De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/05


V

De Fou-Sane à Vladivostok.


2 juin. — La mer est moins agitée ; nous suivons les côtes de la Corée sans les perdre de vue. C’est à peine si nous apercevons quelques bateaux de pêche. Mais en revanche nous voyons quantité de souffleurs et de baleines. Une de ces dernières suit la même direction que nous, semblant lutter de vitesse avec le Tokio-Maru, puis soudain elle passe à une cinquantaine de mètres à l’avant, le corps presque hors de l’eau, et disparaît. Elle pouvait avoir une quinzaine de mètres de longueur.

Nous marchons doucement. Inutile de nous presser et d’arriver dans la nuit à Yuene-Sane, notre prochaine escale.

Le 3, vers 5 heures du matin, nous étions devant cette admirable baie de Port Lazareff dans laquelle Les plus gros cuirassés trouveraient un mouillage parfait et un abri sûr. Cette rade immense serait, paraît-il, très facile à défendre contre les attaques de flottes ennemies. Elle offre en outre l’énorme avantage d’être libre de glace toute l’année. C’est pour cela qu’on prête généralement aux Russes l’idée de s’emparer de Port Lazareff : la chose est en effet bien tentante.

Ce n’est certes pas la Corée qui pourrait opposer la moindre résistance à sa puissante voisine. La valeur militaire de ses troupes, du reste peu nombreuses, ne paraît pas bien redoutable. Quant aux sentiments de la population, je m’imagine que dans le nord du royaume ils sont plutôt favorables que contraires à la Russie, et cela pour plusieurs raisons. La Corée, malgré sa réputation de pauvreté, est un pays riche, fertile, mais dont la population, dure à la fatigue, est minée par deux choses : les exactions des mandarins, d’une part, et Le discrédit attaché aux travaux manuels de l’autre. L’ouvrier coréen qui travaille dans son pays n’est jamais sûr de recevoir la totalité de sa paye, et s’il la reçoit, il aura à en verser une bonne partie aux mandarins petits et grands, sous une forme ou sous une autre. Il sera en outre considéré avec mépris par tout ce qui tient un pinceau, la plume de l’Extrême-Orient.

Au contraire, dans le gouvernement de Vladivostok les Coréens sont bien traités, bien payés pour leur labeur. Aussi en voit-on un grand nombre dans la ville, occupés au chargement et déchargement des navires, au transport des marchandises dans les rues et à tous les travaux de portefaix. Nous en avons rencontré jusque dans les environs de Tchita, la capitale de la Transbaïkalie, habillés à la russe, vivant au milieu des Cosaques et semblant presque avoir renoncé à leur nationalité.

À 6 heures, nous mouillons dans la rade de Yuene-Sane, qui se trouve à l’entrée de la baie de Port Lazareff, à une assez grande distance du rivage. Je profite de l’embarcation de la douane pour descendre à terre, M. Startseff m’accompagne. Il est anxieux d’avoir des nouvelles de son bateau : il en reçoit de bonnes.

YUENE-SANE[1].

Le directeur de la douane est un Suédois, Oisen, que je connais depuis de nombreuses années. Naturellement nous devons déjeuner et dîner chez lui. J’accepte avec plaisir, et pendant que M. Startseff m’entraîne pour fouiller les boutiques, Oisen se dirige vers le Tokio-Maru pour aller chercher Mme Vapereau. Le vent est fort ; il souffle du large, et la mer est agitée. Les deux passagers, un peu mouillés par les embruns, sont heureux de sentir la terre sous leurs pieds.

La maison du directeur de la douane est la dernière du village ; plus loin ce sont des cultures, puis des montagnes élevées.

Le pays est, paraît-il, infesté de tigres, et la nuit on ne sort jamais sans lanterne. Le terrible animal visite souvent les habitations. Il rôde autour des étables, des maisons, et malheur aux gens, aux bestiaux qui ne sont pas bien enfermés. Oisen m’a assuré avoir entendu à plusieurs reprises le tigre, la nuit, sous sa véranda, renifler et gratter à sa porte. On trouvait le matin la trace de ses pas. Pendant la journée il ne s’aventure pas dans la ville. Nous pouvons donc, sans crainte de le voir apparaître, nous mettre à table, car on annonce que le déjeuner est servi.

Les huîtres de Yuene-Sane sont très renommées. Il n’y a pas d’r dans le mois, mais on nous assure que, dans ces pays très froids, les huîtres se mangent en toute saison. Nous nous risquons et nous nous en trouvons fort bien. Elles ne valent pas cependant nos marennes où nos cancales. J’en dirai autant des poissons, qui dans l’Extrême-Orient sont bien inférieurs à ceux d’Europe.

Pendant l’été, Oisen tire ses provisions de Vladivostok. Mais lorsque la navigation cesse, à l’hiver, il lui faut vivre sur le pays et manger du poulet deux fois par jour !

Séoul, la capitale de la Corée, est à 150 kilomètres, c’est-à-dire à six jours de marche. Si l’on met aussi longtemps à franchir cette petite distance, c’est parce que par peur du tigre, on s’arrête dès que le jour baisse.

Nous allons nous promener dans la direction du village coréen. Je prends mon appareil, qu’un indigène consent à porter sur un crochet dans le genre de ceux de nos commissionnaires.

Une hutte isolée se trouve sur notre route, trois hommes sont à la porte. Consentiront-ils à ne pas bouger ? J’avais appris autrefois la langue coréenne, pensant que lorsque le pays, alors fermé aux étrangers leur serait ouvert, cette connaissance pourrait mètre utile. Mais il y a près de quinze ans de cela. Je rassemble mes souvenirs, les Coréens sont surpris d’entendre un Européen parler leur langue, cela les intéresse, et tout s’arrange.

HUTTE CORÉENNE. — DESSIN DE RIOU, GRAVÉ PAR DERBIER.

Le pays paraît fertile et est assez animé. Çà et là une case solitaire, pus un village qui ressemble à une agglomération d’énormes ruches d’abeilles. Au fond et pas bien loin, de hautes montagnes.

C’est la seconde fois que nous venons en Corée. Il y a quelques années, nous avons deux fois fait escale à Tchemulpo. Malheureusement une épidémie terrible de choléra décimait à ce moment la population. De plus c’était au milieu de la saison des pluies, les communications étaient difficiles, et à notre grand regret il nous fut impossible de pousser jusqu’à Séoul. Un matin je fis cependant une longue promenade à cheval, et ce que je vis du pays me fit regretter de ne pas en voir davantage.

À 11 heures nous rentrons à bord, après avoir mangé chez Oisen des fraises dont il était très fier : « Les premières fraises de l’année », annonça-t-il ! À minuit nous partons par un temps splendide. La mer est calme, le ciel étoilé, et nous disons adieu à la Corée.

Dimanche, 6 juin. — C’est vers 6 heures du matin que nous devons arriver à Vladivostok. Les officiers du Tokio-Maru qui, en bons Anglais, détestent cordialement les Russes et tout ce qui est russe, ne nous en ont pas moins recommandé d’être sur le pont de bonne heure, pour ne pas manquer l’entrée de la rade : ce doit donc être bien beau ! Avant l’heure indiquée, je suis sur la passerelle. Il fait un froid très vif. Du reste, à mesure que nous montions vers le nord, nous avions été obligés de modifier successivement notre costume.

Bientôt les côtes se dessinent, nous apercevons une ombre à l’est. C’est l’île Poutiatine, la nouvelle acquisition de M. Startseff. Elle a 28 kilomètres de tour. Il se propose d’y faire de l’élevage. Il a fait venir à grands frais de tous les pays du monde toutes les choses susceptibles de vivre ou de croître dans son royaume : vaches et chevaux de Russie, arbres à fruits des États-Unis, etc. Mais il compte surtout sur les moutons qui lui arrivent de Mongolie.

Le mouton ne vit ni en Corée ni au Japon. On a essayé à bien des reprises de l’y acclimater. M. Starseff prétend qu’une certaine herbe qui croît dans ces contrées, mais dont son île est exempte, les empoisonne, qu’il a d’ailleurs, depuis un an, une trentaine de moutons qui sont en parfait état.

Il est certain que si le mouton peut vivre à Poutiatine, ce sera pour son propriétaire une source de revenus considérables. Nous en avons mangé pour la dernière fois en quittant Changhaï. On en importe bien au Japon, mais en si petit nombre que c’est un objet de luxe, et nous n’en mangerons plus que par hasard, dans un mois d’ici, quand nous nous rapprocherons de la Mongolie.

Les amis de M. Startseff sont loin d’avoir son enthousiasme. D’après eux, cette île ne peut être pour lui qu’une distraction l’aidant à employer les loisirs que lui laisse son commerce du thé. Il a payé Poutiatine une quinzaine de mille francs au gouvernement russe, il y en dépensera deux ou trois cent mille, mais n’y fera rien de pratique à cause des brouillards, si fréquents au sud de Vladivostok et pour ainsi dire perpétuels entre Vladivostok et Nikolaïevsk.

M. Startseff n’est pas de cet avis. Il considère qu’il a fait un bon placement et qu’il travaille dans ce moment-ci pour ses enfants. Sa propriété a au moins ce grand avantage d’être une île, c’est-à-dire d’être à peu près à l’abri des nombreux échappés du bagne, qui sont souvent la terreur de la terre ferme dans ces parages.

Les Russes sont très fiers de la rade de Vladivostok. Ils lui donnent le nom de Corne-d’Or. Est-ce en souvenir de Constantinople ?

VLADIVOSTOK : RADE ET ENTRÉE. — DESSIN DE TH. WEBER, GRAVÉ PAR RUFFE.

Si étranger que l’on soit à l’art militaire, on se convainc aisément que, pour peu qu’il soit défendu, Vladivostok est imprenable par la mer, et que s’il n’était pas bloqué par les glaces pendant quatre mois de l’année, il serait facile d’en faire un des plus beaux ports de guerre du monde.

La rade représente en effet une sorte de corne ou de croissant fermé à une extrémité et adossé à une montagne élevée. On pénètre par l’autre pointe, qui forme une passe étroite devant laquelle se trouve la grande île Russe qui la masque complètement.

Quel admirable point de vue et quel merveilleux changement de décor ! On suit le détroit qui conduit à la pointe ouverte. À droite est la terre ferme, à gauche l’île Russe. On s’imagine être dans une énorme rivière qui s’étend à perte de vue. L’île est couverte d’arbres, Çà et là des tentes réunies révèlent la présence de nombreux soldats. Elle est très élevée au-dessus du niveau de la mer : c’est une vraie montagne. Au sommet, je crois distinguer des travaux indiquant la présence de forts, et l’on m’assure que ces forts existent. Sur l’île et sur la terre ferme, qui est moins élevée, la végétation est luxuriante. Juin est, pour ces parages, le printemps dans toute sa force. On dirait que les végétaux savent qu’ils n’ont que peu de temps à vivre et qu’ils en profitent.

VLADIVOSTOK[2].

Tout à coup, sur la droite, apparaît une ouverture de quelques centaines de mètres. C’est l’entrée de la Corne-d’Or : Nous y pénétrons, et notre regard embrasse en un instant la plus grande partie de la rade. Vladivostok est devant nous, au fond, en amphithéâtre, sur le flanc de la montagne, que les maisons ne couvrent qu’en partie. À gauche, un plateau assez élevé, entièrement dénudé, et surmonté de grands bâtiments à l’aspect sévère et triste. Ce sont les casernes. À droite, des magasins, des entrepôts de charbon. À mesure que nous avançons, l’autre partie de la Corne se découvre, et nous apercevons dans le fond le dock flottant construit depuis peu d’années.

Cependant, avant d’aller à notre mouillage, il faut attendre la visite de la Santé, Nous arrivons du Japon et de la Corée, pays où le choléra existe presque en permanence, nous sommes à bon droit suspects. Ce n’est que le commencement des ennuis que le choléra nous causera. Ces ennuis n’ont cessé qu’à Paris, où, je ne sais combien de temps après notre arrivée, nous étions encore sous la surveillance de la police et obligés d’aller, tous les trois jours, déclarer à la mairie que nous n’étions pas encore morts.

Le Tokio-Maru est bientôt entouré d’une multitude d’embarcations conduites presque toutes par des Chinois de la province du Chane-Toung, qui, de même que les Japonais et les Coréens, arrivent dès l’ouverture de la navigation pour ne s’en aller qu’à la fermeture. L’hiver, Vladivostok est mort. La glace atteint jusqu’à un mètre d’épaisseur dans la rade. Il neige rarement, mais un vent de nord-ouest très violent provoque une sécheresse extrême, fort agaçante pour les nerfs. Les habitants ne sortent de chez eux que quand ils y sont forcés. Du reste, leurs maisons sont admirablement installées pour le froid. De grands poêles, la plupart du temps en maçonnerie et ayant une face ou un angle sur quatre pièces, entretiennent une chaleur uniforme dans toute la maison. De doubles vitres aux fenêtres, qui souvent sont clouées, offrent une barrière infranchissable au froid du dehors. Aussi jamais les chambres ne sont-elles aérées. Les Russes doivent être d’une autre constitution que la nôtre, et leurs poumons se contenter de moins d’oxygène que ceux des Européens de l’Occident. Une des choses qui n’ont été le plus désagréables dans tout le voyage, c’est le manque d’air dans certaines maisons.

C’est au plus fort de l’été que nous avons traversé la Sibérie. Dans Les plus petits villages, les plus pauvres demeures étaient presque toutes ornées de fleurs superbes, de fleurs que nous considérons comme des plantes de serres chaudes fort difficiles à conserver, venant du Japon ou des tropiques : palmiers, caoutchoucs, gloxinias, etc. Toutes ces plantes adossées aux vitres font un rempart qui empêche d’ouvrir la fenêtre. Dans beaucoup de maisons, l’air ne peut se renouveler que par la porte, quand quelqu’un entre ou sort.

C’est aujourd’hui la Pentecôte, d’après notre calendrier, mais d’après celui des Russes, c’est la « Troïtza », que notre dictionnaire traduit par Trinité. Dans tous les cas, c’est un « Praznik », jour de fête, et les jours de Praznik sont chose fort sérieuse pour le voyageur, comme on le verra plus tard. Ils servent bien souvent à vous faire manquer de chevaux, à vous procurer un cocher ivre, si vous ne voulez pas vous contenter d’un enfant pour conduire votre tarantass, enfin à vous faire payer quatre roubles ce qui n’en vaut qu’un.

Tous les navires sont pavoisés et couverts de branches de feuillage. Il y en a jusqu’en haut des mâts, jusqu’au bout des vergues, dans les cordages, dans les embarcations ; c’est fort joli. En ville, tous les magasins sont fermés. C’est ce qui explique l’affluence de monde autour du Tokio-Maru et sans doute aussi le retard de la Santé à venir nous autoriser à débarquer.

Bientôt il devient impossible d’empêcher l’invasion. Nos officiers ont beau prévenir que nous sommes des pestiférés, que tous ceux qui mettront le pied à bord seront obligés de partager notre quarantaine, rien n’y fait. Notre pont se couvre de visiteurs. On a dit que personne ne descendrait, mais je vois que la consigne n’est pas faite pour tout le monde, car des gens nous quittent qu’on ne songe pas à inquiéter. Fermons les veux, ils portent un uniforme.

Enfin tout est en règle, et nous sommes libres d’aller à terre. C’est maintenant que vont commencer les vraies difficultés du voyage. Nous sommes à l’extrémité est de l’ancien continent, et nos parents, notre patrie, nos amis sont à l’extrémité ouest, et c’est là qu’il s’agit d’arriver.

Certainement, dans les grandes villes nous trouverons des gens parlant le français, l’anglais et l’allemand. Mais en cours de route, dans les villages, il ne faut compter que sur le peu de russe que nous connaissons, et sous ce rapport notre bagage n’est pas bien lourd. Tout cela, nous le savions depuis longtemps : on nous dit sur le Tokio-Maru : « Revenez avec nous ! » Cette proposition nous fait sourire. Nous sommes partis avec la ferme intention de traverser la Sibérie, et nous la traverserons,

Le capitaine Kenderdine nous prévient qu’à Vladivostok il n’y a pas d’hôtel acceptable, mais que nous pouvons rester à bord jusqu’au départ du Tokio-Maru, à raison de trois dollars par jour pour le logement : la chose est prévue par la Compagnie, qui a elle-même fixé le prix de la pension.

M. Startseff est à terre depuis longtemps. Vieil ami de M. Cheveleff, le plus grand négociant de Vladivostok, chez lequel sa chambre est préparée, il a promis de le prévenir de notre arrivée. Nous sommes nous-mêmes recommandés, par nos amis de la légation de Russie à Pékin, à M. Cheveleff, chez qui je dois trouver les premiers fonds pour continuer notre route.

Cependant, un jeune homme monte à bord et parle à un officier, qui me désigne de la main. Il s’avance vers moi et m’adresse la parole en russe. Je réponds en français et la conversation commence. Son français est à la hauteur de mon russe : tout ira bien. Au bout d’un quart d’heure de petit nègre dans les deux langues, je sais que je suis en présence de M. Vahovitch, frère du consul de Russie à Tien-Tsin, qu’il est envoyé par M. Cheveleff, chez lequel il est employé, pour nous inviter à déjeuner, et qu’il viendra à midi se mettre à notre disposition pour nous conduire à terre.

Voilà un bon début et qui promet. À l’heure dite, nous sommes prêts et foulons enfin pour la première fois le sol du plus grand empire du monde

  1. Dessin de Riou, gravé par Privat.
  2. Dessin de Weber, gravé par Privat.