De l’Allemagne/Seconde partie/XVII

Librairie Stéréotype (Tome 2p. 31-48).

CHAPITRE XVII.

Les Brigands et Don Carlos de Schiller.


Schiller, dans sa première jeunesse, avoit une verve de talent, une sorte d’ivresse de pensée qui le dirigeoit mal. La Conjuration de Fiesque, L’Intrigue et l’Amour, enfin Les Brigands, qu’on a joués sur le théâtre français, sont des ouvrages que les principes de l’art, comme ceux de la morale, peuvent réprouver ; mais depuis l’âge de vingt-cinq ans, les écrits de Schiller furent tous purs et sévères. L’éducation de la vie déprave les hommes légers et perfectionne ceux qui réfléchissent.

Les Brigands ont été traduits en français, mais singulièrement altérés ; d’abord on n’a pas tiré parti de l’époque qui donne un intérêt historique à cette pièce. La scène se passe dans le quinzième siècle, au moment où l’on publia dans l’Empire l’édit de paix perpétuelle qui défendoit tous les défis particuliers. Cet édit fut très-avantageux, sans doute, au repos de l’Allemagne ; mais les jeunes gentilshommes, accoutumés à vivre au milieu des périls et à s’appuyer sur leur force individuelle, crurent tomber dans une sorte d’inertie honteuse quand il fallut se soumettre à l’empire des lois. Rien n’étoit plus absurde que cette manière de voir ; toutefois, comme les hommes ne sont d’ordinaire gouvernés que par l’habitude, il est naturel que le mieux même puisse les révolter, par cela seul que c’est un changement. Le chef des brigands de Schiller est moins odieux qu’il ne le seroit dans le temps actuel, car il n’y avoit pas une bien grande différence entre l’anarchie féodale sous laquelle il vivoit et l’existence de bandit qu’il adopte ; mais c’est précisément le genre d’excuse que l’auteur lui donne qui rend sa pièce plus dangereuse. Elle a produit, il faut en convenir, un mauvais effet en Allemagne. Des jeunes gens, enthousiastes du caractère et de la vie du chef des brigands, ont essayé de l’imiter. Ils honoroient leur goût pour une vie licencieuse du nom d’amour de la liberté, et se croyoient indignés contre les abus de l’ordre social quand ils n’étoient que fatigués de leur situation particulière. Leurs essais de révolte ne furent que ridicules, néanmoins les tragédies et les romans ont beaucoup plus d’importance en Allemagne que dans aucun autre pays. On y fait tout sérieusement ; et lire tel ouvrage, ou voir telle pièce, influe sur le sort de la vie. Ce qu’on admire comme art, on veut l’introduire dans l’existence réelle. Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde ; et la poésie, la philosophie, l’idéal enfin, ont souvent plus d’empire sur les Allemands que la nature et les passions même :

Le sujet des Brigands est comme celui d’un grand nombre de fictions, qui toutes ont pour origine la parabole de l’Enfant prodigue. Un fils hypocrite se conduit bien en apparence. Un fils coupable a de bons sentiments malgré ses fautes. Cette opposition et très-belle sous le point de vue religieux, parce qu’elle nous atteste que Dieu lit dans les cœurs ; mais elle a de grands inconvénients lorsqu’on veut inspirer trop d’intérêt pour le fils qui a quitté la maison paternelle. Tous les jeunes gens dont la tête est mauvaise s’attribuent en conséquence un bon cœur, et rien n’est plus absurde cependant que de se supposer des qualités parce qu’on se sent des défauts, cette garantie négative est très-peu certaine, car de ce que l’on manque de raison, il ne s’ensuit pas du tout qu’en ait de la sensibilité : la folie n’est souvent qu’un égoïsme impétueux.

Le rôle du fils hypocrite, tel que Schiller l’a représenté, est beaucoup trop haïssable. C’est un des défauts des écrivains très-jeunes, de dessiner avec des traits trop brusques ; on prend les nuances dans les tableaux pour de la timidité de caractère, tandis qu’elles sont la preuve de la maturité du talent. Si les personnages en seconde ligne ne sont pas peints avec assez de vérité dans la pièce de Schiller, les passions du chef des brigands y sont exprimées d’une manière admirable. L’énergie de ce caractère se manifeste tour à tour par l’incrédulité, la religion, l’amour et la barbarie ; ne trouvant point à se placer dans l’ordre, il se fait jour à travers le crime ; l’existence est pour lui comme une sorte de délire qui s’exalte tantôt par la fureur et tantôt par le remords.

Les scènes d’amour entre la jeune fille et le chef des brigands qui devoit être son époux sont admirables d’enthousiasme et de sensibilité ; il est peu de situations plus touchantes que celles de cette femme parfaitement vertueuse, s’intéressant toujours au fond du cœur à celui qu’elle aimoit avant qu’il se fût rendu criminel. Le respect qu’une femme est accoutumée de ressentir pour l’homme qu’elle aime se change en une sorte de terreur et de pitié, et l’on diroit que l’infortunée se flatte encore d’être, dans le ciel, l’ange protecteur de son coupable ami, alors qu’elle ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la terre.

On ne peut juger de la pièce de Schiller dans la traduction française. On n’y a conservé pour ainsi dire que la pantomime de l’action ; l’originalité des caractères a disparu ; et c’est elle qui seule peut rendre une fiction vivante ; les plus belles tragédies deviendroient des mélodrames si l’on en ôtait la peinture animée des sentiments et des passions. La force des événements ne suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages ; qu’ils s’aiment ou qu’ils se tuent, peu nous importe, si l’auteur n’a pas excité notre sympathie pour eux.

Don Carlos est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et cependant on le considère comme une composition du premier rang. Ce sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que l’histoire puisse offrir. Une jeune princesse, fille de Henri II, quitte la France et la cour brillante et chevaleresque du roi son père pour s’unir à un vieux tyran tellement sombre et sévère, que le caractère même des Espagnols fut altéré par son règne, et que pendant long-temps la nation porta l’empreinte de son maître. Don Carlos, fiancé d’abord à ÉLizabeth, l’aime encore quoiqu’elle soit devenue sa belle-mère. La réformation et la révolte des Pays-Bas, ces grands événements politiques, se mêlent à la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le père : l’intérêt individuel et l’intérêt public se trouvent réunis au plus haut degré dans cette tragédie.

Plusieurs écrivains ont traité ce sujet en France ; mais on n’a pu dans l’ancien régime le mettre sur le théâtre ; on croyoit que c’étoit manquer d’égards à l’Espagne que de représenter ce fait de son histoire. On demandait à M. d’Aranda, cet ambassadeur d’Espagne connu par tant de traits qui prouvent la force de son caractère et les bornes de son esprit, la permission de faire jouer une tragédie de don Carlos, que l’auteur venoit d’achever, et dont il espéroit une grande gloire : Que ne prend-il un autre sujet ? répondit M. d’Aranda. — M. l’ambassadeur, lui disoit-on, faites attention que la pièce est terminée, que l’auteur y a consacré trois ans de sa vie. — Mais, mon Dieu, reprenoit l’ambassadeur, n’y a-t-il donc que cet événement dans l’histoire ? Qu’il en choisisse un autre. — Jamais on ne put le faire sortir de cet ingénieux raisonnement qu’appuyoit une volonté forte.

Les sujets historiques exercent le talent d’une toute autre manière que les sujets d’invention ; néanmoins il faut peut-être encore plus d’imagination pour représenter l’histoire dans une tragédie que pour créer à volonté les situations et les personnages. Altérer essentiellement les faits en les transportant sur la scène, c’est toujours produire une impression désagréable ; on s’attend à la vérité, et l’on est péniblement surpris quand l’auteur y substitue la fiction quelconque qu’il lui a plu de choisir : cependant l’histoire a besoin d’être artistement combinée pour faire effet au théâtre, et il faut réunir tout à la fois, dans la tragédie, le talent de peindre le vrai et celui de le rendre poétique. Des difficultés d’un autre genre se présentent quand l’art dramatique parcourt le vaste champ de l’invention ; on diroit qu’il est plus libre, cependant rien n’est plus rare que de caractériser assez des personnages inconnus, pour qu’ils aient autant de consistance que de noms déjà célèbres. Léar, Othello, Orosmane, Tancrède ont reçu de Shakespear et de Voltaire l’immortaiité, sans avoir joui de la vie : toutefois les sujets d’invention sont d’ordinaire l’écueil poëte, par l’indépendance même qu’ils lui laissent. Les sujets historiques semblent imposer de la gêne ; mais quand on saisit bien le point d’appui qu’offrent de certaines bornes, la carrière qu’elles tracent et l’élan qu’elles permettent, ces bornes mêmes sont favorables au talent. La poésie fidèle fait ressortir la vérité comme le rayon du soleil les couleurs, et donne aux événements qu’elle retrace l’éclat que les ténèbres du temps leur avoient ravi.

L’on préfère en Allemagne les tragédies historiques, lorsque l’art s’y manifeste, comme le Prophète du passé[1]. L’auteur qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter en entier dans le siècle et dans les mœurs des personnages qu’il représente, et l’on auroit raison de critiquer plus sévèrement un anachronisme dans les sentiments et dans les pensées que dans les dates.

C’est d’après ces principes que quelques personnes ont blâmé Schiller d’avoir inventé le caractère du marquis de Posa, noble Espagnol, partisan de la liberté, de la tolérance, passionné pour toutes les idées nouvelles qui commençoient alors à fermenter en Europe. Je crois qu’on peut reprocher à Schiller d’avoir fait énoncer ses propres opinions par le marquis de Posa ; mais ce n’est pas, comme on l’a prétendu, l’esprit philosophique du dix-huitième siècle qu’il lui a donné. Le marquis de Posa, tel que l’a peint Schiller, est un enthousiaste allemand ; et ce caractère est si étranger à notre temps, qu’on peut aussi-bien le croire du seizième siècle que du nôtre. Une plus grande erreur peut-être, c’est de supposer que Philippe II pût écouter long-temps avec plaisir un tel homme, et qu’il lui ait donné même pour un instant sa confiance. Posa dit, avec raison, en parlant de Philippe II : — « Je faisois d’inutiles efforts pour exalter son âme, et dans cette terre refroidie les fleurs de ma pensée ne pouvoient prospérer. » Mais Philippe II ne se fût jamais entretenu avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils de Charles-Quint ne devoit voir, dans la jeunesse et l’enthousiasme, que le tort de la nature et le crime de la réformation ; s’il avoit pu se confirmer un jour à un être généreux, il eût démenti son caractère et mérité le pardon des siècles.

Il y a des inconséquences dans le caractère de tous les hommes, même dans celui des tyrans ; mais elles tiennent par des liens invisibles à leur nature. Dans la pièce de Schiller, une de ces inconséquences est singulièrement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, général avancé en âge, qui a condamné l’invincible armada dissipée par la flotte anglaise et les orages, revient, et tout le monde croit que le courroux de Philippe II va l’anéantir. Les courtisans s’écartent de lui, nul n’ose l’approcher ; il se jette aux genoux de Philippe, et lui dit : «  Sire, vous voyez en moi tout ce qui reste de la flotte et de l’intrépide armée que vous m’aviez confiées. » — « Dieu est au dessus de moi, répond Philippe ; je vous ai envoyé contre des hommes, mais non pas contre des tempêtes ; soyez considéré comme mon digne serviteur. » Voilà de la magnanimité : et cependant à quoi tient-elle ? À un certain respect pour la vieillesse ; dans un monarque étonné que la nature se soit permis de le faire vieux ; à l’orgueil qui ne permet pas à Philippe de s’attribuer à lui-même ses revers, en s’accusant d’un mauvais choix ; à l’indulgence qu’il se sent pour un homme abaissé par le sort, lui qui voudroit qu’un joug quelconque courbât tous les genres de fierté, excepté la sienne ; enfin, au caractère même d’un despote, que les obstacles naturels révoltent moins que la plus foible résistance volontaire. Cette scène jette une lueur profonde sur le caractère de Philippe II.

Sans doute le personnage du marquis de Posa peut être considéré comme l’œuvre d’un jeune poëte qui a besoin de donner son âme à son personnage favori ; mais c’est une belle chose en soi-même que ce caractère pur et exalté au milieu d’une cour où le silence et la terreur ne sont troublés que par le bruit souterrain de l’intrigue. Don Carlos ne peut être un grand homme : son père doit l’avoir opprimé dès l’enfance ; le marquis de Posa est un intermédiaire qui semble indispensable entre Philippe et son fils. Don Carlos a tout l’enthousiasme des affections du cœur, Posa celui des vertus publiques ; l’un devroit être le roi, l’autre l’ami ; et ce déplacement même dans les caractères est une idée ingénieuse : car seroit-il possible que le fils d’un despote sombre et cruel fût un héros citoyen ? où auroit-il appris à estimer les hommes ? Est-ce par son père, qui les méprise, ou par les courtisans de son père, qui méritent ce mépris. Don Carlos doit être foible pour être bon, et la place même que son amour tient dans sa vie exclut de son âme toutes les pensées politiques. Je le répète donc, l’invention du personnage du marquis de Posa me paroît nécessaire pour représenter dans la pièce les grands intérêts des nations, et cette force chevaleresque qui se transformoit tout à coup par les lumières du temps en amour de la liberté. De quelque manière qu’on eût pu modifier ces sentiments, ils ne convenoient pas au prince royal, ils auroient pris en lui le caractère de la générosité ; et il ne faut pas que la liberté soit jamais représentée comme un don du pouvoir.

La gravité cérémonieuse de la cour de Philippe II est caractérisée d’une manière bien frappante dans la scène d’Élizabeth avec ses dames d’honneur. Elle demande à l’une d’elles ce qu’elle aime le mieux, du séjour d’Aranjuez ou de Madrid : la dame d’honneur répond que les reines d’Espagne ont coutume, depuis des temps immémoriaux, de rester trois mois à Madrid, et trois mois à Aranjuez. Elle ne se permet pas le moindre signe de préférence pour un séjour ou pour un autre ; elle se croit faite pour ne rien éprouver, en aucun genre, qui ne lui soit commandé. Élizabeth demande sa fille ; on lui répond que l’heure fixée pour qu’elle la voie n’est pas encore arrivée. Enfin le roi paroît, et il exile pour dix ans cette même dame d’honneur si résignée, parce qu’elle a laissé la reine une demi-heure seule.

Philippe II se réconcilie un moment avec don Carlos, et reprend sur lui, par une parole de bonté, tout l’ascendant paternel. — « Voyez, lui dit Carlos, les cieux s’abaissent pour assister à la réconciliation d’un père avec son fils. » —

C’est un beau moment que celui où le marquis de Posa, n’espérant plus échapper à la vengeance de Philippe II, prie Élizabeth de recommander à don Carlos l’accomplissement des projets qu’ils ont formés ensemble pour la gloire et le bonheur de la nation espagnole. « Rappelez-lui, dit-il, quand il sera dans l’âge mûr, rappelez-lui qu’il doit porter respect aux rêves de sa jeunesse. » En effet, quand on avance dans la vie, la prudence prend à tort le pas sur toutes les autres vertus ; on diroit que tout est folie dans la chaleur de l’âme, et cependant, si l’homme pouvoit la conserver encore quand l’expérience l’éclaire, s’il héritoit du temps sans se courber sous son poids, il n’insulteroit jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même.

Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop embrouillées, a cru servir don Carlos auprès de Philippe, en paraissant le sacrifier à la fureur de son père. Il n’a pu réussir dans ses projets ; le prince est conduit en prison, le marquis de Posa va l’y trouver, lui explique les motifs de sa conduite, et, pendant qu’il se justifie, un assassin envoyé par Philippe II le fait tomber atteint d’une balle meurtrière aux pieds de son ami. La douleur de don Carlos est admirable ; il redemande le compagnon de sa jeunesse à son père qui l’a tué, comme si l’assassin conservoit encore le pouvoir de rendre la vie à sa victime. Les regards fixés sur le corps immobile qu’animoient naguère tant de pensées, don Carlos, condamné lui-même à périr, apprend tout ce qu’est la mort dans les traits de son ami.

Il y a dans cette tragédie deux moines dont les caractères et le genre de vie sont en contraste : l’un c’est Domingo, le confesseur du roi ; et l’autre, un prêtre retiré dans un couvent solitaire, à la porte de Madrid. Domingo n’est qu’un moine intrigant, perfide et courtisan, confident du duc d’Albe, dont le caractère disparoît nécessairement à côté de celui de Philippe ; car Philippe prend à lui seul tout ce qu’il y a de beau dans le terrible. Le moine solitaire reçoit, sans les connoitre, don Carlos et Posa, qui se sont donné rendez-vous dans son couvent au milieu de leurs plus cruelles agitations. Le calme, la résignation du prieur qui les accueille produisent un effet touchant. « À ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde. »

Mais rien dans toute la pièce n’égale l’originalité de l’avant-dernière scène du cinquième acte, entre le roi et le grand-inquisiteur. Philippe poursuivi par sa jalouse haine contre son propre fils, et par la terreur du crime qu’il va commettre ; Philippe envie ses pages qui dorment paisiblement aux pieds de son lit, tandis que l’enfer de son propre cœur le prive de tout repos. Il envoie chercher le grand-inquisiteur pour le consulter sur la condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a quatre-vingt-dix ans, il est plus âgé que ne le seroit Charles-Quint, dont il a été le précepteur ; il est aveugle, et vit dans une solitude absolue ; les seuls espions de l’inquisition viennent lui apporter des nouvelles de ce qui se passe dans le monde : il s’informe seulement s’il y a des crimes, des fautes ou des pensées à punir. À ses yeux, Philippe II, âgé de soixante ans, est encore jeune. Le plus sombre, le plus prudent des despotes lui paroit un souverain inconsidéré, dont la tolérance introduira la réformation en Europe ; c’est un homme de bonne foi, mais tellement desséché par le temps, qu’il apparoît comme un spectre vivant que la mort a oublié de frapper, parce qu’elle le croyoit depuis longtemps dans le tombeau.

Il demande compte à Philippe II de la mort du marquis de Posa : il la lui reproche, parce que c’étoit à l’inquisition à le faire périr, et s’il regrette la victime, c’est parce qu’on l’a privé du droit de l’immoler. Philippe II l’interroge sur la condamnation de son fils : — « Ferez-vous « passer en moi, lui dit-il, une croyance qui dépouille de son horreur le meurtre d’un fils ? » — Le grand-inquisiteur lui répond : — « Pour apaiser l’éternelle justice, le fils de Dieu mourut sur la croix. » — Quel mot ! quelle application sanguinaire du dogme le plus touchant !

Ce vieillard aveugle fait apparoître avec lui tout un siècle. La terreur profonde que l’inquisition et le fanatisme même de ce temps devoient faire peser sur l’Espagne, tout est peint par cette scène laconique et rapide ; nulle éloquence ne pourroit exprimer ainsi une telle foule de pensées mises habilement en action.

Je sais que l’on pourroit relever beaucoup d’inconvenances dans la pièce de don Carlos ; mais je ne me suis pas chargée de ce travail pour lequel il y a beaucoup de concurrents. Les littérateurs les plus ordinaires peuvent trouver des fautes de goût dans Shakespear, Schiller, Goethe, etc. ; mais quand il ne s’agit dans les ouvrages de l’art que de retrancher, cela n’est pas difficile : c’est l’âme et le talent qu’aucune critique ne peut donner : c’est là ce qu’il faut respecter partout où l’on le trouve, de quelque nuage que ces rayons célestes soient environnés. Loin de se réjouir des erreurs du génie, l’on sent qu’elles diminuent le patrimoine de la race humaine, et les titres de gloire dont elle s’enorgueillit. L’ange tutélaire que Sterne a peint avec tant de grâce ne pourroit-il pas verser une larme sur les défauts d’un bel ouvrage, comme sur les torts d’une noble vie, afin d’en effacer le souvenir.

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les pièces de la jeunesse de Schiller ; d’abord, parce qu’elles sont traduites en français ; et secondement, parce qu’il n’y manifeste pas encore ce génie historique qui l’a fait si justement admirer dans les tragédies de son âge mûr. Don Carlos même, quoique fondé sur un fait historique, est presque un ouvrage d’imagination. L’intrigue en est trop compliquée ; un personnage de pure invention, le marquis de Posa, y joue un trop grand rôle ; on diroit que cette tragédie passe entre l’histoire et la poésie sans satisfaire entièrement ni l’une ni l’autre : il n’en est certainement pas ainsi de celles dont je vais essayer de donner une idée.


  1. Expression de Frédéric Schlegel, sur la pénétration d’un grand historien.