De Paris à Bucharest/Chapitre 34


XXXIV

SUITE DE PESTH.


La musique et les chansons populaires hongroises. — Les bohémiens-chanteurs. — Une soirée à Komlo.

Les Hongrois ont, comme les Allemands, la passion de la musique ; mais ils ne sont pas musiciens à la façon des Allemands. Cela tient surtout à la différence du génie des deux peuples. L’Allemand est essentiellement rêveur, le Hongrois est surtout né pour l’action. Chez lui la rêverie est un recueillement intérieur dans lequel la passion se concentre, pour éclater l’instant d’après avec plus d’énergie. Les mélodies hongroises, ou, pour employer l’expression consacrée, « les hongroises », ne ressemblent en rien à ce qu’on appelle de ce nom en Allemagne. Ce sont presque uniquement des chants de guerre, des marches militaires, des appels aux armes, ici des airs de triomphe, là des chants de deuil, redisant avec la même fierté les gloires et les désastres de la patrie. Telle la fameuse marche de Racoczy, qui prit naissance en Transylvanie à la fin du dix-septième siècle, tels l’air de Rakos, celui de Mohacz, etc. Ces mélodies, qui sont en Hongrie ce que sont ailleurs les chants populaires, les doïnas en Roumanie, les pesmas chez les Serbes, se chantent par milliers d’un bout à l’autre du pays magyar. Pas un village qui n’ait son répertoire de chansons et sa bande de Bohémiens. Bande est pris ici dans le sens italien ou anglais (troupe de musiciens). Car ceci est à remarquer : le chanteur, l’accompagnateur de ces airs éminemment magyars, ce n’est pas le Magyar, c’est le Bohémien. Le Magyar est un dilettante : il ne chante pas, il écoute. « Pour le Hongrois, écouter la musique nationale est une affaire sérieuse. Il se fait jouer ses airs favoris et songe aux anciens jours. » Telle est l’explication que donnent de ce phénomène étrange les écrivains magyars. Pour moi, j’y vois encore autre chose : un reste de cet esprit et de ces mœurs chevaleresques qui caractérisent même aujourd’hui le Hongrois. Le Hongrois, noble ou paysan, est un chevalier. Il a ses ménestrels. « Allons, ménestrel, prends ta viole et charme l’ennui superbe de ton seigneur en chantant ses exploits et ceux des héros de sa race. »

Czikós chantant, suivis d’un Tzigane. — Dessin de Lancelot.

On soupe généralement à Pesth, et dans les hôtels et les restaurants à la mode, la musique accompagne d’ordinaire le souper, lequel se prolonge parfois assez avant dans la nuit. Deux jeunes artistes avec qui je m’étais lié, à Pesth, me conduisirent un soir à un certain restaurant de Komlo, le plus renommé de tous sous le rapport musical. C’est là que je vis, pour la première fois, un orchestre de Tsiganes, non point, il est vrai, de vrais Tsiganes comme je devais tant en rencontrer durant le reste de mon voyage, déguenillés, sales, aux trois quarts nus, mais des Tsiganes civilisés, portant habit noir et manchettes, bien qu’à voir leurs cheveux crêpus et luisants, leurs yeux enfoncés et ombragés d’épais sourcils, leur teint olivâtre, leurs pommettes anguleuses, leurs lèvres retroussées légèrement, et montrant des dents blanches et aiguës, on ne pût mettre en doute leur origine. Leur musique a quelque chose d’étrange. Un petit nombre d’instruments seulement, les basses et un alto, disent le chant selon qu’il a été écrit, mais toujours dans une tonalité sourde, tandis que le reste de l’orchestre, violons, flûtes, hautbois, brodent sur ce chant un nombre infini de trilles et d’arpéges sur des notes claires et aiguës. Ce contraste produit une harmonie bizarre d’un effet singulier, mais saisissant.

Un instrument curieux et nouveau pour moi parmi les instruments à corde, c’est le cymbalum (tzim’baloum’). Il consiste en une table d’harmonie munie de cordes de laiton que l’on touche au moyen de deux baguettes très-flexibles terminées par une boule. Je ne sais quelle est son origine, mais elle paraît être fort ancienne. Cet instrument est très-répandu chez les Tsiganes, qui, peut-être, l’ont rapporté de l’Inde au temps de leurs premières migrations. Le musicien qui en jouait à Komlo passait pour un de leurs plus grands artistes, et aussi pour une manière de fou. Fou de son art, cela n’est pas douteux. Il suffisait de le voir avec ses yeux fixes, ses cheveux hérissés, sa figure grimaçante, ses gestes frénétiques : il avait l’air d’une création d’Hoffmann. Son improvisation était une fièvre. Il parlait, riait, pleurait à la fois ; puis, quand le démon musical cessait de l’étreindre, il tombait tout à coup dans une insensibilité complète.

J’avais soupé, je ne saurais dire de quoi, bien que je me rappelle que le piment (paprika), très-goûté en Hongrie et dans toutes les contrées du Bas-Danube, faisait le fond de l’assaisonnement des plats et que le fond l’emportait sur la forme. J’écoutais et je regardais. La salle à manger, en même temps salle de concert, ouvrant sur une cour ornée de magnifiques lauriers-roses, commençait à peine à se désemplir. Il était près de minuit. C’est l’heure à laquelle le Hongrois s’abandonne le plus volontiers aux charmes de la musique et de la conversation, accompagnés de libations fréquentes d’une certaine boisson que l’on dit très-hygiénique et qui m’a semblé fort agréable, composée de vin blanc et d’une eau de source ferrugino-gazeuse. À ce moment les groupes se forment, quelques individus s’isolent, chacun choisit son auditoire et son coin pour jouir à son aise de la musique ou de la causerie.

Près de nous, une société assez nombreuse, composée de journalistes, de propriétaires, de capitaines de 1848, dont l’âge a vieilli les traits, mais non refroidi le cœur, s’organise et prend la direction de l’orchestre. Deux membres de la compagnie viennent me dire que, m’ayant reconnu pour Français, « ces messieurs, tous francs Hongrois, seraient heureux de m’avoir au milieu d’eux. » Je cherche d’abord à m’excuser, mais toutes les mains se tendent vers moi, et soudain la Marseillaise éclate sous l’archet des Tsiganes. À ce chant qui, pour l’étranger, soit qu’il l’appelle ou la craigne, symbolise la France, mon scrupule s’évanouit. Évidemment ma personne n’a rien à faire ici. C’est un hommage rendu non à moi, mais à mon pays. J’accepte l’invitation, je reçois et rends de bon cœur les énergiques poignées de mains et les accolades fraternelles.

On me fait les honneurs des principaux airs patriotiques. On me les explique dans l’histoire passée de la Hongrie, on me les commente par le rôle nouveau qu’elle doit jouer dans l’avenir. Un jeune enthousiaste, qui m’a salué d’un vers de Béranger :

Honneur aux enfants de la France !

me traduit de mémoire, avec une remarquable facilité d’élocution, les airs anciens les plus célèbres, puis plusieurs chants patriotiques contemporains qui ont joué un grand rôle dans les derniers événements politiques. Tel est le fameux Chant de guerre de Pétoëfy, qui sonna la charge dans tous les combats de 1848-49, et que le poëte-soldat répétait encore lorsqu’il tomba mourant sur le champ de bataille.


CHANT DE GUERRE[1].

Le tambour bat, le clairon retentit…
Tous les soldats sont prêts pour la bataille,
En avant !!!

La balle siffle et le sabre résonne,
Voilà ce qui transporte le Hongrois.
En avant !!!

Élève haut ton étendard, Hongrois,
Pour que le monde entier le puisse voir.
En avant !!!

Qu’on le voie et qu’on lise ta devise :
Car c’est un nom sacré : « La Liberté ! »
En avant !!!

Quiconque est né Hongrois, quiconque est brave
Regarde dans les yeux de l’ennemi.
En avant !!!

Étant Hongrois, on doit être un héros ;
Et ce qu’on veut, Dieu lui-même le veut.
En avant !!!

Là, sous mes pieds, la terre se rougit
De sang… ils ont tué mon camarade.
En avant !!!

Je ne serai pas moins brave que lui ;
Allons ! je veux me plonger dans la mort !
En avant !!!

Oui, si nos bras tombent tous deux coupés,
Si nous devons périr tous… Eh ! quand même,
En avant !!!

S’il faut mourir, eh bien ! soit ! mourons tous !
Et que par nous vive notre patrie.
En avant !!!

Les rasades se succèdent ; chacun porte un toast en m’interpellant : Franczia baratom ! (ami français !) Il m’est impossible, quelque bonne envie que j’en aie, de suivre le fil du discours de douze interlocuteurs dont la moitié ne parle pas ma langue. Malgré d’officieux interprètes, je ne saisis que des lambeaux de dialogues ou de récits. Mais je n’ai pas besoin d’entendre ou de comprendre les mots pour deviner le sens de chaque phrase. Il n’y en a qu’une, toujours la même, mais brodée de mille manières : la Hongrie glorieuse et libre à l’aide de la France ! « Ah ! si la France voulait ! » C’est le cri de tous les peuples en détresse. Tout le monde me parle à la fois. Je ne sais à qui entendre. Un avocat me fait, en style de palais, l’historique des rapports de la Hongrie et de l’Autriche : « Deux individus s’associent ; au bout de quelque temps l’association tourne mal. L’un des deux nie l’apport de son coassocié et prétend qu’il n’a pas même de compte à lui rendre. Voilà la situation en deux mots. » Et il s’évertue à me démontrer que l’Autriche n’a pas rempli de bonne foi ses engagements. La chose me paraît assez claire par elle-même, et je prête l’oreille d’un autre côté.

Lancelot.

(La suite à une autre livraison.)




DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[2],


PAR M. LANCELOT.


1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




XXXIV

SUITE DE PESTH.


Une soirée à Komlo (suite). — Le Stadtvallchen. — Brückenbad et les bains turcs. — Le musée national. — Départ.

Cette soirée de Komlo, me fit connaître plusieurs particularités curieuses des usages et du caractère hongrois.

Un ancien combattant de 1848 discutait avec un partisan de M. Deak ; s’ils n’étaient pas d’accord sur les moyens, ils l’étaient sur le but. Tous deux avaient, en parlant, le verre à la main, et quand la discussion menaçait de les emporter trop loin, ils rapprochaient leurs verres, buvaient « à la Hongrie libre ! » et les brisaient.

Une des figures présentes, la plus typique entre toutes, était celle d’un vieux colonel, — à cheveux gris, à longues moustaches blanches, au regard flamboyant, à la contenance aussi ferme et aussi jeune à table qu’il devait l’avoir eue au combat. Durant la dernière guerre de l’indépendance, il avait eu pour frères d’armes (disait-il), beaucoup de volontaires français, et il avait applis d’eux quelques mots de notre langue. De temps en temps il me faisait dire qu’il allait me parler français ; mais sa patience était à bout avant qu’il eût trouvé la phrase qu’il cherchait. Alors, frappant du poing la table avec dépit, il éclatait en apostrophes superbes : « Je donnerais mes sept blessures pour pouvoir causer avec lui ! »

Un peu après on ne causait plus, chacun continuant de dire tout haut ce qui lui passait par l’esprit, sans s’inquiéter qu’un voisin lui répondît ; c’était toujours le même thème : la Hongrie reconquérant, avec l’aide de la France, son indépendance. J’étais loin de m’y opposer… Sans être monté au même lyrisme que mes belliqueux amis, j’étais entraîné par leur enthousiasme et comme ébloui par ce jet continu de cris, de défis, d’apostrophes, d’imprécations, de sentences, de citations poétiques, qui étaient à l’idée première ce qu’est le bouquet au feu d’artifice. Voici quelques-unes des fusées que j’ai recueillies :

« Mon Dieu ! je ne demande pas que tu nous aides ; mais n’aide pas nos ennemis !

« À cheval, Magyars ! et que les Français nous regardent !

« Heureux celui qui peut vivre de vin et d’amour, et mourir pour la patrie !

« Quand je tomberai, pose un baiser sur mes lèvres, ô belle Liberté !

« Allons, Tzigane, je paye ; fais-moi entendre des sons à noyer mon cœur dans son chagrin et dans sa joie ! »

C’est ainsi que le Hongrois s’amuse. Sans tomber jamais dans l’ivresse lourde et stupide, hideuse ou féroce, propre à certains peuples, il arrive très-aisément à une sorte d’exaltation d’un caractère tout particulier. On dirait d’un état de somnambulisme, durant lequel il improvise, souvent sur des maux imaginaires, des chants dont l’expression est si poignante, qu’elle semble inspirée par un souvenir inconscient.

C’est à ce moment qu’il s’isole avec un Tzigane, et quand celui-ci a trouvé le rhythme musical qui sommeille dans l’âme de l’illuminé, il domine le Hongrois, tout à son démon intérieur, la face mobile, le regard en dedans comme la pythonisse qui sentait le dieu. Tant qu’il crie et s’emporte, le Tzigane est humble et complaisant ; dès que le Hongrois s’attendrit, l’œil profond et rusé de l’Indien s’allume, il sait qu’il tient l’esprit, le chant est trouvé, et la bourse du possédé est à lui. Plus tard, il feindra la fatigue ou l’impuissance, sachant bien que pour l’animer ou le remercier d’un effort heureux, les poignées de florins ne se feront pas attendre ; car le Hongrois a la main ouverte, en ce moment surtout. On cite, en effet, des traits de prodigalité folle, produit de cette surexcitation musicale et poétique qui m’a semblé si étrange que je ne peux la croire le seul résultat logique de la satisfaction d’un instinct. Étais-je moi-même sous son influence quand je croyais me l’expliquer par des origines de peuples ? Le Hongrois a-t-il eu, dans un temps reculé, des rapports étroits avec le peuple dont descend le Tzigane errant d’aujourd’hui ?

Ce qui est bien certain, c’est la force des liens qui les unit. Dans tout autre moment que celui de cette fièvre, le Hongrois méprise le Tzigane et le traite en paria.

J’ai vu pourtant de vieux soldats patriotes que les dangers courus, les préoccupations de la vie politique devraient avoir mis au-dessus d’une superstition ou d’une habitude d’enfance. J’ai vu de grands seigneurs vivant de la vie des capitales et du grand monde, ayant tout vu et tout goûté, entourés dans leurs vastes domaines d’un peuple de serviteurs qu’ils gouvernaient en roi, entièrement dominés, fascinés par un vieil homme au masque olivâtre, ridé et grimaçant, à l’œil de basilic, qui pince de la mandoline ou touche du cymbalum. J’ai vu des paysans sortir de la guinguette où ils avaient passé la nuit, eux aussi sous cette domination fantastique, les poches vides de tout l’argent, fruit du travail commun qu’ils devaient rapporter à leurs femmes. Tous, paysans, grands seigneurs, vieux soldats, ne demandent en échange de leur argent qu’ils laissent tomber sans regret, qu’une force de plus à l’expression de cette poésie qui sommeille en eux, et celui qui possède cette force, la prodigue sans qu’elle semble jamais tarir en lui, et sans autre plaisir que l’argent qu’elle lui vaut.

Le grand jardin public de Pesth, le Stadtvallchen, puisqu’il faut l’appeler par son nom allemand, ressemble assez au bois de Vincennes, avec moins d’art et d’apprêt. Il confine au champ de courses de Rakos. On y arrive par une grande route bien ombragée et flanquée de contre-allées sur lesquelles s’ouvrent les grilles de charmantes villas. Telles de ces habitations dont le jardin à Paris prendrait le nom de parc et qui ne déparerait pas nos Champs-Élysées, vaut ici de quinze à vingt mille florins-papier, soit en monnaie sonnante, de vingt à trente mille francs, selon le temps. Le Stadtvallchen renferme une rivière, un lac, des îles, des prés des futaies, des bosquets, de grandes allées sablées pour les cavaliers et les voitures. Quant à la foule elle est partout, dansant sous les arbres, courant dans les prés, glissant en gondoles sur le lac, emplissant les kiosques, les tentes, les restaurants, les buvettes, les chevaux de bois, les tirs, les jeux de toute sorte.

Le Stadtvallchen ou jardin public, à Pesth. — Dessin de Lancelot.

Le costume des dandys hongrois leur sied à merveille. Le pourpoint serré cambre la taille mince ; la plume de gerfaut du toquet accompagne bien les cheveux longs et la moustache retroussée ; le pantalon collant dessine les contours de la jambe, une vraie jambe de cavalier, fine et nerveuse ; une paire de bottes molles, aux éperons sonnants, complète le costume, élégant avec un certain air de crânerie.

Les faubourgs de Pesth sont remplis de guinguettes qui, le dimanche, se transforment en salles de danse, spécialement fréquentées par la classe ouvrière et les domestiques des deux sexes. C’est là que la joie populaire se manifeste dans toute la vivacité de ses allures, là qu’il faudrait dessiner les types et les costumes, si tous les types ne se fondaient dans la même expression d’ardente gaieté, si tous les costumes ne s’entremêlaient en bondissant, emportés par les deux temps de la valse, véritable tourbillon, où l’on n’entrevoit que des bras qui s’enlacent, des yeux qui flamboient, des piétinements et des éclats de rire. Quel air heureux ont ces bonnes servantes un peu replètes ! Quels jarrets et quels muscles d’acier ont leurs danseurs qui les enlèvent à bout de bras en pivotant sur un talon !

Un autre lieu de promenade et de rendez-vous pour la fashion et la bourgeoisie pesthoises, c’est le Brückenbad (Bain du Pont), situé sur la rive droite du Danube, un peu en amont de Bude. La montagne contre laquelle cette ville est adossée abonde en sources thermales. Les Romains qui avaient à Bude une station sous le nom de Sicambria, et plus tard, les Turcs, comme eux grands amateurs d’eaux, n’avaient eu garde de négliger cette richesse naturelle. Cinq bains magnifiques, œuvre de ces derniers conquérants et dont les coupoles en plomb rivalisaient d’élégance et d’éclat avec les dômes des mosquées, ornaient la ville impériale lorsqu’elle revint en 1686 au pouvoir de ses premiers maîtres. Un des plus célèbres est le Brückenbad, construit en 1566 par les ordres du gouverneur Moustafa-Sokoli pacha, Hongrois d’origine, qui avait puissamment contribué à l’embellissement de Bude. On m’avait parlé des restes des anciennes étuves turques comme d’une chose curieuse à voir. J’avais aussi beaucoup entendu vanter les charmes des bains orientaux, et comme on m’assurait que la tradition avait conservé à Brückenbad les rites mahométans (en fait de bains) dans toute leur pureté, je voulus en juger par moi-même. Un bateau, partant toutes les heures durant la belle saison, conduit de Pest à Brückenbad en un quart d’heure. J’y montai un matin en compagnie d’une nombreuse troupe de baigneurs et de promeneurs. L’établissement, du moins ce qu’on en voit extérieurement, cours, pavillons, salons de lecture et de restauration, est moderne. Mais la salle de bains proprement dite est restée entièrement turque. C’est une grande pièce de forme octogone, très-élevée, voûtée et éclairée du sommet de la coupole ; on dirait d’une mosquée. Quatre arcades que supportent des colonnes trapues, à bases et à chapiteaux byzantins, abritent sous leurs profondeurs voilées des estrades dont les dernières marches se perdent à une hauteur de cinq mètres dans les nervures des ogives. D’autres arcades forment des niches ou communiquent aux cabinets des baigneurs. Au centre, un grand bassin, d’où s’échappent, comme d’un geyser d’Islande, des tourbillons de vapeur. Trois marches, contournant le bassin, conduisent à l’eau.

Costumes de Pesth. — Dessin de Lancelot.

Ce fut seulement quand je me trouvai acclimaté que je pus faire ces remarques. Car, dans le premier moment, lorsque, après avoir dépouillé ses vêtements, on pénètre dans cette étuve, on se sent comme suffoqué et aveuglé, et l’on ne perçoit rien qu’une sensation très-pénible, à laquelle on s’habitue néanmoins assez promptement. Le pouls s’accélère, le cœur se gonfle, la vue se trouble, on peut à peine se tenir debout. Ce n’est qu’à la longue, à mesure que la transpiration s’établit, que le corps parvient à se mouvoir, et que l’esprit acquiert une perception confuse des objets. Le nuage de vapeur humide et gris, qui vous enveloppe, en décomposant la lumière, estompe et dénature toutes les formes. Les baigneurs au milieu desquels vous vous traînez ressemblent à des ombres. Les plus pudiques enveloppés de longs peignoirs, ont l’air de traîner des suaires. Lorsque le corps est à l’unisson de cette haute température, on descend dans le bassin au milieu duquel bouillonne la source, à une température de cinquante degrés. Cette première immersion paraît insupportable, et l’on a hâte d’ordinaire de se soustraire à cette brûlante étreinte de la naïade, qui produit sur la peau l’effet d’un sinapisme et la colore d’un beau rouge. Quelques baigneurs s’en tiennent là, et une fois sortis du bassin, se contentent de flotter languissamment, dans le vaporeux brouillard. Ceux qui veulent épuiser la coupe de délices, se traînent d’un pas chancelant jusqu’à une des estrades. À chaque marche qu’ils gravissent, l’air devenant plus lourd, la chaleur plus intense, ils sont transformés en fontaines et suent par tous les pores leurs rhumatismes, catarrhes, laryngites, névralgies, etc. Après un plus ou moins long temps de cet exercice salutaire, mais désagréable, les affamés de jouissance, les purs sybarites s’abandonnent aux mains d’un individu pour lequel je cherche un qualificatif : bourreau serait peut être un peu dur ; tourmenteur est trop doux. Cet individu vous prend, et d’un tour de main que je ne m’explique pas, quoique je l’aie subi, vous couche tout de long sur un lit de cuir garni en dessous d’une table de marbre, barbouille en un clin d’œil toute votre surface accessible d’une pâte onctueuse, trop parfumée. D’un autre tour de main, aussi inexplicable que le premier, il vous fait faire volte-face à plat, aussi complétement et aussi sûrement qu’une cuisinière retourne une omelette dans sa poêle. Alors, le poing enveloppé d’un ceste en flanelle ou en feutre très-souple, il vous frotte, vous tamponne, vous foule, vous pétrit, vous refoule, vous étale, vous relève, vous allonge, vous broie, en vous retournant de temps en temps sans crier gare, de manière à exprimer de votre pauvre corps anéanti toutes les sueurs et les humeurs peccantes qu’il contient, absolument, comme fait une blanchisseuse du linge qu’elle plie, déplie et tord ; il ne lui manque que le battoir ; heureusement, il manque ! Au bout d’un quart d’heure de ce supplice, vous vous croyez quitte ; pas du tout. Le tortureur s’empare de vos doigts, de vos bras, de vos jambes à qui il fait subir toutes les tensions, les flexions, les torsions possibles, détirant et faisant craquer vos articulations l’une après l’autre, comme s’il jouait des castagnettes avec vos os, et ne vous quittant enfin, pantelant, exténué, que pour aller prodiguer à d’autres patients des voluptés pareilles.

Costumes hongrois. — Dessin de Lancelot.

Dès que vous commencez à respirer, votre plus pressant désir est de vous débarrasser de cette atroce crème visqueuse dont tout votre corps est oint. Pour cela il est nécessaire de vous replonger dans la bouilloire. Cette seconde immersion qu’on appréhende d’ordinaire, étonne agréablement, elle repose doucement des émotions précédentes, et vous rend comme la conscience de votre forme que vous aviez perdue durant ce long cauchemar. Quand je fus suffisamment échaudé et purifié de ma confiture de guimauve ou de laitue, un garçon de bain me conduisit à la salle des douches, en m’assurant que j’en avais fini avec la partie fatigante de l’opération, et que j’allais nager désormais en pleine béatitude. Les douches sont générales ou partielles. La douche générale consiste en une aspersion d’eau froide qui vous inonde à la fois toutes les parties du corps et produit une réaction violente qui a pour effet de raffermir les tissus de la peau dont l’élasticité vient d’être développée outre mesure. La douche partielle agit spécialement sur la partie du corps qui est en traitement. Pour arriver aux divers résultats, on a pratiqué à différentes hauteurs, correspondant aux principales divisions du corps, des jets horizontaux ou obliques d’où s’échappent, comme d’une pomme d’arrosoir, de petits filets d’eau menus et drus, d’un diamètre total d’environ douze centimètres. On débute par les douches partielles. Tel qui souffre d’une gastralgie se roidit héroïquement devant une gerbe qui lui frappe le creux de l’estomac. Tel autre, atteint de rhumatismes, s’inonde avec persévérance, soit le genou, soit l’omoplate. Un monsieur, chargé d’un peu trop d embonpoint, fustige impitoyablement son abdomen. Tous finissent par la grande douche, le bouquet, formée de mille jets qui s’entrecroisant de haut en bas, obliquement, en face, par derrière, vous frappent de tous les côtés à la fois et vous pénètrent comme autant d’aiguilles de glace.

Et voilà l’exacte description d’un bain turc complet. Je ne suis pas mécontent du mien. Il m’a causé un moment d’indicible satisfaction ; ce fut lorsque je me trouvai dans mon paletot, fumant un cigare à l’ombre d’un ormeau qui se mirait dans le Danube.

Quoi qu’on m’eût dit de son peu d’intérêt, je devais une visite au Musée. Je n’y trouvai rien de remarquable en peinture.

Le prince Esterhazy veut, dit-on, y transporter sa magnifique galerie, une des merveilles de Vienne, qui en est fière et y tient. Aussi oppose-t-elle toute sa puissance gubernatrice à la réalisation de ce projet qui languit depuis si longtemps, que beaucoup ne comptent plus sur la promesse.

Musée et siége de la Diète, à Pesth. — Dessin de Lancelot.

Au musée de Pesth, quelques tableaux historiques et des portraits authentiques ont un intérêt local. Ceux attribués à l’école italienne sont d’une faiblesse vraiment désolante ; mais il possède une très-nombreuse et très-riche collection de monnaies et de médailles données par le comte Szechnyi ; des antiquités romaines, des armes historiques et beaucoup de pièces d’orfévrerie curieuse : hanaps, aiguières, plats, bassins ; des bijoux, colliers, croix, agrafes, ceintures de goût byzantin, ornés de pierres précieuses et d’émaux d’une très-belle exécution. Je crois avoir entendu dire que Bude a été renommée pour la fabrication de ces objets.

Je remarque encore un grand nombre de ces sceptres de magnats qui pouvaient, être, une arme et en même temps un appui donnant à la démarche une grande noblesse : c’est la hache d’armes au manche allongé et aminci de façon à devenir une haute canne ; le fer est contourné du côté du tranchant, et la tête est devenue un marteau élégant ; le manche est en bois recouvert en grande partie de fer ciselé et doré.

Dernièrement, l’esprit de retour de la population vers tout ce qui lui rappelle son passé libre a produit des cannes imitées de celles-ci, et leur adoption unanime a fortement inquiété l’autorité. C’étaient, sous prétexte de tradition, de fort jolies haches d armes, et de mignons casse-têtes en acier, qui bien que polis, dorés, damasquinés, et simplement emmanchés d’un jonc flexible, pouvaient dans un certain moment jouer un accompagnement désagréable à certains chants. La police le comprit et voulut les interdire tout d’abord ; les Hongrois résistèrent, on disputa, puis des deux côtés on transigea, c’est-à-dire que les Hongrois cassèrent les cannes trop grandes sur le dos de la police qui permit le port des plus petites.

Gentilhomme campagnard. — Dessin de Lancelot.

En rappelant combien le musée de Pesth était pauvre en peintures, je n’ai point entendu parler de l’art contemporain. J’ai visité un grand nombre d’ateliers à Pesth. Parmi les artistes que j’ai connus, plusieurs font preuve d’individualité, de vigueur, d’un grand sentiment d’observation joint à une facilité et à une verve tout italiennes. Il y a plus que des promesses, et je crois à une école hongroise possible dans un avenir prochain.

Les jours m’avaient paru courts à Pesth. Je fus tout surpris quand je m’aperçus que j’avais entamé la troisième semaine de mon séjour dans cette charmante capitale. J’embrassai de grand cœur l’ami qui m’avait donné l’hospitalité, je baisai la main de sa digne femme. Lydie et Peppy, deux charmantes chambrières, baisèrent la mienne, ainsi que Mathias, le jardinier, et le cocher Cléophas ; ainsi le veut l’usage : et un matin à cinq heures je montai sur le bateau de Semlin, songeant à ces amis de trois semaines que je ne verrai peut-être plus, mais dont je me souviendrai toujours.

  1. Traduction de M. C. L. Chassin.
  2. Suite. Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145, 161, 177 ; t. XI, p. 33.