De l’émancipation des esclaves

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 151-177).


DE
L’ÉMANCIPATION
DES  ESCLAVES

DISCOURS PRONONCÉS À DIVERSES ÉPOQUES
PAR M. A. DE LAMARTINE

I

chambre des députés. — 23 avril 1835.

Messieurs,

Je ne viens pas combattre les conclusions de l’honorable colonel qui descend de cette tribune ; mais je viens m’opposer à l’ajournement et au silence qu’il invoque dans cette question. Nous n’avons que trop ajourné, nous n’avons que trop gardé le silence, il est temps de parler. Mais ce n’est pas contre le projet de loi que je parlerai ; plus nous désirons rapprocher et assurer cette grande mesure de l’émancipation des esclaves, plus nous accorderons libéralement au gouvernement les moyens de précautions et de surveillance que nous commande notre sollicitude pour nos concitoyens des colonies.

Loin de moi, messieurs, la pensée de m’affliger de ce que la question des colonies ramène ici la question de l’esclavage, question qui reviendra, selon nous, tant qu’elle n’aura pas été résolue dans le sens de la raison, de la justice et de l’humanité ; nous ne pouvons nous empêcher d’admirer, au contraire, cette toute-puissance de la conscience humaine que rien ne peut étouffer, qui se soulève chaque fois qu’on prononce le mot d’esclave, qui cherche à agir ou dans les assemblées délibérantes, ou dans des sociétés volontaires, et qui, pour des intérêts qui lui sont étrangers, où elle semble complètement désintéressée, force des hommes d’opinions, de religions et de nations diverses, à s’entendre d’un bout de l’Europe à l’autre pour ce noble but de l’émancipation ! C’est là ce que j’admire, c’est là ce qui devrait prouver aux plus incrédules, qu’il y a en l’homme quelque chose de plus fort, de plus irrésistible que la voix de l’intérêt personnel, quelque chose de divin, de surhumain, qui crie en lui-même contre ses mensonges, contre ses sophismes, et qui ne lui laisse le repos que quand il a satisfait à ses inspirations de justice, et inauguré dans ses lois le principe qu’il a dans son cœur !

Je sais, nous savons tous, une fatale expérience nous a trop appris que, dans des discussions de cette nature, nous devons peser toutes nos paroles, et étouffer sous la prudence du langage, sous la réticence souvent la plus entière, cette chaleur même d’humanité qui, sans péril parmi nous, pourrait allumer l’incendie ailleurs. Nous ne devons pas oublier, nous n’oublierons pas que chaque parole inflammable prononcée ici retentit non-seulement dans la conscience de nos collègues, dans l’inquiétude des colons, mais aussi dans l’oreille de trois cent mille esclaves, que ce que nous traitons froidement et sans danger à cette tribune touche à la propriété, à la fortune, à la vie de nos compatriotes des colonies, que nous devons veiller avant tout à leur sûreté, dont nous répondons devant Dieu et devant les hommes, et que nous ne devons éveiller dans les esclaves d’autres espérances que celles que nous pouvons satisfaire sans commotion pour les colonies, sans ruine pour les propriétés, sans trouble, sans agitation pour les esclaves. Je suis tellement pénétré, messieurs, de ce devoir, que, pour ma part, je ne me serais associé ni à cette discussion, ni aux efforts individuels des partisans de l’émancipation, si le contraste des colonies anglaises, où l’émancipation est effectuée, avec nos colonies, où l’esclavage est maintenu, et la présentation même du projet de loi, ne donnaient plus de péril au silence qu’à la délibération. Nous ne sommes plus au temps qu’on nous rappelle, où des orateurs, plaçant le fanatisme de l’humanité au-dessus de l’amour de l’humanité, qui n’est jamais séparé de la raison et de la prudence, s’écriaient : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Aujourd’hui, messieurs, bien loin que cette alternative se pose devant nous, nous sommes assez éclairés et assez heureux pour que l’intérêt du principe et l’intérêt des colonies soient confondus, et nous devons dire au contraire : « En sauvant les principes, nous sauvons les colonies ! »

L’Angleterre, après de longues enquêtes, vient, par le bill de 1834, d’abolir l’esclavage ; les avantages du travail libre ont été constatés à ses yeux. Restaient les droits des colons ; le principe de l’indemnité a été admis, et la Grande-Bretagne vient de s’honorer et d’honorer l’homme par un des actes les plus inouïs qu’ait jamais accomplis une association d’hommes. Elle a racheté au prix de cinq cent millions le principe sans prix aux yeux d’un peuple chrétien, le principe de la liberté et de la dignité des enfants de Dieu.

L’expérience de la liberté est en faveur de l’émancipation. Le discours d’ouverture du parlement de 1835, rédigé par des hommes d’État longtemps adversaires de cette mesure, est un témoignage que vous ne pouvez récuser : il n’y a pas de meilleurs témoins que des témoins qui confessent leur prévention et leur erreur. Les colonies espagnoles sont encore sous le régime de l’esclavage. Mais il faut le dire à l’honneur d’une religion qui s’interpose au nom de Dieu entre le maître et l’esclave pour tempérer la tyrannie de l’un et adoucir la résignation de l’autre, l’esclavage dans les colonies espagnoles n’est plus qu’un mot, l’esclave peut se racheter tous les jours. Cette faculté, qui le soutient par l’espérance, est une liberté véritable et commande au maître une sorte de paternité.

Dans cet état de choses il est impossible que nos colonies ne s’agitent pas. Les esclaves entendent parler tous les jours de l’émancipation de leurs frères dans les colonies anglaises ; l’impatience de la liberté les remue, ils attendent, ils complotent, ils désertent en grand nombre ; le gouvernement et les conseils coloniaux craignent avec raison cette contagion de la liberté qui se répand sur nos îles comme un fléau, et qui devrait s’y répandre comme un bienfait ; ils vous demandent de nouvelles mesures, les événements prévus ou imprévus les forceront à vous en demander de plus onéreuses au trésor ; vous les accorderez, parce qu’il faut à tout prix protéger les propriétés et les vies de nos compatriotes, et, de nécessités en nécessités, de crédits en crédits ajoutés aux trente millions que vos colonies coûtent déjà depuis longtemps à la France, vous aurez dépassé, peut-être, le chiffre des dépenses que l’émancipation aurait coûtées au pays ! Vous aurez payé pour retenir dans les fers, dans l’oppression, dans l’immoralité, dans le concubinage, dans la privation de tout ce qui constitue l’humanité, trois cent mille esclaves ! plus qu’il ne vous en aurait coûté pour appeler toute une race d’hommes à la liberté, au travail volontaire, à la famille, à la religion, à la civilisation et à la vertu ! Voilà, messieurs, l’inévitable effet de ces ajournements éternels des principes qui, en perpétuant le mal dans le présent, ruinent la conscience des peuples, ruinent les mœurs, ruinent le trésor, et rendent le remède plus impossible dans l’avenir !

Je sais que quelques personnes, même dans cette nation si juste, si généreuse, si libre, si jalouse de ses moindres droits, contestent plus haut que jamais qu’aucun remède soit nécessaire, soit applicable à l’esclavage. J’ai entendu sur cette question ce mot terrible sortir d’une bouche éloquente et chrétienne : « À l’égard de l’émancipation des noirs, silence toujours, inaction toujours ! » Silence ? oui. Si vous agissiez, nous nous tairions pour ne pas compromettre vos mesures. Inaction toujours ? Puisque vous avouez cette pensée d’éternelle oppression, puisque vous consacrez en principe et en fait la permanence de l’esclavage et le droit irrachetable de la possession de l’homme par l’homme, nous ne pouvons nous taire ; notre réserve pouvait, devait vous donner du temps ; elle ne peut ni ne doit vous faire l’éternelle concession d’une vérité qui ne nous appartient pas plus qu’à vous, qui est le titre de l’humanité tout entière !

Ce n’est plus ni le temps ni l’heure de revenir sur cette question de l’esclavage en lui-même. Cette question n’est jamais absolue, elle est toujours relative, et j’accorderai, si l’on veut, que la loi peut tolérer l’esclavage de certaines races humaines pendant un certain temps, et à la condition que cette violation des droits reçus de la nature, que cette exception odieuse à la possession de soi-même soit ou paraisse indispensablement nécessaire à la conservation, à l’amélioration de ces hommes tenus en tutelle au dessous de l’humanité ! Je l’accorderai sans y croire, car la possession de l’homme n’a pas été donnée à l’homme. Dans l’état de nature l’homme appartient à Dieu, dans l’état de société il appartient à la loi. L’homme ne peut être acheté, il ne peut même se vendre lui-même : car la dignité humaine ne lui appartient pas, elle appartient à l’humanité tout entière. Aucune loi sociale ne peut reconnaître cet avilissement de l’humanité dans le commerce forcé ou volontaire de l’homme, elle profanerait l’homme et Dieu ! D’ailleurs, si l’on pouvait se vendre soi-même par un abus monstrueux du droit de possession de soi-même, on ne peut vendre au delà de soi-même, on ne peut inféoder la race à venir à un éternel esclavage ! L’état actuel de l’esclavage dans nos colonies admet cette vente des enfants par le père et par la mère ! des enfants nés et à naître ! Et quelle mère peut voir, sans que son cœur soit refoulé en elle, sourire son enfant destiné à lui être arraché pour l’esclavage ? quelle mère, si elle a une pensée humaine, peut sentir sans regret et sans horreur palpiter dans son sein un être vendu d’avance au fouet des blancs ? Ils ne peuvent, dit on, supporter la liberté, c’est une race imparfaite qu’il faut élever à l’humanité par la servitude ? Monstrueux prétexte de la barbarie de nos lois ! Ils ne peuvent supporter la liberté ? Est-ce que la liberté est plus lourde à porter que l’esclavage ? Et nous, qui parlons, supporterions-nous l’esclavage ? Et cependant qui de nous osera dire que l’esclavage n’est pas plus difficile à supporter que la liberté ? C’est ainsi que des législations cupides se font des raisons de leurs vices mêmes !

Non, messieurs, nous ne croirons jamais à ces prétendues nécessités des crimes sociaux, à cette prétendue impuissance des races humaines d’arriver à la possession des droits que Dieu leur a faits, pas plus qu’à cette impossibilité de cultiver certaines plantes autrement qu’en dégradant toute une famille humaine. S’il en était ainsi, périssent ces plantes qui ne pourraient croître que sous la sueur et le sang des esclaves ! Mais il n’est pas, il ne peut pas être vrai que la prospérité d’une contrée ou d’un peuple soit nécessairement fondée sur la dégradation et l’abrutissement d’un autre peuple et d’un autre pays ! Je ne croirai jamais que le divin distributeur des destinées sociales les ait ordonnées ainsi, qu’il faille retenir une partie, une moitié de la race qu’il a créée, dans les souffrances physiques. D’accord avec les colons, même sur le principe de l’émancipation, sur l’indemnité et sur les avantages du travail libre. Le gouvernement n’a, pour obtenir le résultat de l’émancipation, qu’a discuter avec les colons le chiffre de l’indemnité, qu’à garantir aux colons des travailleurs libres, et enfin qu’à se décider par des enquêtes et par l’exemple de l’Angleterre entre une émancipation partielle et progressive et une émancipation totale et immédiate. Quand une fois le pays et le gouvernement auront cette foi généreuse dans un principe, cette conscience irrésistible d’un grand devoir à accomplir à tout prix, voilà donc les trois questions qu’il aura à résoudre : garantir aux colons des travailleurs libres après la mesure de l’émancipation, émanciper entièrement ou progressivement, enfin indemniser suffisamment. Les deux premières questions sont purement administratives et expérimentales. Nous pensons, nous, et en cela nous sommes heureusement d’accord avec les colons, que l’émancipation entière et immédiate est celle qui présente le plus de chances favorables et dans l’intérêt de l’humanité et dans l’intérêt des colons. Dans l’intérêt de l’humanité, parce que les esclaves à demi rachetés resteraient pour l’autre partie de leur temps sous la verge et sous l’arbitraire du maître, qui pourrait les surcharger de travail et se venger de cette demi-liberté conquise sur ses intérêts. Dans l’intérêt des colons, parce que le rachat partiel et successif, en privant le maître d’une partie de ses droits sur l’esclave, donnerait lieu à des contestations sans nombre, et laisserait une foule d’intérêts indirects sans compensation ! La question de la quotité de l’indemnité resterait donc seule à résoudre. Elle présente sans doute des difficultés ; elle ne se réglera jamais à l’amiable ; le haut arbitrage de la métropole sera nécessaire ; des controverses sans terme viendront compliquer et obscurcir les droits mutuels de l’état des colons et de l’esclave. Mais si nous examinons cette question de l’indemnité autour d’une haute et impartiale raison, si nous appelons à cet examen et la morale des philosophes et la conscience de l’humanité et la pratique de l’homme d’État, cette question devient claire et se résout ainsi, selon moi.

Le colon dit : « Mes esclaves sont ma propriété aussi légitime, aussi inviolable que votre maison ou votre champ ; car je les ai achetés ou reçus en héritage sous la garantie de la même loi. »

Nous disons, et l’esclave dit avec nous ; « Aucune loi ne peut donner à l’homme la propriété de l’homme ; car la loi n’est que la sanction de la justice ; car aucune conscience humaine ne peut légitimer l’esclavage ; car nul n’est obligé de ratifier une loi qui le prive des droits donnés par la nature. »

Quelle sera donc la solution ?

La voici : C’est qu’une compensation est due pour le redressement de cette loi qui viole un grand principe moral ; c’est que, le redressement de cette loi intéressant à la fois la société tout entière qui rachète un principe, le colon qui rachète une propriété légitime à la place d’une usurpation consacrée, l’esclave enfin qui rachète sa liberté vendue, avec la société, le colon et l’esclave, doivent concourir proportionnellement au redressement de cette loi, et subir leur part dans la compensation ou dans l’indemnité. En partant de cette base éminemment juste, en évaluant ce que la société gagne en recouvrant une vérité dans ses lois, le colon en rentrant dans le droit et dans la nature, l’esclave en recouvrant la liberté, en comptant les esclaves valides, en prenant leur prix moyen dans les dernières années, en faisant un total de cette somme, en la distribuant avec justice entre l’État, le colon et l’esclave, on arrive, en prenant des termes et des moyens indirects pour en solder une partie par des réductions sur les droits des sucres, on arrive à un résultat qui n’est point onéreux pour le trésor et qui soulage d’un poids intolérable la conscience d’un peuple équitable et moral !

La société, messieurs, n’est pas condamnée à ne jamais abolir les abus, les vices, les monstruosités de ses lois, parce que ces monstrueux abus sont devenus des propriétés directes ou indirectes ! Où en serions nous, si la société ne pouvait se dessaisir et s’exproprier de ses vices devenus propriétés pour quelques-uns ? La féodalité réclamerait ses serfs, l’État ses aubaines, l’inquisition ses confiscations, le bourreau son salaire perdu quand nous lui aurons supprimé son œuvre homicide ?

Non, messieurs, nous avons le droit d’être humains pourvu que nous sachions être justes, nous avons le droit de gémir et nous indigner de voir des hommes, nos frères, traqués comme de vils troupeaux, contraints à un travail de seize heures avec le fouet pour salaire, condamnés au concubinage le plus brutal, à la promiscuité des enfants, ces enfants vendus à un maître, la mère à un autre, le père à un troisième, l’âme profanée avec le corps. L’ignorance imposée à l’esprit, l’interdiction systématique de toute instruction élémentaire, même du droit d’apprendre à lire, la famille foulée aux pieds comme le germe de toute sociabilité qu’il faut écraser pour mieux abrutir l’espèce, une religion incompatible avec l’esclavage, prêchant en vain aux esclaves sa morale démentie par la violation de tout christianisme à leur égard, une dignité de l’homme insultée sous toutes ses formes en eux ! leur prêchant l’indépendance et la justice un fouet à la main ! Nous avons le droit d’abolir de telles atrocités sociales, ou, si on nous conteste le droit de les abolir, n’aurons-nous pas le droit de les racheter et de discuter avec les propriétaires à quel prix nous les rachèterons ?

Mais les propriétaires, il faut leur rendre cette justice, sont animés des mêmes sentiments que nous : cette propriété humiliante leur pèse, ils sont impatients de l’abdiquer, ils préparent l’esclave à la liberté par la douceur croissante et l’humanité de leur tutelle. Les esclaves respirent l’air de la liberté qui souffle des colonies anglaises ; la population noire qui s’accroît dans les nôtres rendrait dans peu d’années le rachat plus onéreux, impossible peut-être. Le moment est opportun, nous sommes en paix, nous sommes en progrès moral et en mouvement législatif, nos capitaux abondent, nous en versons avec profusion sur toutes les entreprises industrielles ; ouvrons un emprunt pour le rachat de l’homme, jetons ou plutôt prêtons quelques millions à une entreprise de l’humanité. Les principes sont aussi des capitaux pour un peuple, et les intérêts de ces capitaux, la Providence les lui paye avec usure, et Dieu en tient compte à sa postérité ! Qu’attendons-nous, messieurs ? Indépendamment de ce résultat tout moral, vous aurez des colonies mieux cultivées par le travail libre, où les procédés les plus économiques, les machines et les industries qu’elles exigent s’établiront ; une population plus nombreuse et plus riche, qui consommera une somme bien plus forte des produits industriels de la métropole ; les denrées coloniales, le sucre surtout, à meilleur marché sur le continent et devenant accessibles à la consommation de toutes les classes ; une réduction notable dans vos forces militaires aux colonies et dans la mortalité des troupes que vous êtes forcés d’y tenir.

Le remboursement de quatre-vingts millions que vos colonies doivent au commerce de la métropole, et dont elles s’acquitteraient avec le produit de l’indemnité.

Enfin la réclamation de la dignité humaine dans les esclaves et dans les maîtres eux-mêmes, car la possession de l’homme corrompt celui qui possède autant que celui qui est possédé !

Messieurs, sondons quelquefois nos consciences ! Il y a un peuple qui s’appelle libre, qui n’a dû cette liberté qu’à notre sympathie pour l’indépendance humaine, ce sont les Américains. Eh bien, messieurs, en face de ce congrès où retentissent du matin au soir ces beaux noms d’indépendance, de dignité humaine, de droits imprescriptibles, d’inviolabilité des droits naturels, vous voyez passer des files d’hommes, de femmes, d’enfants, de jeunes filles, enchaînés les uns aux autres par des carcans qui les empêchent même d’incliner la tête pour cacher leur honte ou leurs larmes, et qui protestent devant le ciel et la terre contre l’hypocrite philanthropie de ce peuple qui ne veut la liberté et la justice que pour lui ; et nous, messieurs, qui recherchons avec tant de jalousie et de scrupule ce qui peut nous manquer en droits individuels, civils, constitutionnels, nous qui nous interrogeons sans cesse nous-mêmes avec tant de scrupules pour savoir si quelque faculté humaine n’est pas suffisamment garantie dans nos lois, et qui souffrons comme le Sybarite du moindre pli de servitude qui pourrait nous blesser ou nous gêner seulement dans le tissu de nos législations, pensons-nous quelquefois qu’à quelques journées de nos rivages, sous le même Dieu, sous la même loi, sous le même drapeau que nous, il y a des milliers d’hommes qui ne connaissent ni nationalité, ni religion, ni famille, qu’on a arrachés de leurs pères, à qui on arrachera leurs enfants, de peur qu’ils n’aient un des liens de la nature, à qui on jette une femme pour s’enrichir de sa fécondité, à qui on la retire pour que la famille n’empêche pas de revendre l’humanité en détail ! qui n’ont d’autre loi que le caprice d’un maître délégué par un maître ! sujets d’un peuple libre pour qui le mot de liberté n’est qu’une dérision amère, hommes pour qui le nom d’homme n’est qu’une ironie et une malédiction !

Ah ! pensons-y, messieurs ! et faisons-y penser la loi ! Sollicitons l’effort du gouvernement et des chambres. Nous accusons sans cesse ici la stérilité de nos révolutions ! Eh bien, que nos révolutions profitent du moins à quelqu’un ! que le contre-coup de notre liberté se fasse sentir à nos esclaves ! Donnons au gouvernement tout ce qu’il nous demande, à condition qu’il l’emploie à la restauration de la liberté et de la dignité de l’homme ! Il nous trouvera toujours complaisants à ce prix !

Je vote pour la loi.


II

chambre des députés. — 23 mai 1836.

Messieurs,

Dans cette grande et salutaire transaction que nous voulons préparer entre l’État, le colon et l’esclave, pour avancer l’heure de l’émancipation, pour proscrire à jamais l’esclavage, cette possession de l’homme par l’homme, cette dégradation de l’humanité à l’état de bétail humain, une chose me frappe, messieurs, c’est que tout le monde est représenté ici, excepté les esclaves. L’État est présent ici avec toute sa puissance d’administration ; les colons ont des représentants, un budget, un trésor, des délégués, des avocats ; les noirs n’ont ni budget, ni trésor, ni avocats ; ils n’ont d’autre défenseur que nos consciences. Nous sommes obligés de nous faire leurs avocats d’office. C’est, je l’espère, une raison pour nous d’espérer plus d’indulgence et d’impartialité de la chambre.

La chambre peut être certaine que je mettrai dans mes paroles la réserve et la prudence qu’elle a droit d’attendre de nous dans une discussion qui touche à des intérêts si immenses et si susceptibles. Je n’oublierai pas, je n’ai jamais oublié que les paroles prononcées sur cette matière ont du retentissement dans le cœur de quarante mille colons et de deux cent cinquante mille esclaves ; que nous devons les peser avec soin, que l’intérêt pour les esclaves ne doit pas nous faire oublier les maîtres, et que si, dans notre pensée, l’affranchissement des uns est la seule condition de sécurité et de prospérité pour les autres, notre premier devoir est envers nos concitoyens des colonies. Mais ces considérations sont loin de nous commander le silence que prétendait nous imposer hier l’honorable rapporteur de votre commission. Je suis loin de penser avec lui qu’une discussion sur ce sujet soit inutile et dangereuse. Inutile, messieurs ? Je ne répondrai que par un seul fait : C’est en 1792 que l’illustre et vénérable Wilberforce commença dans le parlement d’Angleterre sa discussion sur la traite et sur l’abolition de l’esclavage. Alors aussi des orateurs, si jaloux pour eux-mêmes du titre de citoyen et qui mettaient tant de lenteur à rendre aux noirs le titre d’homme, déclaraient la discussion inutile et dangereuse. Et ce n’est qu’en 1833 que l’abolition de l’esclavage a été prononcée dans le parlement. Il a fallu une discussion, une discussion de quarante-trois ans, pour faire entrer une vérité si simple dans l’esprit de la loi de l’Angleterre, et ce n’est qu’après cette discussion de quarante-trois ans que l’esclavage est tombé sous la raison et sous l’indignation d’un peuple libre ! Voilà à quoi servent les discussions.

Quant à l’ajournement qu’on nous recommande sous tant de différents prétextes, nous nous y attendions. Il y a deux manières de repousser une vérité : la nier, ou en ajourner l’application ; c’est une cause facile à défendre que celle des ajournements ; on a pour soi la plus invincible des puissances humaines, la force d’inertie, cette paresse des choses, des gouvernements et des peuples qui fait qu’on recule toujours l’heure des réparations les plus urgentes, les plus saintes, parce qu’il faut réfléchir, parce qu’il faut se mouvoir, parce qu’il faut agir, et qu’il est plus facile de laisser souffrir et le mal s’invétérer. Ainsi, messieurs, vous l’entendez : on veut, comme nous, l’émancipation ; on s’y prépare. C’est une mesure d’éternelle justice, et cependant il n’en faut pas parler, il faut attendre, voir, ajourner encore. Mais si l’émancipation, si la restitution des droits de l’homme à ceux que vous n’oserez pas ne pas appeler des hommes est d’éternelle justice, elle était donc juste hier ; elle est donc juste aujourd’hui ; elle sera donc juste demain. Et quant à ce que les honorables préopinants disent, qu’il faut d’abord donner aux noirs l’éducation et l’état auquel on les destine ; initiation sage, initiation que nous voulons comme eux, que répondre, messieurs ? Est-ce que l’esclavage est l’éducation de la liberté ? Non, mille fois non ; c’est une liberté graduée qui est l’éducation d’une liberté plus complète. L’esclavage est dans votre système : vous voulez le maintenir ; l’esclavage n’enseigne que la servitude à l’esclave et la tyrannie au maître.

Il y a l’infini entre le mot esclave et le nom d’homme libre. Il n’y a pas de transition de l’un à l’autre. On est possédé ou on ne l’est pas ; on est une chose ou on est un homme. Et comment voulez-vous que les maîtres préparent les esclaves à la liberté et les en rendent dignes, puisque le jour où ils en seraient dignes, ils n’auraient plus de prétexte pour les retenir dans leur possession ? Ainsi que nos adversaires se rassurent : modération, graduation dans l’émancipation des noirs, mais point d’ajournement. Ajourner un droit, c’est se constituer complices d’une iniquité.

Je le sais, les colons et les honorables délégués qu’ils comptent parmi nos collègues affirment qu’ils désirent comme nous l’émancipation ; je dirai plus, je sais qu’ils sont tout aussi pénétrés que nous des principes d’humanité et de religion qui nous commandent seuls nos démarches ; je sais que leur conduite, souvent paternelle envers leurs esclaves, est une protestation de leurs sentiments personnels contre la nature même de leur propriété. Oui, je suis convaincu qu’ils désirent l’émancipation ; mais je crois que nous ne la désirons pas assez nous-mêmes, et que nous devrions la désirer plus efficacement, afin de les aider eux-mêmes à l’accomplir.,

Je ne parlerai donc pas des esclaves, je ne retracerai pas à la chambre le honteux tableau de cette race humaine descendue et maintenue, par la loi d’un peuple libre, à l’état d’abrutissement. C’est ici une question de budget ; je ne parlerai que des maîtres.

Messieurs, mettez-vous un moment à la place de ces cinquante mille citoyens français de vos colonies à qui le malheur de leur naissance a donné, que dis-je, a infligé cette propriété menaçante, cette propriété humaine de deux cent cinquante mille esclaves, et répondez-vous en conscience si vous ne trembleriez pas, si vous ne gémiriez pas de cette condition exceptionnelle de votre propriété ; si vous ne béniriez pas un gouvernement, des législateurs assez courageux pour sonder leur situation et pour la changer ; pour la changer contre le droit commun et contre une propriété normale et inviolable. Il ne peut pas y avoir de doute, et la vileté des prix des propriétés coloniales en est la preuve. Qui voudrait ici changer son champ, quelque étroit qu’il soit, contre une habitation et cent esclaves ? Personne ne se lèvera. Il y a donc une réprobation secrète contre la richesse, même à un pareil prix.

En effet, messieurs, quelle est, au moment où nous discutons, la situation du colon relativement à lui-même et relativement à ses enfants, à ses héritiers, à sa fortune ?-

Il a reçu de ses pères une propriété en territoire à deux mille lieues de la mère patrie, de son gouvernement, de sa langue. Ce territoire a un sol fertile, mais un climat de feu qui dévore les blancs. Il faut pour le cultiver une race d’hommes à part, des Africains, des noirs ; ces travailleurs comment se les procure-t-on ? On ne peut se les procurer, vous le savez, que par une complication de crimes et de barbaries qui déprave à la fois la race qui les vend, la race qui les achète, la race plus exécrable mille fois qui les trafique et les transporte. Vous savez qu’on suscite des guerres pour avoir les prisonniers, qu’on achète l’enfant du père, et souvent le père de l’enfant, et quant aux bâtiments qui transportent ces cargaisons vivantes, lisez, messieurs, l’enquête de 1829 faite par les soins de M. Peel, vous y trouverez ces propres paroles qui dispensent de tout tableau : « Un vaisseau négrier a été constaté contenir dans un espace donné la plus grande masse de tortures et d’atrocités accumulées. »

Voilà la source où vos malheureux concitoyens des Antilles sont obligés de puiser les instruments de travail sur leurs possessions. Jusqu’à présent, ils ont été obligés de se recruter par un crime légal, par cet épouvantable trafic qui a transporté souvent deux et trois cent mille esclaves par année, qui depuis Charles-Quint en a transporté des centaines de millions ; des centaines de millions, messieurs, dont il reste quoi ? quelques centaines de mille ! Ce résultat seul fait juger l’esclavage ! Maintenant, ils se recrutent par un crime illégal, par une contrebande de chair humaine.

Eh bien ! non, messieurs, maintenant par l’effet, selon vous complet, des lois sur la traite, j’admets qu’ils ne se recrutent plus du tout. Mais voyez quel coup déjà mortel a porté au colon l’exécution de cette loi de la suppression de la traite. Il lui faut des noirs, et la loi lui interdit de s’en procurer, et le travail de la terre va décupler de prix par le manque de bras. Qu’une épidémie, que ces empoisonnements du désespoir, si fréquents parmi les noirs, lui déciment une partie des siens ; voilà sa propriété stérile et réduite à rien.

Mais allons plus avant. Le colon, quelle que soit son humanité, sa mansuétude envers ses esclaves, ne doit-il pas craindre à tout moment quelque insurrection ? ne doit-il pas trembler qu’un Spartacus noir appelle ses frères à la liberté ? Or la liberté, conquise par l’insurrection, que serait-elle ? on frémit d’y arrêter sa pensée. Ce n’est pas tout encore ; vous voyez qu’on nous reproche d’oser même prononcer le mot d’émancipation ; on nous le reproche à nous hommes bien intentionnés, hommes prudents, qui parlons devant une assemblée prudente, devant la chambre la plus antirévolutionnaire qui ait jamais été ? On nous dit que ce seul mot est une menace, une espérance, une perturbation, que ce seul mot fait trembler le sol des colonies. Eh bien, aucun de ces dangers n’existe maintenant avec nous. Mais qu’une chambre moins sage vienne à nous remplacer, que ces doctrines d’abandon des colonies viennent à prévaloir un seul moment, que la moindre commotion politique ait lieu dans l’Europe, que les colons soient oubliés un jour, que deviennent les colonies ? que deviennent les esclaves ? que deviennent les propriétés ? Et si nous nous élevions à des considérations plus hautes, que je m’interdis aujourd’hui, ne pourrions-nous pas ajouter : que devient l’humanité ? que devient la morale ? que devient la religion ? que devient la race des maîtres, de ces possesseurs d’hommes et de femmes dans une condition de propriété qui donne l’homme et la femme comme un instrument, comme un hochet de tyrannie ou de dépravation aux enfants ? Une telle propriété, messieurs, ne corrompt-elle pas la race qui possède autant que la race qui est possédée ? une telle propriété n’est-elle pas une malédiction de la société ? Oui, les colons le sentent ; et je ne serai pas démenti ici par leurs représentants quand j’affîrmerai qu’une émancipation loyale, qu’une émancipation conservatrice de leurs intérêts, qu’une émancipation qui conciliera les droits sacrés de la morale et de l’humanité avec l’indemnité du droit de propriété, avec la prévoyance de l’avenir, serait le plus beau présent que la métropole puisse leur faire.

Mais, pour que l’émancipation ait tous ces caractères, il faut examiner avec conscience, avec impartialité, avec stoïcisme, sur quoi se fonde cette exécrable propriété des colons. Qu’est-ce que cette propriété devant Dieu ? Une profanation, un blasphème, un outrage à la créature. Mais, qu’est-ce que cette propriété devant la loi ? Il faut avoir le pénible courage de l’avouer : c’est une propriété, qui, devant la justice humaine, est aussi inviolable, sans compensation, que la propriété de votre champ. Malheureux patrimoine, sans doute, qu’une monstruosité sociale ! Mais la loi est leur complice ; c’est la loi qui est coupable, c’est la loi qu’il faut dépouiller. Or, cette loi, ce n’est pas eux qui l’ont faite ; ils l’ont trouvée en naissant, ils ont possédé sous ses garanties. C’est la société qui a fait, qui a souffert, qui a sanctionné cette loi honteuse, c’est à elle de la défaire. Elle ne pourrait punir une seule catégorie de ses membres d’un crime, qui est le crime de tous, sans injustice. Supposons que l’État ait vendu à un particulier un bien mal acquis, et qu’au bout d’un certain nombre d’années et de transmissions successives, l’État vienne à découvrir que le bien qu’il a vendu ne lui appartenait pas, que les titres étaient faux, aura-t-il le droit de dépouiller le propriétaire nouveau, sans compensation, pour restituer au vrai propriétaire ? Non, messieurs, il aurait deux devoirs, deux obligations également sacrées : la première, de restituer le bien mal acquis au propriétaire véritable ; la seconde, d’indemniser le propriétaire de bonne foi. Eh bien, c’est exactement la situation de l’État vis-a-vis du noir et du colon. Il a vendu des hommes ou laissé posséder des hommes, ce qui est la même chose. Il reconnait aujourd’hui qu’il n’a pu ni vendre ni garantir la possession des hommes, qu’il faut rendre cette propriété à celui-là seul à qui elle appartient, c’est-à-dire à Dieu, à la liberté. Eh bien, peut-il le faire sans indemniser celui qu’il dépossède ? Oui, sans doute, messieurs, il peut le faire ; mais il ne peut le faire qu’en réparant une iniquité par une autre. Disons la vérité : il doit déposséder, il doit déposséder à l’heure même ; il n’a pas le droit d’ajourner d’un jour la restitution de la dignité humaine : mais il le doit à une condition, c’est d’être complètement juste, c’est d’indemniser. (Interruption.)

Messieurs, je comprends ces murmures, mais laissez-moi expliquer ma pensée. Quand je parle de propriété légitime, certes, messieurs, je n’entends pas plus que vous que cette propriété du maître sur l’esclave soit légitime en elle-même, légitime pour l’esclave ! Il ne peut lui reconnaître la légitimité d’une loi qui le prive de ses droits et de ses facultés d’homme, et sa nature même, sa nature d’enfant de Dieu est une juste protestation, une éternelle insurrection de sa raison contre la loi qui le ravale à l’état de brute ; mais je dis que devant la loi dont nous sommes tous les complices, devant cette exécrable loi que nous voulons corriger, la propriété du colon est fondée sur des garanties égales aux garanties de vos champs et de vos maisons ; car il possède en vertu d’une loi mauvaise, mais d’une loi commune à tous. Vous devez donc punir la société de la mauvaise loi qu’elle a faite et non le colon de la mauvaise nature de sa propriété ; c’est-à-dire, vous devez compenser aux colons la spoliation sous peine de ne réparer une iniquité que par une autre iniquité !

Messieurs, je sais que c’est là le grand mot, le mot terrible, le mot qui fait murmurer, le mot qui repousse, dans l’indifférence et l’incurie, des hommes assez ignorants des lois sociales pour croire qu’une réparation qui coûte quelques millions ruine un pays ; des hommes qui pèsent de la morale contre de l’or. Eh bien, que ces hommes mêmes se tranquillisent. Cette compensation, sagement combinée, ne ruinera personne. Quand le moment en sera venu, je le démontrerai à la chambre. Je me bornerai à lui dire en deux mots aujourd’hui sur quel principe doit être réparti le payement de cette compensation, lorsque la chambre aura consacré le principe de l’émancipation. Ce système, qui a paru réunir l’année dernière l’assentiment de la chambre, celui de la Société d’émancipation, celui des colons eux-mêmes, le voici :

À qui profite l’émancipation ? D’abord aux esclaves, qui recouvrent la liberté, la famille, la propriété, la vie humaine ; ensuite aux colons, qui échangent une propriété périlleuse, menaçante, sans légitimité devant Dieu ni devant les hommes, contre une propriété de droit commun, contre une propriété qui ne fait ni rougir ni trembler son possesseur. Enfin, à qui profite l’émancipation ? À la société, qui rachète le principe inaliénable de la dignité humaine, et qui se réhabilite à ses propres yeux. La société, le colon, l’esclave, ont donc un égal intérêt à l’émancipation. L’indemnité de l’émancipation devra donc porter proportionnellement sur l’esclave, le colon et l’État ; c’est-à dire, messieurs, que le chiffre quelconque que vous poserez à l’indemnité devra être partagé entre l’esclave, le colon et l’État. Or, ce principe admis et son application régularisée entre ces trois catégories d’intéressés, soit par un emprunt, soit par termes successifs, soit par réduction des droits sur l’entrée des sucres coloniaux, comme le propose mon honorable ami monsieur de La Rochefoucauld, en combinant ces moyens d’indemnisation avec l’apprentissage nécessaire pour initier le nègre au travail libre, rien ne sera plus facile que de diviser et d’alléger le fardeau de manière à ce qu’il soit presque insensible pour chacun. Songez que l’Angleterre n’a pas hésité à jeter cinq cents millions dans la main de ses colons pour leur arracher les fouets et les chaînes ; mais songez que l’Angleterre avait quatre fois plus d’esclaves que vous, que ces esclaves étaient plus chers, et qu’elle n’a pas introduit le principe, que j’ai présenté à la chambre, d’une répartition proportionnelle de l’indemnité entre tous ceux qui ont à en profiter. Ne vous préoccupez donc pas de l’indemnité. Il n’en coûtera pas à la France par année, pendant dix ans, il n’en coûtera pas à ce noble et généreux pays, pour racheter la dignité humaine, pour cette restauration de l’humanité, ce qu’il vous en coûte pour la restauration d’un de vos monuments de chaux et de pierre.

Eh bien, messieurs, en présence d’un si léger sacrifice pour un aussi inappréciable avantage, céderez-vous toujours, céderez-vous sans fin à ces éternels ajournements que l’intérêt privé vous objecte ? On vous dit : « Attendez l’exemple de l’Angleterre, attendez quatre ans. » Mais, messieurs, dans quatre ans il sera trop tard ; les Antilles anglaises seront libres, et la contagion de la liberté viendra soulever vos Antilles. L’exemple de l’Angleterre ! Mais vous l’avez sous les yeux. Je suis prêt à donner à la chambre communication des documents les plus authentiques, qui prouvent que apprentissage réussit, et que le travail libre succède sans difficulté au travail forcé. L’exemple de l’Angleterre ! Ah ! plût à Dieu que nous ne l’eussions pas attendu ! Un peuple comme nous devrait s’indigner d’attendre l’exemple de l’Angleterre pour racheter la liberté humaine, lui qui a tant fait pour racheter la liberté civile, la liberté politique.

Eh bien, messieurs, la chambre veut-elle m’accorder deux minutes ? je lui expliquerai en peu de mots quels sont les prétendus résultats funestes de l’expérience anglaise.

Cette expérience, la voici : le parlement anglais a prononcé l’émancipation par acte du 28 août 1833. Il est parti de ce principe qu’il fallait assurer d’abord bon ordre et compensation ; bon ordre, parce qu’un gouvernement ne doit dans aucun cas constituer l’anarchie au nom d’un principe ; compensation, parce qu’un gouvernement ne dépossède pas une loi immorale dont toute la société est complice aux dépens d’une seule catégorie de citoyens.

L’acte du parlement constitue un état intermédiaire entre la liberté et l’esclavage, appelé apprentissage.

Il crée trois classes d’apprentis laboureurs : les uns attachés au sol, les autres non attachés au sol, les autres enfin non prédiaux : ce sont les enfants au-dessous de douze ans.

Les apprentis attachés au sol sont libres de fait en 1840 ; les apprentis non attachés au sol dès 1838.

Les maîtres peuvent affranchir auparavant.

Des juges de paix spéciaux ont été institués en nombre suffisant : cinquante-six à la Jamaïque, par exemple. Ces magistrats visitent les habitations pour leurs audiences, et décident sur toutes les difficultés entre les maîtres et les esclaves.

La statistique officielle de ces magistrats démontre qu’aucun des inconvénients qu’on nous présage n’a lieu. À la Jamaïque, sur soixante-huit mille habitations visitées, trois mille seulement ont donné des affaires contentieuses facilement résolues.

À la Barbade, il y a eu quelques jours d’étonnement et de trouble. Tout est rentré aisément dans l’ordre.

À Antigoa, on n’a pas même employé l’apprentissage ; l’émancipation a été immédiate et a complètement réussi. L’intervention des frères moraves a été très-heureuse pour la cause de l’émancipation, et nous osons espérer que celle du clergé français catholique ne nous faillirait pas dans une œuvre si éminemment civilisatrice.

On a parlé de la ruine des colons. Eh bien, messieurs, vous allez apprécier ces pronostics par le résultat industriel dans les colonies anglaises, pendant les deux dernières années.

Les rapports officiels débattus dans les chambres coloniales non suspectes constatent que, même dans ces premières années de tâtonnements, la production n’a été réduite que d’un dix-huitième, ou tout au plus d’un seizième, et cependant le nombre d’heures affectées au travail des noirs a été réduit d’un sixième, et, pendant la récolte, d’une moitié.

Voilà, messieurs, ces résultats dans toute leur réalité. Y a-t-il rien là de si propre à refouler nos espérances et à nous condamner à ne jamais tenter cette même amélioration, cette même rédemption d’une partie de nos frères ?

Non, l’opinion ne s’y trompera pas ; non, la chambre n’hésitera pas plus longtemps.

Un si faible effort nous effrayerait, messieurs ! Une nation qui, pour réformer tout son passé, n’a pas craint de remuer son sol, depuis quarante-sept ans, jusqu’à la dernière pierre, de fouiller jusqu’aux fondements ses institutions vieillies, pour les rebâtir sur un tuf solide ; une nation qui n’a pas hésité à ruiner tous ses intérêts au profit de ses principes ; un peuple qui a renversé d’un souffle les mainmortes, les dîmes, les corvées, les servitudes civiles, les privilèges de tout genre ; un peuple qui a reçu l’assaut de l’Europe entière et lancé ses populations contre elle pour la cause de la liberté politique ; qui a dépensé sa fortune par milliards et son sang par torrents ; un tel peuple craindrait-il aujourd’hui de remuer quelques chiffres de son budget pour effacer à jamais, du livre des atrocités légales, ce nom d’esclave, qui flétrit celui qui l’inflige, plus encore que celui qui le porte ?

Non, cela n’est pas possible. Et si vous mettiez en balance, dans un seul calcul d’argent, ce qu’il en a coûté depuis que les colonies existent pour maintenir et recruter l’esclavage ; si vous comptiez les frais de ces expéditions entreprises pour rapporter ces cargaisons vivantes, et ceux morts dans la traversée, et ceux jetés dans des tonneaux à la mer, pour détruire les témoins de la contrebande d’hommes ; si vous y ajoutiez les frais d’entretien de vos troupes et la mortalité qui les y décime, et ces expéditions ruineuses comme celles à Saint-Domingue en 1802, où vous ensevelissiez en quelques mois vingt mille Français et plus de cent millions, vous trouveriez que le maintien de l’esclavage vous coûte cent fois plus cher que ne vous coûteraient le travail libre et l’émancipation ; car voilà un faible tableau de ce que vos colonies vous coûtent ; quant à ce que vous gagneriez, vous pouvez le calculer d’un regard. Le principe de l’inviolabilité de la dignité humaine restauré ; l’homme enlevé à l’homme et rendu à lui-même et à la loi ; la famille se reconstituant avec la famille ; la propriété avec la propriété ; le sentiment d’ordre, de travail, de conservation, de patriotisme qui en découle ; enfin, la société lavée de cette tache honteuse de sa barbarie, pouvant se contempler sans rougir, et présenter ses codes à sa conscience et à Dieu, sans craindre le remords ou la vengeance divine. Je ne sais pas quel prix tout cela aura devant les chambres et devant les calculateurs, mais je sais que cela en a un inappréciable devant la nature et devant Dieu.

Messieurs, une réflexion me frappe à l’instant même où je vais descendre de la tribune. Cette réflexion, je l’ai souvent faite avant d’entrer dans cette enceinte comme député, avant de monter ici pour la première fois, et peut-être est-ce cette pensée qui m’a donné un peu de ce courage, un peu de cette confiance d’apporter parfois à cette tribune quelques vérités qu’on appelle avancées, qu’on appelle idéales, qu’on appelle peut-être perturbatrices, et qui, selon moi, sont éminemment conservatrices, car je ne connais rien au monde de si révolutionnaire qu’un abus qu’on laisse subsister ; rien au monde de plus révolutionnaire qu’une immoralité, qu’une iniquité qu’on peut corriger et qu’on laisse consacrer dans la loi. Cette réflexion, je voudrais en pénétrer la chambre.

Oui, je conjure la chambre, je conjure chacun des collègues qui m’entendent et que je remercie de leur bienveillante attention, je les conjure de rentrer un moment dans le silence de leurs pensées, de se porter en idée à ce moment, à ce jour, où sorti pour jamais de cette enceinte législative, où dégagé de toutes ces préoccupations des affaires publiques, dégagé de ces embarras, de ces difficultés d’exécution, de ces prétendues impossibilités qu’on oppose sans cesse à tous nos bons désirs, il se dira : « J’ai été législateur, j’ai été juge, j’ai été maître ; on a soulevé devant moi cette grande question de l’esclavage, de la possession d’un homme par un homme ; j’ai eu dans la main le sort de mes semblables ; j’ai eu dans la main la liberté, la dignité, l’amélioration, la moralisation, la rédemption d’une race tout entière de mes frères, et ma main est restée fermée ! En venant au monde, j’ai eu à porter ma part de cette grande monstruosité collective, j’ai pu la répudier, et en quittant le monde je la laisse, cette part honteuse, je la laisse à porter tout entière encore à mes descendants ! » Messieurs, à cette interrogation de nos consciences, quelle sera la réponse ? Prévenons-la à tout prix.


III

banquet donné par la société française de l’émancipation de l’esclavage, aux délégués des sociétés anglaises et américaine, à paris. — 10 février 1840.

Messieurs,

M. Odilon Barrot vient de porter un toast aux hommes : permettez-moi, au nom de la société française, d’en porter un aux principes :

À l’abolition de l’esclavage sur tout l’univers ! Qu’aucune créature de Dieu ne soit plus la propriété d’une autre créature, mais n’appartienne qu’à la loi !

Messieurs, ce fut un grand jour dans les annales des assemblées politiques, un beau jour devant Dieu et devant les hommes, un jour qui effaça de la surface de la terre bien des taches d’infamie et de sang, que celui où le parlement anglais, qu’animait encore l’âme de Wilberforce et de Canning, jeta cinq cents millions à ses colons pour racheter trois cent mille esclaves, et avec eux la dignité du nom d’homme et la moralité dans les lois.

Nous admirions dans notre enfance le dévouement de ces apôtres, de ces missionnaires chrétiens qui allaient racheter un à un quelques captifs dans les régences barbaresques, avec les aumônes de quelques fidèles ; en bien, voilà que ce qui se faisait individuellement, exceptionnellement il y a un demi-siècle, se fait aujourd’hui en grand, par une nation tout entière, aux acclamations des deux mondes. La France, en 1789, n’avait fait que des citoyens ; l’Angleterre, en 1833, fait des hommes. L’égalité politique ne suffit plus à l’humanité ; il lui faut l’égalité sociale. Ce seul fait, messieurs, répond aux accusations contre notre temps. Non, il n’a pas reculé, le siècle témoin de pareilles entreprises ! L’acte d’émancipation de 1833 et les cinq cents millions votés pour le rachat des esclaves brilleront dans l’histoire de l’humanité, et attesteront au monde que les grandes inspirations de Dieu descendent aussi sur les corps politiques, et que la civilisation perfectionnée est une révélation qui a sa foi et une religion qui a ses miracles.

C’est la même pensée, messieurs, qui nous réunit dans cette enceinte, des trois parties du monde, pour nous entendre, nous éclairer, nous encourager dans l’œuvre que le siècle élabore et que nous voulons l’aider à accomplir. Mais, messieurs, ne nous le dissimulons pas : quand une idée fausse est devenue un intérêt, on ne l’exproprie pas sans lutte. Un vice social a toujours un sophisme à son service. Le sophisme se défend par toutes ses armes. La calomnie des intentions est le moyen le plus sûr de décréditer les saintes entreprises. Nous en sommes les exemples ; mais notre cause en deviendra-t-elle victime ? Non ; regardons la calomnie en face ; nous ne la ferons pas rougir, mais nous la ferons mentir : ce n’est qu’ainsi qu’on la confond.

Tout le monde, messieurs, a été calomnié dans cette cause : les Anglais, les colons, les esclaves et nous.

Oui, l’Angleterre a été calomniée indignement, et calomniée pour sa vertu même. N’avons-nous pas entendit mille fois, depuis vingt-cinq ans, répéter et dans les journaux, et dans les livres, et récemment à la tribune, que les généreux efforts de l’Angleterre contre la traite des nègres, que les cinq cents millions donnés par elle en échange de l’émancipation, n’étaient qu’un piège infâme, recouvert d’une philanthropie perfide, pour perdre ses propres colonies, auxquelles elle ne tenait plus, et pour forcer ainsi, par l’imitation, à anéantir les nôtres qui lui portaient ombrage ? Oui, cela a été dit, cela a été cru. L’absurde est infini dans ses inventions, comme la sottise est infinie dans sa crédulité. Oui, cela a été dit tout haut à la tribune d’une nation qui s’appelle la nation de l’intelligence, et cela n’a pas été étouffé sous les murmures de l’indignation nationale. Ô généreux esprits des Wilberforce, des Pitt, des Fox, des Canning, dont je vois les noms inscrits sur ces drapeaux et rayonnants sur cette fête, vous ne vous doutiez pas, pendant que vous tramiez cette conjuration évangélique, pendant que vous répandiez dans les trois royaumes et dans l’univers cette sainte agitation de la conscience du genre humain, pendant que vous arrosiez de votre sueur et de vos larmes ces tribunes, nouveaux champs de bataille où vous livriez les combats de la philanthropie, de la religion et de la raison persécutées, vous ne vous doutiez pas que vous n’aviez que du fiel, de la haine et de la perfidie dans le cœur ; que vous n’étiez que les hypocrites de la réhabilitation humaine, et qu’au fond vous n’aviez que le dessein, aussi pervers qu’insensé, de faire massacrer des millions d’Anglais par leurs esclaves, pour consumer les trois ou quatre petites colonies françaises dans l’immense incendie qui dévorerait vos vastes établissements et vos innombrables concitoyens.

Demandons pardon à Dieu et au temps d’avoir entendu de pareilles aberrations.

Les colons n’ont pas été moins calomniés. On a vu en eux des oppresseurs et des tyrans volontaires. Ils ne sont que des maîtres malheureux, gémissant eux-mêmes sur la funeste nature de propriété que la civilisation leur a infligée.

Les esclaves ont été calomnies et le sont tous les jours encore. On les peint comme des brutes pour s’excuser de n’en pas faire des hommes.

Mais nous-mêmes, messieurs, quelles injurieuses imputations n’avons-nous pas eu à subir ! On nous a demandé de quel droit nous nous immiscions entre le colon et l’esclave. Messieurs, du droit qui nous a faits libres nous-mêmes ! La justice nous appartient-elle ? pouvons-nous en faire une concession à qui que ce soit ? Non ! toute idée de justice et de vérité inspirée par Dieu à l’homme lui impose des devoirs en proportion avec ses lumières. Les droits du genre humain sont comme les vêtements du Samaritain dépouillé sur sa route ; il faut les rapporter pièce à pièce à leur maître, à mesure qu’on les retrouve, sans quoi on participe aux blessures que l’humanité a reçues et aux larcins qu’on lui a faits.

Que n’a-t-on pas dit, que n’a-t-on pas pensé de nous ! Nous sommes des révolutionnaires, la pire espèce des révolutionnaires, des révolutionnaires sans péril, des lâches qui, n’ayant rien à perdre, ni fortune ni vie dans les colonies, voulons y mettre le feu pour l’honneur abstrait d’un principe, et, qui sait ! peut-être aussi pour la vanité cruelle d’une insatiable popularité. Si cela était vrai, nous serions les derniers des hommes ; car nous prendrions le nom de Dieu et de l’humanité en vain, et nous ferions de la civilisation et de la liberté le plus infâme des trafics, aux dépens de la fortune et de la vie de nos concitoyens des colonies, et au profit de nos détestables amours-propres.

Mais cela est-il vrai ? Cela a-t-il le moindre fondement, et dans nos intentions et dans les faits ? Écoutez et jugez : ce sont nos doctrines, ce sont nos actes qui répondent. Monsieur Odilon Barrot vous disait à l’instant même que cette question était sortie du domaine des théories pour entrer dans la pratique. Cela est vrai, et, en y entrant, elle a pris ces conditions de mesure et de justice sans lesquelles il n’y a pas de vérité ni d’application. Nous procédons par la lumière, par la conviction et par la loi ; nous voulons la liberté, mais nous ne la voulons qu’aux conditions de la justice et du travail, dans nos colonies. Une émancipation injuste, c’est remplacer une iniquité par une autre. Une liberté désordonnée et sans conditions de travail c’est remplacer une oppression par une autre ; c’est fonder la tyrannie des noirs à la place de l’empire des blancs ; c’est l’anéantissement de nos colonies. Que disons-nous ? le voici :

Émancipation et indemnité ; nous y ajoutons initiation.

Indemnité aux colons ; messieurs, que ce mot n’effraye pas les hommes qui voient tout de suite s’ouvrir un abîme dans nos budgets, et qui soumettent toujours l’homme au chiffre, au lieu de soumettre le chiffre à l’homme.

Indemnité, comme je l’entends, n’a rien d’énorme, rien d’immédiatement exorbitant ; le pays même ne la sentirait pas.

En deux mots, voici comme je raisonne, et cette pensée, portée par moi il y a quatre ans à la tribune de la chambre, a été accueillie comme une solution pratique de la question qui pèse sur les esprits.

Trois classes d’intéressés profiteront de l’émancipation : l’État, les colons, les esclaves. L’État y recouvre la moralité dans les lois et le principe inappréciable de l’égalité des races et des hommes devant Dieu.

Le colon y gagne une propriété honnête, morale ; une propriété de droit commun, investie des mêmes garanties que les nôtres, au lieu de cette propriété funeste, incertaine, explosible, toujours menaçante, dont il ne peut jouir un moment avec sécurité ; propriété humaine qui déshonore, qui démoralise celui qui la possède autant que celui qui la subit. Le lendemain de l’acte d’émancipation vos capitaux coloniaux vaudront le double.

Enfin l’esclave, vous savez ce qu’il y gagne : le titre et les droits de créature de Dieu ; la liberté, la propriété, la famille ; son avènement enfin et l’avénement de ses enfants à l’humanité.

Eh bien, répartissez entre ces trois classes d’intérêts le poids de l’indemnité, faites payer proportionnellement à l’État, au colon et à l’esclave le prix des avantages qu’ils recouvrent, et l’humanité est restaurée.

Voilà jusqu’à quel point, messieurs, nous sommes des tribuns d’esclaves, des spoliateurs des colons, des incendiaires du pays ! Que le pays juge ! Il jugera, et la France, qui n’a jamais reculé, la France, qui n’a pas craint de remuer le monde et de verser son or et son sang par torrents pour la liberté politique, ne craindra pas de donner quelques millions pendant dix ans pour racheter une race d’hommes, et avec ces hommes sa propre satisfaction.

Vous, messieurs, que l’Angleterre envoie à ce pacifique congrès de l’émancipation des races, allez redire à l’Amérique et à l’Angleterre ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu. La France est prête à accomplir sa part de l’œuvre de régénération dont elle a donné le signal au monde, et dont vous avez eu l’honneur de lui donner le plus noble exemple. Avant trois ans, il n’y aura plus un seul esclave dans les deux pays ; que dis-je ! il n’y en a plus déjà dans nos pensées : le principe est voté par acclamations sur toute terre où l’Évangile a écrit les droits de l’âme au-dessus des droits du citoyen. Nous ne délibérons plus que sur le mode et l’accomplissement.

Messieurs, c’est à l’union des deux peuples que nous devons ce jour de bénédiction dans les trois mondes ; resserrons cette alliance dans les liens de cette fraternité européenne dont vous êtes les missionnaires près de nous. Une politique mesquine et jalouse ; une politique qui voudrait rétrécir le monde pour que personne n’y eût de place que nous, une politique qui prend pour inspiration les vieilles antipathies qui rappellent l’Orient et l’Occident l’un vers l’autre ; cette politique, messieurs, s’efforce en vain de briser ou de relâcher, par des tiraillements pénibles, les relations qui unissent l’Angleterre et la France. L’Angleterre et la France resteront unies ; nous sommes à nous deux le piédestal des droits du genre humain. La liberté du monde a un pied sur le sol britannique, un pied sur le sol français ; la liberté, la civilisation pacifique, s’écrouleraient une seconde fois dans des flots de sang, si nous nous séparions. Nous ne nous séparerons pas ; cette réunion en est le garant.

Quand les mêmes pensées se communiquent, se pénètrent ainsi à travers les langues, les intérêts, les distances ; quand les âmes de deux grands peuples sont d’intelligence par l’élite de leurs citoyens, et commencent à comprendre la mission de liberté, de civilisation, de développement que la Providence leur assigne en commun ; quand cette intelligence, cette harmonie, cet accord, reposent sur la base de principes éternels aussi hauts que Dieu qui les inspire, aussi impérissables que la nature, ces peuples échappent, par la hauteur de leurs instincts, par l’énergie de leur attraction, aux dissidences qui voudraient en vain les désunir. Leur amitié, leur sympathie, se rejoignent dans une sphère de pensées et de sentiments où les dissentiments politiques ne sauraient les atteindre ; et c’est le cas de leur appliquer ce mot sublime de l’Évangile, devenu le mot de la liberté : « Ce que Dieu a uni, les hommes ne le séparerons pas. »

Eh ! quoi donc ! les idées ne sont-elles pas le premier des intérêts ?

Quand Washington et La Fayette, quand Bailly et Franklin se firent un signe à travers l’Atlantique, l’indépendance de l’Amérique, quoique contestée par les cabinets, fut reconnue d’avance par les nations. Quand les esprits libéraux de l’Angleterre et de la France se tendirent la main, malgré Napoléon et la coalition, c’était en vain que les flottes et les armées combattaient encore ; les nations étaient réconciliées. Les plénipotentiaires des peuples, ce sont leurs grands hommes ; les vraies alliances, ce sont les idées. Les intérêts ont une patrie ; les idées n’en ont point ! Et si quelque chose peut consoler les hommes politiques d’avoir à toucher si souvent à ces intérêts fugitifs, précaires, qui passent avec le jour et emportent avec lui les passions mobiles qui nous y attachent, c’est de toucher de temps en temps à ces idées impérissables qui sont aux vifs intérêts d’ici-bas ce que les monnaies qui servent aux vils trafics du jour sont à ces médailles que les générations transmettent aux générations, marquées au coin de Dieu et de l’éternité.


IV

banquet donné à paris pour l’abolition de l’esclavage — 10 mars 1842.

Messieurs,

En écoutant les pieuses et ardentes paroles de monsieur Scroble, ces paroles pénétrées de la chaleur d’un zèle tellement divin, qu’elles se faisaient jour jusqu’à vos cœurs à travers la diversité des langues ; en applaudissant comme vous à ces appels au sentiment de la liberté pour tous, caractère national de la France depuis qu’elle a conquis, il y a un demi siècle, la liberté pour elle-même ; et ces invocations à l’extension de l’influence française par tout l’univers, pour que cette influence se sanctifiât par l’abolition universelle du honteux commerce des esclaves : j’éprouvais à la fois un double sentiment, un sentiment de joie, un sentiment de tristesse ; oui, je me réjouissais en moi-même de voir ici réunis et fraternisant des hommes de langues, de patries, d’origines, d’opinions diverses, qui, poussés par le seul désir du bien, ont quitté leur maison et leur pays, ont traversé la mer pour venir combiner leurs efforts en faveur d’une cause qui ne touche ni eux, ni leur famille, ni leurs enfants, ni même leurs concitoyens, et se consacrer à la régénération d’une race d’hommes qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais vus, qu’ils ne verront jamais, dont les bénédictions les suivront sans doute un jour dans le ciel, mais dont la reconnaissance ne les atteindra jamais ici-bas ! C’est là du désintéressement, dans ce siècle qu’on accuse d’égoïsme, mais c’est un désintéressement commandé par l’amour des hommes et payé par Dieu.

Et, en même temps, messieurs, je ne pouvais que m’attrister en pensant que ces sublimes manifestations de la charité pour le genre humain qui nous réchauffaient ici de toute leur foi, et d’une foi si vraie, si éloquente dans la bouche de monsieur Scroble et de ses associés, ne retentissaient pas hors de cette enceinte ; mais, qu’au contraire, vous ne seriez pas encore sortis de cette réunion, ces paroles que vous entendez ne seraient pas encore refroidies dans vos cœurs, que déjà les interpellations malveillantes, les insinuations odieuses, les clameurs intéressées s’empareraient de l’acte, des hommes, des discours, et jetteraient sur tout cela les fausses couleurs, les travestissements et le ridicule, ce premier supplice de toute vérité ; il faut s’y attendre et il faut les braver. La vérité sociale, religieuse, politique, serait facile à suivre et trop belle à embrasser, s’il n’y avait pas entre elle et nous la main intéressée de la routine et les pointes acérées de la calomnie !

Que dira-t-on de nous, messieurs ? Deux choses : Qu’en poussant les esprits à la solution de la question de l’esclavage dans nos colonies nous sommes des révolutionnaires, et qu’en voulant les efforts combinés de tous les peuples civilisés pour l’abolition de la traite nous ne sommes plus assez patriotes. Répondons.

Nous sommes des révolutionnaires ; vous voyez comment ! Vous venez d’entendre ces paroles prudentes, mesurées, irréprochables, de l’orateur auquel je réponds, vous avez entendu ce matin celles de monsieur le duc de Broglie, de monsieur Passy, de monsieur Barrot, ces paroles qui tomberaient d’ici entre le maître et l’esclave sans faire rejaillir de leur cœur autre chose que la justice, la miséricorde et la résignation ; nos réunions n’en ont jamais eu d’autres. Moi-même je l’ai dit : nous ne sommes pas, nous ne voulons pas être des tribuns d’humanité, des agitateurs de philanthropie, et lancer d’ici, où nous sommes en sûreté, où nous vivons à l’abri des lois et de la force publique, lancer dans nos colonies je ne sais quels principes absolus chargés de désordres, de ruines et de catastrophes, pour y faire explosion à tout risque, et emporter à la fois les colons, les maîtres et les esclaves : non, ce serait là un crime et une lâcheté ; car, pendant que nous recueillerions des applaudissements sans périls dans des banquets comme celui-ci, ou sur le marbre retentissant de quelques tribunes, nous exposerions nos frères, nos concitoyens des colonies, premier objet de nos devoirs et de notre affection !

Que voulons-nous donc ? Ce qu’on vient de vous dire et par des bouches qui ajoutent autorité aux paroles : non pas faire, mais prévenir une révolution ; restaurer un principe et conserver notre société coloniale. Nous voulons introduire graduellement, lentement, prudemment, le noir dans la jouissance des bienfaits de l’humanité auxquels nous le convions, sous la tutelle de la mère-patrie, comme un enfant pour la compléter et non pas comme un sauvage pour la ravager ! Nous le voulons aux conditions indispensables d’indemnité aux colons, d’initiation graduée pour les esclaves ; nous voulons que l’avènement des noirs à la liberté soit un passage progressif et sûr d’un ordre à un autre ordre, et non pas un abîme où tout s’engloutisse, colons et noirs, propriétés, travail et colonies ! Voilà, messieurs, quels révolutionnaires nous sommes ! Nous disons aux colons : « Ne craignez rien, notre justice et notre force sont là pour vous garantir vos biens et votre sécurité. » Nous disons aux esclaves : « N’essayez pas de rien conquérir par d’autres voies que par le sentiment public ; vous n’aurez de liberté que celle que nous vous aurons préparée, que celle qui s’associera avec le bon ordre et avec le travail ! » Si vous appelez cela révolution, oui nous sommes révolutionnaires ; révolutionnaires comme l’ordre ! révolutionnaires comme la loi ! révolutionnaires comme la religion ! révolutionnaires comme Fénelon, comme Franklin, comme Fox, comme Canning, comme O’Connell, comme les ministres les plus conservateurs de la Grande-Bretagne ! comme tous ces grands hommes de tribune et tous ces grands hommes d’État qui, trouvant une vérité sociale arrivée à l’état d’évidence et de sentiment dans un peuple, la prennent hardiment dans la main des philosophes pour la mettre sans périls dans la main du législateur, dans le domaine des faits. Que Dieu nous donne beaucoup de révolutionnaires de cette espèce, les révolutions subversives attendront longtemps !

Nous suscitons, nous fomentons, dites-vous, des espérances parmi les noirs ? Voyez quel crime ! Vous ne savez donc pas que le seul supplice que Dieu n’ait pas permis à l’homme d’imposer pour toujours à son semblable, c’est le désespoir ! Vous ne savez donc pas que rien ne rend patient comme une espérance, et qu’il n’y a pas de baïonnettes, pas d’escadres, pas de prisons, pas de menottes qui puissent valoir, pour maintenir les noirs dans le devoir et dans le calme, la certitude que la mère patrie, que le gouvernement s’occupe sérieusement de leur sort, et le rayon d’espérance qui va d’ici même briller sur leurs dernières heures de servitude et leur montrer de loin la famille et la liberté.

Voilà quant au premier reproche.

Et maintenant est-il vrai que nous soyons moins patriotes, parce que nous voulons donner une patrie à toute une race d’hommes proscrits et sans place au soleil ? Est-il vrai que nous soyons moins patriotes que ceux qui, en se félicitant d’avoir tous les biens de la vie civile, ne veulent pas que d’autres les possèdent ? Est-ce que l’héritage des enfants de Dieu sur la terre ressemble à cet héritage borné du père de famille, où les fils ont une part d’autant moins large qu’ils en donnent une part plus grande à leurs frères ? Non, vous le savez bien : le domaine du père commun des hommes est sans bornes ; il s’étend avec la civilisation et avec le travail à mesure que des races nouvelles se présentent pour le cultiver ; c’est l’infini en espace, en droits, en facultés, en développements ; c’est le champ de Dieu. Celui qui le borne et qui dit aux autres : « Vous n’y entrerez pas, » celui-là n’empiète pas seulement sur l’homme, il empiète sur Dieu lui-même ; il n’est pas seulement dur et cruel, il est blasphémateur et insensé.

Ne serait-il pas temps de s’entendre enfin sur ce qu’on appelle patriotisme, afin de ne pas nous renvoyer éternellement comme des injures des termes mal définis qui dénaturent nos pensées aux uns et aux autres, et qui sèment l’erreur et l’irritation entre les hommes et entre les peuples ?

Le patriotisme est le premier sentiment, le premier devoir de l’homme que la nature attache à son pays avant tout, par-dessus tout, par tous les liens de la famille et de la nationalité, qui n’est que la famille élargie. Celui qui ne serait pas patriote ne serait pas un homme complet, ce serait un nomade. Pourquoi est-il si beau de mourir pour son pays ? C’est que c’est mourir pour quelque chose de plus que soi-même, pour quelque chose de divin, pour la durée et la perpétuité de cette famille immortelle qui nous a engendrés, et de qui nous avons tout reçu !

Mais il y a deux patriotismes : il y en a un qui se compose de toutes les haines, de tous les préjugés, de toutes les grosses antipathies que les peuples abrutis par des gouvernements intéressés à les désunir nourrissent les uns contre les autres. Je déteste bien, je méprise bien, je hais bien les nations voisines et rivales de la mienne ; donc je suis bien patriote ! Voilà l’axiome brutal de certains hommes d’aujourd’hui. Vous voyez que ce patriotisme coûte peu : il suffit d’ignorer, d’injurier et de haïr.

Il en est un autre qui se compose au contraire de toutes les vérités, de toutes les facultés, de tous les droits que les peuples ont en commun, et qui, en chérissant avant tout sa propre patrie, laisse déborder ses sympathies au delà des races, des langues, des frontières, et qui considère les nationalités diverses comme les unités partielles de cette grande unité générale dont les peuples divers ne sont que les rayons, mais dont la civilisation est le centre ! C’est le patriotisme des religions, c’est celui des philosophes, c’est celui des plus grands hommes d’État ; ce fut celui des hommes de 89, celui de vos pères, celui qui, par la contagion des idées, a conquis plus d’influence à notre pays que les armées mêmes de votre époque impériale, et qui les a mieux conservés. Oui, nos pères de 89 nous montrèrent, en 92, comment ceux qui osaient aimer les hommes savaient mourir pour leur patrie !

Eux aussi on les calomnia, on les injuria, on chercha à les livrer à la risée et à la colère du peuple ! Eux aussi on les accusa d’être les dupes ou les complices des desseins machiavéliques de l’Angleterre pour perdre nos colonies en les régénérant : ils répondirent en montrant, en nommant leurs prétendus complices dans le parlement et dans les associations britanniques. Et qui étaient donc, et qui sont donc ces prétendus conspirateurs contre la liberté, les droits, la sûreté de nos colonies ? Ces prétendus ennemis de la France, qui étaient-ils, messieurs ? Précisément ceux qui, représentants de l’opposition en Angleterre, combattaient avec le plus de persévérance les pensées jalouses du gouvernement anglais contre nos alliés, contre l’Amérique, contre notre révolution, contre nous ! C’était Wilberforce ! c’était Shéridan ! c’était lord Holland ! c’était Fox ! c’était le parti français ! c’étaient les apôtres les plus passionnés de l’influence de votre liberté par tout l’univers ! ces hommes qui s’écriaient en plein parlement que séparer la France et l’Angleterre ce serait mutiler la civilisation européenne ; ou qui disaient, comme Fox, comme O’Connell, que la France et l’Angleterre étaient à elles deux le piédestal de la liberté moderne, le piédestal dont la statue de l’humanité s’élèverait le plus haut dans l’histoire.

Voilà ces conspirateurs ; les nommer, c’est les absoudre !

On excite les susceptibilités justement irritables des deux pays après les froissements pénibles qui ont eu lieu récemment entre les deux politiques. M. Scroble vient de toucher ce point avec autant de loyauté que de délicatesse ; je l’en remercie. Je l’aurais évité ; mais il vaut autant s’expliquer tout haut et sans réticence. Oui, on alarme à tort le sentiment public à propos d’un traité dont l’heure était mal choisie, dont l’extension et les formes étaient mal calculées, mais dont la pensée, qui est la nôtre, ne peut pas être désertée par nous, et doit être honorée, selon moi, dans les intentions de ceux qui la poursuivent.

Quoi, messieurs, parce que sur des plages limitées, sur des points déterminés avec prudence, et sur des espaces de l’océan que nous voulons définir et préciser avec toutes les garanties pour notre commerce, tous les respects pour notre honneur, ce drapeau s’unirait à celui de l’Europe civilisée tout entière pour réprimer un infâme commerce d’hommes, il y aurait dégradation pour notre pavillon ? Est-ce que la dignité du drapeau français consisterait à couvrir de l’inviolabilité du crime ces navires étrangers, ces entre-ponts, ces tombeaux flottants remplis de cargaisons humaines, au lieu de couvrir un grand et saint principe d’humanité et de liberté conquis au profit des hommes et au nom de Dieu ? Ah ! ce n’était pas ainsi qu’il comprenait l’honneur du pavillon naval de la France, l’orateur, homme d’État, qui, présidant ce jour-là l’Assemblée nationale, le salua pour la première fois du haut de la tribune : « Elles vogueront sur les mers, s’écria Mirabeau, les couleurs nationales de la France, et elles seront le signe de la sainte confraternité des amis de la liberté sur toute la terre ! » Qu’aurait dit le grand prophète des destinées de la révolution, si on lui eût annoncé qu’à cinquante ans du jour où il proférait ces belles paroles, on oserait revendiquer pour des corsaires américains, portugais ou dénationalisés, le droit de couvrir leurs crimes de l’inviolabilité du drapeau tricolore ? Il ne l’aurait pas cru ! et il aurait eu raison ; la France ne le voudra pas !

Messieurs, encore une fois, bravons ces misérables glapissements d’un odieux intérêt qui se cache sous les honorables susceptibilités d’un sentiment national : ce sentiment s’apercevra bientôt à quelles honteuses combinaisons il sert de voile ; le patriotisme secouera son manteau, et l’égoïsme intéressé rougira d’être reconnu dans toute sa nudité, dans toute sa faiblesse ! On vous a prononcé tout à l’heure un nom, le nom vénéré d’un homme qui passa par les mêmes épreuves que nous et qui en triompha ! car toute vérité à son calvaire, où il lui faut souffrir avant de triompher. Cet homme, c’est l’apôtre de l’abolition du commerce des noirs, c’est Wilberforce !

Lui aussi, lui surtout, il lutta pendant quarante ans pour la réhabilitation de toute une race prescrite, et il lutta avec cette fixité de but, cette sérénité de volonté, qui n’appartiennent qu’aux hommes qui se dévouent à une idée, parce qu’une idée étant une chose qui ne meurt pas, une chose éternelle, participe, pour ainsi dire, de la patience de celui qui vit et qui dure éternellement : de Dieu ! Lui aussi, les hommes qui s’appelaient de son temps les hommes pratiques livrèrent souvent ses intentions, sa conscience, à la dérision des politiques de la Grande-Bretagne.

Eh bien, il ne désespéra pas, et il y eut un jour, un grand jour dans sa vie, un jour pour lequel il sembla avoir vécu tout le nombre de ses années ; ce fut le jour où le parlement de son pays vota l’acte d’émancipation ! Le 28 juillet 1828, Wilberforce vivait encore ; mais comme s’il eût attendu le salaire de sa vie avant de la quitter, il touchait à sa dernière heure quand ses amis vinrent lui annoncer que l’acte libérateur était voté, et que son idée à lui, son idée bafouée, calomniée, injuriée, déchirée, comme le vêtement du martyr, pendant un demi-siècle, était devenue une loi de son pays, et bientôt serait infailliblement une loi de l’humanité ! Le saint vieillard, absorbé déjà dans les pensées éternelles, et qui depuis longtemps n’avait pas proféré une parole, parut se ranimer comme une flamme remuée sous la cendre ; il joignit ses mains amaigries par la vieillesse et consumées par le zèle, il les éleva vers le ciel, d’où lui était venu le courage et d’où lui venait enfin la victoire ; il bénit Dieu ; il s’écria comme l’auteur des choses : « Ce que j’ai fait est bien ! Je meurs content. » Et son esprit monta peu d’instants après dans l’éternité, emportant avec lui devant Dieu les chaînes brisées d’un million d’hommes !

Messieurs, ayons toujours devant les yeux cet exemple de la patience triomphant des injustices et des préjugés du temps, et demandons à Dieu qu’un demi-siècle de travaux et de calomnies nous mérite un pareil jour.

Je demande à porter à mon tour un toast analogue aux sentiments qui nous unissent tous. Messieurs, à l’unité des peuples, à l’unité des idées, par les religions, par les moyens de communication intellectuelle, les langues ; par les moyens de communication matérielle, les chemins de fer ; à l’unité qui centuple les forces du genre humain par la puissance de l’association, et qui prépare l’unité divine, c’est-à-dire la confraternité de toutes les races et de tous les hommes !

fin de l’émancipation des esclaves.