De l’Esprit/Discours 2/Chapitre 4

DISCOURS II
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 2 (p. 41-64).
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CHAPITRE IV

De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres.


Deux causes également puissantes nous y déterminent : l’une est la vanité, et l’autre est la paresse. Je dis la vanité, parce que le desir de l’estime est commun à tous les hommes ; non que quelques-uns d’entre eux ne veuillent joindre au plaisir d’être admirés le mérite de mépriser l’admiration ; mais ce mépris n’est pas vrai, et jamais l’admirateur n’est stupide aux yeux de l’admiré. Or, si tous les hommes sont avides d’estime, chacun d’eux, instruit par l’expérience que ces idées ne paroîtront estimables ou méprisables aux autres qu’autant qu’elles seront conformes ou contraires à leurs opinions, il s’ensuit qu’inspiré par sa vanité, chacun ne peut s’empêcher d’estimer dans les autres une conformité d’idées qui l’assure de leur estime, et de haïr en eux une opposition d’idées, garant sûr de leur haine, ou du moins de leur mépris, qu’on doit regarder comme un calmant de la haine.

Mais, dans la supposition même qu’un homme fît à l’amour de la vérité le sacrifice de sa vanité, si cet homme n’est point animé du desir le plus vif de s’instruire, je dis que sa paresse ne lui permet d’avoir pour des opinions contraires aux siennes qu’une estime sur parole. Pour expliquer ce que j’entends par estime sur parole, je distinguerai deux sortes d’estime.

L’une, qu’on peut regarder comme l’effet ou du respect qu’on a pour l’opinion publique[1] ou de la confiance qu’on a dans le jugement de certaines personnes, et que je nomme estime sur parole. Telle est celle que certaines gens conçoivent pour des romans très médiocres, uniquement parce qu’ils les croient de quelques uns de nos écrivains célebres : telle est encore l’admiration qu’on a pour les Descartes et les Newton ; admiration qui, dans la plupart des hommes, est d’autant plus enthousiaste qu’elle est moins éclairée ; soit qu’après s’être formé une idée vague du mérite de ces grands génies, leurs admirateurs respectent en cette idée l’ouvrage de leur imagination ; soit qu’en s’établissant juges du mérite d’un homme tel que Newton, ils croient s’associer aux éloges qu’ils lui prodiguent. Cette sorte d’estime, dont notre ignorance nous force à faire souvent usage, est par-là même la plus commune. Rien de si rare que de juger d’après soi.

L’autre espece d’estime est celle qui, indépendante de l’opinion d’autrui, naît uniquement de l’impression que font sur nous certaines idées, et que par cette raison j’appelle estime sentie, la seule véritable, et celle dont il s’agit ici. Or, pour prouver que la paresse ne nous permet d’accorder cette sorte d’estime qu’aux idées analogues aux nôtres, il suffit de remarquer que c’est, comme le prouve sensiblement la géométrie, par l’analogie et les rapports secrets que les idées déjà connues ont avec les idées inconnues qu’on parvient à la connoissance de ces dernieres, et que c’est en suivant la progression de ces analogies qu’on peut s’élever au dernier terme d’une science : d’où il suit que des idées qui n’auroient nulle analogie avec les nôtres seroient pour nous des idées inintelligibles. Mais, dira-t-on, il n’est point d’idées qui n’aient nécessairement entre elles quelque rapport sans lequel elles seroient universellement inconnues. Oui ; mais ce rapport peut être immédiat ou éloigné : lorsqu’il est immédiat, le foible desir que chacun a de s’instruire le rend capable de l’attention que suppose l’intelligence de pareilles idées : mais, s’il est éloigné, comme il l’est presque toujours lorsqu’il s’agit de ces opinions qui sont le résultat d’un grand nombre d’idées et de sentiments différents, il est évident qu’à moins qu’on ne soit animé d’un desir vif de s’instruire, et qu’on ne se trouve dans une situation propre à satisfaire ce desir, la paresse ne nous permettra jamais de concevoir, ni par conséquent d’avoir d’estime sentie pour des opinions trop contraires aux nôtres.

Un jeune homme qui s’agite en tous sens pour s’élever à la gloire est saisi d’enthousiasme au bruit du nom des gens célèbres en tout genre. A-t-il une fois fixé l’objet de ses études et de son ambition, il n’a plus d’estime sentie que pour ses modeles, et n’accorde qu’une estime sur parole à ceux qui suivent une carrière différente de la sienne. L’esprit est une corde qui ne frémit qu’à l’unisson.

Peu d’hommes ont le loisir de s’instruire. Le pauvre, par exemple, ne peut ni réfléchir ni examiner ; il ne reçoit la vérité, comme l’erreur, que par préjugé : occupé d’un travail journalier, il ne peut s’élever à une certaine sphere d’idées ; aussi préfere-t-il la bibliotheque bleue aux écrits de S.-Réal, de la Rochefoucauld et du cardinal De Retz.

Aussi, dans ces jours de réjouissances publiques où le spectacle s’ouvre gratis, les comédiens, ayant alors d’autres spectateurs à amuser, donneront plutôt Dom Japhet et Pourceaugnac, qu’Héraclius et le Misanthrope. Ce que je dis du peuple peut s’appliquer à toutes les différentes classes d’hommes. Les gens du monde sont distraits par mille affaires et mille plaisirs ; les ouvrages philosophiques ont aussi peu d’analogie avec leur esprit, que le Misanthrope avec l’esprit du peuple. Aussi préféreront-ils en général la lecture d’un roman à celle de Locke. C’est par ce même principe des analogies qu’on explique comment les savants, et même les gens d’esprit, ont donné à des auteurs moins estimés la préférence sur ceux qui le sont davantage. Pourquoi Malherbe préféroit-il Stace à tout autre poëte ? Pourquoi Heinsius[2] et Corneille faisoient-ils plus de cas de Lucain que de Virgile ? Par quelle raison Adrien préféroit-il l’éloquence de Caton à celle de Cicéron ? Pourquoi Scaliger[3] regardoit-il Homere et Horace comme fort inférieurs à Virgile et à Juvenal ? C’est que l’estime plus ou moins grande qu’on a pour un auteur dépend de l’analogie plus ou moins grande que ses idées ont avec celles de son lecteur.

Que, dans un ouvrage manuscrit, et sur lequel on n’a aucune prévention, l’on charge séparément dix hommes d’esprit de marquer les morceaux qui les auront le plus frappés : je dis que chacun d’eux soulignera des endroits différents ; et que, si l’on confronte ensuite les endroits approuvés avec l’esprit et le caractere de chaque approbateur, on sentira que chacun d’eux n’a loué que les idées analogues à sa maniere de voir et de sentir, et que l’esprit est, je le répete, une corde qui ne frémit qu’à l’unisson.

Si le savant abbé de Longuerue, comme il le disoit lui-même, n’avoit rien retenu des ouvrages de S. Augustin, sinon que le cheval de Troie étoit une machine de guerre ; et si, dans le roman de Cléopatre, un avocat célebre ne voyoit rien d’intéressant que les nullités du mariage d’Élise avec Artaban ; il faut avouer que la seule différence qui se trouve à cet égard entre les savants ou les gens d’esprit, et les hommes ordinaires, c’est que les premiers ayant un plus grand nombre d’idées, leur sphere d’analogies est beaucoup plus étendue. S’agit-il d’un genre d’esprit très différent du sien ? pareil en tout aux autres hommes, l’homme d’esprit n’estime que les idées analogues aux siennes. Qu’on rassemble un Newton, un Quinaut, un Machiavel ; qu’on ne les nomme point, et qu’on ne les mette point à portée de concevoir l’un pour l’autre cette espece d’estime que j’appelle estime sur parole, on verra qu’après avoir réciproquement, mais inutilement, essayé de se communiquer leurs idées, Newton regardera Quinaut comme un rimailleur insupportable, celui-ci prendra Newton pour un faiseur d’almanachs, tous deux regarderont Machiavel comme un politique du Palais-Royal ; et tous trois enfin, se traitant réciproquement d’esprits médiocres, se vengeront, par un mépris réciproque, de l’ennui mutuel qu’ils se seront procuré.

Or, si les hommes supérieurs, entièrement absorbés dans leur genre d’étude, ne peuvent avoir d’estime sentie pour un genre d’esprit trop différent du leur, tout auteur qui donne au public des idées nouvelles ne peut donc espérer d’estime que de deux sortes d’hommes ; ou des jeunes gens qui, n’ayant point adopté d’opinions, ont encore le desir et le loisir de s’instruire ; ou de ceux dont l’esprit, ami de la vérité et analogue à celui de l’auteur, soupçonne déja l’existence des idées qu’il lui présente. Ce nombre d’hommes est toujours très petit : voilà ce qui retarde les progrès de l’esprit humain, et pourquoi chaque vérité est toujours si lente à se dévoiler aux yeux de tous.

Il résulte de ce que je viens de dire, que la plupart des hommes, soumis à la paresse, ne conçoivent que les idées analogues aux leurs, qu’ils n’ont d’estime sentie que pour cette espece d’idées : et de là cette haute opinion que chacun est, pour ainsi dire, forcé d’avoir de soi-même ; opinion que les moralistes n’eussent peut-être point attribuée à l’orgueil, s’ils eussent eu une connoissance plus approfondie des principes ci-dessus établis. Ils auroient alors senti que, dans la solitude, le saint respect et l’admiration profonde dont on se sent quelquefois pénétré pour soi-même ne peut être que l’effet de la nécessité où nous sommes de nous estimer préférablement aux autres.

Comment n’auroit-on pas de soi la plus haute idée ? Il n’est personne qui ne changeât d’opinions s’il croyoit ses opinions fausses. Chacun croit donc penser juste, et par conséquent beaucoup mieux que ceux dont les idées sont contraires aux siennes. Or, s’il n’est pas deux hommes dont les idées soient exactement semblables, il faut nécessairement que chacun en particulier croie mieux penser que tout autre[4]. La duchesse de La Ferté disoit un jour à Mme De Staal : « Il faut l’avouer, ma chere amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison[5] ». Écoutons le talapoin, le bonze, le bramine, le guebre, le grec, l’iman, l’hérétique : lorsque dans l’assemblée du peuple ils prêchent les uns contre les autres, chacun d’eux ne dit-il pas, comme la duchesse de La Ferté, Peuples, je vous l’assure, moi seul j’ai toujours raison ? Chacun se croit donc un esprit supérieur, et les sots ne sont pas ceux qui s’en croient le moins[6] : c’est ce qui a donné lieu au conte des quatre marchands qui viennent en foire vendre de la beauté, de la naissance, des dignités, et de l’esprit, et qui trouvent tous le débit de leur marchandise, à l’exception du dernier, qui se retire sans étrenner.

Mais, dira-t-on, on voit quelques gens reconnoître dans les autres plus d’esprit qu’en eux. Oui, répondrai-je, on voit des hommes en faire l’aveu ; et cet aveu est d’une belle ame : cependant ils n’ont pour celui qu’ils avouent leur supérieur qu’une estime sur parole ; ils ne font que donner à l’opinion publique la préférence sur la leur, et convenir que ces personnes sont plus estimées, sans être intérieurement convaincus qu’elles soient plus estimables[7].

Un homme du monde conviendra sans peine qu’il est, en géométrie, fort inférieur aux Fontaine, aux d’Alembert, aux Clairaut, aux Euler ; que dans la poésie il le cede aux Moliere, aux Racine, aux Voltaire : mais je dis en même temps que cet homme fera d’autant moins de cas d’un genre, qu’il reconnoîtra plus de supérieurs en ce même genre, et que d’ailleurs il se croira tellement dédommagé de la supériorité qu’ont sur lui les hommes que je viens de citer, soit en cherchant à trouver de la frivolité dans les arts et les sciences, soit par la variété de ses connoissances, le bon sens, l’usage du monde, ou par quelque autre avantage pareil ; que, tout pesé, il se croira aussi estimable que qui que ce soit[8].

Mais, ajoutera-t-on, comment imaginer qu’un homme qui, par exemple, remplit les petits offices de la magistrature puisse se croire autant d’esprit que Corneille ? Il est vrai, répondrai-je, qu’il ne mettra personne à cet égard dans sa confidence. Cependant, lorsque, par un examen scrupuleux, l’on a découvert de combien de sentiments d’orgueil nous sommes journellement affectés sans nous en appercevoir, et par combien d’éloges il faut être enhardi pour s’avouer à soi-même et aux autres la profonde estime qu’on a pour son esprit, on sent que le silence de l’orgueil n’en prouve point l’absence. Supposons, pour suivre l’exemple ci-dessus rapporté, qu’au sortir de la comédie le hasard rassemble trois praticiens ; qu’ils viennent à parler de Corneille : tous trois, peut-être, s’écrieront à-la-fois que Corneille est le plus grand génie du monde. Cependant, si, pour se décharger du poids importun de l’estime, l’un d’eux ajoutoit que ce Corneille est à la vérité un grand homme, mais dans un genre frivole ; il est certain, si l’on en juge par le mépris que certaines gens affectent pour la poésie, que les deux autres praticiens pourroient se ranger à l’avis du premier ; puis, de confiance en confiance, s’ils venoient à comparer la chicane à la poésie, L’art de la procédure, diroit un autre, a bien ses ruses, ses finesses et ses combinaisons, comme tout autre art : Vraiment, répondroit le troisieme, il n’est point d’art plus difficile. Or, dans l’hypothese très admissible que, dans cet art si difficile, chacun de ces praticiens se crût le plus habile, sans qu’aucun d’eux eût prononcé le mot, le résultat de cette conversation seroit que chacun d’eux se croiroit autant d’esprit que Corneille. Nous sommes, par la vanité et sur-tout par l’ignorance, tellement nécessités à nous estimer préférablement aux autres, que le plus grand homme dans chaque art est celui que chaque artiste regarde comme le premier après lui[9]. Du temps de Thémistocle, où l’orgueil n’étoit différent de l’orgueil du siecle présent qu’en ce qu’il étoit plus naïf, tous les capitaines, après la bataille de Salamine, ayant été obligés de déclarer par des billets pris sur l’autel de Neptune ceux qui avoient eu le plus de part à la victoire, chacun, s’y donnant la premiere part, adjugea la seconde à Thémistocle ; et le peuple crut alors devoir décerner la premiere récompense à celui que chacun des capitaines en avoit regardé comme le plus digne après lui.

Il est donc certain que chacun a nécessairement de soi la plus haute idée, et qu’en conséquence on n’estime jamais dans autrui que son image et sa ressemblance.

La conclusion générale de ce que j’ai dit de l’esprit considéré par rapport à un particulier, c’est que l’esprit n’est que l’assemblage des idées intéressantes pour ce particulier, soit comme instructives, soit comme agréables : d’où il suit que l’intérêt personnel, comme je m’étois proposé de le montrer, est en ce genre le seul juge du mérite des hommes.


  1. M. de la Fontaine n’avoit que de cette espèce d’estime pour la philosophie de Platon. M. de Fontenelle rapporte à ce sujet qu’un jour la Fontaine lui dit : « Avouez que ce Platon étoit un grand philosophe… — Mais lui trouvez vous des idées bien nettes ? lui répondit Fontenelle. — Oh ! non ; il est d’une obscurité impénétrable… — Ne trouvez-vous pas qu’il se contredit ? — Oh ! vraiment, reprit la Fontaine, ce n’est qu’un sophiste ». Puis, tout-à-coup, oubliant les aveux qu’il venoit de faire : « Platon, reprit-il, place si bien ses personnages ! Socrate étoit sur le Pirée, lorsqu’Alcibiade, la tête couronnée de fleurs… Oh ! ce Platon étoit un grand philosophe. »
  2. « Lucain, disoit Heinsius, est, à l’égard des autres poëtes, ce qu’un cheval superbe et hennissant fièrement est à l’égard d’une troupe d’ânes, dont la voix ignoble décele le goût qu’ils ont pour la servitude. »
  3. Scaliger cite comme détestable la dix-septieme ode du quatrieme livre d’Horace, que Heinsius cite comme un chef-d’œuvre de l’antiquité.
  4. L’expérience nous apprend que chacun met au rang des esprits faux et des mauvais livres tout homme et tout ouvrage qui combat ses opinions ; qu’il voudroit imposer silence à l’homme, et supprimer l’ouvrage : c’est un avantage que des orthodoxes peu éclairés ont quelquefois donné sur eux aux hérétiques. Si, dans un procès, disent ces derniers, une partie défendoit à l’autre de faire imprimer des factums pour soutenir son droit, ne regarderoit-on pas cette violence de l’une des parties comme une preuve de l’injustice de sa cause ?
  5. Voyez les Mémoires de Mme de Staal.
  6. Quelle présomption, disent les gens médiocres, que celle de ceux qu’on appelle les gens d’esprit ! quelle supériorité ne se croient-ils pas sur les autres hommes ! Mais, leur répondroit-on, le cerf qui se vanteroit d’être le plus vîte des cerfs seroit sans doute un orgueilleux ; mais, sans blesser la modestie, il pourroit pourtant dire qu’il court mieux que la tortue. Vous êtes la tortue. Vous n’avez ni lu ni médité ; comment pourriez-vous avoir autant d’esprit qu’un homme qui s’est donné beaucoup de peine pour acquérir des connoissances ? Vous l’accusez de présomption ; et c’est vous qui, sans étude et sans réflexion, voulez marcher son égal. À votre avis, qui des deux est présomptueux ?
  7. En poésie, Fontenelle seroit sans peine convenu de la supériorité du génie de Corneille sur le sien, mais il ne l’auroit pas sentie. Je suppose, pour s’en convaincre, qu’on eût prié ce même Fontenelle de donner en fait de poésie l’idée qu’il s’étoit formée de la perfection ; il est certain qu’il n’auroit en ce genre proposé d’autres regles fines que celles qu’il avoit lui-même aussi bien observées que Corneille ; qu’il devoit donc se croire intérieurement aussi grand poëte que qui que ce fût ; et qu’en s’avouant inférieur à Corneille il ne faisoit par conséquent que sacrifier son sentiment à celui du public. Peu de gens ont le courage d’avouer que c’est pour eux qu’ils ont le plus de l’espèce d’estime que j’appelle sentie ; mais, qu’ils le nient ou qu’ils l’avouent, ce sentiment n’en existe pas moins en eux.
  8. On se loue de tout : les uns vantent leur stupidité sous le nom de bon sens ; d’autres louent leur beauté ; quelques uns, enorgueillis de leurs richesses, mettent ces dons du hasard sur le compte de leur esprit et de leur prudence ; la femme qui compte le soir avec son cuisinier se croit aussi estimable qu’un savant. Il n’est pas jusqu’à l’imprimeur d’in-folio qui ne méprise l’imprimeur de romans, et qui ne se croie aussi supérieur au dernier que l’in-folio l’est en masse à la brochure.
  9. Aucun art, aucun talent, ne mérite la préférence sur un autre, qu’autant qu’il est réellement plus utile, soit pour amuser, soit pour instruire. Les comparaisons qu’on en fait dans le monde, et les éloges exclusifs qu’on leur prodigue, ne déterminent jamais la préférence qu’on voudroit leur faire obtenir ; attendu que ceux avec qui l’on en parle et l’on en dispute sont toujours intérieurement bien décidés à n’accorder cette préférence qu’à l’art ou au talent qui flatte le plus l’intérêt de son penchant ou de sa vanité. Et cet intérêt ne peut être le même dans tous les hommes.