De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife/I/9

H. Goemaere (Œuvres de Joseph de Maistre, IVp. 127-143).



CHAPITRE IX.


PASCAL CONSIDÉRÉ SOUS LE TRIPLE RAPPORT DE LA SCIENCE, DU MÉRITE LITTÉRAIRE ET DE LA RELIGION.


Port-Royal eut sans doute des écrivains estimables, mais en fort petit nombre, et le petit nombre de ce petit nombre ne l’éleva jamais dans un cercle très-étroit au-dessus de l’excellente médiocrité.

Pascal seul forme une exception ; mais jamais on n’a dit que Pindare donnant même la main à Épaminondas, ait pu effacer dans l’antiquité l’expression proverbiale : L’air épais de Béotie. Pascal passa quatre ou cinq ans de sa vie dans les murs de Port-Royal, dont il devint la gloire sans lui devoir rien ; mais quoique je ne veuille nullement déroger à son mérite réel qui est très-grand, il faut avouer aussi qu’il a été trop loué, ainsi qu’il arrive, comme on ne saurait trop le répéter, à tout homme dont la réputation appartient à une faction. Je ne suis donc nullement porté à croire que chez aucun peuple et dans aucun temps il n’a existé de plus grand génie que Pascal[1] ; exagération risible qui nuit à celui qui en est l’objet, au lieu de l’élever dans l’opinion. Sans être en état de le juger comme géomètre, je m’en tiens sur ce point à l’autorité d’un homme infiniment supérieur à Pascal par l’étonnante diversité et la profondeur de ses connaissances.

« Pascal, dit-il, trouva quelques vérités profondes et extraordinaires en ce temps-là sur la cycloïde… il les proposa par manière de problèmes : mais M. Wallis, en Angleterre, le P. Lallouère, en France, et encore d’autres, trouvèrent le moyen de les résoudre[2]. »

Ce témoignage de Leibnitz prouve d’abord qu’il faut bien se garder d’ajouter foi à ce qui est dit dans ce discours (pag. xcvij et suiv.) contre le livre du P. Lallouère, dont l’auteur parle avec un extrême mépris, « Ce jésuite, dit-il, avait de la réputation dans les mathématiques, surtout parmi ses confrères, » (pag. xcviij). Mais Leibnitz n’était pas jésuite, ni Montucla, je pense ; et ce dernier avoue cependant dans son Histoire des mathématiques, « que le livre du P. Lallouère donnait la solution de tous les problèmes proposés par Pascal, et qu’il contenait une profonde et savante géométrie[3]. »

Je m’en tiens au reste à ces autorités, ne croyant point du tout que la découverte d’une vérité difficile, il est vrai, pour ce temps-là, mais cependant accessible à plusieurs esprits de ce temps-là, puisse élever l’inventeur au rang sublime qu’on voudrait lui attribuer dans cet ordre de connaissances.

Pascal d’ailleurs se conduisit d’une manière fort équivoque dans toute cette affaire de la cycloïde. L’histoire de cette courbe célèbre qu’il publia est moins une histoire qu’un libelle. Montucla, auteur parfaitement impartial, convient expressément que Pascal ne s’y montra ni exact, ni impartial ; que tout grand homme qu’il était, il paya cependant son tribut à l’infirmité humaine, se laissant emporter par les passions d’autrui, et oubliant la vérité pour écrire dans le sens de ses amis[4].

Les contestations élevées au sujet de la cycloïde avaient égaré l’esprit de ce grand homme, au point que, dans cette même histoire, il se permit, sur de simples soupçons en l’air, de traiter sans détour Torricelli de plagiaire[5]. Tout est vrai et tout est faux au gré de l’esprit de parti ; il prouve ce qu’il veut, il nie ce qu’il veut ; il se moque de tout et ne s’aperçoit jamais qu’on se moque de lui. On nous répète sérieusement, au XIXe siècle, les contes de Mme Perrier, sur la miraculeuse enfance de son frère ; on nous dit, avec le même sang-froid, qu’avant l’âge de seize ans, il avait composé sur les sections coniques un petit ouvrage qui fut regardé alors comme un prodige de sagacité[6] ; et l’on a sous les yeux le témoignage authentique de Descartes, qui vit le plagiat au premier coup d’œil, et qui le dénonça, sans passion comme sans détour, dans une correspondance purement scientifique[7].

Même partialité, même défaut de bonne foi à propos de la fameuse expérience du Puy-de-Dôme. On nous assure que l’explication du plus grand phénomène de la nature est principalement due aux expériences et aux réflexions de Pascal[8].

Et moi, je crois, sans la moindre crainte d’être trop dogmatique, que l’explication d’un phénomène est due principalement à celui qui l’a expliqué. Or, comme il n’y a pas le moindre doute sur la priorité de Torricelli[9], il est certain que Pascal n’y a pas le moindre droit. L’expérience du baromètre n’était qu’un heureux corollaire de la vérité découverte en Italie ; car si c’est l’air, en sa qualité de fluide pesant, qui tient le mercure suspendu dans le tube, il s’ensuivait que la colonne d’air ne pouvait diminuer de hauteur et par conséquent de poids, sans que le mercure baissât proportionnellement.

Mais cette expérience même, Pascal ne l’avait point imaginée. Descartes qui en demandait les détails deux ans après à l’un de ses amis, lui disait : « J’avais droit de les attendre de M. Pascal plutôt que de tous, parce que c’est moi qui l’ai avisé il y a deux ans de faire cette expérience, et qui l’ai assuré que bien que je ne l’eusse pas faite, je ne doutais pas du succès[10]. »

À cela on nous dit : « Pascal méprisa la réclamation de Descartes, ou ne fit aucune réponse ; car dans un précis historique publié en 1651, il parla ainsi à son tour[11]… »

En premier lieu, c’est comme si l’on disait : Pascal ne daigna pas répondre, car il répondit ; mais voyons enfin ce que Pascal répondit :

« Il est véritable, et je vous le dis hardiment, que cette expérience est de mon invention ; et partant, je puis dire que la nouvelle connaissance qu’elle nous a découverte est entièrement de moi[12]. »

Là-dessus le docte biographe fait l’observation suivante : « Contre un homme tel que Pascal, il ne faut pas se contenter de dire froidement, une année après l’expérience : J’en ai donné l’idée ; il faut le prouver[13]. » Rétorquons ce raisonnement.

Contre un homme tel que Descartes, qui n’appartenait à aucune secte, qui n’est connu par aucune calomnie, par aucun trait de mauvaise foi, par aucune falsification, il ne faut pas se contenter de dire froidement, une année après la mort du grand homme, et après avoir gardé le silence pendant qu’il pouvait se défendre : Je vous le dis hardiment, cette expérience est de mon invention ; il faut le prouver[14].

Je n’entends donc point nier le mérite distingué de Pascal dans l’ordre des sciences ; je ne dispute à aucun homme ce qui lui appartient ; je dis seulement que ce mérite a été fort exagéré, et que la conduite de Pascal, dans l’affaire de la cycloïde et dans celle de l’expérience du Puy-de-Dôme, ne fut nullement droite et ne saurait être excusée.

Je dis de plus que le mérite littéraire de Pascal n’a pas été moins exagéré. Aucun homme de goût ne saurait nier que les Lettres provinciales ne soient un joli libelle, et qui fait époque même dans notre langue, puisque c’est le premier ouvrage véritablement français qui ait été écrit en prose. Je n’en crois pas moins qu’une grande partie de la réputation dont il jouit est due de même à l’esprit de faction intéressé à faire valoir l’ouvrage, et encore plus peut-être à la qualité des hommes qu’il attaquait. C’est une observation incontestable et qui fait beaucoup d’honneur aux jésuites, qu’en leur qualité de janissaires de l’Église catholique, ils ont toujours été l’objet de la haine de tous les ennemis de cette Église. Mécréants de toutes couleurs, protestants de toutes les classes, jansénistes surtout n’ont jamais demandé mieux que d’humilier cette fameuse société ; ils devaient donc porter aux nues un livre destiné à lui faire tant de mal. Si les Lettres provinciales, avec le même mérite littéraire, avaient été écrites contre les capucins, il y a longtemps qu’on n’en parlerait plus. Un homme de lettre français, du premier ordre, mais que je n’ai pas le droit de nommer, me confessait un jour, tête-à-tête, qu’il n’avait pu supporter la lecture des Petites-Lettres[15]. La monotonie du plan est un grand défaut de l’ouvrage : c’est toujours un jésuite sot qui dit des bêtises et qui a lu tout ce que son ordre a écrit. Mme de Grignan, au milieu même de l’effervescence contemporaine, disait déjà en bâillant : C’est toujours la même chose, et sa spirituelle mère l’en grondait[16].

L’extrême sécheresse des matières et l’imperceptible petitesse des écrivains attaqués dans ces lettres, achèvent de rendre le livre assez difficile à lire. Au surplus, si quelqu’un veut s’en amuser, je ne combats de goût contre personne ; je dis seulement que l’ouvrage a dû aux circonstances une grande partie de sa réputation, et je ne crois pas qu’aucun homme impartial me contredise sur ce point.

Sur le fond des choses considérées purement d’une manière philosophique, on peut, je pense, s’en rapporter aux jugements de Voltaire qui a dit sans détour : « Il est vrai que tout le livre porte sur un fondement faux, ce qui est visible[17]. »

Mais c’est surtout sous le point de vue religieux que Pascal doit être envisagé ; il a fait sa profession de foi dans les Lettres provinciales ; elle mérite d’être rappelée : « Je vous déclare donc, dit-il, que je n’ai, grâce à Dieu, d’attache sur la terre qu’à la seule Église catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis persuadé qu’il n’y a point de salut. » (Lett. XVII.)

Nous avons vu plus haut le magnifique témoignage qu’il a rendu au Souverain Pontife. Voilà Pascal catholique et jouissant pleinement de sa raison. Écoutons maintenant le sectaire :

« J’ai craint que je n’eusse mal écrit en me voyant condamné ; mais l’exemple de tant de pieux écrits me fait croire au contraire[18]. Il n’est plus permis de bien écrire, tant l’inquisition est corrompue et ignorante. Il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes. Je ne crains rien, je n’espère rien. Le Port-Royal craint, et c’est une mauvaise politique… Quand ils ne craindront plus, ils se feront plus craindre. Le silence est la plus grande persécution. Jamais les Saints ne se sont tus. Il est vrai qu’il faut vocation ; mais ce n’est pas des arrêts du conseil qu’il faut apprendre si l’on est appelé, mais de la nécessité de parler. Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel. L’inquisition (le tribunal du Pape pour l’examen et la condamnation des livres) et la société (des jésuites) sont les deux fléaux de la vérité[19]. »

Calvin n’aurait ni mieux, ni autrement dit ; et il est bien remarquable que Voltaire n’a pas fait difficulté de dire sur cet endroit des Pensées de Pascal, dans son fameux Commentaire, que si quelque chose peut justifier Louis XIV d’avoir persécuté les jansénistes, c’est assurément ce paragraphe[20].

Voltaire ne dit rien de trop. Quel gouvernement, s’il n’est pas tout à fait aveugle, pourrait supporter l’homme qui ose dire : Point d’autorité ! c’est à moi de juger si j’ai vocation. Ceux qui me condamnent ont tort, puisqu’ils ne pensent pas comme moi. Qu’est-ce que l’Église gallicane ? qu’est-ce que le Pape ? qu’est-ce que l’Église universelle ? qu’est-ce que le parlement ? qu’est-ce que le conseil du roi ? qu’est-ce que le roi lui-même en comparaison de moi ?

Et tout cela de la part de celui qui n’a cessé de parler contre le moi, qui nous avertit que le moi est haïssable parce qu’il est injuste, et se fait centre de tout ; que la piété chrétienne anéantit le moi, et que la simple civilité humaine le cache et le supprime[21].

Mais tous les sectaires se ressemblent : Luther n’a-t-il pas dit au Saint Père : « Je suis entre vos mains : coupez, brûlez ; ordonnez de moi tout ce qui vous plaira[22]. » N’a-t-il pas ajouté : « Et moi aussi je veux que le Pontife romain soit le premier de tous[23]. » Blondel n’a-t-il pas dit : « Les protestants n’entendent contester à l’ancienne Rome, ni la dignité du Siège apostolique, ni la primatie… qu’il exerce d’une certaine manière sur l’Église universelle[24] ! » Hontheim (Febronius) n’a-t-il pas décidé « qu’il faut rechercher et retenir à tout prix la communion avec le Pape[25], etc., etc. ? »

Mais quand on en viendra aux explications, et qu’il s’agira de leur propre cause, ils vous diront alors « que le décret du Pape qui les a condamnés est nul, parce qu’il est rendu sans cause, sans formes canoniques et sans autre fondement que l’autorité prétendue du Pontife[26] ; que la soumission est due à ses jugements, alors seulement que les passions humaines ne s’y mêlent point, et qu’ils ne blessent nullement la vérité[27] ; que lorsque le Pape a parlé, il faut examiner si c’est le Vicaire de J.-C. qui a parlé, ou bien la cour de ce même Pontife, qui parle de temps en temps d’une manière toute profane[28] ; que ce qui est condamné à Rome peut être approuvé dans le ciel[29] ; que c’est assez souvent une marque de l’intégrité d’un livre, que d’avoir été censuré à Rome[30] ; que l’Église romaine est à la vérité le sacré lit nuptial de J.-C., la mère des Églises et la maîtresse du monde ; qu’il n’était donc jamais permis de lui résister ; mais qu’à l’égard de la cour romaine, c’était pour tout souverain, et même pour tout homme quelconque qui en avait le pouvoir, une œuvre plus méritoire de lui résister, que celle de combattre les ennemis mêmes du nom chrétien[31] ; que les hérésies sont perpétuées par les injustes prétentions de la cour de Rome[32] ; que le pape Innocent X, en condamnant les cinq propositions, avait voulu se mettre en possession d’une nouvelle espèce d’infaillibilité qui touchait à l’hérésie protestante de l’esprit particulier[33] ; que ce fut une grande imprudence de faire décider cette cause par un juge tel que ce Pape qui n’entendait pas seulement les termes du procès[34] ; que les prélats composant l’assemblée du clergé de France avaient prononcé à leur tour, dans l’affaire de Jansénius, sans examen, sans délibération, et sans connaissance de cause[35] ; que l’opinion qu’on doit en croire l’Église sur un fait dogmatique, est une erreur contraire aux sentiments de tous les théologiens, et qu’on ne peut soutenir sans honte et sans infamie[36]. »

Tel est le style, telle est la soumission de ces catholiques sévères qui veulent vivre et mourir dans la communion du Pape, hors de laquelle il n’y a pas de salut. Je les ai mis en regard avec leurs frères : c’est le même langage et le même sentiment. Il y a seulement une différence bizarre et frappante entre les jansénistes et les autres dissidents. C’est que ceux-ci ont pris le parti de nier l’autorité qui les condamnait et même l’origine divine de l’épiscopat. Le janséniste s’y prend autrement : il admet l’autorité ; il la déclare divine ; il écrira même en sa faveur et nommera hérétiques ceux qui ne la reconnaissent pas ; mais c’est à condition qu’elle ne prendra pas la liberté de le condamner lui-même ; car dans ce cas, il se réserve de la traiter comme on vient de le voir. Il ne sera plus qu’un insolent rebelle, mais sans cesser de lui soutenir qu’elle n’a jamais eu, même en ses plus beaux jours, de vengeur plus zélé, ni d’enfant plus soumis ; il se jettera à ses genoux en se jouant de ses anathèmes ; il protestera qu’elle a les paroles de la vie éternelle, en lui disant qu’elle extravague.

Lorsque les Lettres provinciales parurent, Rome les condamna, et Louis XIV, de son côté, nomma pour l’examen de ce livre treize commissaires, archevêques, évêques, docteurs, ou professeurs de théologie, qui donnèrent l’avis suivant :

« Nous soussignés, etc., certifions, après avoir diligemment examiné le livre qui a pour titre : Lettres provinciales (avec les notes de Vendrock-Nicole), que les hérésies de Jansénius condamnées par l’Église y sont soutenues et défendues ; … certifions de plus que la médisance et l’insolence sont si naturelles à ces deux auteurs, qu’à la réserve des jansénistes, ils n’épargnent qui que ce soit, ni le Pape, ni les évêques, ni le roi, ni ses principaux ministres, ni la sacrée faculté de Paris, ni les ordres religieux ; et qu’ainsi ce livre est digne des peines que les lois décernent contre les libelles diffamatoires et hérétiques. Fait à Paris, le 4 septembre 1660. Signé Henri de Rennes, Hardouin de Rhodez, François d’Amiens, Charles de Soissons, etc. »

Sur cet avis des commissaires, le livre fut condamné au feu par arrêt du conseil d’État[37].

On connaît peu, ou l’on remarque peu cette décision, qui est cependant d’une justice évidente.

Supposons que Pascal, ayant conçu des scrupules de conscience sur son livre, se fût adressé à quelque directeur pris hors de sa secte, pour avoir son avis, et qu’il eût débuté par lui dire en général :

« J’ai cru devoir tourner en ridicule et diffamer une société dangereuse. »

Cette première ouverture eût produit infailliblement le dialogue qui suit :

LE DIRECTEUR.

« Qu’est-ce donc, monsieur, que cette société ? S’agit-il de quelque société occulte, de quelque rassemblement suspect, dépourvu d’existence légale ? »

PASCAL.

« Au contraire, mon père : il s’agit d’une société fameuse, d’une société de prêtres répandus dans toute l’Europe, particulièrement en France. »

LE DIRECTEUR.

« Mais cette société est-elle suspecte à l’Église et à l’État ? »

PASCAL.

« Nullement, mon père, le Saint-Siège au contraire l’estime infiniment, et l’a souvent approuvée. L’Église l’emploie depuis plus de deux siècles dans tous ses grands travaux ; la même société élève presque toute la jeunesse européenne ; elle dirige une foule de consciences ; elle jouit surtout de la confiance du roi, notre maître ; et c’est un grand malheur, car cette confiance universelle la met à même de faire des maux infinis que j’ai voulu prévenir. Il s’agit des jésuites, en un mot. »

LE DIRECTEUR.

« Ah ! vous m’étonnez ; et comment donc avez-vous argumenté contre ces Pères ? »

PASCAL.

« J’ai cité une foule de propositions condamnables, tirées de livres composés par ces Pères dans les temps anciens et dans les pays étrangers ; livres profondément ignorés, et partant infiniment dangereux, si je n’en avais pas fait connaître le venin. Ce n’est pas que j’aie lu ces livres, car je ne me suis jamais mêlé de ce genre de connaissances ; mais je tiens ces textes de certaines mains amies, incapables de me tromper. J’ai montré que l’ordre était solidaire pour toutes ces erreurs, et j’en ai conclu que les jésuites étaient des hérétiques et des empoisonneurs publics. »

LE DIRECTEUR.

« Mais, mon cher frère, vous n’y songez pas. Je vois maintenant de quoi il s’agit et à quel parti vous appartenez. Vous êtes un homme abominable devant Dieu. Hâtez-vous de prendre la plume pour expier votre crime par une réparation convenable. De qui tenez-vous donc le droit, vous, simple particulier, de diffamer un ordre religieux, approuvé, estimé, employé par l’Église universelle, par tous les souverains de l’Europe, et nommément par le vôtre ? ce droit que vous n’avez pas contre un homme seul, comment l’auriez-vous contre un corps ? c’est se moquer des jésuites beaucoup moins que des lois et de l’Évangile. Vous êtes éminemment coupable, et de plus éminemment ridicule ; car, je le demande à votre conscience, y a-t-il au monde quelque chose d’aussi plaisant que de vous entendre traiter d’hérétiques des hommes parfaitement soumis à l’Église, qui croient tout ce qu’elle croit, qui condamnent tout ce qu’elle condamne, qui se condamneraient eux-mêmes sans balancer, s’ils avaient le malheur de lui déplaire ; tandis que vous êtes, vous, dans un état public de rébellion, et frappé des anathèmes du Pontife, ratifiés, s’il le faut, par l’Église universelle ? »

Tel est le point de vue sous lequel il faut envisager ces fameuses Lettres. Il ne s’agit point ici de déclamations philosophiques : Pascal doit être jugé sur l’inflexible loi qu’il a invoquée lui-même ; si elle le déclare coupable, rien ne peut l’excuser.

L’habitude et le poids des noms exercent un tel despotisme en France, que l’illustre historien de Fénélon, né pour voir et pour dire la vérité, ayant cependant à relever un insupportable sophisme de Pascal, ne prend point sur lui de l’attaquer de front ; il se plaint de ces gens du monde qui, se mêlant d’avoir une opinion sur des matières théologiques sans en avoir le droit, s’imaginent sérieusement que, dans l’affaire du jansénisme, il s’agissait uniquement de savoir si les cinq propositions étaient ou n’étaient pas mot à mot dans le livre de Jansénius, et qui là-dessus s’écrient gravement qu’il suffit des yeux pour décider une pareille question[38].

Mais cette erreur grossière, mise sur le compte d’une foule d’hommes ignorants et inappliqués (et en effet très-digne d’eux), est précisément l’erreur de Pascal, qui s’écrie gravement dans ses Provinciales : Il suffit des yeux pour décider une pareille question, et qui fonde sur cet argument sa fameuse plaisanterie sur le pape Zacharie[39].

En général, un trop grand nombre d’hommes, en France, ont l’habitude de faire, de certains personnages célèbres, une sorte d’apothéose après laquelle ils ne savent plus entendre raison sur ces divinités de leur façon. Pascal en est un bel exemple. Quel honnête homme, sensé et étranger à la France, peut le supporter, lorsqu’il ose dire aux jésuites, dans sa XVIIIe Lettre provinciale : C’est par là qu’est détruite l’impiété de Luther, et c’est par là qu’est encore détruite l’impiété de l’école de Molina ?

La conscience d’un musulman, pour peu qu’il connût notre Religion et nos maximes, serait révoltée de ce rapprochement. Comment donc ? un religieux mort dans le sein de l’Église, qui se serait prosterné pour se condamner lui-même au premier signe de l’autorité ; un homme de génie, auteur d’un système, à la fois philosophique et consolant, sur le dogme redoutable qui a tant fatigué l’esprit humain, système qui n’a jamais été condamné et qui ne le sera jamais ; car tout système publiquement enseigné dans l’Église catholique pendant trois siècles, sans avoir été condamné, ne peut être supposé condamnable[40] ; système qui présente après tout le plus heureux effort qui ait été fait par la philosophie chrétienne pour accorder ensemble, suivant les forces de notre faible intelligence, res olim dissociabiles, libertatem et principatum. L’auteur, dis-je, de ce système est mis en parallèle avec qui ? avec Luther, le plus hardi, le plus funeste hérésiarque qui ait désolé l’Église ; le premier surtout qui ait marié, dans l’Occident, l’hérésie à la politique, et qui ait véritablement séparé des souverainetés. — Il est impossible de retenir son indignation et de relever de sang-froid cet insolent parallèle.

Et que dirons-nous de Pascal scandalisant même les jansénistes en exagérant leur système ? D’abord il avait soutenu que les cinq propositions étaient bien condamnées, mais qu’elles ne se trouvaient pas dans le livre de Jansénius (XVIIe et XVIIIe Lettres prov.) ; bientôt il décida au contraire que les Papes s’étaient trompés sur le droit même ; que la doctrine de l’Évêque d’Ypres était la même que celle de saint Paul, de saint Augustin et de saint Prosper[41]. « Enfin, dit son nouvel historien, les jésuites furent forcés de convenir que Pascal était mort dans les principes du jansénisme le plus rigoureux[42], » éloge remarquable que les jésuites ne contrediront sûrement pas.

L’inébranlable obstination dans l’erreur, l’invincible et systématique mépris de l’autorité, sont le caractère éternel de la secte. On vient de le lire sur le front de Pascal ; Arnaud ne le manifesta pas moins visiblement. Mourant à Bruxelles plus qu’octogénaire, il veut mourir dans les bras de Quesnel, il l’appelle à lui ; il meurt après avoir protesté, dans son testament, qu’il persiste dans ses sentiments[43].

  1. Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, pag. cxxxix, à la tête des Pensées. Paris, Renouard, 1803, in-8o tom. I. Les mathématiques ayant fait un pas immense par l’invention du calcul différentiel, l’assertion qui place Pascal au-dessus de tous les géomètres de cette nouvelle ère, depuis Newton, et Leibnitz jusqu’à M. De la Place, me semble au moins une erreur grave. Je m’en rapporte aux véritables juges.
  2. Ce grand homme ajoute, avec cette conscience de lui-même que personne ne sera tenté de prendre pour de l’orgueil : « J’oserai dire que mes méditations sont le fruit d’une application bien plus grande et bien plus longue que celle que M. Pascal avait donnée aux matières relevées de la théologie ; outre qu’il n’avait pas étudié l’histoire ni la jurisprudence avec autant de soin que je l’ai fait ; et cependant l’une et l’autre sont requises pour établir certaines vérités de la religion chrétienne. » (La jurisprudence s’appliquait dans son esprit à la question examinée dans toute sa latitude ; De l’empire du Souverain Pontife.) « … Si Dieu me donne encore pour quelque temps de la santé et de la vie, j’espère qu’il me donnera aussi assez de loisir et de liberté pour m’acquitter de mes vœux faits il y a plus de trente ans. » (Esprit de Leibnitz in-8o tom. I, pag. 224.)
  3. Montucla (Hist. des mathém. in-4o, 1798 et 1799, tom. II, pag. 77) ajoute à la vérité : « Mais ce livre (du P. Lallouère) ayant été publié en 1660, qui nous assure qu’il ne s’aida point alors de l’ouvrage de Pascal publié dès le commencement de 1659 ? » (Hist. des mathém. in-4o ann. VII, 1798 et 1799, pag. 63.) — Qui nous assure ? — Le raisonnement et les faits. Le livre du jésuite fut publié en 1660, ce qui signifie dans le courant de l’année 1660 (mars peut-être ou avril). Celui de Pascal fut publié dès le commencement de 1659 (en janvier ou février même peut-être). Quel espace de temps laisse-t-on donc au jésuite pour composer, pour imprimer un in-quarto sur les mathématiques alors sublimes ? pour faire graver les figures assez compliquées qui se rapportent à la théorie de la cycloïde ?

    Les faits fortifient ce raisonnement ; car, si le jésuite avait pu profiter de l’ouvrage de Pascal, comment celui-ci ou ses amis d’alors ne le lui auraient ils pas reproché ? comment ses amis d’aujourd’hui ne nous citeraient-ils pas ces textes ? Enfin, pour qu’il ne manque rien à la démonstration, il suffit de réfléchir sur l’aveu exprès et décisif que le livre du P. Lallouère contenait une profonde et savante géométrie. C’était donc bien une géométrie particulière à l’auteur, et tout à lui de la manière la plus exclusive ; car si elle avait touché celle de Pascal, et si elle s’en était seulement approchée, cent mille bouches eussent crié au voleur !

  4. Montucla, Hist. des mathém. pag. 55, 59 et 60.
  5. « Pascal, dans son Histoire de la Roulette, traita sans détour Torricelli de plagiaire. J’ai lu avec beaucoup de soin les pièces du procès, et j’avoue que l’accusation de Pascal me paraît un peu hasardée. » (Disc, sur la vie et les ouvrages, etc., pag. xciij.) Il va sans dire que ces mots un peu hasardée, à cette place et sous cette plume, signifient tout à fait impardonnable.
  6. Disc. sur la vie et les ouvrages, etc., pag. xxij.
  7. J’ai reçu l’Essai touchant les coniques, du fils de M. Pascal (Etienne), et trouvant que d’en avoir lu la moitié, j’ai jugé qu’il avait pris presque tout de M. Desargues, ce qui m’a été confirmé incontinent après par la confession qu’il en fit lui-même. (Lett. de Descartes au P. Mersenne, dans le Recueil de ses lettres, in-12, 1725, tom. II. lettre XXXVIII, pag. 179.) Quand l’histoire aurait le droit de contredire de pareils témoignages, elle n’aurait pas le droit de les passer sous silence.
  8. Disc, sur la vie et les ouvrages, etc. pag. xxx.
  9. Torricelli mourut en 1647. Sa découverte relative au baromètre est constatée dans sa lettre à l’abbé, depuis cardinal, Michel-Ange Ricci, écrite en 1644 ; et par la réponse de cet abbé. (Storia della letter. Ital. di Tiraboschi, tom. VIII, liv. II, no XXII.)
  10. Lettre de Descartes à M. de Carcavi, tom. VI, pag. 179.
  11. Disc. sur la vie et les ouvrages, pag. xxxix.
  12. Précis historique adressé par Pascal à un M. de Ribeyra, ib., pag. xxxix. — Observons en passant que le partant de Pascal est très-faux ; car, à supposer même qu’il fût l’auteur de l’expérience, il s’ensuivrait qu’il aurait appuyé la nouvelle connaissance par une expérience très-belle, très-ingénieuse, très-décisive ; mais nullement qu’elle fût entièrement de lui, ce qui est manifestement faux, et faux même jusqu’à impatienter la conscience.
  13. Disc. sur la vie et les ouvrages, etc. pag. xxxix.
  14. Un bel exemple de l’esprit de parti, qui ne veut convenir de rien, se trouve dans ce même discours si souvent cité. On y lit (pag. xj) que si l’une des lettres de Descartes qui portent la date de l’année 1631 (tom. I, Des lett. pag. 439), a été en effet écrite dans ce temps-là, on voit qu’il avait alors, relativement à la pesanteur de l’air, à peu près les mêmes idées que Torricelli mit dans la suite au jour. Ceci est véritablement étrange ! La date d’une lettre ne subsiste pas jusqu’à ce qu’on la trouve fausse ?
  15. Je ne mérite pas le titre d’homme de lettres, il s’en faut ; mais du reste, je trouve dans ces lignes ma propre histoire. J’ai essayé, j’ai fait effort pour lire un volume des Provinciales, et, je l’avoue à ma honte, le livre m’est tombé des mains. (Note de l’Editeur.)
  16. Lettres de Mme de Sévigné. (Lettre DCCLIII, du 21 décembre 1689.)
  17. Voltaire, Siècle de Louis XIV, tome III, chap. xxxvii.
  18. Pascal aurait dû bien nommer un de ces pieux écrits condamnés en si grand nombre par l’autorité légitime. Les sectaires sont plaisants ! Ils appellent pieux écrits les écrits de leur parti ; puis ils se plaignent des condamnations lancées contre les pieux écrits.
  19. Pensées de Pascal, tom. II, art. XVII, no 82, pag. 218.
  20. Note de Voltaire, Siècle de Louis XIV, pag. 354. On voit ici le mot de persécuter employé dans un sens tout particulier à notre siècle. Selon le style ancien, c’est la vérité qui était persécutée ; aujourd’hui c’est l’erreur ou le crime. Les décrets des rois de France contre les calvinistes ou leurs cousins, sont des persécutions, comme les décrets des empereurs païens contre les chrétiens ; bientôt, s’il plaît à Dieu, on nous dira que les tribunaux persécutent les assassins.
  21. Pensées de Pascal, tom. I, no CLXXII ; tom. II, pag. 221, no LXXXI.
  22. Epist. ad Leonem X.
  23. Epist. ad Emserum.
  24. Blondel, De primatu in Ecclesiâ, pag. 24.
  25. Febron, tom. I, pag. 170.
  26. Decretum illud est ex omni parte invalidum et nullum, quia conditum est sine causâ, etc. (Quesnel, In epist. abbatis ad quemd. curiæ rom. prælatum.)
  27. Quando non apparet admixta passio, quando veritati nullatenus præjudicat. id. ibid., pag. 3.
  28. Quæ subinde valde profana loquitur. Febron., tom. II, pag. 333.
  29. Pascal ci-dessus, pag. 134.
  30. Lettre d’un anonyme janséniste à un ecclésiastique, citée par le P. Daniel, Entret. v. pag. 160.
  31. Purissimum thalamum Christi, matrem ecclesiarum, mundi dominam, etc.; curiæ romanæ longe majore pietate résisterent reges et principes, et quicumque possunt quam ipsis Turcis. (Luth. Opp. tom. I, epist. LXXXIV, pag. 125.)
  32. Dessein des jésuites, pag. 21 et 22, dans l’Histoire des cinq propositions. Liège, Moumal, in-8o, 1699, liv. IV, pag. 265 ; livre écrit avec beaucoup d’exactitude et d’impartialité. Ce Dessein des jésuites est un livre de Port-Royal.
  33. Dessein des jésuites, ibid., pag. 33.
  34. Mémoire de St- Amour (agent janséniste envoyé à Rome pour l’affaire des cinq propositions, pag. 554).
  35. Réflexion sur la délibér. (Autre livre du parti, cité dans la même Histoire, ibid., pag. 265.)
  36. Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire. Lett. VI, pag. 19 ; lett. VII pag. 7, 8 et 10.
  37. On peut lire ces pièces dans l’Histoire des cinq propositions, p. 175. Voltaire, comme on sait, a dit, en parlant des Lettres provinciales, dans son catalogue des écrivains du XVIIe siècle : Il faut avouer que l’ouvrage entier porte à faux. Quand Voltaire et les évêques de France sont d’accord, il semble qu’on peut être de leur avis en toute sûreté de conscience.
  38. Histoire de Fénélon, tom. II, p. 616.
  39. Plaisanterie doublement fausse, et parce que le pape Zacharie n’a jamais dit ce que Pascal, après tant d’autres, lui fait dire ; et que quand même il l’aurait dit, la question de Jansénius serait toute différente.
  40. On sait que l’esprit de parti, qui ne rougit de rien, est allé jusqu’à fabriquer une bulle qui anathématise ce système. Observons que ces rebelles qui bravent les décrets du Saint-Siège, les croient cependant d’un tel poids dans leurs consciences, qu’on les verra descendre jusqu’au rôle de faussaire pour se procurer cet avantage contre leurs adversaires. Ainsi, en bravant l’autorité, ils la confessent. On croit voir Photius demandant au Pape le titre de patriarche œcuménique, puis se révolter contre lui, parce que le Pape l’avait refusé. Ainsi, la conscience demandait la grâce, et l’orgueil se vengeait du refus.
  41. Il fut traité assez lestement sur ce sujet par un écrivain du parti : On ne peut guère, dit-il, compter sur son témoignage… parce qu’il était peu instruit… et parce que, sur des fondements faux et incertains, il faisait des systèmes qui ne subsistaient que dans son esprit. (Lettre d’un ecclésiastique à l’un de ses amis.) Racine atteste, dans son Histoire de Port-Royal (IIe part., pag. 253 de l’édit. citée), que Pascal avait écrit pour combattre le sentiment d’Arnaud. Ce qui s’accorde fort bien avec ce qu’on vient de lire.
  42. Discours sur la vie et sur les écrits, etc., pag. cxxx. — Habemus confitentem reum.
  43. Hist. des cinq propositions, liv. I, pag. 18.