De l’Économie (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De l’ÉconomieHachetteTome 1 (p. 230-234).



CHAPITRE XI.


Par quels moyens Ischomachus est robuste de corps, bien vu de ses concitoyens, cher à ses amis, à l’abri durant la guerre, et maître d’une fortune honorablement acquise.


« Aussitôt je lui dis : « Ischomachus, pour ce qui concerne les devoirs de ta femme, je crois en avoir assez entendu dès à présent, et tout cela fait complétement ton éloge et le sien : parle-moi maintenant de tes propres fonctions, afin que tu aies le plaisir de te rappeler tes titres à l’estime publique, et moi celui d’apprendre et de connaître à fond, si je puis, les devoirs d’un citoyen beau et bon ; je t’en saurai un gré infini. — Par Jupiter ! répondit Ischomachus, c’est de grand cœur, Socrate, que je vais poursuivre en t’exposant ce que je suis, afin que tu me redresses, si je ne te parais pas bien agir. — Moi, te redresser ? lui dis-je ; eh ! comment le pourrais-je, toi, l’homme beau et bon par excellence, tandis que je passe pour un conteur de fadaises, un mesureur d’air, et qu’on me jette à la tête la plus sotte des accusations, le surnom de pauvre[1]. Cette accusation, Ischomachus, m’aurait mis au désespoir, sans la rencontre que je fis dernièrement du cheval de l’étranger Nicias : voyant que tout le monde le suivait pour le considérer, entendant qu’on ne tarissait pas sur ses louanges, je m’approchai de l’écuyer et lui demandai si ce cheval avait une grande fortune. Sur cette question, l’écuyer me regardant comme un homme qui n’est pas sain d’esprit : « Comment, dit-il, un cheval aurait-il de la fortune ? » Pour moi, je m’en allai baissant la tête en apprenant qu’il est permis à un cheval, même pauvre, d’être bon, quand il a un bon naturel. Comme il ne m’est pas non plus défendu d’être homme de bien, raconte-moi entièrement ce que tu fais, afin que, si je puis m’instruire à ton école, je m’applique dès demain à marcher sur tes traces ; car chaque jour est bon, ajoutai-je, pour commencer l’étude de la vertu. — Tu badines, Socrate, dit Ischomachus ; je vais néanmoins te raconter tout ce que je m’efforce de faire pour bien passer la vie.

« Convaincu que jamais les dieux n’ont permis que le succès fût assuré aux hommes qui ne connaissent point leurs devoirs, ni les soins qu’ils ont à prendre pour l’accomplir, et qu’à ceux même qui sont prudents et actifs, tantôt ils accordent la réussite, tantôt ils ne l’accordent pas, je commence, moi, par rendre hommage aux dieux, et je m’efforce de mériter par mes prières la santé, la force du corps, l’estime de mes concitoyens, la bienveillance de mes amis, l’avantage d’être à l’abri durant la guerre, une fortune honorablement acquise. » Et moi, en l’entendant : « Tu as donc soin, Ischomachus, de t’enrichir, et, une fois à la tête d’une grande fortune, tu prends les soins nécessaires pour la gérer ? — Aucun soin ne m’agrée plus, reprit Ischomachus, que celui que tu viens de dire ; il me paraît bien doux, Socrate, de traiter magnifiquement les dieux et mes amis, s’ils sont dans le besoin, de venir en aide à la ville, et de contribuer, autant que je puis, à l’embellir. — Tout ce que tu dis là, Ischomachus, est fort beau, et ne convient qu’à un homme puissamment riche. Le moyen de le nier, quand on voit tant de citoyens hors d’état de subsister sans la générosité des autres, tant d’autres s’estimant heureux de se procurer le strict nécessaire ? Et ceux qui peuvent non-seulement administrer leur maison, mais gagner encore de quoi embellir la ville et venir en aide à leurs amis, comment ne pas les appeler opulents et puissants ? Oui, ajoutai-je, nous pourrions faire ce compliment à bien des hommes. Mais toi, Ischomachus, dis-moi, puisque c’est par là tu que as commencé, par quels moyens tu t’es fait la santé, comment tu as développé ta force physique ; ensuite, comment il t’est permis sans honte de n’avoir rien à redouter de la guerre ; tu me parleras enfin des moyens de faire fortune, et je t’écouterai avec plaisir.

— Tous ces avantages, Socrate, reprit Ischomachus, ont entre eux, à mon avis, une liaison intime. Un homme qui a de quoi manger doit naturellement par le travail fortifier sa santé, et par un travail continu développer ses forces ; exercé au métier de la guerre, il doit s’en tirer honorablement ; industrieux et ennemi de la mollesse, il doit naturellement augmenter son avoir. — Jusque-là, Ischomachus, repris-je, je suis parfaitement ton raisonnement, quand tu dis que l’homme qui travaille, qui s’occupe, qui s’exerce, obtient plus sûrement ces avantages ; mais quels exercices faut-il pour se procurer une constitution bonne et vigoureuse ? Comment t’endurcis-tu au métier des armes ? À quels moyens dois-tu l’excédant qui te permet de secourir tes amis et d’embellir la ville ? Voilà ce que je serais curieux d’apprendre.

— Eh bien, Socrate, dit Ischomachus, j’ai l’habitude de sortir du lit à l’heure où je puis encore trouver au logis les personnes que je dois voir. Quand j’ai quelque affaire dans la ville, je m’en occupe, cela me sert de promenade. Si je n’ai rien d’indispensable à la ville, un garçon mène devant moi mon cheval à la campagne, et cette promenade de la ville aux champs me plaît cent fois plus, Socrate, que si je me promenais dans le Xyste[2]. Dès que je suis arrivé à la campagne, si j’ai là des gens qui plantent, qui labourent, qui sèment, qui rentrent les récoltes, je vais voir comment tout se passe, et je les redresse, si je crois mon procédé meilleur que le leur. Ensuite, je monte à cheval, et je fais faire à l’animal les manœuvres hippiques qui se rapprochent le plus de celles de la guerre : chemins de traverse, collines, fossés, ruisseaux, je franchis tout, et, autant que possible, dans ces manœuvres je tâche de ne point estropier mon cheval. Cette course faite, mon garçon laisse mon cheval se rouler[3], puis le ramène à la maison, rapportant des champs ce qu’il faut pour la ville. De mon côté, je rentre moitié marchant, moitié courant, et je me frotte avec l’étrille. Alors je dîne, Socrate, de manière à passer le reste de la journée sans avoir l’estomac vide ni plein. — Par Junon, dis-je, Ischomachus, j’approuve une telle conduite. User d’un régime qui donne tout à la fois la santé et la vigueur, faire des manœuvres et des exercices qui servent pour la guerre et pour l’accroissement de la fortune, voilà qui me paraît tout à fait admirable ! Et certes, tu fournis des preuves suffisantes que tu fais bien tout ce qu’il faut. Grâce aux dieux, nous te voyons d’ordinaire bien portant et robuste, et nous savons que l’on te compte parmi les meilleurs cavaliers et les gens les plus riches. — Pourtant avec tout cela, Socrate, je suis indignement calomnié, et peut-être croyais-tu que j’allais te dire que tout le monde m’appelle le beau et le bon. — J’allais te demander encore, Ischomachus, si tu te mets en état de rendre compte de tes actions ou de juger celles des autres, s’il en est besoin. — Est-ce que, selon toi, Socrate, je ne me prépare pas continuellement, soit à me justifier, puisque je ne fais de tort à personne, et qu’au contraire je fais le plus de bien que je peux, soit à en accuser d’autres, puisque, en public comme en particulier, mes regards ne peuvent rencontrer que des hommes injustes et pas un homme de bien ? — Mais dis-moi, Ischomachus, tes impressions se traduisent-elles en paroles ? réponds : — Jamais, Socrate, je ne cesse de dire ce que j’ai sur le cœur. Ou quelqu’un de la maison accuse, ou il se justifie ; j’écoute, alors, et je tâche de confondre le mensonge ; tantôt je me plains à un ami de celui-ci ; tantôt je loue celui-là ; je réconcilie des parents, et je m’efforce de leur prouver qu’ils ont beaucoup plus d’intérêt à être amis qu’ennemis. Sommes-nous en présence du stratége, nous blâmons l’un, ou nous prenons le parti d’un autre accusé injustement, ou nous censurons ceux d’entre nous qui obtiennent des faveurs sans les avoir méritées. Souvent, dans nos délibérations, nous louons un projet que nous voulons qu’on adopte, nous en blâmons un qui nous déplaît. Plus d’une fois, Socrate, je me suis vu condamné à une peine, à une amende déterminée. — Par qui donc, Ischomachus ? Voilà une chose que je ne savais pas. — Par ma femme ! — Et comment te défends-tu avec elle ? — Fort bien, quand j’ai le bonheur d’être dans le vrai ; mais quand je suis dans le faux, Socrate, par Jupiter, je ne puis faire que la mauvaise cause devienne la bonne[4] ! — C’est sans doute, Ischomachus, parce que tu ne peux faire que le mensonge soit la vérité. »



  1. Cf. Maxime de Tyr, Disc, XXXIX, qui dit de Socrate : « Laid, obscur et de basse naissance, pauvre, fils d’un statuaire, camus, ventru, bafoué dans les comédies, jeté en prison et mourant où était mort un Timagoras ! »
  2. Partie d’une palestre chez les anciens Grecs, long portique couvert où les athlètes s’exerçaient pendant l’hiver : il avait 22 pieds de large (6m,60), et le milieu formait une lice large de 12 pieds (3m,60), profonde de 1 pied et demi (0m,45), afin que les spectateurs qui se promenaient autour pussent voir les exercices sans être incommodés. Il y avait auprès du xyste un stade et des promenades plantées de platanes, avec des sièges en maçonnerie. Xyste vient du verbe ξύω polir, racler, parce que les athlètes se raclaient la peau avec des strigiles, et se frottaient d’huile. Chez les anciens Romains, un xyste était un parterre de fleurs et d’arbustes, au milieu d’un péristyle ; une allée droite et régulièrement plantée dans un jardin. » Ch. Dezobry.
  3. Cf. De l’équitation, chap. v.
  4. C’était là ce que Socrate reprochait aux sophistes ; et, chose étrange, c’est là ce qu’Aristophane reproche à Socrate lui-même, dans les Nuées, où le bonhomme Strepsiade vient demander au philosophe quelque moyen de tromper les créanciers de son fils.