David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 61

Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 429-442).

Provisoirement, dans tous les cas, jusqu’à ce que mon livre fût achevé, c’est-à-dire pendant quelques mois encore… j’élus domicile à Douvres chez ma tante ; et là, assis à la fenêtre d’où j’avais contemplé la lune réfléchie dans les eaux dé la mer la première fois que j’étais venu chercher un abri sous ce toit, je poursuivis tranquillement ma tâche.

Fidèle à mon projet de ne faire allusion à mes travaux que lorsqu’ils viennent par hasard se mêler à l’histoire da ma vie, je ne dirai point les espérances, les joies, les anxiétés et les triomphes de ma vie d’écrivain. J’ai déjà dit que je me vouais à mon travail avec toute l’ardeur de mon âme, que j’y mettais tout ce que j’avais d’énergie. Si mes livres ont quelque valeur, qu’ai-je besoin de rien ajouter ? Sinon, mon travail ne valant pas grand’chose, le reste n’a d’intérêt pour personne.

Parfois, j’allais à Londres, pour me perdre dans ce vivant tourbillon du monde, ou pour consulter Traddles sur quelque affaire. Pendant mon absence, il avait gouverné ma fortune avec un jugement des plus solides ; et, grâce à lui, elle était dans l’état le plus prospère. Comme ma renommée croissante commençait à m’attirer une foule de lettres de gens que je ne connaissais pas, lettres souvent fort insignifiantes, auxquelles je ne savais que répondre, je convins avec Traddles de faire peindre mon nom sur sa porte ; là, les facteurs infatigables venaient apporter des monceaux de lettres à mon adresse, et, de temps à autre, je m’y plongeais à corps perdu, comme un ministre de l’intérieur, sauf les appointements.

Dans ma correspondance je trouvais parfois égarée une offre obligeante de quelqu’un des nombreux, individus qui erraient dans la cour des Doctors’-Commons : on me proposait de pratiquer sous mon nom (si je voulais seulement me charger d’acheter la charge de procureur), et de me donner tant pour cent sur les bénéfices. Mais je déclinai toutes ces offres, sachant bien qu’il n’y avait que déjà trop de ces courtiers marrons en exercice, et persuadé que la cour des Commons était déjà bien assez mauvaise comme cela, sans que j’allasse contribuer à la rendre pire encore.

Les sœurs de Sophie étaient retournées en Devonshire, lorsque mon nom vint éclore sur la porte de Traddles, et c’était le petit espiègle qui répondait tout le jour, sans seulement avoir l’air de connaître Sophie, confinée dans une chambre de derrière, d’où elle avait l’agrément de pouvoir, en levant les yeux de dessus son ouvrage, avoir une échappée de vue sur un petit bout de jardin enfumé, y compris une pompe.

Mais je la retrouvais toujours là, charmante et douce ménagère, fredonnant ses chansons du Devonshire quand elle n’entendait pas monter quelques pas inconnus et fixant par ses chants mélodieux le petit page sur son siège, dans son antichambre officielle.

Je ne comprenais pas au premier abord, pourquoi je trouvais si souvent Sophie occupée à écrire sur un grand livre, ni pourquoi, dès qu’elle m’apercevait, elle s’empressait de le fourrer dans le tiroir de sa table. Mais le secret me fut bientôt dévoilé. Un jour, Traddles (qui venait de rentrer par une pluie battante) sortit un papier de son pupitre et me demanda ce que je pensais de cette écriture.

« Oh, non, Tom ! s’écria Sophie, qui faisait chauffer les pantoufles de son mari.

— Pourquoi pas, ma chère, reprit Tom d’un air ravi. Que dites-vous de cette écriture, Copperfield ?

— Elle est magnifique ; c’est tout à fait l’écriture légale des affaires. Je n’ai jamais vu, je crois, une main plus ferme.

— Ça n’a pas l’air d’une écriture de femme, n’est-ce pas ? dit Traddles.

— De femme ! répétai-je. Pourquoi pas d’un moulin à vent ? »

Traddles, ravi de ma méprise, éclata de rire, et m’apprit que c’était l’écriture de Sophie ; que Sophie avait déclaré qu’il lui fallait bientôt un copiste, et qu’elle voulait remplir cet office ; qu’elle avait attrapé ce genre d’écriture à force d’étudier un modèle ; et qu’elle transcrivait maintenant je ne sais combien de pages in-folio à l’heure. Sophie était toute confuse de ce qu’on me disait là. « Quand Tom sera juge, disait-elle, il n’ira pas le crier comme cela sur les toits. » Mais Tom n’était pas de cet avis ; il déclarait au contraire qu’il en serait toujours également fier, quelles que fussent les circonstances.

« Quelle excellente et charmante femme vous avez, mon cher Traddles ! lui dis-je, lorsqu’elle fut sortie en riant.

— Mon cher Copperfield, reprit Traddles, c’est sans exception la meilleure fille du monde. Si vous saviez comme elle gouverne tout ici, avec quelle exactitude, quelle habileté, quelle économie, quel ordre, quelle bonne humeur elle vous mène tout cela !

— En vérité, vous avez bien raison de faire son éloge, repris-je. Vous êtes un heureux mortel. Je vous crois faits tous deux pour vous communiquer l’un à l’autre le bonheur que chacun de vous porte en soi-même.

— C est certain que nous sommes les plus heureux du monde, reprit Traddles ; c’est une chose que je ne peux pas nier. Tenez ! Copperfield, quand je la vois se lever à la lumière pour mettre tout en ordre, aller faire son marché sans jamais s’inquiéter du temps, avant même que les clercs soient arrivés dans le bureau ; me composer je ne sais comment les meilleurs petits dîners, avec les éléments les plus ordinaires ; me faire des puddings et des pâtés, remettre chaque chose à sa place, toujours propre et soignée sur sa personne ; m’attendre le soir si tard que je puisse rentrer, toujours de bonne humeur, toujours prête à m’encourager, et tout cela pour me faire plaisir ; non vraiment, là, il m’arrive quelquefois de ne pas y croire, Copperfield ! »

II contemplait avec tendresse jusqu’aux pantoufles qu’elle lui avait fait chauffer, tout en mettant ses pieds dedans et les étendant sur les chenets d’un air de satisfaction.

« Je ne peux pas le croire, répétait-il. Et si vous saviez que de plaisirs nous avons ! Ils ne sont pas chers, mais ils sont admirables. Quand nous sommes chez nous le soir, et que nous fermons notre porte, après avoir tiré ces rideaux… qu’elle a faits… où pourrions-nous être mieux ? Quand il fait beau, et que nous allons nous promener le soir, les rues nous fournissent mille jouissances. Nous nous mettons à regarder les étalages des bijoutiers, et je montre à Sophie lequel de ces serpents aux yeux de diamants, couchés sur du satin blanc, je lui donnerais si j’en avais le moyen ; et Sophie me montre laquelle de ces belles montres d’or à cylindre, avec mouvement à échappement horizontal, elle m’achèterait si elle en avait le moyen ; puis nous choisissons les cuillers et les fourchettes, les couteaux à beurre, les truelles à poisson ou les pinces à sucre qui nous plairaient le plus, si nous avions le moyen : et vraiment, nous nous en allons aussi contents que si nous les avions achetés ! Une autre fois, nous allons flâner dans les squares ou dans les belles rues ; nous voyons une maison à louer, alors nous la considérons en nous demandant si cela nous conviendra quand je serai fait juge. Puis nous prenons tous nos arrangements : cette chambre-là sera pour nous, telle autre pour l’une de nos sœurs, etc., etc., jusqu’à ce que nous ayons décidé si véritablement l’hôtel peut ou non nous convenir. Quelquefois aussi nous allons, en payant moitié place, au parterre de quelque théâtre, dont le fumet seul, à mon avis, n’est pas cher pour le prix, et nous nous amusons comme des rois. Sophie d’abord croit tout ce qu’elle entend sur la scène, et moi aussi. En rentrant, nous achetons de temps en temps un petit morceau de quelque chose chez le charcutier, on en petit homard chez le marchand de poisson, et nous revenons chez nous faire on magnifique souper, tout en causant de ce que nous venons de voir. Eh bien ! Copperfield, n’est-il pas vrai que si j’étais lord chancelier, nous ne pourrions jamais faire ça ?

— Quoi que vous deveniez, mon cher Traddles, pensai-je en moi-même, vous ne ferez jamais rien que de bon et d’aimable. À propos, lui dis-je tout haut, je suppose que vous ne dessinez plus jamais de squelettes ?

— Mais réellement, répondit Traddles en riant et en rougissant, je n’oserais jamais l’affirmer, mon cher Copperfield. Car l’autre jour j’étais au banc du roi, une plume à la main ; il m’a pris fantaisie de voir si j’avais conservé mon talent d’autrefois. Et j’ai bien peur qu’il n’y ait un squelette… en perruque… sur le rebord du pupitre. »

Quand nous eûmes bien ri de tout notre cœur, Traddles se mit à dire, de son ton d’indulgence : « Ce vieux Creakle !

— J’ai reçu une lettre de ce vieux… scélérat, lui dis-je. »

car jamais je ne m’étais senti moins disposé à lui pardonner l’habitude qu’il avait prise de battre Tradles comme plâtre, qu’en voyant Traddles si disposé à lui pardonner pour lui-même.

— De Creakle le maître de pension ? s’écria Traddles. Oh ! non, ce n’est pas possible.

— Parmi les personnes qu’attire vers moi ma renommée naissante, lui dis-je en jetant un coup d’œil sur mes lettres, et qui font la découverte qu’elles m’ont toujours été très-attachées, se trouve le susdit Creakle. Il n’est plus maître de pension à présent, Traddles. Il est retiré. C’est un magistrat du comté de Middlesex. »

Je jouissais d’avance de la surprise de Traddles, mais point du tout, il n’en montra aucune.

« Et comment peut-il se faire, à votre avis, qu’il soit devenu magistrat du Middlesex ? continuai-je.

— Oh mon cher ami, répondit Traddles, c’est une question à laquelle il serait bien difficile de répondre. Peut-être a-t-il voté pour quelqu’un ou prêté de l’argent à quelqu’un, ou acheté quelque chose à quelqu’un, ou rendu service à quelqu’un, qui connaissait quelqu’un, qui a obtenu du lieutenant du comté qu’on le mit dans la commission ?

— En tout cas, il en est, de la commission, lui dis-je. Et il m’écrit qu’il sera heureux de me faire voir, en pleine vigueur, le seul vrai système de discipline pour les prisons ; le seul moyen infaillible d’obtenir des repentirs solides et durables, c’est-à-dire, comme vous savez, le système cellulaire. Qu’en pensez-vous ?

— Du système ? me demanda Traddles, d’un air grave.

— Non. Mais croyez-vous que je doive accepter son offre, et lui annoncer que vous y viendrez avec moi ?

— Je n’y ai pas d’objection, dit Traddles.

— Alors, je vais lui écrire pour le prévenir. Vous rappelez-vous (pour ne rien dire de la façon dont on nous traitait) que ce même Creakle avait mis son fils à la porte de chez lui, et vous souvenez-vous de la vie qu’il faisait mener à sa femme et à sa fille ?

— Parfaitement, dit Traddles.

— Eh bien, si vous lisez sa lettre, vous verrez que c’est le plus tendre des hommes pour les condamnés chargés de tous les crimes. Seulement je ne suis pas bien sûr que cette tendresse de cœur s’étende aussi à quelque autre classe de créatures humaines. »

Traddles haussa les épaules, mais sans paraître le moins du monde surpris. Je ne l’étais pas moi-même, j’avais déjà vu trop souvent de semblables parodies en action. Nous fixâmes le jour de notre visite, et j’écrivis le soir même à M. Creakle.

Au jour marqué, je crois que c’était le lendemain, mais peu importe, nous nous rendîmes, Traddles et moi, à la prison où M. Creakle exerçait son autorité. C’était un immense bâtiment qui avait dû coûter fort cher à construire. Comme nous approchions de la porte, je ne pua m’empêcher de songer au tollé général qu’aurait excité dans le pays le pauvre innocent qui aurait proposé de dépenser la moitié de la somme pour construire une école industrielle en faveur des jeunes gens, ou un asile en faveur des vieillards dignes d’intérêt.

On nous fit entrer dans un bureau qui aurait pu servir de rez-de-chaussée à la tour de Babel, tant il était solidement construit. Là nous fûmes présentés à notre ancien maître de pension, au milieu d’un groupe qui se composait de deux on trois de ces infatigables magistrats, ses collègues, et de quelques visiteurs venus à leur suite. Il me reçut comme un homme qui m’avait formé l’esprit et le cœur, et qui m’avait toujours aimé tendrement. Quand je lui présentai Traddles, M. Creakle déclara, mais avec moins d’emphase, qu’il avait également été le guide, le maître et l’ami de Traddles. Notre vénérable pédagogue avait beaucoup vieilli, mais ce n’était pas à son avantage. Son visage était toujours aussi méchant ; ses yeux aussi petits et un peu plus enfoncés encore. Ses rares cheveux gras et gris, avec lesquels je me le représentais toujours, avaient presque absolument disparu, et les grosses veines qui se dessinaient sur son crâne chauve n’étaient pu faites pour le rendre plus agréable à voir.

Après avoir causé un moment avec ces messieurs, dont la conversation aurait pu faire croire qu’il n’y avait dans ce monde rien d’aussi important que le suprême bien-être des prisonniers, ni rien à faire sur la terre en dehors des grilles d’une prison, nous commençâmes notre inspection. C’était justement l’heure du dîner : nous allâmes d’abord dans la grande cuisine, où l’on préparait le dîner de chaque prisonnier (qu’on allait lui passer par sa cellule), avec la régularité et la précision d’une horloge. Je dis tout bas à Traddles que je trouvais un contraste bien frappant entre ces repas si abondants et si soignés et les dîners, je ne dis pas des pauvres, mais des soldats, des marins, des paysans, de la masse honnête et laborieuse de la nation, dont il n’y avait pas un sur cinq cents qui dînât aussi bien de moitié. J’appris que le Système exigeait une forte nourriture, et, en un mot, pour en finir avec le Système je découvris que, sur ce point comme sur tous les autres, le Système levait tous les doutes, et tranchait toutes les difficultés. Personne ne paraissait avoir la moindre idée qu’il y eût un autre système que le Système, qui valût la peine l’en parler.

Tandis que nous traversions un magnifique corridor, je demandai à M. Creakle et à ses amis quels étaient les avantages principaux de ce tout-puissant, de cet incomparable système. J’appris que c’était l’isolement complet des prisonniers, grâce auquel un homme ne pouvait savoir quoi que ce fut de celui qui était enfermé à côté de lui, et se trouvait là réduit à un état d’âme salutaire qui l’amenait enfin à la repentance et à une contrition sincère.

Lorsque nous eûmes visité quelques individus dans leurs cellules et traversé les couloirs sur lesquels donnaient ces celIules ; quand on nous eut expliqué la manière de se rendre à la chapelle, et ainsi de suite, je fus frappé de l’idée qu’il était extrêmement probable que les prisonniers en savaient plus long qu’en ne croyait sur le compte les uns des autres, et qu’ils avaient évidemment trouvé quelque bon petit moyen de correspondre ensemble. Ceci a été prouvé depuis je crois, mais, sachant bien qu’un tel soupçon serait repoussé comme un abominable blasphème contre le Système, j’attendis, pour examiner de plus près les traces de cette pénitence tant vantée.

Mais ici, je fus encore assailli par de grands doutes. Je trouvai que la pénitence était à peu près taillée sur un patron uniforme, comme les habits et les gilets de confection qu’on voit aux étalages des tailleurs. Je trouvai qu’on faisait de grandes professions de foi, fort semblables quant au fond et même quant à la forme, ce qui me parut très-louche. Je trouvai une quantité de renards occupés à dire beaucoup de mal des raisins suspendus à des treilles inaccessibles ; mais, de tous ces renards, il n’y en avait pas un seul à qui j’eusse confié une grappe à la portée de ses griffes. Surtout je trouvai que ceux qui parlaient le plus étaient ceux qui excitaient le plus d’intérêt, et que leur amour-propre, leur vanité, le besoin qu’ils avaient de faire de l’effet et de tromper les gens, tous sentiments suffisamment démontrés par leurs antécédents, les portaient à faire de longues professions de foi dans lesquelles ils se complaisaient fort.

Cependant j’entendis si souvent parler, durant le cours de notre visite, d’un certain numéro Vingt-sept qui était en odeur de sainteté, que je résolus de suspendre mon jugement jusqu’à ce que j’eusse vu Vingt-sept. Vingt-huit faisait le pendant, c’était aussi, me dit-on, un astre fort éclatant, mais, par malheur pour lui, son mérite était légèrement éclipsé par le lustre extraordinaire de Vingt-sept. À force d’entendre parler de Vingt-sept, des pieuses exhortations qu’il adressait à tous ceux qui l’entouraient, des belles lettres qu’il écrivait constamment à sa mère, qu’il s’inquiétait de voir dans la mauvaise voie, je devins très-impatient de me trouver en face de ce phénomène.

J’eus à maîtriser quelque temps mon impatience, parce qu’on réservait Vingt-sept pour le bouquet. À la fin, pourtant, nous arrivâmes à la porte de sa cellule, et, là, M. Creakle appliquant son œil à un petit trou dans le mur, nous apprit, avec la plus vive admiration, qu’il était en train de lire un livre de cantiques.

Immédiatement il se précipita tant de têtes à la fois pour voir numéro Vingt-sept lire son livre de cantiques que le petit trou se trouva bloqué en moins de rien par une profondeur de six ou sept têtes ; Pour remédier à cet inconvénient et pour nous donner l’occasion de causer avec Vingt-sept dans toute sa pureté, M. Creakle donna l’ordre d’ouvrir la porte de la cellule et d’inviter Vingt-sept à venir dans le corridor. On exécuta ses instructions, et quel ne fut pas l’étonnement de Traddles et le, mien ! Cet illustre converti, ce fameux numéro Vingt-sept, c’était Uriah Heep !

Il nous reconnut immédiatement et nous dit, en sortant de sa cellule avec ses contorsions d’autrefois :

« Comment vous portez-vous, monsieur Copperfield ? Comment vous portez-vous, monsieur Traddles ? »

Cette reconnaissance causa parmi l’assistance une admiration générale que je ne pus m’expliquer qu’en supposant que chacun était émerveillé de voir qu’il ne fût pas fier le moins du monde et qu’il nous fît l’honneur de vouloir bien nous reconnaître.

« Eh bien, Vingt-sept, dit M. Creakle en l’admirant d’un air sentimental, comment vous trouvez-vous aujourd’hui ?

— Je suis bien humble monsieur, répondit Uriah Heep.

— Vous l’êtes toujours, Vingt-sept, » dit M. Creakle.

Ici un autre monsieur lui demanda, de l’air d’un profond intérêt :

« Vous sentez-vous vraiment tout à fait bien ?

— Oui, monsieur, merci, dit Uriah Heep en regardant du côté de son interlocuteur, beaucoup mieux ici que je n’ai jamais été nulle part. Je reconnais maintenant mes folies, monsieur. C’est là ce qui fait que je me sens si bien de mon nouvel état. »

Plusieurs des assistants étaient profondément touchés. L’un d’entre eu, s’avançant vers lui, lui demanda, avec une extrême sensibilité, comment il trouvait le bœuf ?

« Merci, monsieur, répondit Uriah Heep en regardant du côté d’où venait cette nouvelle question ; il était plus dur hier que je ne l’aurais souhaité, mais mon devoir est de m’y résigner. J’ai fait des sottises, messieurs, dit Uriah en regardant autour de lui avec un sourire bénin, et je dois en supporter les conséquences sans me plaindre. »

II s’éleva un murmure combiné où venaient se mêler, d’une part la satisfaction de voir à Vingt-sept un état d’âme si céleste, et de l’autre un sentiment d’indignation contre le fournisseur pour lui avoir donné quelque sujet de plainte (M. Creakle en prit note immédiatement). Cependant, Vingt-sept restait debout au milieu de nous, comme s’il sentait bien qu’il représentait là la pièce curieuse d’un muséum des plus intéressants. Pour nous porter, à nous autres néophytes, le coup de grâce et nous éblouir, séance tenante, en redoublant à nos yeux ces éclatantes merveilles, on donna l’ordre de nous amener aussi Vingt-huit.

J’avais déjà été tellement étonné que je n’éprouvai qu’une sorte de surprise résignée quand je vis s’avancer M. Littimer lisant un bon livre.

« Vingt-huit, dit un monsieur à lunettes qui n’avait pas encote parlé, la semaine passée, vous vous êtes plaint du chocolat, mon ami. A-t-il été meilleur cette semaine ?

— Merci, monsieur, dit M. Littimer, il était mieux fait. Si j’osais faire une observation, monsieur, je crois que le lait qu’on y mêle n’est pas parfaitement pur ; mais je sais, monsieur, qu’on falsifie beaucoup le lait à Londres, et que c’est un article qu’il est difficile de se procurer naturel. »

Je crus remarquer que le monsieur en lunettes faisait concurrence avec son Vingt-huit au Vingt-sept de M. Creakle, car chacun d’eux se chargeait de faire valoir son protégé tour à tour.

« Dans quel état d’âme êtes-vous, Vingt-huit ? dit l’interrogateur en lunettes.

— Je vous remercie, monsieur, répondit M. Littimer ; je reconnais mes folies, monsieur ; je suis bien peiné quand je songe aux péchés de mes anciens compagnons, monsieur, mais j’espère qu’ils obtiendront leur pardon.

— Vous vous trouvez heureux ? continua le même monsieur d’un ton d’encouragement.

— Je vous suis bien obligé, monsieur, reprit M. Littimer ; parfaitement.

— Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe ? Dites-le franchement, Vingt-huit.

— Monsieur, dit M. Littimer sans lever la tête, si mes yeux ne m’ont pas trompé, il y a ici un monsieur qui m’a connu autrefois. Il peut être utile à ce monsieur de savoir que j’attribue toutes mes folies passées à ce que j’ai mené une vie frivole an service des jeunes gens, et que je me suis laissé entraîner par eux à des faiblesses auxquelles je n’ai pas eu la force de résister. J’espère que ce monsieur, qui est jeune, voudra bien profiter de cet avertissement, monsieur, et ne pas s’offenser de la liberté que je prends ; c’est pour son bien. Je reconnais toutes mes folies passées ; j’espère qu’il se repentira de même de toutes les fautes et des péchés dont il a pris sa part. »

J’observai que plusieurs messieurs se couvraient les yeux de la main comme s’ils venaient d’entrer dans une église.

« Cela vous fait honneur, Vingt-huit : je n’attendais pas moins de vous… Avez- vous encore quelques mots à dire ?

— Monsieur… reprit M. Littimer en levant légèrement, non pas les yeux, mais les sourcils seulement, il y avait une jeune femme d’une mauvaise conduite que j’ai essayé, mais en vain, de sauver. Je prie ce monsieur, si cela lui est possible, d’informer cette jeune femme, de ma part, que je lui pardonne ses torts envers moi, et que je l’invite à la repentance. J’espère qu’il aura cette bonté.

— Je ne doute pas, Vingt-huit, continua son interlocuteur, que le monsieur auquel vous faites allusion ne sente très-vivement, comme nous le faisons tous, ce que vous venez de dire d’une façon si touchante. Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps.

— Je vous remercie, monsieur, dit M. Littimer. Messieurs, je vous souhaite le bonjour ; j’espère que vous en viendrez aussi, vous et vos familles, à reconnaître vos péchés et à vous amender. »

Là-dessus Vingt-huit se retira après avoir-lancé un regard d’intelligence à Uriah. On voyait bien qu’ils n’étaient pas inconnus l’un à l’autre et qu’ils avaient trouvé moyen de s’entendre. Quand on ferma sur lui la porte de sa cellule, on entendait chuchoter de tout côté dans le groupe que c’était là un prisonnier bien respectable, un cas magnifique.

« Maintenant, Vingt-sept dit M. Creakle rentrant en scène avec son champion, y a-t-il quelque chose qu’on puisse faire pour vous ?Vous n’avez qu’à dire.

— Je vous demande humblement, monsieur, reprit Uriah en secouant sa tête haineuse, l’autorisation d’écrire encore à ma mère.

— Elle vous sera certainement accordée, dit M. Creakle.

— Merci, monsieur ! Je sais bien inquiet de ma mère. Je crains qu’elle ne soit pas en sûreté. »

Quelqu’un eut l’imprudence de demander quel danger elle courait ; mais un « Chut ! » scandalisé fut la réponse générale.

«  Je crains qu’elle ne soit pas en sûreté pour l’éternité, monsieur, répondit Uriah en se tordant vers la voix ; je voudrais savoir ma mère dans l’état où je suis. Jamais je ne serais arrivé à cet état d’âme si je n’étais pas venu ici. Je voudrais que ma mère fût ici. Quel bonheur ce serait pour chacun qu’on pût amener ici tout le monde. »

Ce sentiment fut reçu avec une satisfaction sans limites, et une satisfaction telle que ces messieurs n’avaient, je crois, encore rien vu de pareil.

« Avant de venir ici, dit Uriah en nous jetant un regard de côté, comme s’il eût souhaité de pouvoir empoisonner d’un coup d’œil le monde extérieur auquel nous appartenions ; avant de venir ici, je commettais des fautes ; mais, je puis maintenant le reconnaître, il y a bien du péché dans le monde ; il y a bien du péché chez ma mère. D’ailleurs, il n’y a que péché partout, excepté ici.

— Vous êtes tout à fait changé, dit M. Creakle.

— Oh ciel ! certainement, monsieur, cria ce converti de la plus belle espérance.

— Vous ne retomberiez pas, si on vous mettait en liberté ? demanda une autre personne.

— Oh ciel ! non, monsieur.

— Bien ! dit M. Creakle, tout ceci est très-satisfaisant. Vous vous êtes adressé à M. Copperfield Vingt-sept, avez-vous quelque chose de plus à lui dire ?

— Vous m’avez connu longtemps avant mon entrée ici, et mon grand changement, monsieur Copperfield, dit Uriah en me regardant de telle manière que jamais je n’avais vu, même sur son visage un plus atroce regard… Vous m’avez connu dans le temps où, malgré toutes mes fautes, j’étais humble avec les orgueilleux, et doux avec les violents ; vous avez été violent envers moi une fois, monsieur Copperfield ; vous m’avez donné un soufflet vous savez ! »

Tableau de commisération générale. On me lance des regards indignés.

« Mais je vous pardonne, monsieur Copperfield, dit Uriah faisant de sa clémence le sujet d’un parallèle odieux, impie, que je croirais blasphémer de répéter. Je pardonne à tout le monde. Ce n’est pas à moi de conserver la moindre rancune contre qui que ce soit. Je vous pardonne de bon cœur, et j’espère qu’à l’avenir vous dompterez mieux vos passions. J’espère que M. Wickfield et miss Wickfield se repentiront, ainsi que toute cette clique de pécheurs. Vous avez été visité par l’affliction et j’espère que cela vous profitera ; mais il vous aurait été encore plus profitable de venir ici. M. Wickfield aurait mieux fait de venir ici, et miss Wickfield aussi. Ce que je puis vous souhaiter de mieux, monsieur Copperfield, ainsi qu’à vous tous, messieurs, c’est d’être arrêtés et conduits ici. Quand je songe à mes folies passées et à mon état présent, je sens combien cela vous serait avantageux. Je plains tous ceux qui ne sont pas amenés ici. »

Il se glissa dans sa cellule au milieu d’un chœur d’approbation ; Traddles et moi, nous nous sentîmes tout soulagés quand il fut sous les verrous.

Une conséquence remarquable de tout ce beau repentir, c’est qu’il me donna l’envie de demander ce qu’avaient fait ces deux hommes pour être mis en prison. C’était évidemment le dernier aveu sur lequel ils fussent disposés à s’étendre. Je m’adressai à un des deux gardiens qui, d’après l’expression de leur visage, avaient bien l’air de savoir à quoi s’en tenir sur toute cette comédie.

« Savez-vous, leur dis-je, tandis que nous suivions le corridor, quelle a été la dernière erreur du numéro vingt-sept ? »

On me répondit que c’était un cas de banque.

« Une fraude sur la banque d’Angleterre ? demandai-je.

— Oui, monsieur. Un cas de fraude, de faux et de complot, car II n’était pas seul ; c’était lui qui menait la bande. Il s’agissait d’une grosse somme. On les a condamnés à la déportation perpétuelle. Vingt-sept était le plus rusé de la troupe, il avait su se tenir presque complètement dans l’ombre. Pourtant il n’a pu y réussir tout à fait. La banque n’a pu que lui mettre un grain de sel sur là queue… et ce n’était pas facile.

— Savez-vous le crime de Vingt-huit ?

— Vingt-huit, reprit le gardien, en parlant à voix basse, et par-dessus l’épaule, sans retourner la tête, comme s’il craignait que Creakle et consorts ne l’entendissent parler avec cette coupable irrévérence sur le compte de ces créatures immaculées, Vingt-huit (également condamné à la déportation) est entré au service d’un jeune maître à qui, la veille de son départ pour l’étranger, il a volé deux cent cinquante livres sterling tant en argent qu’en valeurs. Ce qui me rappelle tout particulièrement son affaire, c’est qu’il a été arrêté par une naine.

— Par qui ?

— Par une toute petite femme dont j’ai oublié le nom.

— Ce n’est pas Mowcher ?

— Précisément. Il avait échappé à toutes les poursuites, il partait pour l’Amérique avec une perruque et des favoris blonds, jamais vous n’avez vu pareil déguisement, quand cette petite femme, qui se trouvait à Southampton, le rencontra dans la rue, le reconnut de son œil perçant, courut se jeter entre ses jambes pour le faire tomber et le tint ferme, comme la mort.

— Excellente miss Mowcher ! m’écriai-je.

— C’était bien la cas de le dire, si vous l’aviez vue comme moi, debout sur une chaise, au banc des témoins, le jour du jugement. Quand elle l’avait arrêté, il lui avait fait une grande balafre à la figure, et l’avait maltraitée de la façon la plus brutale, mais elle ne l’a lâché que quand elle l’a vu sous les verrous. Et même elle le tenait si obstinément, que les agents de police ont été obligés de les emmener ensemble. Il n’y avait rien de plus drôle que sa déposition ; elle a reçu des compliments de toute la Cour, et on l’a ramenée chez elle en triomphe. Elle a dit devant la tribunal que, le connaissant comme elle le connaissait, elle l’aurait arrêté tout de même, quand elle aurait été manchote, et qu’il eût été fort comme Samson. Et, en conscience, je crois qu’elle l’aurait fait comme elle le disait. »

C’était aussi mon opinion, et j’en estimais davantage miss Mowcher.

Nous avions vu tout ce qu’il y avait à voir. En vain nous anrions essayé de faire comprendre à un homme comme le vénérable M. Creakle, que Vingt-sept et Vingt-huit étaient des gens de caractère qui n’avaient nullement changé, qu’ils étaient ce qu’ils avaient toujours été : de vils hypocrites faits tout exprès pour cette espèce de confession publique : qu’ils savaient aussi bien que nous, que tout cela était coté à la bourse de la philanthropie et qu’on leur en rendrait compte aussitôt qu’ils allaient être loin de leur patrie ; en un mot, que ce n’était d’un bout à l’autre qu’un calcul infime, une imposture exécrable. Nous laissâmes la le Système et ses adhérents, et nous reprîmes le chemin de la maison, encore tout abasourdis de ce que nous venions de voir.

« Traddles, dis-je à mon ami, quand on a enfourché un mauvais dada, il vaut peut-être mieux en effet le surmener comme cela, pour le crever plus vite.

— Dieu vous entende ! » me répondit-il.