De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 11

DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 4 (p. 54-69).
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CHAPITRE XI

De l’Ambition.


Le crédit attaché aux grandes places peut, ainsi que les richesses, nous épargner des peines, nous procurer des plaisirs, et par conséquent être regardé comme un échange. On peut donc appliquer à l’ambition ce que j’ai dit de l’avarice.

Chez ces peuples sauvages dont les chefs ou les rois n’ont d’autre privilege que celui d’être nourris et vêtus de la chasse que font pour eux les guerriers de la nation, le desir de s’assurer ses besoins y fait des ambitieux.

Dans Rome naissante, lorsqu’on n’assignoit d’autre récompense aux grandes actions que l’étendue de terrain qu’un Romain pouvoit labourer et défricher en un jour, ce motif suffisoit pour former des héros.

Ce que je dis de Rome je le dis de tous les peuples pauvres ; ce qui chez eux forme des ambitieux c’est le desir de se soustraire à la peine et au travail. Au contraire, chez les nations opulentes, où tous ceux qui prétendent aux grandes places sont pourvus des richesses nécessaires pour se procurer, non seulement les besoins, mais encore les commodités de la vie, c’est presque toujours dans l’amour du plaisir que l’ambition prend naissance.

Mais, dira-t-on, la pourpre, les tiares, et généralement toutes les marques d’honneur, ne font sur nous aucune impression physique de plaisir : l’ambition n’est donc pas fondée sur cet amour du plaisir, mais sur le desir de l’estime et des respects ; elle n’est donc pas l’effet de la sensibilité physique.

Si le desir des grandeurs, répondrai-je, n’étoit allumé que par le desir de l’estime et de la gloire, il ne s’éleveroit d’ambitieux que dans des républiques telles que celles de Rome et de Sparte, où les dignités annonçoient communément de grandes vertus et de grands talents, dont elles étoient la récompense. Chez ces peuples, la possession des dignités pouvoit flatter l’orgueil, puisqu’elle assuroit un homme de l’estime de ses concitoyens ; puisque cet homme, ayant toujours de grandes entreprises à exécuter, pouvoit regarder les grandes places comme des moyens de s’illustrer et de prouver sa supériorité sur les autres. Or l’ambitieux poursuit également les grandeurs dans les siecles où ces grandeurs sont le plus avilies par le choix des hommes qu’on y éleve, et, par conséquent, dans les temps mêmes où leur possession est le moins flatteuse. L’ambition n’est donc pas fondée sur le desir de l’estime. En vain diroit-on qu’à cet égard l’ambitieux peut se tromper lui-même : les marques de considération qu’on lui prodigue l’avertissent à chaque instant que c’est sa place et non lui qu’on honore. Il sent que la considération dont il jouit n’est point personnelle ; qu’elle s’évanouit par la mort ou la disgrace du maître ; que la vieillesse même du prince suffit pour la détruire ; qu’alors les hommes, élevés aux premiers postes sont autour du souverain comme ces nuages d’or qui assistent au coucher du soleil, et dont la splendeur s’obscurcit et disparoît à mesure que l’astre s’enfonce sous l’horizon. Il l’a mille fois ouï dire, et l’a lui-même mille fois répété, que le mérite n’appelle point aux honneurs ; que la promotion aux dignités n’est point aux yeux du public la preuve d’un mérite réel ; qu’elle est, au contraire, presque toujours regardée comme le prix de l’intrigue, de la bassesse, et de l’importunité. S’il en doute, qu’il ouvre l’histoire, et sur-tout celle de Byzance : il y verra qu’un homme peut être à-la-fois revêtu de tous les honneurs d’un empire et couvert du mépris de toutes les nations. Mais je veux que, confusément avide d’estime, l’ambitieux croie ne chercher que cette estime dans les grandes places ; il est facile de montrer que ce n’est pas le vrai motif qui le détermine, et que sur ce point il se fait illusion à lui-même ; puisqu’on ne desire pas, comme je le prouverai dans le chapitre de l’orgueil, l’estime pour l’estime même, mais pour les avantages qu’elle procure. Le desir des grandeurs n’est donc point l’effet du desir de l’estime.

À quoi donc attribuer l’ardeur avec laquelle on recherche les dignités ? À l’exemple de ces jeunes gens riches qui n’aiment à se montrer au public que dans un équipage leste et brillant, pourquoi l’ambitieux ne veut-il y paroître que décoré de quelques marques d’honneur ? C’est qu’il considere ces honneurs comme un truchement qui annonce aux hommes son indépendance, la puissance qu’il a de rendre à son gré plusieurs d’entre eux heureux ou malheureux, et l’intérêt qu’ils ont tous de mériter une faveur toujours proportionnée aux plaisirs qu’ils sauront lui procurer.

Mais, dira-t-on, ne seroit-ce pas plutôt du respect et de l’adoration des hommes dont l’ambitieux seroit jaloux ? Dans le fait c’est le respect des hommes qu’il desire ; mais pourquoi le desire-t-il ? Dans les hommages qu’on rend aux grands ce n’est point le geste du respect qui leur plaît. Si ce geste étoit par lui-même agréable, il n’est point d’homme riche qui, sans sortir de chez lui, et sans courir après les dignités, ne se pût procurer un tel bonheur. Pour se satisfaire il loueroit une douzaine de porte-faix, les revêtiroit d’habits magnifiques, les barioleroit de tous les cordons de l’Europe, les tiendroit le matin dans son antichambre pour venir tous les jours payer à sa vanité un tribut d’encens et de respects.

L’indifférence des gens riches pour cette espece de plaisir prouve qu’on n’aime point le respect comme respect, mais comme un aveu d’infériorité de la part des autres hommes, comme un gage de leur disposition favorable à notre égard, et de leur empressement à nous éviter des peines et à nous procurer des plaisirs.

Le desir des grandeurs n’est donc fondé que sur la crainte de la douleur ou l’amour du plaisir. Si ce desir n’y prenoit point sa source, quoi de plus facile que de désabuser l’ambitieux ? Ô toi, lui diroit-on, qui seches d’envie en contemplant le faste et la pompe des grandes places, ose t’élever à un orgueil plus noble, et leur éclat cessera de t’en imposer. Imagine pour un moment que tu n’es pas moins supérieur aux autres hommes que les insectes leur sont inférieurs ; alors tu ne verras dans les courtisans que des abeilles qui bourdonnent autour de leur reine ; le sceptre même ne te paroîtra plus qu’une gloriole.

Pourquoi les hommes ne prêteront-ils jamais l’oreille à de pareils discours ? auront-ils toujours peu de considération pour ceux qui ne peuvent guere, et préféreront-ils toujours les grandes places aux grands talents ? C’est que les grandeurs sont un bien, et peuvent, ainsi que les richesses, être regardées comme l’échange d’une infinité de plaisirs. Aussi les recherche-t-on avec d’autant plus d’ardeur qu’elles peuvent nous donner sur les hommes une puissance plus étendue, et par conséquent nous procurer plus d’avantages. Une preuve de cette vérité, c’est qu’ayant le choix du trône d’Ispahan, ou de Londres, il n’est presque personne qui ne donnât au sceptre de fer de la Perse la préférence sur celui de l’Angleterre. Qui doute cependant qu’aux yeux d’un homme honnête le dernier ne parût le plus desirable, et qu’ayant à choisir entre ces deux couronnes un homme vertueux ne se déterminât en faveur de celle où le roi, borné dans son pouvoir, se trouve dans l’heureuse impuissance de nuire à ses sujets ? S’il n’est cependant presque aucun ambitieux qui n’aimât mieux commander au peuple esclave des Persans qu’au peuple libre des Anglais, c’est qu’une autorité plus absolue sur les hommes les rend plus attentifs à nous plaire ; c’est qu’instruits par un instinct secret, mais sûr, on sait que la crainte rend toujours plus d’hommages que l’amour ; que les tyrans, du moins de leur vivant, ont presque toujours été plus honorés que les bons rois ; c’est que la reconnoissance a toujours élevé des temples moins somptueux aux dieux bienfaisants qui portent la corne d’abondance[1], que la crainte n’en a consacré aux dieux cruels et colossaux qui, portés sur les ouragans et les tempêtes, et couverts d’un vêtement d’éclairs, sont peints la foudre à la main ; c’est enfin qu’éclairés par cette connoissance on sent qu’on doit plus attendre de l’obéissance d’un esclave que de la reconnoissance d’un homme libre.

La conclusion de ce chapitre, c’est que le desir des grandeurs est toujours l’effet de la crainte de la douleur ou de l’amour des plaisirs des sens, auxquels se réduisent nécessairement tous les autres. Ceux que donne le pouvoir et la considération ne sont pas proprement des plaisirs ; ils n’en obtiennent le nom que parce que l’espoir et les moyens de se procurer des plaisirs sont déjà des plaisirs : plaisirs qui ne doivent leur existence qu’à celle des plaisirs physiques[2].

Je sais que, dans les projets, les entreprises, les forfaits, les vertus, et la pompe éblouissante de l’ambition, l’on apperçoit difficilement l’ouvrage de la sensibilité physique. Comment, dans cette fiere ambition qui, le bras fumant de carnage, s’assied au milieu des champs de bataille sur un monceau de cadavres, et frappe, en signe de victoire, ses ailes dégouttantes de sang ; comment, dis-je, dans l’ambition ainsi figurée, reconnoître la fille de la volupté ? comment imaginer qu’à travers les dangers, les fatigues et les travaux de la guerre, ce soit la volupté qu’on poursuive ? C’est cependant elle seule, répondrai-je, qui, sous le nom de libertinage, recrute les armées de presque toutes les nations. On aime les plaisirs, et par conséquent les moyens de s’en procurer : les hommes desirent donc et les richesses et les dignités. Ils voudroient de plus faire fortune en un jour, et la paresse leur inspire ce desir. Or la guerre, qui promet le pillage des villes au soldat et des honneurs à l’officier, flatte à cet égard et leur paresse et leur impatience. Les hommes doivent donc supporter plus volontiers les fatigues de la guerre que les travaux de l’agriculture[3], qui ne leur promet des richesses que dans un avenir éloigné. Aussi les anciens Germains, les Tartares, les habitants des côtes d’Afrique, et les Arabes, ont-ils toujours été plus adonnés au vol et à la piraterie qu’à la culture des terres.

Il en est de la guerre comme du gros jeu, qu’on préfere au petit, au risque même de se ruiner, parceque le gros jeu nous flatte de l’espoir de grandes richesses, et nous les promet dans un instant.

Pour ôter aux principes que j’ai établis tout air de paradoxe, je vais, dans le titre du chapitre suivant, exposer l’unique objection à laquelle il me reste à répondre.



  1. Dans la ville de Bantam, les habitants présentent les prémices de leurs fruits à l’esprit malin, et rien au grand Dieu, qui, selon eux, est bon, et n’a pas besoin de ces offrandes. (Voyez Vincent le Blanc.)

    Les habitants de Madagascar croient le Diable beaucoup plus méchant que Dieu. Avant que de manger ils font une offrande à Dieu et une au Démon. Ils commencent par le Diable, jettent un morceau du côté droit, et disent, Voilà pour toi, seigneur Diable. Ils jettent ensuite un morceau du côté gauche, et disent, Voilà pour toi, seigneur Dieu. Ils ne lui font aucune priere. Recueil des Lettres édifiantes.

  2. Pour prouver que ce ne sont pas les plaisirs physiques qui nous portent à l’ambition, peut-être dira-t-on que c’est communément le desir vague du bonheur qui nous en ouvre la carriere. Mais, répondrai-je, qu’est-ce que le desir vague du bonheur ? C’est un desir qui ne porte sur aucun objet en particulier. Or je demande si l’homme qui, sans aimer aucune femme en particulier, aime en général toutes les femmes, n’est point animé du desir des plaisirs physiques. Toutes les fois qu’on voudra se donner la peine de décomposer le sentiment vague de l’amour du bonheur, on trouvera toujours le plaisir physique au fond du creuset. Il en est de l’ambitieux comme de l’avare, qui ne seroit point avide d’argent, si l’argent n’étoit pas ou l’échange des plaisirs, ou le moyen d’échapper à la douleur physique. Il ne desireroit point l’argent dans une ville telle que Lacédémone, où l’argent n’auroit point de cours.
  3. « Le repos, dit Tacite, est pour les Germains un état violent : ils soupirent sans cesse après la guerre ; ils s’y font un nom en peu du temps ; ils aiment mieux combattre que labourer. »