De l’Allemagne/Première partie/II

Librairie Stéréotype (Tome 1p. 15-33).

CHAPITRE II.

Des mœurs et du caractère des Allemands.


Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande, car les diversités de ce pays sont telles qu’on ne sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples même si différents. L’Allemagne du midi est, à beaucoup d’égards, toute autre que celle du nord ; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités ; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne étoit une fédération aristocratique : cet empire n’avoit point un centre commun de lumières et d’esprit public ; il ne formoit pas une nation compacte, et le lien manquoit au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force politique, étoit cependant très-favorable aux essais de tout genre que pouvoient tenter le génie et l’imagination. Il y avoit une sorte d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et métaphysiques, qui permettoit à chaque homme le développement entier de sa manière de voir individuelle.

Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir ; l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte ; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacune éprouve de se montrer tout-à-fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disoit de Voltaire : Il a plus que personne l’esprit que tout le monde a. Les écrivains allemands imiteroient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes.

En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers et pas assez de préjugés nationaux. C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres ; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique ; la bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l’Europe ; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens ; mais le caractère germanique, sur lequel devroit se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres.

J’examinerai séparément l’Allemagne du midi et celle du nord : mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité ; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s’introduisoit jamais en Allemagne, ce ne pourroit être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer aussi habiles qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe ; mais le bon sens et le bon cœur rameneroient bientôt les Allemands à sentir qu’on n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté rend tout-à-fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immortalité, être armé tout-à-fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle.

Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous les devoirs ; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent, à l’honorable nécessité de la justice.

La puissance du travail et de la réflexion est aussi l’un des traits distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et philosophique ; toutefois la séparation des classes, qui est plus prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n’en adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l’esprit proprement dit. Les nobles y ont trop peu d’idées, et les gens de lettres trop peu d’habitude des affaires. L’esprit est un mélange de la connoissance des choses et des hommes ; et la société où l’on agit sans but, et pourtant avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les plus opposées. C’est l’imagination, plus que l’esprit, qui caractérise les Allemands. J. P. Richter, l’un de leurs écrivains les plus distingués, a dit que l’empire de la mer étoit aux Anglais, celui de la terre aux Français, et celui de l’air aux Allemands : en effet, on auroit besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette éminente faculté de penser qui s’élève et se perd dans le vague, pénètre et disparoît dans la profondeur, s’anéantit à force d’impartialité, se confond à force d’analyse, enfin manque de certains défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités.

On a beaucoup de peine à s’accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l’inertie du peuple allemand ; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout ; vous entendez dire, en Allemagne, c’est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d’agir les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés ; et leur respect pour la puissance vient plus encore de ce qu’elle ressemble à la destinée, que d’aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d’être habituelle ; ils auroient naturellement, plus que les nobles, cette sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L’argent qu’on leur offre ne dérange pas leur façon d’agir, la peur ne les en détourne pas ; ils sont très-capables enfin de cette fixité en toute chose, qui est une excellente donnée pour la morale ; car l’homme que la crainte, et plus encore l’espérance, mettent sans cesse en mouvement, passe aisément d’une opinion à l’autre, quand son intérêt l’exige.

Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique ; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée de tabac, et d’en tendre tout à coup non-seulement la maîtresse, mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel-de-ville qui domine la place publique : les paysans des environs participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur dans sa première jeunesse. J’étois à Eisenach, petite ville de Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues même étoient encombrées de neige ; je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversoient la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avoit qu’eux dans la rue ; car la rigueur des frimas en écartoit tout le monde ; et ces voix, presqu’aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au milieu d’une nature si sévère, causoient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osoient, par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres ; mais on apercevoit, derrière les vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient avec joie les consolations religieuses que leur offroit cette douce mélodie.

Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent suivis de leurs femmes et de leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe, d’un bois grossier, dont ils tirent des sons harmonieux. Ils en jouent quand ils se reposent au pied d’un arbre sur les grands chemins, ou lorsqu’auprès des maisons de poste ils tâchent d’intéresser les voyageurs par le concert ambulant de leur famille errante. Les troupeaux, en Autriche, sont gardés par des bergers qui jouent des airs charmants sur des instruments simples et sonores. Ces airs s’accordent parfaitement avec l’impression douce et rêveuse que produit la campagne.

La musique instrumentale est aussi généralement cultivée en Allemagne que la musique vocale en Italie ; la nature a plus fait à cet égard, comme à tant d’autres, pour l’Italie que pour l’Allemagne ; il faut du travail pour la musique instrumentale, tandis que le ciel du midi suffit pour rendre les voix belles : mais néanmoins les hommes de la classe laborieuse ne pourraient jamais donner à la musique le temps qu’il faut pour l’apprendre, s’ils n’étoient organisés pour la savoir. Les peuples naturellement musiciens reçoivent par l’harmonie des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettroient pas de connoître autrement.

Les paysannes et les servantes, qui n’ont pas assez d’argent pour se parer, ornent leur tête et leurs bras de quelques fleurs, pour qu’au moins l’imagination ait sa part dans leur vêtement : d’autres un peu plus riches mettent les jours de fête un bonnet d’étoffe d’or d’assez mauvais goût, et qui contraste avec la simplicité du reste de leur costume ; mais ce bonnet, que leurs mères ont aussi porté, rappelle les anciennes mœurs ; et la parure cérémonieuse avec laquelle les femmes du peuple honorent le dimanche a quelque chose de grave qui intéresse en leur faveur.

Il faut aussi savoir gré aux Allemands de la bonne volonté qu’ils témoignent par les révérences respectueuses et la politesse remplie de formalités, que les étrangers ont si souvent tournée en ridicule. Ils auroient aisément pu remplacer, par des manières froides et indifférentes, la grâce et l’élégance qu’on les accusoit de ne pouvoir atteindre : le dédain impose toujours silence à la moquerie ; car c’est surtout aux efforts inutiles qu’elle s’attache ; mais les caractères bienveillants aiment mieux s’exposer à la plaisanterie que de s’en préserver par l’air hautain et contenu qu’il est si facile à tout le monde de se donner.

On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts : la civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées ensemble. Quelquefois des hommes très-vrais sont affectés dans leurs expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avoient quelque chose à cacher : quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la rudesse dans les manières : souvent même cette opposition va plus loin encore, et la foiblesse du caractère se fait voir à travers un langage et des formes dures. L’enthousiasme pour les arts et la poésie se réunit à des habitudes assez vulgaires dans la vie sociale. Il n’est point de pays où les hommes de lettres, où les jeunes gens qui étudient dans les universités, connoissent mieux les langues anciennes et l’antiquité mais il n’en est point toutefois où les usages surannés subsistent plus généralement encore. Les souvenirs de la Grèce, le goût des beaux-arts semblent y être arrivés par correspondance ; mais les institutions féodales, les vieilles coutumes des Germains y sont toujours en honneur, quoique, malheureusement pour la puissance militaire du pays, elles n’y aient plus la même force.

Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le genre de vie casanier qu’on y mène. On y craint les fatigues et les intempéries de l’air, comme si la nation n’étoit composée que de négociants et d’hommes de lettres ; et toutes les institutions cependant tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires. Quand les peuples du nord bravent les inconvénients de leur climat, ils s’endurcissent singulièrement contre tous les genres de maux : le soldat russe en est la preuve. Mais quand le climat n’est qu’à demi rigoureux, et qu’il est encore possible d’échapper aux injures du ciel par des précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus sensibles aux souffrances physiques de la guerre.

Les poêles, la bière et la fumée de tabac forment autour des gens du peuple en Allemagne une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils n’aiment pas à sortir. Cette atmosphère nuit à l’activité, qui est au moins aussi nécessaire à la guerre que le courage ; les résolutions sont lentes, le découragement est facile, parce qu’une existence d’ordinaire assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans la fortune. L’habitude d’une manière d’être paisible et réglée prépare si mal aux chances multipliées du hasard, qu’on se soumet plus volontiers à la mort qui vient avec méthode qu’à la vie aventureuse.

La démarcation des classes, beaucoup plus positive en Allemagne qu’elle ne l’étoit en France, devoit anéantir l’esprit militaire parmi les bourgeois : cette démarcation n’a dans le fait rien d’offensant ; car, je le répète, la bonhomie se mêle à tout en Allemagne, même à l’orgueil aristocratique ; et les différences de rang se réduisent à quelques priviléges de cour, à quelques assemblées qui ne donnent pas assez de plaisir pour mériter de grands regrets. Rien n’est amer, dans quelque rapport que ce puisse être, lorsque la société, et par elle le ridicule, a peu de puissance. Les hommes ne peuvent se faire un véritable mal à l’âme que par la fausseté ou la moquerie : dans un pays sérieux et vrai, il y a toujours de la justice et du bonheur. Mais la barrière qui séparoit, en Allemagne, les nobles des citoyens, rendoit nécessairement la nation entière moins belliqueuse.

L’imagination, qui est la qualité dominante de l’Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l’on ne combat pas ce mouvement naturel par l’ascendant de l’opinion et l’exaltation de l’honneur. En France, déjà même autrefois, le goût de la guerre étoit universel ; et les gens du peuple risquoient volontiers leur vie comme un moyen de l’agiter et d’en sentir moins le poids. C’est une grande question de savoir si les affections domestiques, l’habitude de la réflexion, la douceur même de l’âme, ne portent pas à redouter la mort ; mais si toute la force d’un État consiste dans son esprit militaire, il importe d’examiner quelles sont les causes qui ont affoibli cet esprit dans la nation allemande.

Trois mobiles principaux conduisent d’ordinaire les hommes au combat : l’amour de la patrie et de la liberté, l’amour de la gloire, et le fanatisme de la religion. Il n’y a point un grand amour pour la patrie dans un empire divisé depuis plusieurs siècles, où les Allemands combattoient contre les Allemands, presque toujours excités par une impulsion étrangère : l’amour de la gloire n’a pas beaucoup de vivacité là où il n’y a point de centre, point de capitale, point de société. L’espèce d’impartialité, luxe de la justice, qui caractérise les Allemands, les rend beaucoup plus susceptibles de s’enflammer pour les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie ; le général qui perd une bataille est plus sûr d’obtenir l’indulgence, que celui qui la gagne ne l’est d’être vivement applaudi ; entre les succès et les revers, il n’y a pas assez de différence au milieu d’un tel peuple pour animer vivement l’ambition.

La religion vit, en Allemagne, au fond des cœurs, mais elle y a maintenant un caractère de rêverie et d’indépendance, qui n’inspire pas l’énergie nécessaire aux sentiments exclusifs. Le même isolement d’opinions, d’individus et d’états, si nuisible à la force de l’Empire Germanique, se trouve aussi dans la religion : un grand nombre de sectes diverses partagent l’Allemagne ; et la religion catholique elle-même, qui, par sa nature, exerce une discipline uniforme et sévère, est interprétée cependant par chacun à sa manière. Le lien politique et social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois, les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante, rien de tout cela n’existe chez les Allemands. Chaque État en est plus indépendant ; chaque science mieux cultivée ; mais la nation entière est tellement subdivisée, q’on ne sait à quelle partie de l’Empire ce nom même de nation doit être accordé.

L’amour de la liberté n’est point développé chez les Allemands ; ils n’ont appris ni par la jouissance, ni par la privation, le prix qu’on peut y attacher. Il y a plusieurs exemples de gouvernements fédératifs qui donnent à l’esprit public autant de force que l’unité dans le gouvernement ; mais ce sont des associations d’états égaux et de citoyens libres. La fédération allemande étoit composée de forts et de foibles, de citoyens et de serfs, de rivaux et même d’ennemis : c’étoient d’anciens éléments combinés par les circonstances et respectés par les hommes.

La nation est persévérante et juste ; et son équité et sa loyauté empêchent qu’aucune institution, fût-elle vicieuse, ne puisse y faire de mal. Louis de Bavière, partant pour l’armée, confia l’administration de ses États à son rival Frédéric-le-Beau, alors son prisonnier, et il se trouva bien de cette confiance, qui dans ce temps n’étonna personne. Avec de telles vertus, on ne craignait pas les inconvénients de la foiblesse ou de la complication des lois ; la probité des individus y suppléoit.

L’indépendance même dont on jouissoit en Allemagne, sous presque tous les rapports, rendoit les Allemands indifférents à la liberté : l’indépendance est un bien, la liberté une garantie ; et précisément parce que personne n’étoit froissé en Allemagne, ni dans ses droits, ni dans ses jouissances, on ne sentoit pas le besoin d’un ordre de choses qui maintînt ce bonheur. Les tribunaux de l’Empire promettoient une justice sûre, quoique lente, contre tout acte arbitraire ; et la modération des souverains et la sagesse de leurs peuples ne donnaient presque jamais lieu à des réclamations. On ne croyait donc pas avoir besoin de fortifications constitutionnelles, quand on ne voyoit point d’agresseurs.

On a raison de s’étonner que le code féodal ait subsisté presque sans altérations parmi des hommes si éclairés ; mais comme dans l’exécution de ces lois défectueuses en elles-mêmes il n’y avoit jamais d’injustice, l’égalité dans l’application consoloit de l’inégalité dans le principe. Les vieilles chartes, les anciens privilèges de chaque ville, toute cette histoire de famille qui fait le charme et la gloire des petits États, étoit singulièrement chère aux Allemands ; mais ils négligeoient la grande puissance nationale qu’il importoit tant de fonder au milieu des colosses européens.

Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l’adresse et de l’habileté : tout les inquiète, tout les embarrasse, et ils ont autant besoin de méthode dans les actions, que d’indépendance dans les idées. Les Français, au contraire, considèrent les actions avec la liberté de l’art, et les idées avec l’asservissement de l’usage. Les Allemands, qui ne peuvent souffrir le joug des règles en littérature, voudraient que tout leur fût tracé d’avance en fait de conduite. Ils ne savent pas traiter avec les hommes ; et moins on leur donne à cet égard l’occasion de se décider par eux-mêmes, plus ils sont satisfaits.

Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d’une nation ; la nature du gouvernement de l’Allemagne étoit presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu’ils réunissent la grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale ; ce n’est pas servilité, c’est régularité chez eux que l’obéissance ; ils sont scrupuleux-dans l’accomplissement des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre étoit un devoir.

Les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave ; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. « Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l’empire de l’imagination.[1] » L’esprit des Allemands et leur caractère paroissent n’avoir aucune communication ensemble : l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs ; l’un est très-entreprenante l’autre très-timide ; enfin les lumières de l’un donnent rarement de la force à l’autre, et cela s’explique facilement. L’étendue des connoissances dans les temps modernes ne fait qu’affoiblir le caractère, quand il n’est pas fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude ; et l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie[2].


  1. Phrase supprimée par les censeurs.
  2. Je n’ai pas besoin de dire que c’étoit l’Angleterre que je voulois désigner par ces paroles mais quand les noms propres ne sont pas articulés, la plupart des censeurs, hommes éclairés, se font un plaisir de ne pas comprendre. Il n’en est pas de même de la police ; elle a une sorte d’instinct vraiment remarquable contre les idées libérales, sous quelque forme qu’elleg se présentent, et dans ce genre elle dépiste comme un habile chien de chasse tout ce qui pourroit réveiller dans l’esprit des Français leur ancien amour pour les lumières et la liberté.