De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 17

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 163-179).


CHAPITRE XVII

Du desir que tous les hommes ont d’être despotes, des moyens qu’ils emploient pour y parvenir, et du danger auquel le despotisme expose les rois.


Ce desir prend sa source dans l’amour du plaisir, et par conséquent dans la nature même de l’homme. Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible ; chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur : c’est pour cet effet qu’on veut leur commander.

Or l’on régit les peuples, ou selon des lois et des conventions établies, ou par une volonté arbitraire. Dans le premier cas, notre puissance sur eux est moins absolue ; ils sont moins nécessités à nous plaire : d’ailleurs, pour gouverner un peuple selon ses lois, il faut les connoître, les méditer, supporter des études pénibles, auxquelles la paresse veut toujours se soustraire. Pour satisfaire cette paresse, chacun aspire donc au pouvoir absolu, qui, le dispensant de tout soin, de toute étude et de toute fatigue d’attention, soumet servilement les hommes à ses volontés.

Selon Aristote, le gouvernement despotique est celui où tout est esclave, où l’on ne trouve qu’un homme de libre.

Voilà par quel motif chacun veut être despote. Pour l’être, il faut abaisser la puissance des grands et du peuple, et diviser, par conséquent, les intérêts des citoyens. Dans une longue suite de siecles le temps en fournit toujours l’occasion aux souverains, qui, presque tous animés d’un intérêt plus actif que bien entendu, la saisissent avec avidité.

C’est sur cette anarchie des intérêts que s’est établi le despotisme oriental, assez semblable à la peinture que Milton fait de l’empire du chaos, qui, dit-il, étend son pavillon royal sur un gouffre aride et désolé, où la confusion, entrelacée dans elle-même, entretient l’anarchie et la discorde des éléments, et gouverne chaque atome avec un sceptre de fer.

La division une fois semée entre les citoyens, il faut, pour avilir et dégrader les ames, faire sans cesse étinceler aux yeux des peuples le glaive de la tyrannie, mettre les vertus au rang des crimes, et les punir comme tels. À quelles cruautés ne s’est point en ce genre porté le despotisme, non seulement en Orient, mais même sous les empereurs Romains ! Sous le regne de Domitien, dit Tacite, les vertus étoient des arrêts de mort. Rome n’étoit remplie que de délateurs ; l’esclave étoit l’espion de son maître, l’affranchi de son patron, l’ami de son ami. Dans ces siecles de calamité, l’homme vertueux ne conseilloit pas le crime, mais il étoit forcé de s’y prêter. Plus de courage eût été mis au rang des forfaits. Chez les Romains avilis, la foiblesse étoit un héroïsme. On vit sous ce regne punir, dans Sénécion et Rusticus, les panégyristes des vertus de Thraséa et d’Helvidius ; ces illustres orateurs traités de criminels d’état, et leurs ouvrages brûlés par l’autorité publique. On vit des écrivains célebres, tels que Pline, réduits à composer des ouvrages de grammaire, parce que tout genre d’ouvrage plus élevé étoit suspect à la tyrannie, et dangereux pour son auteur. Les savants, attirés à Rome par les Auguste, les Vespasien, les Antonins et les Trajan, en étoient bannis par les Néron, les Caligula, les Domitien et les Caracalla. On chassa les philosophes ; on proscrivit les sciences. Ces tyrans vouloient anéantir, dit Tacite, tout ce qui portoit l’empreinte de l’esprit et de la vertu.

C’est en tenant ainsi les ames dans les angoisses perpétuelles de la crainte, que la tyrannie sait les avilir : c’est elle qui dans l’Orient invente ces tortures, ces supplices si cruels[1] ; supplices quelquefois nécessaires dans ces pays abominables, parce que les peuples y sont excités aux forfaits, non seulement par leur misere, mais encore par le sultan, qui leur donne l’exemple du crime, et leur apprend à mépriser la justice.

Voilà, et les motifs sur lesquels est fondé l’amour du despotisme, et les moyens qu’on emploie pour y parvenir. C’est ainsi que, follement amoureux du pouvoir arbitraire, les rois se jettent inconsidérément dans une route coupée pour eux de mille précipices, et dans laquelle mille d’entre eux ont péri. Osons, pour le bonheur de l’humanité et celui des souverains, les éclairer sur ce point, leur montrer le danger auquel, sous un pareil gouvernement, eux et leurs peuples sont exposés. Qu’ils écartent désormais loin d’eux tout conseiller perfide qui leur inspireroit le desir du pouvoir arbitraire. Qu’ils sachent enfin que le traité le plus fort contre le despotisme seroit le traité du bonheur et de la conservation des rois.

Mais, dira-t-on, qui peut leur cacher cette vérité ? Que ne comparent-ils le petit nombre de princes bannis d’Angleterre au nombre prodigieux d’empereurs grecs ou turcs égorgés sur le trône de Constantinople ? Si les sultans, répondrai-je, ne sont point retenus par ces exemples effrayants, c’est qu’ils n’ont pas ce tableau habituellement présent à la mémoire ; c’est qu’ils sont continuellement poussés au despotisme par ceux qui veulent partager avec eux le pouvoir arbitraire ; c’est que la plupart des princes d’Orient, instruments des volontés d’un visir, cedent par foiblesse à ses desirs, et ne sont pas assez avertis de leur injustice par la noble résistance de leurs sujets.

L’entrée au despotisme est facile. Le peuple prévoit rarement les maux que lui prépare une tyrannie affermie. S’il l’apperçoit enfin, c’est au moment qu’accablé sous le joug, enchaîné de toutes parts, et dans l’impuissance de se défendre, il n’attend plus qu’en tremblant le supplice auquel on veut le condamner.

Enhardis par la foiblesse des peuples, les princes se font despotes. Ils ne savent pas qu’ils suspendent eux-mêmes sur leurs têtes le glaive qui doit les frapper ; que, pour abroger toute loi, et réduire tout au pouvoir arbitraire, il faut perpétuellement avoir recours à la force, et souvent employer le glaive du soldat. Or l’usage habituel de pareils moyens, ou révolte les citoyens et les excite à la vengeance, ou les accoutume insensiblement à ne reconnoître d’autre justice que la force.

Cette idée est long-temps à se répandre dans le peuple ; mais elle y perce, et parvient jusqu’au soldat. Le soldat apperçoit enfin qu’il n’est dans l’état aucun corps qui puisse lui résister ; qu’odieux à ses sujets le prince lui doit toute sa puissance : son ame s’ouvre, à son insu, à des projets audacieux ; il desire d’améliorer sa condition. Qu’alors un homme hardi et courageux le flatte de cet espoir, et lui promette le pillage de quelques grandes villes : un tel homme, comme le prouve toute l’histoire, suffit pour faire une révolution ; révolution toujours rapidement suivie d’une seconde, puisque, dans les états despotiques, comme le remarque l’illustre président de Montesquieu, sans détruire la tyrannie, on massacre souvent les tyrans. Lorsqu’une fois le soldat a connu sa force, il n’est plus possible de le contenir. Je puis citer à ce sujet tous les empereurs romains proscrits par les prétoriens pour avoir voulu affranchir la patrie de la tyrannie des soldats et rétablir l’ancienne discipline dans les armées.

Pour commander à des esclaves, le despote est donc forcé d’obéir à des milices toujours inquietes et impérieuses. Il n’en est pas ainsi, lorsque le prince a créé dans l’état un corps puissant de magistrats. Jugé par ces magistrats, le peuple a des idées du juste et de l’injuste ; le soldat, toujours tiré du corps des citoyens, conserve dans son nouvel état quelque idée de la justice ; d’ailleurs il sent qu’ameuté par le prince et par les magistrats, le corps entier des citoyens, sous l’étendard des lois, s’opposeroit aux entreprises hardies qu’il pourroit tenter ; et que, quelle que fût sa valeur, il succomberoit enfin sous le nombre. Il est donc à-la-fois retenu dans son devoir et par l’idée de la justice et par la crainte.

Ce corps puissant de magistrats est donc nécessaire à la sûreté des rois. C’est un bouclier sous lequel le peuple et le prince sont à l’abri, l’un des cruautés de la tyrannie, l’autre des fureurs de la sédition.

C’étoit à ce sujet, et pour se soustraire au danger qui de toutes parts environne les despotes, que le khalife Aaron Al-Raschid demandoit un jour au célebre Beloulh, son frere, quelques conseils sur la maniere de bien régner. « Faites, lui dit-il, que vos volontés soient conformes aux lois, et non les lois à vos volontés. Songez que les hommes sans mérite demandent beaucoup, et les grands hommes rarement ; résistez donc aux demandes des uns, et prévenez celles des autres. Ne chargez point vos peuples d’impôts trop onéreux. Rappelez-vous à cet égard les avis du roi Nouchirvon le juste à son fils Ormous. Mon fils, lui disoit-il, personne ne sera heureux dans ton empire, si tu ne songes qu’à tes aises. Lorsqu’étendu sur des coussins tu seras prêt à t’endormir, souviens-toi de ceux que l’oppression tient éveillés ; lorsque l’on servira devant toi un repas splendide, songe à ceux qui languissent dans la misere ; lorsque tu parcourras les bosquets délicieux de ton harem, souviens-toi qu’il est des infortunés que la tyrannie retient dans les fers. Je n’ajouterai, dit Beloulh, qu’un mot à ce que je viens de dire : Mettez en votre faveur les gens éminents dans les sciences ; conduisez-vous par leurs avis, afin que la monarchie soit obéissante à la loi écrite, et non la loi à la monarchie[2]. »

Thémiste[3], chargé de la part du sénat de haranguer Jovien à son avènement au trône, tint à-peu-près le même discours à cet empereur : « Souvenez-vous, lui dit-il, que, si les gens de guerre vous ont élevé à l’empire, les philosophes vous apprendront prendront à le bien gouverner. Les premiers vous ont donné la pourpre des Césars ; les seconds vous apprendront à la porter dignement. »

Chez les anciens Perses même, les plus vils et les plus lâches de tous les peuples, il étoit permis aux philosophes chargés d’inaugurer les princes[4] de leur répéter ces mots au jour de leur couronnement : « Sache, ô roi, que ton autorité cessera d’être légitime le jour même que tu cesseras de rendre les Perses heureux ». Vérité dont Trajan paroissoit pénétré, lorsqu’élevé à l’empire, et faisant, selon l’usage, présent d’une épée au préfet du prétoire, il lui dit : « Recevez de moi cette épée, et servez-vous en sous mon regne, ou pour défendre en moi un prince juste, ou pour punir en moi un tyran. »

Quiconque, sous prétexte de maintenir l’autorité du prince, veut la porter jusqu’au pouvoir arbitraire, est à-la-fois mauvais pere, mauvais citoyen, et mauvais sujet : mauvais pere et mauvais citoyen, parce qu’il charge sa patrie et sa postérité des chaînes de l’esclavage ; mauvais sujet, parce que changer l’autorité légitime en autorité arbitraire c’est évoquer contre les rois l’ambition et le désespoir. J’en prends à témoin les trônes de l’Orient, teints si souvent du sang de leurs souverains[5]. L’intérêt bien entendu des sultans ne leur permettroit jamais, ni de souhaiter un pareil pouvoir, ni de céder à cet égard aux desirs de leurs visirs. Les rois doivent être sourds à de pareils conseils, et se rappeler que leur unique intérêt est de tenir, si je l’ose dire, toujours leur royaume en valeur, pour en jouir eux et leur postérité. Ce véritable intérêt ne peut être entendu que des princes éclairés : dans les autres, la gloriole de commander en maître, et l’intérêt de la paresse qui leur cache les périls qui les environnent, l’emporteront toujours sur tout autre intérêt ; et tout gouvernement, comme l’histoire le prouve, tendra toujours au despotisme.


  1. Si les supplices en usage dans presque tout l’Orient font l’horreur à l’humanité, c’est que le despote qui les ordonne se sent au-dessus des lois. Il n’en est pas ainsi dans les républiques ; les lois y sont toujours douces, parce que celui qui les établit s’y soumet.
  2. Chardin, tome V.
  3. Histoire critique de la philosophie, par M. Deslandes.
  4. Voyez l’Histoire critique de la philosophie.
  5. Malgré l’attachement des Chinois pour leurs maîtres, attachement qui souvent a porté plusieurs milliers d’entre eux à s’immoler sur la tombe de leurs souverains, combien l’ambition, excitée par l’espoir d’une puissance arbitraire, n’a-t-elle pas occasionné de révolutions dans cet empire ! Voyez l’Histoire des Huns, par M. de Guignes, article de la Chine.