De l’égalité des races humaines/Chapitre 15

CHAPITRE XV.

Rapidité de l’évolution dans la race noire.
Aux âmes bien nées

La valeur n’attend pas le nombre des années.

(Corneille).
Ainsi, en résumé, quand l’esclave de l’habitation Bréda eut brandi le casque et groupé autour de lui tous les nègres épars qui venaient de briser leurs chaînes, il personnifiait la première épopée militaire de la vieille Saint-Domingue, et de ce jour notre nation datait.

À cette nation il fallait un but.

Ce fut celui de prouver l’aptitude de toute la race noire à la civilisation qui fut posé. — But puissant, gigantesque, capable de dévorer des générations, toutefois, digne de contenir et d’exercer notre activité !

(Edmond Paul).

I.

LES THÉORIES ET LES FAITS.


Toutes les pages qui précèdent ont eu principalement pour but de mettre en évidence une vérité indéniable, à savoir que les hommes, quelle que soit la race à laquelle ils appartiennent, sont sortis de la nature, faibles, laids, ignorants et vils. L’état de nature si éloquemment préconisée par Rousseau, comme l’âge de toutes les vertus, est reconnu aujourd’hui comme l’opposé de toutes les utopies que l’on s’était plu à y bâtir. La société du XVIIIe siècle, fatiguée d’une existence de sèche politesse où tous les ressorts de l’activité humaine étaient réduits en purs jeux de mécanique, tant les manières conventionnelles et une étiquette guindée prévalaient dans toutes les relations, trouva un charme profond à ces tableaux enchanteurs ou l’homme sauvage était représenté comme le type de la loyauté. On était persuadé qu’il avait conservé intact en son cœur le rayon de la bonté naturelle reçue du Créateur avec le souffle même de la vie. C’est l’histoire de toutes les décrépitudes, à la veille des grandes rénovations sociales et morales. Ainsi, la société usée à Rome, après une longue période d’énervement, a du éprouver un plaisir délicat à savourer la lecture des Bucoliques de Virgile. Elle dut trouver dans la description des mœurs primitives je ne sais quelle fraîcheur d’esprit et quelle ingénuité, bien faite pour tempérer l’excès de corruption morale où elle était plongée !

Mais il y a bien longtemps qu’on s’est détaché de ces vains rêves. Au lieu de placer l’âge d’or dans le passé, la sagacité moderne le place dans l’avenir. C’est qu’il arrive une époque où, de même que l’individu, l’humanité devenue majeure a besoin de toucher à la réalité, sans se laisser fasciner par le prestige de l’imagination. C’est alors à la science, à l’observation qu’on s’adresse pour étudier chaque phénomène. Cette rigidité de méthode est le résultat d’une longue éducation intellectuelle qui a gagné insensiblement les esprits et les conduit aujourd’hui à ne reconnaître pour vrai que ce dont la preuve peut être administrée d’une façon rationnelle. Elle offre une garantie positive à la majorité de ceux qui sont obligés de se rapporter à l’autorité des savants, ne pouvant poursuivre eux-mêmes les investigations qui mènent à la vérité. Appliquée à l’anthropologie, cette méthode ne peut qu’y projeter une éclatante lumière, aussi est-ce pourquoi nous y reviendrons, à chaque fois qu’il s’agira d’éclaircir les faits dont la fausse interprétation accréditerait éternellement les plus désolantes erreurs, si on n’y prenait garde.

Quand on considère bien l’histoire de l’évolution sociale, on voit immédiatement que la réalisation du progrès est attachée à deux conditions essentielles : l’aptitude native de l’homme et les influences du milieu. Pour établir un jugement sûr et impartial à l’égard des qualités morales et intellectuelles de chaque groupe humain, il est essentiel d’examiner les milieux où elles se manifestent, en tenant compte des difficultés comme des avantages que ces milieux offrent à l’évolution. Sans cette première opération, le résultat de la comparaison sera évidemment faux.

Ce motif m’empêche de comparer les races noires de l’Afrique avec les races blanches de l’Europe, telles qu’elles sont placées actuellement, dans l’étude à faire de leur facilité de développement intellectuel et moral. L’évolution géologique de notre globe a certainement amené des avantages marqués dans la température moyenne de la majeure partie du climat européen ; tandis que les conditions climatologiques de l’Afrique sont aujourd’hui une cause visible de retardement pour ceux qui voudraient s’y élancer, tout seuls, dans la route du progrès. Toutes les fois que l’on aura à envisager la lenteur que mettent les Africains à sortir de leur état d’infériorité actuelle, il faut donc se garder de croire que cette longue incapacité est le signe d’une infériorité organique et fatale. Il suffira de se rappeler que si les hommes de la race européenne, — livrés à leurs propres efforts, privés de la longue expérience d’une civilisation vieille d’années et surtout de la culture héréditaire d’une longue suite de générations, — étaient condamnés à vivre sous les influences dépressives du climat tropical, ils ne pourraient jamais surmonter les difficultés contre lesquelles ont à lutter les noirs Africains. « L’infériorité intellectuelle du nègre et son défaut d’initiative sont des faits relatifs, vrais à différents degrés, mais ni plus vrais, ni plus frappants que l’infériorité intellectuelle et le défaut d’initiative de tout peuple ou de toute classe qui vivent encore sous la pression des premiers besoins de la vie animale, surtout quand la nature, plus puissante encore que l’homme, le domine et, tenant en éveil ses appétits, endort ses plus nobles facultés ; c’est là ce qui a lieu sous les feux des tropiques[1]. »

Par conséquent, c’est lorsqu’ils se trouvent dans un milieu, sinon aussi favorable que celui de l’Europe, mais exerçant une influence beaucoup moins nuisible sur leurs facultés supérieures, que les Noirs doivent être étudiés, si l’on tient à se faire une juste idée de leurs aptitudes. Aussi les choisirai-je tels qu’ils se sont montrés dans l’île d’Haïti devenue, depuis environ quatre-vingts ans, le plus beau champ d’observation qui ait été donné pour étudier cette fameuse question de l’égalité des races humaines.

Après la découverte de l’Amérique par l’immortel Colomb, les Espagnols avides de l’or qu’ils rencontraient en abondance dans les riches filons de la terre antilléenne, n’épargnèrent aucune cruauté pour forcer les indigènes à leur extraire le prestigieux métal. C’était au prix des travaux les plus abrutissants qu’il fallait y parvenir. Les Caraïbes, comme tous les peuples de la race américaine, étaient certainement des hommes énergiques ; mais ils furent impuissants à lutter contre la force que la civilisation avait mise entre les mains de leurs oppresseurs. Malgré mille tentatives de secouer leur joug, ils furent obligés de se soumettre, terrassés par les armes européennes. C’étaient des gens capables de résister contre un choc, mais incapables de supporter longtemps le régime d’épuisement qu’on leur imposait. Surmenés, harassés, rompus dans une corvée sans trêve, plongés dans les mines, faisant à eux seuls l’office et des machines et des bêtes de somme, ces pauvres êtres furent bien vite décimés. Naturellement anémiques, cet excès de travail usait en peu de temps leurs corps, après avoir brisé le ressort de leurs âmes.

Il devint indispensable de pourvoir au repeuplement de l’île, rendue chaque jour plus déserte et veuve de ses premiers habitants. C’est alors que l’on pensa à utiliser l’exemple que les Portugais avaient donné, en allant, sur les côtes d’Arguin, s’emparer des Maures récemment chassés de l’Espagne pour les amener comme esclaves à Lisbonne. C’était au milieu du XVIe siècle. Déjà les souverains de l’Espagne s’étaient laissés persuader de l’utilité de l’esclavage des Nègres. On leur avait facilement fait comprendre que c’était le seul moyen de retirer les Africains des pratiques de l’idolâtrie et de leur inculquer les principes de la vraie religion, en leur enseignant les vérités de la foi chrétienne. Sous les mêmes prétextes, la reine Élisabeth, en Angleterre, et Louis XIII, en France, permirent aussi l’usage de la traite à leurs sujets respectif.

Pour opérer le salut de leurs âmes, on prenait ces hommes ; on les séparait de leurs pénates sauvages, de leurs affections de famille, sans aucun souci de leurs souffrances matérielles et morales, et on les jetait dans un navire approprié à l’infâme trafic ! Bâtiment spécial, le négrier était un cachot horrible. « L’entrepont était dégagé, afin qu’on pût y entasser les esclaves ; le pont qui recouvrait l’emplacement qu’ils occupaient, était percé de meurtrières pour tirer sur ces malheureux en cas de révolte. »

Et qu’on ne croie pas que la vie de ces hommes, en qui l’on voulait infuser les lumières de la foi, fût considérée assez précieuse pour qu’on usât de tempérament, avant de l’éteindre, au risque de voler à Dieu ces âmes destinées à proclamer sa gloire ! Il suffisait que les négriers y vissent briller le moindre éclair de la liberté, pour que les meurtrières fussent immédiatement utilisées. Des faits d’une date récente font voir avec quelle constance la cruauté européenne se perpétue dans l’exercice du métier ou l’on trafique de la chair humaine. Reproduisons surtout un récit émouvant que l’on rencontre dans le remarquable ouvrage de M. de Quatrefages, L’espèce humaine.

« Le Carl quitta Melbourne, en 1871, dans le but avoué d’aller engager des travailleurs noirs. Il amenait à titre de passager un certain docteur James Patrick Murray, intéressé dans l’entreprise et qui semble y avoir joué le rôle de chef. Arrivé aux Nouvelles-Hébrides, les Kidnappers paraissent avoir tenté d’abord inutilement de se procurer des travailleurs par des moyens licites. Ils eurent bientôt recours à d’autres procédés. À l’île Palmer, l’un d’eux s’habilla en missionnaire, espérant attirer ainsi à bord les insulaires qui éventèrent le piège. Dès ce moment, les négriers n’eurent recours qu’à la violence. Leur procédé consistait à approcher des canots montés par les Papous, à les briser ou à les faire chavirer, en y lançant quelques-uns de ces gros saumons de fonte qui servent de lest. On capturait ensuite aisément les équipages.

Quatre-vingts noirs avaient été ainsi réunis. Pendant le jour, on les laissait monter sur le pont, les soirs, on les entassait dans la cale. Dans la nuit du 17 septembre, les prisonniers firent quelques bruits, on les fit taire en tirant un coup de pistolet au-dessus de leurs têtes. La nuit suivante, le bruit recommença et on essaya de l’arrêter par le même moyen. Mais les noirs s’étaient mis à briser les lits de camp et, ainsi armés, ils attaquèrent l’écoutille. L’équipage entier, matelots et passagers, se mit à tirer dans le tas. Le feu dura huit heures. On le suspendait par moment, mais il recommençait au moindre bruit.

Le jour venu et tout paraissant tranquille, les écoutilles furent largement ouvertes et l’on invita à sortir ceux qui pourraient le faire. Il en vint cinq : tout le reste était mort ou blessé. On se hâta de jeter à la mer les cadavres et l’on y jeta en même temps seize individus vivants qui avaient été gravement atteints. »

Cette sombre et horrible histoire est celle de toute la traite. Le plus souvent les esclaves transportés aux Antilles furent aussi témoins de ces sanglantes exécutions. Ils n’arrivèrent sous le nouveau ciel, où les avait transportés la rapacité sanguinaire des négriers, qu’avec une terreur qui avait réduit à moins que rien leurs aspirations vers la liberté perdue. Par le tableau saisissant qu’a fait Frédérick Douglass de la vie de l’esclave, en qui l’on devine le moindre indice d’intelligence, nous savons déjà que cette crainte profonde inspirée par le maître est entretenue par un traitement infernal, inouï. Lorsque, par un effort d’imagination, on se figure l’esclave jeté comme une marchandise avilie sur des rives étrangères et lointaines ; abruti et terrassé avant qu’il ait touché à cette terre où tout lui est inconnu ; battu et plié sous le faix, mal nourri et travaillant sans relâche, on se demande involontairement comment un être aussi abaissé, aussi dégradé peut-il conserver la moindre étincelle d’esprit, la moindre idée de liberté, le moindre sentiment de cette fierté naturelle qui nous fait sentir, chacun au fond de sa conscience, que nous sommes faits pour dominer le reste de la création !

Pour moi, j’avoue bien franchement que je ne puis m’empêcher d’être fier de mes pères, quand je me reporte par la pensée à cette époque de misère ou, rivés à une existence infernale, ayant le corps brisé par le fouet, la fatigue et les chaînes, ils gémissaient en silence, mais conservaient dans leur poitrine haletante le feu sacré qui devait produire l’explosion superbe de la liberté et de l’indépendance ! Mais il y a bien plus. À peine deux générations après la proclamation de la liberté des noirs, en Haïti, une transformation complète s’était opérée dans la nature de ces hommes. C’est en vain que tout semblait les condamner à vivre éternellement dans l’état d’infériorité auquel ils étaient réduits et qu’on empirait chaque jour. Dans les premiers temps de l’indépendance, les noirs haïtiens, n’ayant aucune culture intellectuelle, n’ont pu manifester des aptitudes supérieures dans les travaux de l’esprit. Jusque vers l’année 1840, toutes les grandes intelligences de la jeune République se trouvaient concentrées parmi les hommes de couleur, beaucoup mieux favorisés par les circonstances. Mais dès cette époque, on vit paraître des hommes noirs d’un esprit fort distingué. On peut citer le général Salomon qui, presque seul, est parvenu, à force de travail, à développer un rare talent d’écrivain. Jean-Baptiste Francisque, victime du régime impérial de 1849 qu’il avait accepté de servir, sans pouvoir s’en accommoder, était aussi d’une intelligence remarquable. Forme correcte, esprit délicat, il a été un des produits hâtifs de la race noire d, Haïti, évoluant vers les belles facultés intellectuelles et morales qui sont la gloire de l’humanité.

Malheureusement, dans cette première floraison de l’intelligence des Noirs, on ne s’occupa que de la littérature. On aima mieux cultiver la forme dans laquelle les idées doivent se présenter que d’étudier le fond même de ces idées. Beaucoup de brillant littéraire et presque pas de science. Louis-Philippe disait de Villemain qu’il faisait ses phrases tout d’abord et cherchait ensuite l’idée qu’on pouvait y mettre. C’est une saillie qui contient plus de finesse que de vérité ; mais il n’est pas moins vrai que les hommes de 1830, en France, sacrifiaient souvent trop à la forme. Imitant donc l’éloquence fleurie avec laquelle les doctrinaires français parlaient de la liberté et des principes, les Haïtiens se mirent a parler admirablement du droit, sans y croire aucunement, sans même s’occuper de ce qui le constitue, ni dans quelles limites il doit s’exercer, ni à quel point il est respectable.

Mais un homme beaucoup mieux organisé, sous ce rapport, fut un autre noir que j’ai particulièrement connu, M. Saint-Ilmont Blot. Comme tous ces congénères d’alors, il avait étudié presque seul. À lui ne suffirent point les qualités de littérateur ou d’écrivain qu’il possédait aussi bien que les autres célébrités de l’époque. Il y ajouta diverses sciences qu’il aima et cultiva avec passion. Il s’était adonné à l’étude du droit comme à celle des sciences naturelles et des sciences mathématiques. Toujours au travail, sans aucune autre ambition que celle d’étendre son horizon intellectuel qu’il poussait de plus en plus loin, cet homme offrait un admirable exemple d’application aux choses de l’esprit.

Il est certain qu’il se trouve dans ses papiers des manuscrits qui verront un jour la lumière de la publicité. Toute cette activité de l’intelligence n’a pas dû s’épuiser chez lui dans un pur dilettantisme, sans laisser aucune trace.

M. Blot était surtout passionné pour les études astronomiques. Passion curieuse, quand on pense qu’en Haïti on n’a encore aucun monument public, aucun établissement destiné à l’observation des phénomènes célestes ! Mais, ami de tous les étrangers, qui prenaient toujours plaisir à jouir de son agréable commerce, il profitait de ses relations pour se mettre en possession de plusieurs petits instruments propres à l’aider dans les observations faciles. Aussi son cabinet de travail était-il rempli de divers modèles de ces instruments de modeste dimension, tels que théodolites, cercles muraux, globes célestes mobiles et cartes astronomiques de différents systèmes. Réunis à mille autres curiosités qu’il collectionnait avec soin, ces objets formaient un petit musée propret, caractéristique, où l’on n’avait jamais à s’ennuyer. J’en ai gardé un souvenir persistant ; et je me rappellerai toujours avec quel bonheur je pénétrais dans ce sanctuaire de l`étude, combien j’ai profité des conversations sérieuses et modestement savantes qu’on y trouvait avec l’urbanité incomparable de feu M. Blot. Sans doute, dans les derniers temps il ne montrait plus le même enthousiasme pour la science et semblait tout prendre en dégoût. Des chagrins avaient envahi son cœur et assombri son esprit ; pourtant il suffisait de l’entraîner sur le terrain qu’il aimait, pour faire revivre toute son ardeur intellectuelle !

Le nom de cet homme de bien et de travail n’a pas disparu avec lui. Il a laissé des fils qui s’efforceront certainement de le maintenir et d’en augmenter même le prestige. Là ou les fils ne valent pas mieux que leurs pères, il n’y a pas de progrès. Ce n’est pas l’intelligence qui leur manque, d’ailleurs : M. Saint-Cap Blot s’est lancé dans la politique et aime la vie orageuse de la tribune ou il se fait remarquer avec avantage parmi ceux qui l’entourent ; M. Saint-Firmin Blot occupe une chaire supérieure dans le lycée de sa ville ; M. Saint-Amand Blot a choisi le journalisme où il fait ses premières armes de manière à autoriser les plus légitimes espérances. Ils n’ont qu’à persévérer.

Il faut citer encore, parmi cette première génération de noirs, le nom d’Hippolyte Gelin, homme d’une valeur positive, ayant autant de distinction que d’intelligence. Il avait été élevé en France avec les Granville, les Télémaque et plusieurs autres Haïtiens remarquables qui furent envoyés en Europe, pendant la domination française, afin de recevoir une éducation soignée et une instruction solide. Cet essai qui s’effectua sous l’inspiration généreuse des idées de 1793 avait admirablement réussi. Hippolyte Gelin était un esprit éclairé, mais calme et rempli de bon sens. Toute sa personne inspirait ce respect et cette déférence involontaire qu’on éprouve toujours devant une nature d’élite, unissant la dignité au calme et à la sérénité des manières. C’est un trait de famille qui a passé à tous ses fils.

Le général Prophète, sans avoir l’instruction de ces derniers, avait un caractère si bien fait, un esprit si ouvert, qu’il a pu figurer dans les meilleurs milieux, sans jamais paraître au-dessous de ceux qui l’entouraient. Ayant reçu dans sa première jeunesse cette légère culture, absolument élémentaire, dont se contentaient pour leurs fils la majeure partie des familles haïtiennes d’alors, il eut assez d’amour- propre pour ne pas rester stationnaire. Aussi s’efforçait-il chaque jour à augmenter ses facultés. Exilé en France, après avoir été ministre dans son pays, il prit passion pour tout ce qui est beau et grand dans la civilisation. Cet homme qui avait vécu cinquante et quelques années, sans songer à l’existence des universités, se mit à suivre avec assiduité les conférences et les cours publics, tirant de-ci, de-là, tout ce qui pouvait être saisi par son intelligence.

Je n’ai connu intimement le général Prophète qu’en 1875. Je fus surpris de remarquer qu’il ramenait constamment nos conversations sur des controverses de critique littéraire, qu’il ébauchait avec peine, sans doute, mais où il citait des bribes d’un assez grand à-propos. Je lui fis part de mon étonnement. C’est alors qu’il me conta qu’étant à Paris, il allait écouter régulièrement les leçons du collège de France !…

Je cite tous ces petits faits avec une certaine complaisance, peut-être. C’est qu’ils décèlent une vérité constante et positive : la soif du savoir et le goût de l’instruction qui est caractéristique chez le noir. Le général Prophète qui s’exprimait avec difficulté, mais écrivait assez bien, n’était certainement pas une très forte tête ; cependant rien ne m’ôtera de l’esprit que si, dans sa première jeunesse, il avait travaillé comme il le faut, il ne fût devenu une des plus brillantes intelligences que l’on puisse rencontrer. Il avait toutes les meilleures dispositions naturelles. En écrivant ces derniers mots, je me rappelle encore qu’il aimait à citer ces vers de La Fontaine qui revenaient toujours sur ses lèvres :

Travaillez, prenez de la peine,
C’est le fonds qui manque le moins.

Il les mettait bien en pratique. En effet, à l’époque dont je parle, il venait d’être nommé commissaire du Gouvernement d’Haïti, pour la délimitation des frontières dominicano-haïtiennes. Je l’ai vu s’exténuer à la peine, feuilletant Vattel et Martens, Calvo et de Garden, avec une ardeur qui s’augmentait en raison même des difficultés qu’il éprouvait. Il était, à toute heure, dissertant, discutant sur les différents points de sa mission. Il fit si bien qu’à la fin il se mit au courant de tout ce qu’il avait à faire, au point de vue pratique ; ayant des armes pour les objections, comme pour la défense des intérêts qu’il était chargé de défendre !

II.

LES ACTEURS DE L’INDÉPENDANCE D’HAÏTI.


Mais pourquoi ai-je attendu jusqu’à 1840 pour signaler cette évolution progressive qui a commencé de s’opérer dans la race noire d’Afrique transportée en Amérique ? Les mérites de l’homme consistent-ils seulement à faire preuve d’une grande culture intellectuelle, sans que l’on compte pour rien toutes les vertus morales, telles que la bravoure, la volonté énergique, la constance dans la lutte, toutes ces forces actives qui font dominer les hommes supérieurs ? Non, certainement. On pourrait, en descendant même dans les cabanons de l’esclave, retrouver les traces de ce travail de transformation qui s’affirma bien vite dans le tempérament de l’Africain, une fois soustrait aux influences délétères d’un climat malfaisant.

Tout d’abord, c’est la transformation physique qui s’opère. « Les négrillons nés dans notre colonie, qui ont la même éducation physique et les mêmes aliments qu’en Afrique, dit Moreau de Saint-Méry, ont en général le nez moins épaté, les lèvres moins grosses et les traits plus réguliers que les nègres africains. Le nez s’allonge, les traits s’adoucissent, la teinte jaune des yeux s’affaiblit, à mesure que les générations s’éloignent de leur source primitive, et ces nuances d’altération sont très sensibles. J’ai vu des nègres avec un nez aquilin et fort long, et ces traits passer à tous les individus de la même famille. »

Ce changement étonnant qui est cause qu’aujourd’hui on ne saurait reconnaître un noir haïtien dans le tableau fantaisiste qu’on fait du nègre au nez épaté et au visage prognathe, a été déjà noté dans cet ouvrage, quand il s’est agi d’étudier les races humaines sous le rapport de la beauté. Mais ce ne fut pas seulement dans le faciès de l’homme noir qu’il s’opéra. Tout son être avait reçu une vie nouvelle, vie résistante et d’une force admirable, quand on pense à quelle épreuve elle fut mise, sans perdre l’élasticité qui en fait le ressort particulier. La nature fut plus forte que les hommes. Malgré toutes les précautions du maître, toujours en éveil pour empêcher que le souffle divin de la liberté ne trouvât jamais dans la tête du Nigritien un rayon d’intelligence, seule ressource qui nous met à même de triompher de la force, le miracle s’opéra juste au moment où l’on pouvait le moins s’y attendre. Au branle magique que communiqua au monde la Révolution française, on vit bientôt les Africains asservis se transformer en héros et relever la tête vers la lumière.

D’autres ont tracé à grandes lignes les faits glorieux par lesquels nos pères ont signalé à l’univers entier leur courage et leur héroïque résolution, en effaçant à jamais sur la terre d’Haïti, jusqu’aux derniers vestiges de l’esclavage. Pour buriner en caractères indélébiles les fastes de la liberté, ils ont trouvé dans leurs cœurs toutes les sublimes inspirations que transmettent à l’esprit de l’homme les grandes actions sur lesquelles il médite. Aussi est-il inutile de remémorer ces scènes magnifiques, imposantes, où d’une masse d’esclaves courbés sous la plus odieuse oppression sortit, comme les légions de Pompée, une armée compacte et solide, composée d’hommes infatigables, de lutteurs invincibles, toujours prêts à voler à la victoire ! Jamais dans une foule ainsi humiliée on n’avait trouvé d’aussi beaux élans. L’histoire de l’indépendance d’Haïti, la plus émouvante, la plus dramatique que l’on connaisse, est pleine de faits de toutes sortes, prouvant jusqu’à l’évidence que la race noire a reçu de la nature les meilleures et les plus belles dispositions. Il a fallu aux fils de l’Afrique une perspicacité, une adresse inimaginables, pour tirer de leur situation précaire tant de merveilleuses ressources. Leurs combinaisons toujours efficaces changeaient avec les circonstances, suivant les péripéties de la lutte, et s’y adaptaient si bien que tous les accidents tournaient à leur avantage. Prompts à s’assimiler toutes les connaissances, toutes les aptitudes pratiques, on les a vus déployer, tant dans les batailles rangées que dans les combats de siège, à l’attaque ou à la défense, toutes les qualités que peuvent joindre à la science stratégique l’art de la castramétation et le génie militaire le mieux cultivé ! Ils savaient profiter des retranchements naturels, comme au besoin ils retranchaient leurs camps avec une habileté consommée.

La seule défense de la Crête-à-Pierrot par Dessalines, fil suivie de la belle retraite de Lamartinière, suffirait pour immortaliser une armée.

L’histoire conservera surtout la mémoire immortelle du vaillant capitaine qui se distingua si brillamment dans les superbes attaques de Vertières et de Belair, à l’entrée de la ville du Cap. Oui, Capoix, le brave Capoix, était digne de figurer parmi les plus remarquables de ces jeunes généraux qui parcouraient l’Europe, enchaînant la victoire à la hampe du drapeau tricolore. Hoche, Marceau, Moreau, transfigurés par le rayonnement des grandes idées que projetait au loin la Révolution, foulaient les champs de bataille avec l’éclat des demi-dieux ; non moins rayonnante était la figure du noir héros illuminée par l’idée sainte de la liberté ! Luttant contre une armée instruite, disciplinée et retranchée dans les meilleures fortifications du pays, il sut montrer dans ses assauts irrésistibles, une intelligence, une énergie, une intrépidité qui portèrent le plus orgueilleux des adversaires à rendre hommage à son mérite et à son courage. Bochambeau, dont la cruauté et le mépris contre les noirs sont légendaires en Haïti, étonné de la vigueur et des savantes dispositions stratégiques que Capoix avaient mises en œuvre pour le culbuter des hauteurs du Cap, ne put s’empêcher de lui envoyer des félicitations. Mais laissons la place aux expressions ardentes et admiratives du magnanime Schœlcher.

Voici comment l’illustre négrophile dépeint le fait d’armes fameux auquel je fais allusion, Capoix avait livré trois assauts sans pouvoir s’emparer des positions fortifiées de ses terribles adversaires. Ses soldats, foudroyés par la mitraille, jonchaient le sol de leurs cadavres. — « Il frémit, il les exhorte, les presse, et les entraîne une quatrième fois, dit Schœlcher. Un boulet tue son cheval, il tombe ; mais bientôt dégagé des cadavres abattus avec lui, il court se replacer à la tête des noirs. « En avant ! en avant ! » répète-t-il, avec enthousiasme. Au même instant, son chapeau tout garni de plumes est enlevé par la mitraille. Il répond à l’insulte en mettant le sabre au poing, et se jette encore à l’assaut. « En avant ! en avant ! »

« Alors partirent du haut des remparts de la ville de grandes acclamations : Bravo ! bravo ! vivat ! vivat ! crient Rochambeau et sa garde d’honneur qui considéraient cette belle attaque. Un roulement se fait entendre, le feu de Verdières se tait, un officier sort des murs du Cap, s’avance au galop jusqu’au front des indigènes surpris, et dit en saluant : « Le capitaine-général Rochambeau et l’armée française envoient leur admiration à l’officier général qui vient de se couvrir de tant de gloire. » L’heureux cavalier chargé de ce magnifique message, tourne bride, calme son cheval, rentre au pas, et l’assaut recommence… Rochambeau, malgré sa férocité était un homme de grand courage. Le lendemain, un écuyer amena au quartier-général des indigènes un cheval richement caparaçonné que le capitaine-général offrait en signe d’admiration à l’Achille nègre « pour remplacer celui que l’armée française regrettait de lui avoir tué[2]. »

La preuve de l’égalité des races pourra-t-elle jamais être mieux faite, ni plus éloquemment démontrée que dans cet hommage solennel rendu par l’armée française à la valeur guerrière des noirs haïtiens ? Cependant, tout ce déploiement d’habileté militaire dans les choses de la guerre, soutenu par la plus émouvante bravoure, n’est absolument rien en comparaison de la forte dose de moralité qu’il fallait à ces hommes pour continuer cette lutte acharnée, d’où devait sortir pour eux la plus glorieuse des conquêtes, celle de la liberté et d’une patrie ! On a souvent fait l’éloge des armées révolutionnaires de la France de 1793, lesquelles soutinrent les plus grands chocs et obtinrent les plus brillantes victoires dont puisse, s’enorgueillir une nation, privées de tout, n’ayant parfois ni chaussures ni manteaux. Sans doute, il faut rendre un tribut d’admiration à ces braves légions tirées du peuple français en travail de rénovation sociale. Elles en étaient incomparablement dignes, dans leur héroïque valeur comme dans leur stoïque constance. Mais que doit-on penser de ces hommes qui, privés aussi de tout, même des armes de combat, n’ayant ni arsenal, ni magasin, ni ambulance, faisant des trentaines de kilomètres par jour, sans ration, le plus souvent déguenillés, disputant aux ronces les lambeaux de leur chair, trouvèrent pourtant en leurs âmes la force de persévérer dans leur noble entreprise, de résister aux meilleures troupes de l’Europe et de les chasser enfin du sol haïtien lavé pour jamais de la souillure de l’esclavage ! En considérant le côté moral de leur conduite, si il me semble que devant l’histoire et la philosophie, ces Africains ont grandi au-dessus de tout éloge. Aucun hommage ne peut égaler leur magnanimité.

Dès leur apparition sur le théâtre de l’histoire, les Noirs avaient donc fait preuve d’une évolution admirable. Cette évolution, qui s’est d’abord manifestée par leur bravoure sur les champs de bataille et leur constance dans la lutte, devait continuer sa marche ascendante jusqu’à nos jours, produisant des effets de plus en plus remarquables.

Christophe pourrait être nommé à côté de Capoix, comme courage et aptitude militaire, et il lui a été de beaucoup supérieur par son intelligence et son esprit d’organisation. Cet homme, a peine sorti de l’esclavage, a développé un génie d’administration qui étonne encore ses congénères mêmes. Conception vive, volonté inébranlable, il réunissait tout ce qu’il faut pour le commandement. Il a laissé les traces de son règne mémorable dans les ruines grandioses de ses palais et surtout de cette forteresse de Sans-souci, jetée comme un nid d’aigle sur un des pics les plus élèves des montagnes d’Haïti, dominant plus de trente kilomètres à la ronde ! Pouvait-on imaginer un meilleur centre de résistance, dans le cas possible d’une nouvelle invasion française ?

Néanmoins, avant Christophe, il faudrait nommer Dessalines, complètement illétré, il est vrai, mais doué d’une énergie, d’un talent militaire dont aucun de ses antagonistes, aucun de ses adversaires les plus décidés n’a contesté le mérite. Cet homme à qui fut confiée la tâche aussi difficile que glorieuse de diriger souverainement le mouvement révolutionnaire dont est sorti l’indépendance haïtienne, a conduit son œuvre avec un tact merveilleux, sans jamais se montrer au-dessous de la confiance des siens. Tout, en lui, répondait aux nécessités de la situation. Là ou la plupart auraient molli et donné l’exemple d’une sentimentalité positivement déplacée, avec un ennemi qui ne voyait pas des hommes comme lui dans les légions africaines, il resta ferme et inflexible, rendant outrage pour outrage, procédé pour procédé ! Que d’autres y voient de la férocité, considérant pour rien les crimes atroces commis par ses adversaires et qui transformaient les siens en simples représailles, ce sera faire preuve d’une partialité qui fausse la voix de l’histoire et voile sa majesté. Pour nous, fils de ceux qui ont souffert les humiliations et le martyre de l’esclavage, nous ne pouvons y voir que la première manifestation du sentiment de l’égalité des races, sentiment dont Dessalines est resté la personnification symbolique en Haïti.

Il faut bien honorer la mémoire de cet homme de fer qui unissait à une bravoure sans égale le tempérament du justicier et l’héroïsme du libérateur. Dans le culte patriotique des Haïtiens, culte que toutes les nations doivent aux grands hommes qui leur ont procuré une gloire ou un bienfait inappréciable, son nom doit briller au-dessus de tous ses compagnons de gloire, car son rôle historique a été démesurément plus grand, puisqu’il fut au premier poste dans les moments les plus critiques. Il a été le premier à la peine, il doit être le premier à l’honneur. Mais au-dessus de tous, de Dessalines lui-même, il y a un autre nom plus grand, plus vénérable, à jamais glorieux et illustre, dans les annales de l’île d’Haïti qu’il a couverte de ses lauriers ; cependant plus glorieux et plus illustre encore, pour avoir fourni la preuve la plus éloquente, la plus évidente de la supériorité native de la race noire. Je veux nommer Toussaint-Louverture.

III.

TOUSSAINT-LOUVERTURE.


En ce Noir dont la grande personnalité doit rester comme un modèle impérissable, destiné à vivre éternellement dans le souvenir et l’admiration de sa race entière, on rencontre le plus merveilleux exemple de l’étonnante et prompte évolution qu’avaient subie les Africains-transportés en Haïti. Né esclave, partageant l’existence misérable de tous les hommes de sa couleur que le sort avait jetés sur les côtes de Saint-Domingue, il trouva en son âme seule les aspirations supérieures qu’on verra se développer en lui avec tant d’éclat. Dévoré de la soif du savoir, mais dépourvu de moyens ; désirant déployer la plus grande somme d’activité et de vigueur corporelles, mais accablé d’une complexion débile, il a tenté sur lui-même un travail titanique. Il a mené de front deux grandes entreprises des plus difficiles : il voulut corriger et les imperfections de son esprit et les vices de conformation de son corps. Comment a-t-il pu parfaire cette tâche si délicate et si pénible pour ceux-là même qui jouissent de la liberté et qui ont hérité des dispositions heureuses de vingt générations déjà transformées par une longue culture ?

Tout en montrant dans l’exécution de ses travaux d’es- clave une ponctualité qui obligeait ses maîtres à tenir compte de ses efforts, il s’exerçait, par la gymnastique de la course et de la lutte, à assouplir ses membres, à raffermir son tempérament. Ce fut si bien conduit qu’il parvint enfin à se transformer complètement. Au lieu de l’enfant rabougri et souffreteux, il devint le jeune homme le plus dispos et ensuite l’homme le mieux fait pour résister à toutes les fatigues corporelles, aux exercices les plus rudes.

Non content de cette force physique qui lui était nécessaire au premier chef, dans le rôle qu’il eût à remplir en faveur de sa race, rôle qu’il a dû avoir constamment en vue, comme le prouve sa longue, patiente et savante préparation à s’en bien acquitter, il voulut encore s’éclairer. Son génie lui fit deviner que sans les lumières de l’esprit, la meilleure volonté ne suffit pas pour conduire à bonne fin une œuvre délicate et importante. Âgé de plus de vingt ans, il commença à apprendre les premières lettres de l’alphabet ! Pour un autre, le succès serait impossible, tant difficile était l’entreprise ; mais pour lui, ce fut un jeu. Enseigné par un vieux noir du nom de Baptiste, il fit des progrès si hâtifs qu’il acquit, en peu de temps, toutes les connaissances de son maître beaucoup plus dévoué que savant. Mais il ne s’arrêta pas là. Tous les ouvrages qu’il rencontrait lui étaient une bonne aubaine dont il profitait. Il travaillait sans méthode, sans principe général, il est vrai ; mais les moindres notions devenaient une semence qui germait dans son intelligence et y fructifiait. « Ses livres préférés, dit Wendell Phillips, étaient Épictète, Raynal, les Mémoires militaires, Plutarque. Il avait appris à connaître dans les bois les vertus de certaines plantes et était devenu médecin de campagne[3]. »

Plus heureux que Douglass et d’autres esclaves, il eut un maître qui ne fit rien pour contrarier ses progrès. Le colon français de Saint-Domingne était d’ailleurs un homme aimant le luxe et la distinction. Celui dont Toussaint-Louverture était l’esclave ne fut donc pas peu flatté d’avoir un tel nègre : il en fit un cocher, dont l’habileté et les manières étaient une cause de légitime orgueil pour son maître.

Ce fut a cinquante ans que notre héros commença sa carrière active, en qualité de médecin, dans les colonnes de Jean-François et de Biassou. Déjà toute la partie septentrionale de Saint·Domingue était à feu et à sang. Les Noirs, répondant partout au cri de la révolte, s’étaient insurgés, décidés à disparaître en même temps que l’île, plutôt que de continuer à vivre sous le joug ignominieux de l’esclavage. Ils brûlaient tout devant eux. Terrible, mais nécessaire dévastation ! Ils avaient compris que l’amour des colons n’était pas positivement pour une terre dont les sites pittoresques et enchanteurs sont une captivante jouissance pour les yeux et pour l’âme ; mais bien plus pour les immenses richesses, habitations somptueuses, vastes plantations, tous les raffinements du luxe entretenus par la sueur et les tortures de l’esclave ! Tous ceux dont la froide cruauté et la brutalité cynique avaient fait germer dans le cœur du noir la haine amère et la soif inextinguible de la vengeance, durent fuir, épouvantés, ces lieux où se prélassait naguère leur orgueilleuse paresse. Tel dont les pieds ne foulaient que les tapis moelleux, dont les lèvres n’abordaient que les coupes d’or payées par le sang et les larmes de l’Africain flagellé, surpris en plein sommeil par la flamme sinistre et crépitante de l’incendie vorace, courait, nu et désespéré, se jeter dans une embarcation fugitive, trop heureux de trouver une écuelle qui le dispensât de boire dans le creux de sa main ! Partout, l’horizon était rouge et flambait avec des lueurs infernales. Affreuse avait été l’inhumanité des maîtres, terrible était la vengeance de l’esclave. Heureux, alors, mille fois heureux était celui dont la conduite n’avait pas brisé dans l’homme noir courbé sous sa domination jusqu’à la dernière fibre du cœur, pour n’y cultiver que le farouche instinct du mal ! Ce fut le cas de Baillon de Libertas, l’ancien maître de Toussaint-Louverture. Quand l’heure était sonnée et qu’il fallait se joindre aux siens, afin de coopérer à lœuvre sainte de la liberté, il ne voulut rien faire sans s’acquitter auparavant d’une dette de gratitude. « Avant de partir, il fit embarquer son maître et sa maîtresse, chargea le navire de sucre et de café et l’envoya à Baltimore[4]. » Digne action tout aussi remarquable que les plus hauts faits du grand capitaine, mais qui ne fut nullement isolée parmi ces Noirs dont la reconnaissance est une vertu spéciale !

Une fois lancé dans la nouvelle carrière ou il devait cueillir tant de lauriers, pour le plus grand honneur de sa race et la plus belle des causes, il sut déployer une aptitude rare à profiter de tous les événements pour grandir et augmenter son prestige, sans se laisser briser ou diminuer par aucun. Un autre moins habile, moins intelligent, se croirait tout d’abord appelé, par sa supériorité, à réclamer la première place parmi ces hommes dont pas un seul ne le valait ; cependant il se renferma plutôt dans son rôle de médecin, étendant peu à peu son influence, agissant de telle sorte qu’il devint insensiblement, mais sûrement, la voix la plus écoutée. À la fin aucune décision importante ne pouvait être prise sans lui.

Nous ne faisons pas ici de l’histoire. Il est donc inutile de rapporter tous les faits dont l’ensemble montre dans Toussaint-Louverture l’organisation la plus heureuse dont la nature a pu douer un mortel. D’autres se sont acquittés de cette tâche avec une science et un talent qui ne laissent rien à faire après eux[5]. Pour devenir le premier des Noirs par sa vertu, par son intelligence, par ses talents et sa bravoure, il avait grandi si bien, à mesure que sa carrière se développait en importance et en grandeur, qu’en lisant sa vie, on se rappelle difficilement sa modeste et humble extraction.

Cependant, il eut à lutter contre tous les éléments. Parmi les siens, il s’éleva contre lui le cancer de l’envie et de l’orgueil, envenimé par un malheureux dépit. Le général Rigaud, homme de couleur, furieux d’obéir à cet ancien esclave, parvenu au plus haut grade de l’armée de Saint-Domingue, après une suite d’actions éclatantes dont aucun autre n’avait offert pareil exemple, se laissa tromper par la duplicité d’Hédouville et ouvrit contre Toussaint-Louverture une rébellion fatale, qui fit couler le sang de milliers de frères, dans une guerre insensée. Action regrettable s’il en fût ! Car Rigaud vaincu, le pays rentra dans l`ordre ; mais le souvenir en est resté brûlant. C’est à peine si quatre-vingts ans écoulés l’ont effacé de certains esprits.

Contre les Européens, la lutte ne fut pas moins pressante, moins difficile à soutenir. Déployant sur le terrain de la diplomatie un tact, une habileté indéniable, il eut le talent de réduire à l’impuissance tous ceux qui, effrayés de son prestige, tâchaient de l’atténuer en diminuant son ascendant et son autorité sur l’armée et le peuple. Des hommes comme Sonthonax, Polvérel et plusieurs autres commissaires français furent expédiés à Saint-Domingue. La plupart avaient fait preuve de grande capacité parmi les plus éminents de leurs compatriotes, à l’époque de cette Révolution immortelle où la France, magna virum, semblait prodiguer sa plus riche sève ; mais arrivés en Haïti avec les instructions avouées ou déguisées d’affaiblir les pouvoirs de Toussaint-Louverture, par un contrôle méticuleux et des manœuvres habiles, ils furent complètement annulés. Au lieu de les enrayer, ils furent obligés de servir d’instruments aux desseins de ce Noir sur le front de qui brillait la vraie auréole du génie !

Quelques-uns, débarqués à Saint-Domingue avec des idées positivement hostiles contre lui, partirent de ]’île fascinés et transformés en admirateurs enthousiastes de ses qualités. Tout lui réussissait, parce qu’en tout il montrait une intelligence supérieure, une entente extraordinaire des hommes et des choses, faculté qui est le secret du succès dans toutes les grandes affaires. Il grandit à ce point que, tout en restant Français, il était arrivé ne plus rencontrer sur ses pas, à Saint-Domingue, un seul Français, noir, jaune ou blanc, capable de faire équilibre à sa haute et puissante personnalité. Son plus beau triomphe moral est la retraite du général Laveaux, gouverneur de l’île, qui, se sentant tellement et si naturellement annulé, lui céda le commandement en chef de la colonie et se retira en France, trop heureux d’avoir toujours pu compter sur son amitié et son appui !

Étonnante histoire, vraiment, que celle de ce Noir sorti de l’esclavage avec toute l’étoffe d’un grand homme d’État ! « La nature avait fait de cet homme, dit Wendell Phillips, un Metternich, un diplomate consommé. »

À ces qualités de politique habile, il réunissait le sens profond de l’homme destiné à gouverner ses semblables. Il s’y faisait remarquer par l’application raisonnée des institutions qui sont le mieux adaptées à leur état social. Il avait compris que ses frères, à peine sortis de l’esclavage ; n’ayant pas, comme lui, cette lumière supérieure qui indique à l’homme ses premiers devoirs, auraient bien vite annulé les effets salutaires de la liberté par la pratique de la licence et du vagabondage, si on les abandonnait immédiatement à eux-mêmes. Il fit donc promulguer des institutions destinées à servir de transition entre leur ancien état d’esclaves et celui de citoyens appelés à contrôler les actes de l’État, parfaitement libres de diriger leurs propres activités. C’est que, comme tous les grands fondateurs de nations, il sentait que certaines conquêtes sociales ne se font que lentement et par une suite de transformations opportunes, indispensables. Ce ne fut pas la moindre de ses gloires. D’une main ferme, il dirigea vers le travail l’esprit de ces hommes qui venaient de conquérir la liberté sur ces mêmes terres où ils avaient horriblement peiné. Autrement, leur premier mouvement ne serait-il pas d’abandonner ces sillons qui leur rappelaient si amèrement le fouet du commandeur ? Ne fallait-il pas qu’une intelligence supérieure, une volonté irrésistible vînt les y maintenir. À cette tâche ne faillit aucunement le génie de Toussaint-Louverture.

Quelques écrivains peut-être sincères, mais ne connaissant pas assez les règles de la critique historique, ont fait un crime au chef noir de ce qu’ils appellent son régime tyrannique ; d’autre part, des politiciens à courte vue s’autorisent parfois de son nom prestigieux pour essayer de justifier le plus injustifiable despotisme. Mais aux uns comme aux autres, il faut le rappeler. Un homme d’État de génie n’est si grand, si apprécié que parce que, dans sa large conception, il applique à chaque situation la mesure qui y convient le mieux, au point de vue du bien·être et du développement moral de la communauté dont il dirige les destinées. C’est cette vérité de la plus haute philosophie politique que l’illustre Gambetta a traduite dans la célèbre formule de l’opportunisme. Si Toussaint-Louverture vivait à notre époque, avec sa grande intelligence, son tact réel, sa prévoyance de régénérateur social, il est certain que toutes ses actions tendraient plutôt à développer dans sa race cet esprit de liberté raisonnée et de légalité inflexible qui est le besoin actuel de l’évolution morale des Noirs en Haïti. Il aurait compris qu’après s’être constituée matériellement comme nation indépendante, il faut que la race dont il était un si noble et incomparable échantillon fasse preuve de la moralité la plus élevée, comme de la plus large intelligence. Or, pour faciliter cette dernière évolution, si délicate et si difficile dans l’espèce humaine, il est indispensable de favoriser le développement des caractères fermes et saillants, la manifestation des fières personnalités particulièrement trempées. Toutes ces choses ne se réalisent sincèrement et pleinement que là où se trouvent dignité et liberté. Les grandes âmes, comme les fleurs délicatement épanouies, se meurtrissent et se fanent inévitablement au contact brutal du despotisme. Non, Toussaint-Louverture n’eût jamais travaillé à rabaisser systématiquement le niveau moral des siens, pour la satisfaction éphémère et vaine de briller, isolé, dans le silence d’un pénible servilisme !

Dans toutes les grandes lignes de sa politique, il montrait, d’ailleurs, cette sagacité particulière aux hommes d’élite et qui les porte naturellement, spontanément, à la conception de toutes les idées justes et rationnelles, sans attendre que les spéculations philosophiques viennent les ériger en principes, après une longue suite de tâtonnements et de dissertations. C’est ainsi que dans la constitution qu’il fit élaborer en 1800, — constitution dont le seul projet était d’une audace superbe, jetant le premier pont qui devait infailliblement conduire à l’indépendance de l’île, — les principes les plus élevés, et alors absents dans les institutions des plus grandes puissances de l’Europe civilisée, furent reconnus et consacrés comme les prescriptions du droit positif.

Si nous laissons le terrain de la législation, de la diplomatie et de l’administration, pour suivre Toussaint-Louverture sur les champs de bataille, nous le rencontrerons encore supérieur à tous ceux qui l’entourent, supérieur à tous ceux qui se trouvent en face de lui. Activité extraordinaire, sang-froid étonnant, conception vive des plans de guerre, fermeté d’exécution, courage, l’intrépidité chevaleresque unie à la prudence raisonnée, il avait toutes ces qualités qui font un grand capitaine. Aussi n’avait-il jamais entrepris une campagne sans parvenir au but désiré, sachant mener les choses de manière à ce que le dernier mot de la victoire lui restât toujours. Citons plutôt Wendell Phillips, cet Américain illustre, digne ami de Lincoln, mais surtout ami infatigable de la vérité, du droit et de la justice.

« Qu’a fait Toussaint ? dit-il. Il a repoussé l`Espagnol sur son territoire, l’y a attaqué, l’a vaincu et a fait flotter le pavillon français sur toutes les forteresses espagnoles de Santo-Domingo. Pour la première fois peut-être, l’île obéit à une seule loi. Il a remis le mulâtre sous le joug. Il a attaqué Maitland, l’a défait en bataille rangée et lui a permis de se retirer vers la Jamaïque, et lorsque l’armée française se souleva contre Laveaux, son général, et le chargea de chaînes, Toussaint réprima la révolte, fit sortir Laveaux de prison et le mit à la tête de ses propres troupes. Le Français reconnaissant le nomma général en chef. « Cet homme fait louverture partout, » dit quelqu’un. De là le nom de L’Ouverture, que lui donnèrent ses soldats. »

Après avoir admis le raisonnement qui a conduit Macaulay à déclarer que Cromwell était supérieur à Napoléon, au point de vue du génie militaire, en comparant leur éducation respective et les moyens dont chacun disposait, le grand orateur américain établit le parallèle suivant entre Cromwell et Toussaint-Louverture.

« Cromwell, dit-il, n’avait jamais vu une armée avant l’âge de quarante ans ; Toussaint ne vit pas un soldat avant cinquante. Cromwell créa lui-même son armée, avec quoi ? Avec des Anglais, le meilleur sang de l’Europe, avec les classes moyennes de l’Angleterre, le meilleur sang de l’île, Et avec cela, qui parvint-t-il à vaincre ? des Anglais, ses égaux. Toussaint créa son armée, avec quoi ? Avec ce que vous appelez la race abjecte et méprisable des nègres, avilie par deux siècles d’esclavage. Cent mille d’entre eux avaient été importés dans l’île depuis quatre ans et parlaient des, dialectes distincts ; ils étaient à peine capables de s’entendre. Avec cette masse informe et dédaignée, comme vous dites, Toussaint forgea pourtant la foudre et la déchargea, sur qui ? Sur la race la plus orgueilleuse de l’Europe, les Espagnols ; et il les fit rentrer chez eux, humbles et soumis (Applaudissements) ; sur la race la plus guerrière de l’Europe, les Français, et il les terrassa à ses pieds ; sur la race la plus audacieuse de l’Europe, les Anglais, et il les jeta à la mer, sur la Jamaïque (Applaudissements). Et maintenant je le dis ; si Cromwell fut un grand capitaine, cet homme fut pour le moins un bon soldat.

« Le territoire sur lequel ces événements avaient lieu était étroit, je le sais ; il n’était pas vaste comme le continent ; mais il était aussi étendu que l’Attique qui, avec Athènes pour capitale, remplit la terre de sa renommée pendant deux mille ans. Mesurons le génie non par la quantité mais par la qualité[6]. »

Assurément, quand une racea produit une individualité aussi merveilleusement douée que l’était Toussaint-Louverture, il est impossible d’admettre qu’elle est inférieure à d’autres, sans démontrer un aveuglement ou une absence de logique inconcevable. Néanmoins, pour bien apprécier la grandeur de cet homme dont les actions mémorables ont excité l’admiration significative de ceux-là mêmes qu’il eut à combattre, il faut se rappeler les conditions ou se sont développés ses talents et son intelligence. Dénué de tous les moyens que l’Européen trouve à sa disposition, quand il est mu par les nobles aspirations de la gloire et de la renommée, il a fallu à ce fils de l’Afrique tirer tout de son propre fonds. Mais il y trouva une si riche étoffe, de telles aptitudes, qu’aucun autre n’a pu l’égaler en mérite, encore bien que la pénurie de ses premières ressources semblât le condamner à une irrémédiable impuissance. Plus on étudie cet homme, plus il grandit. Il y a des noms historiques que les années diminuent. Souvent ils n’ont été revêtus des premiers éclats qui conduisent à l’immortalité, que par la dévotion d’un parti qui exalte en eux des tendances, des inclinations politiques ou religieuses dont il adopte l’enseigne. Celui du chef noir brille de lui-même ; et lorsque, dans un siècle, la race noire aura entièrement accompli son évolution intellectuelle, il reluira encore mieux dans le Panthéon de l’histoire, où les grands hommes immortalisés par l’admiration de la postérité, rayonnent comme autant de constellations dans le ciel de l’humanité !

Mais revenons à Wendell Phillips.

« Et maintenant, dit-il, Saxon aux yeux bleus, orgueilleux de ta race, reviens avec moi sur tes pas vers le commencement du siècle et choisis le peuple qu’il te plaira. Prends-le en Amérique ou en Europe ; cherche chez lui un homme au cerveau formé par les études de plus en plus élevées de six générations ; retire-le des écoles strictement façonnées aux règles de l’entraînement universitaire ; ajoute à ses qualités l’éducation la mieux entendue de la vie pratique ; dépose sur son front la couronne argentée du septuagénaire, et alors montre-moi l’homme de race saxonne pour qui son plus ardent admirateur aura tressé des lauriers aussi glorieux que ceux dont les plus implacables ennemis de ce noir ont été forcés de lui couronner la tête. Habileté militaire rare, connaissance profonde du cœur humain, fermeté pour effacer les distinctions des partis et confier la patrie à la volonté de ses enfants, tout cela lui était familier. Il précéda de cinquante ans Robert Peel ; il prit place auprès de Roger Williams, avant qu’aucun Anglais, qu’aucun Américain n’eussent conquis ce droit, et cela se trouve écrit dans l’histoire des États qui furent les rivaux de celui que fonda le noir inspiré de Santo-Domingo (Applaudissements). »

Ces paroles éloquentes et savantes à la fois, dites avec une conviction ardente, persuasive et émue, par un homme tel que le l’éminent Américain qui fut une des plus belles lumières des États-Unis, ces paroles, disons-le, sont le plus brillant éloge que l’on pourra faire non seulement de Toussaint-Louverture, mais encore de toute la race noire. À elles seules, elles la sauveraient de la sotte accusation d’inferiorité qu’on s’est trop obstiné à lui infliger. Cependant Wendell Phillips, homme d’une logique inflexible et incapable de se laisser dominer par les préjugés vulgaires, est allé jusqu’au bout, dans cette grande protestation de la vérité placée plus haut que les conventions mesquines, plus haut que l’orgueil de race, plus haut enfin qu’un patriotisme étroit qui voudrait fausser le verdict de l’histoire ! Sa voix fut aussi grande que celle de la conscience universelle. Entraîné par cette admiration enthousiaste à laquelle résistent difficilement les âmes généreuses, toutes les fois qu’elles se trouvent en présence d’un rare génie, il a mis Toussaint-Louverture à la place que les siècles futurs, de plus en plus éclairés, lui consacreront à jamais. Sans doute, le grand orateur s’illusionnait, quand il reculait, à cinquante ans seulement de l’époque où il parlait, cette grande et définitive restauration de la vérité dont il a commencé l’œuvre en faveur de la mémoire du général noir ; mais qu’il faille doubler ou tripler le délai, sa prédiction doit infailliblement se réaliser. Laissons-le parler.

« Vous me prendrez sans doute ce soir pour un fanatique, dit-il, parce que vous lisez l’histoire moins avec vos yeux qu’avec vos préjugés ; mais dans cinquante ans, lorsque la vérité se fera entendre, la Muse de l’histoire choisira Phocion pour les Grecs, Brutus pour les Romains, Hampden pour l’Angleterre, Lafayette pour la France, elle prendra Washington comme la fleur la plus éclatante et la plus pure de notre civilisation naissante et John Brown, comme le fruit parfait de notre maturité (Tonnerre d’applaudissements) ; et alors, plongeant sa plume dans les rayons du soleil, elle écrira sur le ciel clair et bleu, au dessus d’eux tous, le nom du soldat, de l’homme d’État, du martyr Toussaint-Louverture ! (Applaudissements longtemps prolongés). »

Après un quart de siècle, il me semble entendre ces applaudissements se prolonger encore. Ils retentissent dans mon cœur et réconfortent ma foi dans l’avenir de ma race, de la race noire dont la gloire incomparable, éternelle, est d’avoir produit un tel homme, là où tant d’autres races n’auraient offert qu’une brute à face humaine. Oui, ému jusqu’aux larmes, je sens le besoin de m’incliner et de saluer cette grande et noble figure de Toussaint-Louverture. Elle est frappée au coin de l’histoire avec l’empreinte du génie et de l’immortalité ! Lors même que toutes les universités européennes se réuniraient pour soutenir la théorie de l’inégalité des races, l’infériorité native et spéciale du Nigritien, je n’aurais qu’à détourner la tête. Pour tout argument, je chercherais dans le ciel bleu et clair, à travers les rayons du soleil, ce nom que la Muse de l’histoire y a buriné, suivant les poétiques expressions de Wendell Phillips et je leur opposerais l’exemple de ce soldat illustre. Cela suffirait.

Les faits parleront toujours plus haut que toutes les théories. Et qu’enseignent-ils ? Ils nous ont montré ce noir abandonné à lui-même, courbé sous le joug de l’esclavage, n’ayant pour toutes ressources que ses qualités natives. Ne l’avons-nous pas vu pourtant lutter d’intelligence et d’énergie contre tous les éléments, hommes et choses ; surmonter les imperfections de sa propre constitution, en les corrigeant à son avantage ; triompher enfin de l’antagonisme des Européens formés par la meilleure éducation universitaire, en prouvant partout qu’il leur était supérieur ?

En sortant de l’île d’Haïti, on pourrait encore rencontrer bien d’autres noirs illustres et qui, par leur personnalité remarquable, ont été ou sont encore une protestation éloquente contre la doctrine surannée et anti-scientifique de l’inégalité des races. Aux États-Unis comme à Libéria, dans maintes petites républiques de l’Amérique méridionale ou centrale, on peut remarquer des noirs dont la brillante intelligence est un signe irréfragable du sceau de l’égalité que la nature a imprime sur le front de toutes les races humaines. Même à l’intérieur de l’Afrique, il surgit parfois des individualités puissantes, dignes de disputer la palme à tous les individus de la race caucasique, sous le rapport de l’initiative intellectuelle, si on veut prendre en considération la différence des milieux et de l’éducation. Plus d’un exemple s’offrirait à ma plume et viendrait démontrer que partout où les noirs ont pu se constituer en société, quelque élémentaire que soit leur organisation politique et religieuse, ils manifestent le germe de toutes les grandes qualités qui, pour grandir et s’étendre, n’attendent qu’une transformation heureuse. Mais à quoi bon ! Après la figure de Toussaint-Louverture, toutes les autres deviennent insignifiantes et s’éclipsent par l’éclat même, qu’elle projette. Conservons au premier des Noirs, le titre qu’il a choisi comme le plus beau et le plus expressif. Sa gloire appartient à l’humanité noire entière. Elle suffit amplement pour enorgueillir et ennoblir tous les descendants de la race africaine, dont il a démontré à un si haut point les merveilleuses aptitudes !

Tous les faits qui viennent d’être cités nous permettent d’affirmer que lorsqu’on étudie impartialement la rapidité de l’évolution de la race noire, il est impossible de ne pas avouer qu’elle possède une spontanéité admirable pour la réalisation de toutes les conquêtes intellectuelles et morales. En recourant toujours — pour l’interprétation des phénomènes historiques — à la théorie de l’évolution, vraie dans la sociologie comme dans la biologie, il est donc permis de soutenir de la façon la plus catégorique et la plus légitime que cette race est l’égale de toutes les autres, et que de toutes les autres elle est la plus résistante contre les influences dépressives. N’est-ce pas assez pour chasser des esprits incrédules ou attardés l’étrange prétention par laquelle une foule d’hommes, ignorants ou savants, en sont venus à se persuader que leur peau plus ou moins blanche, une chevelure plus ou moins lisse, est la marque incontestable de leur supériorité native sur tous ceux que la nature, dans son œuvre sublime, a décorés d’une couleur foncée et de cheveux crépus ? Quelle autre preuve faudra-t-il pour donner un caractère plus assertoire au principe de l’égalité des races humaines, si la comparaison de l’état initial et du développement sociologique de chacune de ces races reste pour nous sans aucune signification philosophique et scientifique ? Il me semble que la démonstration, ainsi faite de la vérité que je défends, ne souffre aucune objection. Aussi la doctrine de l’inégalité des races humaines, à ce point contredite par la science et l’histoire, aurait-elle été bien vite rejetée par toutes les intelligences saines, si diverses causes ne l’y maintenaient d’une façon subreptice. C’est qu’aux erreurs provenant d’une fausse judiciaire, il faut ajouter celles qui se perpétuent par des motifs absolument étrangers à la science et à la logique, mais dont l’influence pratique et journalière est on ne peut plus réelle et agissante dans le maintien du plus sot, du plus ridicule des préjugés.

C’est un point infiniment digne d’être étudié.



  1. Hollard, loco citato, p. 164.
  2. Victor Schœlcher, cité par Emm. Edouard, dans « Le Panthéon haïtien. »
  3. Wendell Phillips, Discours sur Toussaint-Louverture, trad. du Dr Betancès.
  4. Wendell Phillips, loco citato.
  5. Quantité d’ouvrages ont été écrits sur Toussaint-Louverture, à part les histoires d’Haïti où son nom joue un si grand rôle. Il faut citer la Vie de Toussaint-Louverture par M. Saint-Rémy et la conférence sur Toussaint-Louverture par M. Pierre Lafitte ; mais au-dessus de tout, c’est dans l’œuvre de M. Gragnon-Lacoste, Toussaint-Louverture, que l’on doit étudier cette grande figure qu’il a mieux mise en relief qu’aucun de ses émules. C’est ici l’occasion d’exprimer à M. Gragnon-Lacoste le tribut de gratitude et d’admiration que lui doivent tous les hommes de la race noire.
  6. Wendell Phillips, loco citato, p. 37-40.