantes du midi que les peuples du midi le sont à l’âpreté des froids du nord[5] ; et s’ils font la guerre avec un désavantage égal dans des climats trop différents du leur ; il est évident que les conquêtes des septentrionaux sont absolument indépendantes de la température particuliere de leurs climats, et qu’on chercheroit en vain dans le physique la cause d’un fait dont le moral donne une explication simple et naturelle.

Si le nord a produit les derniers conquérants de l’Europe, c’est que des peuples féroces et encore sauvages, tels que l’étoient alors les septentrionaux[6], sont, comme le remarque le chevalier Folard, infiniment plus courageux et plus propres à la guerre que des peuples nourris dans le luxe, la mollesse, et soumis au pouvoir arbitraire, comme l’étoient alors les Romains[7]. Sous les derniers empereurs, les Romains n’étoient plus ce peuple qui, vainqueur des Gaulois et des Germains, tenoit encore le midi sous ses lois : alors ces maîtres du monde succomboient sous les mêmes vertus qui les avoient fait triompher de l’univers.

Mais, pour subjuguer l’Asie, ils n’eurent, dit-on, qu’à lui porter des chaînes. La rapidité, répondrai-je, avec laquelle ils la conquirent ne prouve point la lâcheté des peuples du midi. Quelles villes du nord se sont défendues avec plus d’opiniâtreté que Marseille, Numance, Sagunte, Rhodes ? Du temps de Crassus, les Romains ne trouverent-ils pas dans les Parthes des ennemis dignes d’eux ? C’est donc à l’esclavage et à la mollesse des Asiatiques que les Romains durent la rapidité de leurs succès.

Lorsque Tacite dit que la monarchie des Parthes est moins redoutable aux Romains que la liberté des Germains, c’est à la forme du gouvernement de ces derniers qu’il attribue la supériorité de leur courage. C’est donc aux causes morales, et non à la température particuliere des pays du nord, qu’on doit rapporter les conquêtes des septentrionaux.


  1. La nation la plus courageuse est, par cette raison, la nation où la valeur est le mieux récompensée, et la lâcheté le plus punie.
  2. Voyez l’Histoire critique de la philosophie.
  3. Le maréchal de Saxe, en parlant des Prussiens, dit à ce sujet, dans ses Rêveries, que l’habitude où ils sont de charger leurs armes en marchant est très bonne. Distrait par cette occupation, le soldat ajoute-t-il, en voit moins le danger. En parlant d’un peuple nommé les Aries, qui se peignoient le corps d’une manière effroyable, pourquoi Tacite dit-il que dans un combat les yeux sont les premiers vaincus ? C’est qu’un objet nouveau rappelle plus distinctement à la mémoire du soldat l’image de la mort, qu’il n’entrevoyait que confusément.
  4. Si les jeunes montrent en général plus de courage au lit de la mort, et plus de foiblesxe sur l’échafaud, que les vieillards, c’est que, dans le premier cas, les jeunes gens conservent plus d’espoir, et que, dans le second, ils font une plus grande perte.
  5. Tacite dit que, si les septentrionaux supportent mieux la faim et le froid que les méridionaux, ces derniers supportent mieux qu’eux la soif et la chaleur.

    Le même Tacite, dans les Mœurs des Germains, dit qu’ils ne soutiennent point les fatigues de la guerre.

  6. Olaüs Vormius, dans ses Antiquités danoises, avoue qu’il a tiré la plupart de ses connoissances des rochers du Danemarck, c’est-à-dire des inscriptions qui y étoient gravées en caractères runes ou gothiques. Ces rochers formoient une suite d’histoire et de chronologie qui composoit presque toute la bibliotheque du nord.

    Pour conserver la mémoire de quelque évènement, on se servoit de pierres brutes d’une grosseur prodigieuse. Les unes étoient jetées confusément ; on donnoit aux autres quelques symmétrie. On voit beaucoup de ces pierres dans la plaine de Salisbury en Angleterre, qui servoient de sépulture aux princes et aux héros bretons, comme le prouve la grande quantité d’ossements et d’armures qu’on en tire.

  7. Si les Gaulois, dit César, autrefois plus belliqueux que les Germains, leur cedent maintenant la gloire des armes, c’est depuis qu’instruits par les Romains dans le commerce, ils se sont enrichis et policés.

    Ce qui est arrivé aux Gaulois, dit Tacite, est arrivé aux Bretons : ces deux peuples ont perdu leur courage avec leur liberté.