De Paris à Bucharest/Chapitre 42


XLII

D’ORSOVA À VIDINE.


Mehadia. — Les Portes de Fer. — Un Anglais érudit et gastronome. — L’esturgeon et la tour de Severin. — Le pont de Trajan. — Croquis de la rive droite. — Le pont de bateaux. — Types et costumes turcs. — Calafat. — Souvenirs de la guerre d’Orient. — La vieille et la jeune Turquie.

De même que j’avais regretté, en visitant Belgrade, de n’avoir pas quelques semaines devant moi pour parcourir l’intérieur de la Serbie, je regrettai de ne pouvoir avant de quitter Orsova pousser jusqu’à Mehadia. On était alors dans la pleine saison des bains, et chaque semaine les bateaux à vapeur qui descendent ou remontent le Danube débarquaient une foule de passagers, malades ou touristes, qui venaient chercher la santé ou les distractions aux neuf sources de Mehadia. Mehadia, situé dans une des plus charmantes vallées des Carpathes, sur les bords du Tcherna, ressemble beaucoup à nos localités thermales des Pyrénées. On y vient de toutes les parties de l’Autriche, de l’Allemagne, de la Turquie d’Europe, voire de la Russie méridionale, autant pour s’amuser, voir le monde, que pour suivre un traitement. Seulement, de même qu’il y a de tout à l’Académie française, même des hommes de lettres, on rencontre aux eaux de Mehadia toute sorte de gens — même des malades.

Pour me consoler de ma mésaventure, je relus la ballade d’Hercule dans le recueil des chants populaires roumains du poëte moldave Basile Alexandre ; car il est bon d’apprendre au lecteur que les bains de Mehadia étaient déjà très en renom au temps des Romains, qui les connaissaient sous le nom de Bains d’Hercule, et qu’ils avaient dès cette époque une légende qui se confondait avec celle du célèbre coureur d’aventures.

Je m’embarquai vers neuf heures pour Giurgevo. La distance d’Orsova à cette dernière ville est d’environ vingt-quatre heures par les bateaux accélérés. Les bateaux accélérés sur le Danube sont aux bateaux ordinaires ce que sont les trains express aux trains omnibus sur les lignes de chemins de fer. Le nôtre est un train omnibus qui s’arrête à toutes les stations. Nous en avons pour trente heures au moins, peut-être trente-six. Je ne m’en plains pas. En voyage, j’aime à aller piano. On a plus de temps pour regarder et pour se rendre compte.

Nous marchons trop vite encore à mon gré. Quelques minutes suffisent pour nous faire franchir la distance que j’ai parcourue à pied ce matin, et c’est à peine si je reconnais la sinistre encoignure où ma prudence reçut un premier avertissement. Nous dépassons l’embouchure de la Tcherna, charmante petite rivière qui roule ses eaux limpides dans une gorge encaissée des Carpathes transylvaines, avant de les mêler aux flots jaunes du Danube, et à peine ai-je eu le temps de saluer la première apparition de cette Roumanie, tsara romemesca, comme la nomment les indigènes, qui est le principal objet et qui doit être le terme de mon voyage, que nous sommes au milieu des Portes de Fer.

Voilà donc ce défilé fameux, naguère l’effroi des navigateurs ! Ce n’était rien que d’avoir échappé aux rochers de Cazan, quand on avait à affronter encore les écueils bien autrement dangereux des Portes de Fer. Charybde et Scylla n’étaient pas plus redoutés des pilotes de la Trinacrie et de la Grande-Grèce. Aujourd’hui c’est en vain que le fleuve soulève et enfle ses flots en cascades tumultueuses, il excite à peine la curiosité des passagers qui se penchent pour regarder son inutile colère. Le steamer, calme dans sa force et confiant dans le génie moderne qui le dirige, passe sans hâte et sans hésitation par-dessus la tempête impuissante, et jette à l’écho des grottes profondes qui creusent les deux rives un sifflement moqueur qui doit faire tressaillir de honte et de colère le vieil Ister au fond de son antre ! Il me semble que je vais le voir se dresser debout au sommet d’un écueil comme le géant Adamastor sur le cap des Tempêtes. Mais non ; l’allégorie est morte de nos jours, et le vieux monde aussi, qui lui empruntait jadis son langage, me semble bien malade, la science aidant !

Les Portes de Fer présentent, durant trois kilomètres, l’aspect d’une large déchirure qui se serait produite tout d’un coup dans une masse énorme de rochers, en faisant rouler de chaque côté dans le lit du fleuve des blocs qui se seraient soudés l’un à l’autre par leur pesanteur, de manière à former un pavé gigantesque et inégal. L’écartement des deux parois peut avoir deux cents mètres, leur hauteur le double. À l’époque des basses eaux, on voit les pierres qui contrarient le courant. Comment se fait-il que l’on n’ait pas tenté de déblayer le lit du fleuve de ces récifs qui aujourd’hui encore, malgré le faible tirant d’eau des bâtiments du Lloyd, sont, à certaines époques de l’année, une entrave, sinon un obstacle à la navigation ? Les ingénieurs modernes ont exécuté et exécutent chaque jour, sur le parcours des voies ferrées, des travaux d’art bien autrement compliqués. D’ailleurs, si l’on ne pouvait venir à bout de l’obstacle, on pouvait le tourner en creusant un canal de quatre kilomètres au plus de longueur, qui eût permis aux bâtiments d’éviter cet incommode passage. Les deux projets avaient été proposés par le comte Szechenyi. L’Autriche repoussa le premier comme impraticable, la Turquie ne voulut point du second ; je ne sais pour quel motif. Mais on le laissa libre de construire sa chaussée, que l’Autriche peut interdire à volonté ; si bien qu’en dépit du proverbe, ces fameuses portes, dont elle tient un battant, ne sont ni ouvertes ni fermées.

Récifs du Danube aux Portes de Fer. — Dessin de Lancelot.

À part ses écueils et ses rapides, le défilé des Portes de Fer me parut moins beau, moins grandiose que celui de Cazan. Au bout d’une heure il s’élargit, ses rocs ferrugineux se séparent et s’affaissent pour faire place, vers Turnu-Severinu, à des rives argileuses, arrondies, hautes à peine de quarante mètres et beaucoup plus basses du côté de la Serbie.

Turnu-Severinu, malgré son nom antique, est une ville d’origine et de construction toutes modernes. Ses premières maisons commençaient à peine à sortir de terre en 1840. Elle renferme aujourd’hui plus de trois mille habitants, et est le centre d’un commerce assez considérable, ce dont j’ai pu m’assurer par moi-même pendant le séjour que j’y ai fait en revenant de Bucharest en France. Tout ce qu’il m’a été donné d’en voir à ce premier arrêt de quelques minutes, c’est une tour en ruines cachée sous les arbres d’un jardin public qui descend jusqu’auprès du débarcadère, et sur le galet une foule nombreuse entourant quatre hommes qui portaient à grand-peine sur leurs épaules un gigantesque poisson blanc et brun, ayant un faux air de requin. Il mesurait au moins trois mètres, et ses derniers tressaillements avaient une telle énergie qu’ils faisaient chanceler les pêcheurs. « Oah ! » s’exclama tout à coup mon compagnon anglais qui avait à peine desserré les dents depuis notre départ d’Orsova, et s’était montré indifférent à tout, « je connais ! un esturgeon ! La chair en est bonne comme celle d’un jeune veau. On le mange frais ou salé, mariné, fumé et séché. De sa laite et de ses œufs on fait le caviar ; sa graisse, excellente, se conserve et s’emploie comme le beurre. Le grand esturgeon atteint douze à quinze pieds de longueur, et pèse mille à douze cents livres, souvent beaucoup plus.

— Peste ! m’écriai-je à mon tour, voilà un mirifique poisson ! Mais ne pourriez-vous pas, ajoutai-je, continuant de m’adresser à mon interlocuteur, vous qui savez tant de choses, me dire quelle est cette tour en ruines que nous apercevons un peu sur notre droite, à travers les arbres ?

— Peuh ! fit-il, un monument romain ; on en trouve partout ; mais les esturgeons deviennent rares. Savez-vous que ce poisson était en grande estime chez les Romains, à ce point qu’il faisait son entrée dans la salle du banquet au son de la flûte, porté par des serviteurs couronnés, comme un ancien triomphateur ?

— Très-bien ; mais cette tour, ne sauriez-vous m’apprendre par qui, à quelle époque elle fut construite ?

— En 240, par Severinus, qui était gouverneur de la Mœsie sous l’empereur Philippe. Cicéron lui-même, dans un de ses dialogues, parle de l’esturgeon comme d’un poisson d’une espèce rare et d’une chair délicate, digne seulement du palais des gourmets. Plaute, dans sa comédie intitulée Baccharia

— Oh ! je sais que les Romains étaient de fins connaisseurs et de grands architectes. Ce que je vois de cette ruine me paraît superbe. Et dites-moi, sans doute le monument ancien aura donné son nom à la ville moderne ?

— Exactement. Turnu Severinu, la Tour de Severinus, et non pas de Sévère, comme le veulent certains auteurs, qui attribuent la construction de cette tour à l’empereur Alexandre Sévère. Mais pour revenir à l’esturgeon, ce poisson, si estimé qu’il fût, ne l’était pas encore autant que la murène. Vous savez…

Le Danube au pont de Trajan. — Dessin de Lancelot.

— Pardon, fis-je en l’interrompant, nous voici au pont de Trajan. »

Pile du pont de Trajan (rive gauche). — Dessin de Lancelot.

Les ruines du pont de Trajan sont à vingt minutes du débarcadère. Vues du milieu du fleuve, elles présentent sur chaque rive exactement la même figure. On dirait deux grands siéges de pierre posés au bord de l’eau et se faisant face. Un grand pan de maçonnerie surmontant un massif carré, que le temps a arrondi, figure régulièrement le dossier. Il me semble que les deux colosses de la plaine de Thèbes y seraient assis à l’aise. Maintenant est-ce bien ici qu’il faut chercher l’emplacement du pont de Trajan, et ces deux énormes blocs de pierre sont-ils bien véritablement les deux piles qui supportaient la charpente ? L’existence de ce pont, au temps de la Rome impériale, est incontestable. L’historien Dion Cassius l’a décrit très au long. Construit par l’architecte Apollidore de Damas, sur l’ordre de Trajan, lorsqu’il entreprit sa seconde campagne contre Decebale, il se composait de vingt arches de cent cinquante pieds de hauteur, présentant d’une pile à l’autre une ouverture de soixante pieds. Sa largeur était également de soixante pieds, et sa longueur de neuf cents. Cette œuvre hardie n’eut pas une longue durée. Trajan avait fait construire ce pont pour passer en Dacie ; son successeur jugea prudent de le renverser, parce que les Barbares, à leur tour, pouvaient s’en servir pour envahir le territoire romain. Malheureusement, les historiens qui nous ont fourni ces détails ne précisent pas exactement l’endroit où il était placé. Une controverse s’engage à bord entre plusieurs touristes érudits ou qui se donnent pour tels ; j’écoute modestement en homme désireux de s’instruire et de se former une opinion d’après l’avis des gens sages et compétents. L’un d’eux nie positivement l’existence du pont en cet endroit, et le place un peu plus bas sur le fleuve, vers le confluent de l’Olto, là où se voient encore des restes de fortifications romaines. Les autres tiennent pour l’opinion la plus accréditée, celle qui place le pont à Turnu-Severinu, et citent à l’appui les fouilles entreprises il y a quelques années et qui ont fait découvrir une quantité d’armes, de cuirasses et d’ustensiles de campagne qui se rapportent évidemment à l’expédition contre les Daces. C’est comme la contre-partie de la fameuse question d’Alesia, tant débattue chez nous. À Paris, je serais volontiers pour Alaise ; ici je penche du côté d’Alise. Je n’affirme rien cependant, bien qu’on m’ait assuré que le fleuve, à certains jours, montre à découvert les restes des piles de pierre qui jalonnaient son lit d’une rive à l’autre. L’eau est haute en ce moment, et la vérité est au fond, je n’irai pas l’y chercher. À mon retour cependant je verrai de plus près et je mesurerai ces ruines intéressantes.

Korbovo. — Dessin de Lancelot.

C’est peu après avoir franchi les Portes de Fer que le Danube tourne et retourne sur lui-même en décrivant quatre demi-cercles avant de reprendre sa direction normale vers la mer Noire. Je prends à la hâte quelques vues de la rive serbe qui va devenir bientôt la rive bulgare ; car nous approchons du confluent du Timok, qui forme la limite de la Principauté et du pachalik de Vidine. Korbovo, où nous n’apercevons qu’un poste de gardes-frontières et la grande route qui serpente dans la direction de la montagne ; Radouïevatz, qui montre avec une sorte de complaisance son débarcadère assez animé et un groupe de jolies maisons. Radouïevatz est la dernière station des bateaux à vapeur sur la rive serbe, la première, par conséquent, quand on remonte le fleuve. C’est ici que le feu prince Miloch, lorsqu”il eut échangé dernièrement l’exil pour le trône (janvier 1859), posa le pied pour la première fois sur le sol de sa patrie, après une absence de vingt ans passés en grande partie dans ses domaines en Valachie. Le prince Miloch est mort le 26 septembre de l’année dernière, âgé de plus de quatre-vingts ans. Il était, suivant la juste remarque d’un contemporain, le dernier survivant de cette pléiade d’hommes extraordinaires, qui par leur énergie et par leurs excès mêmes ont jeté tant d’éclat sur l’histoire de l’Orient pendant la première moitié de ce siècle, Karageorge, Ali de Tébélen, Mahmoud, Méhémet-Ali, l’émir Béchir, le vladika Pierre Ier et les héros de la régénération de la Grèce.

Vue de Radouïevatz. — Dessin de Lancelot.
Vue de Filordine. — Dessin de Lancelot.

Filordine est une petite ville bulgare, agréablement située sur le double versant d’une colline et se prolongeant jusqu’au fleuve, où deux ou trois navires sont à l’ancre. Nous y laissons quelques passagers, mais nous en prenons beaucoup plus ; c’est l’ordinaire : pour un qui descend à terre, dix montent à bord. Pour peu que cela continue, je ne sais ce que nous deviendrons. Nous sommes déjà encombrés ; c’est à peine si l’on peut circuler sur le pont, où chacun cherche à s’établir le plus commodément qu’il peut, sans se préoccuper de son voisin. Presque tous les nouveaux venus sont des Turcs. Leur premier soin a été d’étendre leur tapis par terre, pour s’y asseoir ou s’y accouder à l’aise. Il faut qu’un Turc soit bien pauvre pour voyager sans un tapis ; c’est souvent, avec sa pipe, son unique bagage. Quelques-uns cependant ont des malles de cuir aux couleurs variées et un sac d’une étoffe de laine grossière, très-épaisse, garni de plusieurs poches et se repliant en forme de bât. De temps à autre il se forme et se découvre de nouveaux groupes. Une jeune femme serbe, à l’air doux et étonné, ne perd pas un instant du regard deux charmants enfants, deux petites filles aux yeux bleus, au teint blanc et aux cheveux d’or sortant en boucles serrées d’une petite calotte écarlate. Un vieil Omansli, tenant sa pipe dans une main, dans l’autre son chapelet, s’appuie sur le bordage : une belle figure d’Osmanli, mais pâle, énervée, languissante, tous les signes de l’épuisement ! Il sourit doucement à trois femmes couchées ou accroupies à ses pieds. Impossible, sous les vastes draperies qui les enveloppent de la tête aux pieds, de se faire même la plus faible idée de leur âge ou de leur tournure. C’est à peine si le yachmak strictement rapproché laisse deviner leurs yeux. Deux commis voyageurs turcs, qu’on prendrait pour des bachi-bozouqs déserteurs, ont la mine et la tournure de deux coupeurs de bourses. On ne saurait rien voir de plus débraillé, déguenillé, râpé, fané, usé, rongé, que leur costume ; au demeurant, gens de belle humeur, car ils échangent entre eux des récits et des remarques qu’accompagnent de grands éclats de rire. Un officier de cavalerie paraît être le sujet favori de leurs plaisanteries ; et de fait, ce vaillant guerrier a bien la mine du plus parfait jocrisse que l’on puisse rencontrer. Assis par terre, le dos en avant, les genoux élevés, il fourre les les mains dans les tiges de ses grandes bottes dont la hauteur s’oppose au croisement de jambes traditionnel. Dans cette attitude noble et distinguée, il lance des œillades à une jeune Serbe qui tourne autour de tous les groupes. Rien d’amusant comme de voir l’officier effectuer avec la régularité et le sérieux d’un tacticien consommé d’incessantes conversions sur pivot afin de se retrouver toujours en face d’elle, et la suivre d’un regard passionné et en dessous. Entre des paquets et des coussins, un gros et bel enfant de deux ans peut-être, brillant de santé, les lèvres rouges comme une fleur de grenade, sourit en dormant. Ses deux petites jambes, sans bas ni chaussures, sortant d’un caleçon de cotonnade, se plient et s’écartent aux genoux et se touchent aux chevilles. Je pris ce chérubin pour motif de mon premier croquis. La mère, qui survint comme je l’achevais, était dans le ravissement et ne pouvait détacher ses yeux de l’image du bambino. Puis, après la tendresse, l’orgueil de la mère eut son tour, et bientôt, grâce a elle, l’image passa de main en main, au grand scandale des rigides Osmanlis, qui détournaient les yeux avec horreur, tandis que toute l’assistance féminine paraissait émerveillée, et souriait doucement au peintre comme pour le remercier.

Femme serbe. — Dessin de Lancelot.
Le vieux Turc et ses trois femmes. — Dessin de Lancelot.

À part cette répugnance qu’ils ont à la reproduction de leurs figures, les Turcs que nous avons sur le bateau (je ne puis parler que de ceux-là), me paraissent de bons diables, gais, rieurs et volontiers familiers. Je sais que ce n’est pas ainsi qu’on représente d’ordinaire les Turcs. Mais, enfin, en Turquie comme ailleurs, la règle, en supposant qu’ici le contraire soit la règle, souffre des exceptions. L’un m’offre du tabac, blond comme une chevelure d’allemande, odorant comme un parfum d’Arabie. Un autre, en train d’accoler une bouteille avec une double expression d’amour et de reconnaissance qui me prouve que la chanson de Sganarelle est dans son cœur, me la tend avec tant de bonne grâce que je suis forcé d’accepter. Mais ses jolis glouglous ne paraissent pas aussi doux à mon oreille qu’à la sienne, et c’est en rechignant que j’avale deux ou trois gorgées de son contenu, l’inévitable eau-de-vie de prunes, que, sous les noms de slïvovitza, rakiou, raki, on rencontre partout des Carpathes aux Balkans, et des Balkans à l’Archipel. Je ne pus découvrir d’où venait ce digne fils du Prophète, dont les façons, de même que la physionomie, étaient assez bizarres. Il menait avec lui deux grandes négresses, serrées dans une robe étroite de grosse toile, les épaules recouvertes d’une sorte de scapulaire de trappiste sans capuchon, et la tête enveloppée. De toute leur personne, on n’entrevoyait que leurs mains luisantes et du plus beau noir.

Commis voyageurs. — Dessin de Lancelot.
Négresses voilées. — Dessin de Lancelot.

Il faisait très-beau et très-chaud malgré la tente qui nous abritait. Les deux tonneaux d’eau exposés sur le pont et mis libéralement à la disposition des passagers étaient à sec, et déjà les plus altérés commençaient à l’aide de gourdes et de bouteilles pendues à des ficelles, à puiser à même le fleuve, bien que son eau passe pour malsaine et engendre, dit-on, la fièvre, lorsque nous jetâmes l’ancre devant Calafat. Une source ! une source ! cria l’un des passagers, de l’air joyeux dont la vigie d’un navire en détresse signale une voile ou une terre à l’horizon. En effet nous apercevions à mi-côte une nappe limpide miroiter à l’ombre d’un acacia et couler dans un ravin de sable blanc. Au même instant une quinzaine de passagers bondirent à terre et escaladant la dune avec une ardeur de zouaves, coururent à la source pour s’y désaltérer.

Calafat, dont nous ne pouvons que soupçonner l’emplacement, caché qu’il est par la colline qui borde la rive du fleuve, rappelle un des principaux épisodes de cette campagne du Danube, qui fut comme le prologue de la guerre d’Orient ; et dans laquelle les Turcs, commandés par Omer-Pacha, déployèrent une bravoure et un héroïsme dignes des plus beaux jours de leur histoire. On s’égaye volontiers aux dépens du Turc en général, et du soldat turc en particulier ; moi-même peut-être, durant le cours de ce récit, je me serai laissé aller plus d’une fois à plaisanter de son indolence, de sa mauvaise tenue. Il est vrai qu’il ne paye pas de mine ; mais il est brave, patient, ne reculant ni devant le danger, ni devant les privations. Il l’a bien montré à Calafat, à Oltenitza, à Silistrie, à Kars, et pendant toute la durée de cette guerre, ou les triomphes des armées turques ont été dus constamment à la bravoure des soldats, et leurs désastres à l’impéritie et à la faiblesse de leurs généraux.

« Chez les Turcs, a dit un écrivain qui les connaît bien, dans l’armée, comme dans les rangs civils, c’est en bas, chez les simples soldats, chez les officiers sulbarternes, dont la condition diffère peu de celle des simples soldats, qu’il faut chercher l’élan patriotique, la patience à toute épreuve, l’abnégation complète de soi-même. Ce que chez nous le soldat fait par entraînement, par émulation, pour conquérir une décoration ou un grade, le soldat turc le fait par devoir. Aussi ne tire-t-il aucune vanité de ses belles actions, de même qu’il n’en attend aucune récompense. Il reçoit l’ordre de marcher, il va ; ni les fatigues, ni les privations ne l’arrêtent. Arrivé en présence de l’ennemi, il se bat sans se soucier du danger ; c’est son devoir : il est soldat. Ou bien il n’a pas attendu qu’on l’appelât sous le drapeau : le dar ul harb (la maison de l’islamisme) était envahi ; la religion, la patrie étaient menacées, il a vendu sa maison, le champ qui le faisait vivre ; avec l’argent qu’il a reçu, il s’est procuré des armes, un cheval et il est parti comme volontaire ; c’est son devoir : il est musulman. Un tel héroïsme ne se lasse jamais, il résiste à toutes les épreuves ; il est le même partout, à toute heure. On demandait à des cavaliers d’un escadron de lanciers turcs, s’ils recevaient régulièrement leur taïn (ration de vivres) :

« Oui, répondirent-ils.

— Êtes-vous contents ?

— Oui.

— Quels vivres vous donne-t-on ?

— Du pain.

— Et après ?

— Rien que du pain ; le sultan ne peut faire davantage.

— Avez-vous une solde ?

— Oui.

— Quelle est-elle ?

— Vingt-huit piastres (5 francs 88) par mois.

— La touchez-vous régulièrement ?

— Nous n’avons rien reçu depuis neuf mois ; le sultan ne peut nous payer[1]. »

Ignorant, grossier, fanatique, le soldat appartient à la vieille Turquie et a les qualités comme les défauts des anciens Osmanlis. Le chef qui le conduit n’est qu’un Osmanli dégénéré, ou plutôt il n’est rien. Il n’a ni croyance, ni patrie : en se civilisant il s’est corrompu ; et toute la jeune Turquie en est là !

Lancelot.

(La suite à une autre livraison.)



  1. A. Ubicini, La Turquie actuelle, p. 220.