Dans les Ruines de nos monuments historiques - Conservation ou restauration ?

Dans les Ruines de nos monuments historiques - Conservation ou restauration ?
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 397-416).
DANS LES RUINES
DE
NOS MONUMENS HISTORIQUES

CONSERVATION OU RESTAURATION ?

Les journaux qui annonçaient, au mois d’août dernier, l’incendie de la Collégiale de Saint-Quentin publiaient un extrait de la presse artistique d’outre-Rhin, signifiant, non sans ostentation, au monde qu’avant de faire sauter, au prix de milliers de tonnes des explosifs les plus perfectionnés, les ruines légendaires du château de Coucy, les ingénieurs allemands en avaient dressé des relevés et plans si remarquables que rien ne serait plus facile, la paix revenue, que de les restituer dans leur état primitif…

Est-il rien de plus caractéristique de la barbarie vraiment nouvelle contre laquelle nous nous défendons, que le simple rapprochement de ces deux citations ? L’hypocrisie et le pédantisme s’y mêlent à la sauvagerie. Ils accumulent en même temps les ruines et les fiches, des monceaux de décombres fumans et des tas de papiers imprimés. La Collégiale de Saint-Quentin, l’immense reliquaire qui surgissait au milieu de la ville, est en flammes ? Mais voici une monographie doctement compilée par un de ses incendiaires… Reims a déjà reçu plus d’obus qu’elle ne comptait de moellons et de pierres ? Mais depuis deux ans déjà, en place d’honneur dans leurs prospectus de librairie, on a pu lire l’annonce d’une définitive et colossale histoire, description et explication de la cathédrale, dès maintenant sous presse, « et qui paraîtra bientôt… » Ils ont emporté les pastels de Latour ? Mais voici des reproductions en couleurs, avec commentaires inédits, critiques et esthétiques d’un des déménageurs… Le sépulcre de Ligier Richier à Saint-Mihiel ? Mais c’est eux qui l’auront sauvé ! On pourra dresser après la guerre (et ils n’y manqueront pas)… une longue bibliographie de toutes les dissertations publiées au cours de l’invasion et des pillages par leurs privat-docent mobilisés, dans leurs « imprimeries d’étapes ! »

Comment les accuser après cela d’avoir déchaîné sur la Belgique et sur la France leur frénésie dévastatrice ? N’ont-ils pas tout prévu au contraire, tout fait pour préparer et faciliter l’œuvre réparatrice de la civilisation dont ils prétendent, demain comme hier, après comme avant leurs forfaits, rester les protagonistes brevetés ? A mesure que leur recul « stratégique » les obligera à se dessaisir de leurs derniers gages, il faut donc nous attendre de leur part à un redoublement simultané de malfaisance et de « contributions » sur les monumens mutilés par eux.

Laissons-les, pendant qu’ils détruisent encore, prodiguer à leurs victimes les marques d’une sympathie désolée et les meilleurs avis pour les restaurations futures. Mais nous, les propriétaires et héritiers légitimes des chefs-d’œuvre assassinés, quels vont être demain notre devoir et notre tâche ? Quand les dernières hordes auront disparu, quand nous reviendrons dans nos villages, — ou sur l’emplacement de nos villages, — rasés, quand nous rentrerons, dans nos villes violées et leurs sanctuaires éventrés, nous ne pourrons nous borner à nous asseoir en pleurant sur des ruines. La plus belle partie de notre terre, la plus aimée parce qu’elle a été le plus souvent martyrisée par le même ennemi, — celle où, dans un accord providentiel de la nature, de la race et de l’histoire, se formèrent la douce France et son art national, où se conservait, dans le cadre harmonieux et fraternel des paysages inspirateurs de nos plus grands peintres modernes, le trésor de l’architecture chrétienne, attestent nos droits d’ainesse dans le grand œuvre de la civilisation, — n’est plus qu’un vaste cimetière où nos morts bien-aimés reposent à côté des églises, des fermes, des maisons, de tous les foyers du souvenir, de l’espérance, de la famille et du travail, qu’ils couvrirent de leurs corps sacrifiés et de l’héroïsme de leurs âmes immortelles… Que ferons-nous pour y ramener la vie, pour préserver de la mort totale tout ce qui pourra être encore sauvé du patrimoine des ancêtres ? Comment concevoir, conduire l’œuvre redoutable des restaurations nécessaires ou prendre parti sur les abandons inévitables ?

Pour répondre à ces angoissantes questions, il est indispensable de mettre à profit l’expérience d’une histoire, trop abondante, hélas ! en destructions et en crises iconoclastes ; pour éclairer l’opinion publique et l’empêcher de céder aux entraînemens d’un sentiment mal informé et trop prompt à désespérer, il faut lui rappeler un passé riche en « précédens. »


La France a été la première parmi les nations européennes à constituer chez elle une catégorie de monumens « classés » et « historiques » et à instituer un service spécial pour veiller à leur surveillance, entretien et restauration. À qui voudrait se rendre compte de la nature et de l’importance de ce service, de son organisation actuelle, de sa tâche et de ses responsabilités, on ne peut que signaler un livre récemment paru : Les Monumens historiques[1]. L’auteur, M. Paul Léon, chef de division des services d’architecture au sous-secrétariat d’Etat des Beaux-Arts, était mieux placé qu’aucun homme de France pour en révéler au public l’histoire très mal connue. Il y a apporté les meilleures qualités de l’historien formé à bonne école, l’intelligence la plus lucide, un style net et sobre, dont Mérimée qu’il cite souvent eût aimé l’élégance nerveuse.

Son rôle ne pouvait être d’écrire un réquisitoire ; du moins s’est-il soigneusement gardé de l’apologie et du plaidoyer. Ce qu’il nous apporte, en somme, c’est un grand rapport, impartial et vivant, documenté de première main, où la critique est peut-être çà et là discrètement atténuée, mais d’où la vérité se dégage toujours reconnaissable et efficace… Nous n’apportons pas ici un compte rendu critique qui nous détournerait de notre sujet principal ; mais il fallait mettre à profit les renseignemens et les enseignemens d’un tel ouvrage, avant d’aborder l’examen des problèmes que le service des monumens historiques aura à résoudre au lendemain de cette guerre, — et dans quelles conditions plus pathétiques et émouvantes qu’à aucun autre moment de notre vie nationale !

M. Paul Léon l’avait complètement écrit avant la guerre. Si une ou deux des photographies qui l’illustrent très utilement portent çà et là la trace des blessures reçues depuis, — par la cathédrale de Soissons, par exemple, — le texte ne fait aucune allusion aux catastrophes qui viennent de mettre à mal tant des plus illustres cliens du « service, » — ou de la clinique, — ceux-là même auxquels il conviendra d’appliquer demain, dans quelle mesure et pour quelles fins ? les méthodes dont, après un siècle de controverses, la commission des monumens historiques, les inspecteurs généraux et les architectes en chef ont, sous la direction de M. Paul Léon, l’initiative, le contrôle et la responsabilité. De tout temps, l’opinion publique, plus ou moins bien informée, est intervenue, souvent avec passion et violence, dans la discussion et l’appréciation des travaux ainsi exécutés. Aujourd’hui plus que jamais, elle est avertie, attentive, exigeante. Elle trouvera dans la lecture du remarquable exposé de M. Léon tous les élémens d’information et le moyen de se rendre équitablement compte de la complexité des problèmes que pose la moindre intervention, — médicale ou chirurgicale, — dans le traitement d’un vieux monument, malade ou blessé.


Sous l’ancien régime, — encore que les exemples y soient plus fréquens qu’on ne croit de la survivance ou de l’imitation des styles du moyen âge, aux XVIIe et XVIIIe siècles, par les vieilles corporations provinciales de maçons (M. Brutails pour la Gascogne, M. G. Durand pour la Picardie nous en ont révélé un grand nombre), — la règle générale était que les générations nouvelles, quand elles intervenaient, pour le réparer, l’agrandir, le remanier ou « l’embellir, » dans la vie d’un vieux monument, le faisaient sans aucun souci de respecter, comme nous disons, le « style » des époques antérieures. Chaque siècle, créateur à son tour, le marquait de son empreinte, le transformait selon le goût régnant. Louis XIV, en accomplissant à Notre-Dame de Paris le vœu de Louis XIII, renouvelait entièrement le décor et l’aménagement du chœur, y multipliait les revêtemens de marbres polychromes, pour dissimuler autant que possible « la mauvaise architecture gothique, » et ces marbres, extraits des belles carrières pyrénéennes, s’accordaient avec les tons vifs des étendards pris à l’ennemi, qu’un « tapissier » victorieux y venait accrocher. Au XVIIIe siècle, pour faire place au dais des processions royales, Soufflot ne se faisait aucun scrupule de supprimer le tympan et le trumeau de la porte centrale où se dressait la statue du Christ enseignant, frère sans doute du « beau Dieu » d’Amiens ; à Reims, Louis XV faisait ajouter sans façon, aux portes de la façade occidentale, les charmans tambours « rococo » qui ne sont plus qu’un tas de cendres ; à Bourges comme à Paris et à Chartres, les chanoines détruisaient d’admirables jubés…

Ces pratiques consacrées par un long usage, la Révolution les exaspéra jusqu’à la frénésie dans sa folie furieuse de supprimer tous les « vestiges de la tyrannie, de la superstition et de la féodalité. » Mais elle n’avait rien à mettre à la place de ce qu’elle brisait, et la déesse Raison, installée en souveraine dans les sanctuaires devenus ses temples, n’a laissé de son culte éphémère et stérile aucun témoin digne de prendre place dans l’histoire de l’art français.

Aussi, quand ses ravages eurent pris fin, par lassitude de détruire plus encore que par un retour d’autorité réparatrice, quand on se mit à constituer des « Commissions des monumens et des arts, » à dresser des inventaires, on ne put que recueillir les épaves du cyclone, de façon bien incomplète et sans un discernement suffisant. Peu à peu, l’opinion émue par les élégies des précurseurs du romantisme, enthousiasmée par les commentaires magnifiques autant qu’erronés d’un Chateaubriand, s’alarmait des effets d’un vandalisme trop funeste, visitait pieusement le musée de Lenoir, faisait aux pouvoirs publics un devoir de relever et « restaurer » tant de témoins vénérables d’un passé que les historiens et les archéologues allaient jour à jour déchiffrer.

C’est sous la monarchie de Juillet, où les historiens eurent une si grande place dans le gouvernement, que s’organisa vraiment le service des « monumens historiques. » C’est elle qui inventa le mot, créa, si l’on peut dire, le « genre ; » et les noms de Victor Hugo, de Montalembert, de Guizot, de Thiers, de Montalivet, de Vitet, de Prosper Mérimée, de Lassus et de Viollet-le-Duc sont restés et resteront à jamais attachés à ce chapitre de notre histoire intellectuelle et morale. C’est d’ici, dans le numéro du 1er mars 1833 de cette Revue, où parut la lettre du comte de Montalembert au vicomte Victor Hugo Sur le Vandalisme en France, que partirent le cri de ralliement et l’appel décisif. Comment rendre à l’a France la parure de tant de témoins mutilés ou branlans de son histoire et de son génie, que les destructions de l’époque révolutionnaire, suivie de plus de trente ans de presque complet abandon encore aggravé par les menées et profanations de la « bande noire, » livraient aux générations nouvelles dans un état de délabrement pitoyable ?

Il ne s’agissait plus dès lors de préserver simplement, mais de restituer, — et c’était un danger nouveau qui allait menacer les glorieux blessés, en faveur desquels les voix les plus éloquentes multipliaient les appels à la pitié et à la vénération du peuple français… Les architectes de Louis-Philippe n’avaient plus, comme ceux de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, un style héréditaire à la fois et original, toujours en renouvellement dans la tradition maintenue, sûr de ses principes, fort de ses chefs-d’œuvre, à substituer tour à tour ou a ajouter au gothique « primitif, » « lancéolé » ou « flamboyant, » comme l’usage s’établissait d’en étiqueter les différentes époques. Mais, encore qu’on fût bien loin d’être arrivé au degré de compréhension où les « dissections » d’un Viollet-le-Duc et les leçons d’un Quicherat et de ses continuateurs devaient nous élever, l’intelligence des principes inspirateurs de nos grands constructeurs du moyen âge avait assez fait de progrès déjà pour susciter une « doctrine. » Que de théories, dès lors, de polémiques, d’inévitables et irréparables erreurs !

Quand on écrira l’histoire critique, complète et documentée de la restauration de Notre-Dame de Paris, — (un de nos jeunes confrères en ce moment prisonnier de guerre en Allemagne l’avait projetée et entreprise et reviendra, s’il plaît à Dieu, la reprendre bientôt)[2], — on verra comment évoluèrent, à mesure qu’on avançait dans ce grand travail, et s’élargirent les projets primitifs et la doctrine de ses promoteurs et auteurs. Plus de vingt ans s’écoulèrent de travaux presque sans interruption, depuis le jour où la proposition de restauration présentée à la Chambre des pairs par Victor Hugo, appuyée par Montalembert et soutenue par Vitet, promu inspecteur général des monumens historiques, jusqu’au 31 mai 1864 où Mgr Darboy célébra la dédicace de la cathédrale restaurée. Le premier crédit de deux millions six cent cinquante mille francs avait été abondamment dépassé.

La science accrue des architectes devenait de jour en jour plus exigeante et plus intransigeante. Mérimée avait d’abord défini le but de toute restauration par cette formule : conservation de ce qui existe, reproduction de ce qui a manifestement existé (et la seconde partie de la proposition contenait en germe les pires abus) ; mais jour à jour, comme nos grands chantiers de restauration devenaient de véritables écoles où se formaient, dans le commerce familier de l’art du moyen âge, des tailleurs de pierre, des appareilleurs, des ornemanistes, une doctrine se constituait qui, nourrie de l’enseignement des maîtres de l’œuvre, tendait bientôt non plus seulement à restaurer nos monumens tels que les siècles nous les avaient transmis, mais, condamnant tout ce que les époques classiques avaient pu y transformer ou ajouter, prétendait les refaire tels qu’ils auraient dû être, selon un certain type idéal de l’architecture du XIIIe siècle érigé dans l’esprit des théoriciens. De là des inventions arbitraires, et, à la place de la vérité historique telle que la vie l’avait faite, des hypothèses contestables, des compositions artificielles et figées, imposées de toutes pièces aux générations futures dont elles ne peuvent que troubler les idées et égarer la critique. Certaines chapelles latérales de Notre Dame de Paris offriraient plus d’un exemple de cet art abstrait et froid, de cet « académisme gothique, » si l’on osait s’exprimer ainsi.

On remplirait une bibliothèque des polémiques qui s’émurent à propos de chacune des « grandes restaurations » de nos cathédrales. Autour de celles d’Angoulême, Bordeaux, Périgueux, Sens, Evreux se livrèrent de véritables batailles et la plus violente se déchaîna quand on entreprit, après le vote d’une loi de l’Assemblée nationale (26 décembre 1875) qui l’avait ordonnée et largement — trop largement ! — dotée, celle de la cathédrale de Reims. (Il est juste de rappeler que nous étions alors sous le régime absurde, aujourd’hui aboli, qui classait les cathédrales parmi les « édifices diocésains » et les soustrayait ainsi au contrôle de la Commission des monumens historiques. Si l’on avait le loisir de s’attarder a des fouilles dans cette littérature vite oubliée, on pourrait en rapporter la matière d’un livre, égayé de citations amusantes et qui ne serait pas sans utilité pour l’histoire de ce qu’on pourrait appeler les idées et le goût archéologiques. M. Anatole Leroy-Beaulieu, revenant ici même (à propos des travaux de la cathédrale d’Evreux) sur ces controverses toujours ouvertes, consacrait à la restauration de nos monumens historiques devant l’art et devant le budget[3], un article qui est un modèle pour le bon sens et la large compréhension des élémens très complexes que comportent les problèmes discutés et qui sera bon à relire encore, demain, quand nous allons nous trouver en présence des mêmes questions et sans doute des mêmes discussions.

Nous n’avons aucune envie d’excuser les méfaits des architectes restaurateurs. Il ne faut pas toutefois leur refuser le bénéfice des circonstances atténuantes, si l’on tient compte des conditions et des temps où ils durent opérer ; il ne faut surtout pas nier de parti pris les services qu’ils ont pu rendre. Certes ils ont trop « déposé, » trop refait, quand il eût suffi de conserver et de consolider ; ils ont trop restitué selon des simples hypothèses ou conformément à des théories trop absolues ; mais tout de même, ils ont beaucoup sauvé de ce que M. Maurice Barrès appelait d’un mot si juste « la physionomie architecturale, la figure physique et morale de la terre française. » Rappelez-vous l’émotion qui nous souleva, le cri d’indignation qui monta de tous les points de l’horizon du monde civilisé quand les avions allemands allumèrent dans les combles de Notre-Dame de Paris un commencement d’incendie qu’on sut, par bonheur, aussitôt étouffer. Encore un peu, et c’est la flèche qui flambait, la svelte flèche qui, jaillie du carré du transept, couronne et exalte si heureusement la silhouette de l’immense vaisseau ! Qui donc s’avisa de se souvenir alors que cette flèche est l’œuvre, — l’œuvre en son temps très contestée, — de Viollet-le-Duc ? Notre Notre-Dame, en dépit de tant de remaniemens intérieurs et extérieurs, n’en est pas moins restée dans le cœur des Parisiens et dans la vénération de l’univers entier, la très noble et illustre basilique de Maurice de Sully, de Philippe-Auguste et de saint Louis !… Et l’émoi n’eût pas été moins vif et moins indignée la protestation, si la, liée lie toute voisine, — et non moins moderne, — de la Sainte-Chapelle avait été atteinte par les bombes du taube, qui se perdirent dans la Seine entre le Louvre et le Palais.


Donc, restons sévères pour les fautes anciennes, mais soyons équitables et ajoutons, parce que c’est la simple vérité dont nous pouvons témoigner après de longues années de participation aux travaux de la commission des monumens historiques, que dans le « service » réorganisé, où les cathédrales sont comprises comme les palais nationaux et dont relève Trianon comme Reims, un « esprit nouveau » s’est développé, très différent de celui qui nous valut les abusives restaurations d’un passé encore récent. Le temps n’est plus où, comme Henry Roujon aimait à le raconter, Mérimée pouvait commencer un rapport confidentiel à l’Empereur, par cette simple phrase : « Sire, tant que Votre Majesté n’aura pas fait pendre un architecte…, » — où d’Abadie lançait contre les archéologues, « impuissans » gêneurs, bons uniquement à critiquer et à blâmer, un manifeste qui fit à son heure grand bruit, — où enfin, Viollet-le-Duc dans une de ses campagnes au XIXe Siècle d’About, accusait Anatole Leroy-Beaulieu qui s’était permis, non sans de valables raisons, de critiquer les travaux de la cathédrale d’Evreux, de servir complaisamment d’ « instrument à la cabale cléricale !… »

L’amour des vieilles pierres qu’il faut considérer comme des documens, des témoins qu’on n’a pas le droit de supprimer mais qu’il faut empêcher de tomber, tant que le sauvetage est possible, est aussi sincère dans le cœur de la majorité des architectes que dans celui des archéologues et des « amateurs : » une confiante collaboration a fait place aux anciennes violences et, plus d’une fois, c’est des rangs des inspecteurs généraux et des architectes eux-mêmes que sont parties les critiques les plus sévères contre telle proposition d’excessive intervention chirurgicale. En pourrais-je citer de meilleure preuve que la série des études, des « consultations, » si pénétrantes qu’un architecte, restaurateur de l’Hôtel de Ville de Douai, l’une des plus nobles victimes de cette guerre, notre ami Max Doumic publiait peu de temps avant sa mort héroïque dans le Correspondant, sur nos vieilles églises, les dangers qui les menaçaient, notre devoir et les meilleurs moyens de les défendre contre la ruine imminente ?

Si l’on veut bien, avant de se donner le plaisir toujours facile de critiquer, examiner les derniers travaux exécutés à Chartres et à Reims, — à Reims, où je suis convaincu qu’ils ont contribué efficacement pendant les rafales et les secousses des bombardemens à maintenir et à sauver la rose de la façade occidentale — on devra convenir de bonne foi que la manière d’opérer aujourd’hui n’est plus celle des restaurateurs d’autrefois. Qu’on me permette, pour plus de clarté, d’indiquer très sommairement en quoi ils ont consisté.

Tous ceux qui avaient pu visiter, en montant sur les échafaudages et en les examinant, pierre à pierre, les voussures des porches latéraux de Notre-Dame de Chartres, savent à quel alarmant état de dislocation elles étaient arrivées. Il fallait de toute évidence consentir à l’écroulement de ces chefs-d’œuvre entre tous insignes et sublimes de notre statuaire française ou se résoudre à une restauration radicale. Un vice initial de construction, — nos « maîtres de l’œuvre » eux-mêmes ne furent pas exempts d’erreurs, — était la cause lointaine et organique du mal. Au moment de l’adjonction des porches aux transepts Sud et Nord dont ils sont l’émouvante parure, l’architecte eut l’imprudence de couper les contreforts et provoqua ainsi un « porte à faux » qui fit bientôt sentir ses effets et, jour à jour, éclater les linteaux sur lesquels reposaient les voûtes. Plus d’une fois au cours des siècles, on dut employer des moyens de fortune pour conjurer le danger : crampons de fer, étais périodiquement renouvelés arrêtaient pour quelque temps le progrès du mal, mais n’en pouvaient supprimer la cause toujours agissante. En 1856, on plaça de nouveau de robustes étais assez forts pour soutenir toute la poussée des voûtes et soulager les linteaux épuisés ; mais ce dernier remède était devenu lui-même impuissant. En 1897, il fallut prendre parti.

Un architecte de science et de prudence éprouvée, le regretté Selmersheim, fut chargé de ce travail délicat et qui entraînait de redoutables responsabilités. Il jugea qu’on ne pouvait se dispenser de déposer, pierre après pierre, tous les élémens des voûtes et les sculptures qui les décorent, afin de refaire sur de nouvelles dispositions et en supprimant la cause du mal d’autres linteaux sur lesquels on remettrait en place les anciennes voussures. Le travail fut conduit, exécuté et surveillé avec d’infinies précautions et les plus méticuleux scrupules… et pourtant, quand il fut achevé, il devint évident que la double opération de la dépose et de la remise en place des voûtes avait fatalement amené la suppression de certaines irrégularités d’appareil dont les jeux de lumière animaient et coloraient la matière et que quelque chose était changé, compromis, dans l’aspect général, désormais plus dépouillé, plus sec et plus froid. Les années se chargeront d’ailleurs d’atténuer, de patiner, d’harmoniser, et déjà leur action bienfaisante est sensible.

Tout de même, quand le moment vint, en 1907, d’opérer sur le porche septentrional, la commission des monumens historiques, qui avait dès lors les cathédrales dans sa juridiction, demanda qu’avant d’entreprendre les travaux, on tint d’abord séance dans le chantier, à pied d’œuvre. Les « archéologues » insistèrent vivement pour que, à tout prix, l’architecte renonçât à toute dépose et s’arrangeât pour maintenir les voussures pendant qu’il glisserait sous leur masse les nouveaux linteaux qui devaient en recevoir la retombée. Ce n’est pas ici le lieu d’indiquer par quels procédés techniques il vint à bout de ces difficultés périlleuses ; il suffit de constater aujourd’hui l’excellence des résultats obtenus.

A Reims, la grande rose de la façade occidentale s’écrasait sous le poids du pignon qui pesait sur elle. En 1906, il devint urgent d’y porter remède ; mais comment le faire sans altérer l’aspect de l’illustre façade ? C’est l’emploi des matériaux nouveaux mis depuis vingt-cinq ans à la disposition des architectes qui permit de résoudre la difficulté, sans rien changer à la forme extérieure. Une épine de ciment armé, absolument invisible, passée dans la maçonnerie, rendant les deux tours solidaires, fit office d’arc de décharge et mit l’admirable rose à l’abri d’une ruine certaine. Il est probable que, sous les formidables vibrations des bombardemens qui ont submergé Reims, elle se serait disloquée, écroulée et ne serait plus aujourd’hui qu’un tas de décombres, si ce travail n’avait pas été terminé avant 1914… De pareils exemples ne sont-ils pas pour rassurer ceux qui protestent déjà contre les restaurations futures ?


* * *

Voilà où nous en étions quand le fléau exterminateur s’abattit sur nous. Nous ne connaissons pas encore toute l’étendue du mal ; nous ignorons surtout où s’arrêtera l’œuvre de destruction et de mort. Tant que nous n’aurons pas pu, après la guerre, visiter, ausculter les glorieux blessés qu’elle aura faits parmi nos monumens, il sera impossible de définir avec précision notre devoir et ce que nous pourrons entreprendre pour maintenir debout et vivans ceux qui tiendront encore. Et c’est pourquoi nous nous sommes permis de trouver prématurées et trop absolues beaucoup de déclarations publiées par la presse et dangereux les mouvemens d’opinion provoqués par des artistes et des littérateurs illustres, inspirés, — est-il besoin de le dire ? — des plus patriotiques sentimens, mais que je voudrais rendre attentifs aux conséquences des décisions qu’ils voudraient dès à présent nous faire prendre. Si j’assume le rôle ingrat de résister à des voix si éloquentes, c’est que je suis convaincu qu’à les suivre, nous assumerions vis-à-vis de la France de l’avenir les plus lourdes responsabilités.

Constatons d’abord, avouons, — et que ce soit la juste, mais bien dure expiation des fautes anciennes, — que, dès les premières nouvelles de l’incendie et du bombardement de la cathédrale de Reims, au concert unanime d’imprécations et de malédictions qui s’éleva contre les incendiaires, se mêlèrent déjà nombreuses les protestations anticipées contre les « restaurateurs » éventuels et futurs ! « Elle est si belle avec ses pierres calcinées et comme saignantes ! N’y touchez pas, sous peine d’être à votre tour aussi malfaisans que les Boches, » disait-on à peu près ; je suis même sûr d’avoir lu « plus Boches que les Boches, » ce qui était tout de même excessif. On ajoutait : « Vous n’avez qu’un droit, qu’un devoir, c’est de conserver ces ruines à notre admiration, à notre douleur, à notre haine qui viendra s’y alimenter, s’y renouveler de génération en génération… » Les uns admettaient, il est vrai, comme s’exprimait l’auteur d’une lettre qui a ému profondément l’opinion, que, pour les conserver, on les consolidât, on les « couvrit adroitement » (adverbe en vérité trop vague et trop commode à ceux qui n’ont pas à assumer la responsabilité de la besogne). Mais d’autres, et des plus illustres, s’opposaient même à la réfection de cette couverture protectrice et ne voulaient pas admettre d’autres voûtes aux sanctuaires branlans, aux ruines augustes et sacrées, que la voûte même des cieux !

Je pourrais aligner ici beaucoup de citations en prose et en vers ; il me suffira d’une seule que j’emprunterai au témoin le plus inattendu, Camille Pelletan. Peu de temps avant sa mort, il protestait publiquement et véhémentement contre toute idée de restauration future ; la cathédrale de Reims devait rester une ruine sublime ! — mais, pensant tout de même aux fidèles qui, selon le mot si simple et qui dit tant de choses du maire, M. Langlet, voudraient bien que « la cathédrale de Reims continuât d’être dans l’avenir… la cathédrale de Reims…, » il ajoutait dans un élan de générosité, téméraire d’ailleurs : « Une cathédrale ? nous vous en construirons une autre ! » et l’on ne remarqua pas assez cette déclaration d’un des chefs du radicalisme le plus anticlérical, ce jour-là inspiré par le sentiment de la plus noble union sacrée.

Plus encore que toutes ces proclamations et protestations, la lettre anonyme publiée par M. A. Dayot à laquelle je viens de faire allusion, trouva le chemin des imaginations et des cœurs. Un combattant, un officier, écrivait, en présence de la cathédrale incendiée, au nom, disait-il, de tous les officiers (j’en connais pourtant plusieurs qui ont vu Reims bombardée et ne partagent pas son sentiment) pour demander : 1° qu’on ne touche plus jamais aux « ruines, » sinon pour les « couvrir adroitement ; » 2° que, dans ces ruines ainsi couvertes, on transporte solennellement, après la guerre, « tous les ossemens » de nos soldats, épars sur les champs de bataille ; 3° qu’on inscrive les noms de tous les héros morts pour la patrie en lettres d’or sur des plaques de marbre qui feront à l’immense ossuaire le plus beau revêtement qu’aucune imagination puisse rêver ; enfin qu’une haie de canons pris à l’ennemi, plantés debout et reliés par des chaînes fondues dans du bronze allemand, dessine autour du reliquaire colossal une avenue et une clôture symboliques et que, chaque année, représentée par une délégation d’officiers et de soldats précédés de tous les drapeaux, la France entière vienne s’y agenouiller au jour anniversaire de la signature de la paix victorieuse. De M. Rodin à M. Albert Besnard, les adhésions sont arrivées, enthousiastes, et qui ne serait ému à ce vœu magnanime, d’une si noble et si pathétique inspiration ? Et pourtant, il suffit de réfléchir un moment pour comprendre que nous sommes ici en plein rêve, hors de toute réalisation concevable.

Vous ne voulez pas qu’on bouche même les trous faits par les obus et vous voulez sceller aux murs et dans les pierres des faisceaux de piliers toujours robustes, plus d’un million de plaques de marbre, — dont vous pouvez par avance vous représenter l’effet, en regardant autour des chapelles adoptées par la dévotion populaire les ex-voto qui alignent leur épigraphie monotone. Un architecte, M. Louis Dernier, vous a fait, avec une bonhomie un peu narquoise, le devis de la dépense, cela n’est rien… Mais jusqu’où ferez-vous monter ces accumulations d’inscriptions ? Hélas ! qui les lira ? Avez-vous jamais essayé d’épeler jusqu’au bout celles qui recouvrent, en caractères héroïques pourtant, les parois intérieures de l’arc de triomphe de l’Étoile ? Vous creuserez la terre, plus bas que les fondations, sous les dalles descellées ; vous y construirez d’immenses caveaux pour déposer tous les ossemens de nos morts, car tous ils ont droit à cette sépulture que vous estimez plus glorieuse. Avez-vous pensé aux conditions de ces exhumations et de ces funèbres transports ? Je sais, en tout cas, des pères de famille qui vous demanderont de ne pas toucher aux chères dépouilles de leurs enfans, de les laisser dormir dans le morceau du sol sacré qu’ils ont défendu jusqu’à la mort et qui maintenant les contient, les enveloppe et les abrite. Ils ne conçoivent pus pour eux de plus enviable tombeau.

Ne nous pressons pas de décréter dès à présent le sort et la destination définitive de la cathédrale de Reims. Si, ce qu’à Dieu ne plaise ! elle devait n’être plus qu’une vraie « ruine, » ce n’est pas nous qui demanderons jamais qu’on remplace par un vain pastiche et une impossible copie le chef-d’œuvre aboli… Nous n’aurions plus alors qu’à mener sur ces ruines sacrées un deuil inconsolable… Mais si la cathédrale, mutilée, blessée, peut cependant et veut encore vivre ; si le rythme de ses puissans piliers reste intact, si son âme et sa beauté restent sensibles et plus émouvantes sous ses blessures, s’il suffit de rebâtir des pans de murs, quelques parties de contreforts et d’arcs-boutans et des travées de voûtes, — de ces voûtes prodigieuses, vraiment royales, à côté desquelles celles même des Notre-Dame de Paris, de Çharfres, de Bourges et d’Amiens ne sont que de minces abris, — pour rendre le sanctuaire à sa véritable, à sa seule destination, au culte vivant qui importe aussi, je pense, à sa beauté, aux prières des générations qui s’y succéderont encore et y retrouveront les souvenirs sublimes qui l’habitent et les ombres héroïques qui la hantent, qui osera se lever pour s’opposer à cette résurrection, pour demander cet abandon, ce suprême arrêt d’inévitable mort ? C’est lui qui porterait le dernier coup, — plus funeste que ceux des Boches ! — et donnerait un fatal démenti à toute notre tradition, à tous nos instincts, à tous les enseignemens de notre histoire.

En réalité, le maire de Reims, M. Langlet, en demandant que la cathédrale des Rémois reste leur cathédrale, ne fait que continuer les échevins ses prédécesseurs qui, à chaque sinistre, n’eurent qu’une pensée : rendre à leur Notre-Dame sa vie. Rappelons leur conduite au lendemain de l’effroyable catastrophe du 24 juillet 1481. Jehan Foulquart, procureur syndic de la ville de Reims, en écrivit la relation, et les historiens de la cathédrale l’ont recueillie. Personne n’eut la pensée de laisser « la cathédrale la plus belle et la plus riche du royaume » dans l’état de détresse où l’avait mise « le plus piteux feu qui se fût jamais vu en une église. » Les bourgeois prirent les devans et, pendant que le chapitre rédigeait en un sonore latin d’école une délibération où s’exprimait la consternation publique (O quam plorabilem et lamentabilem casum, quod dolenter recitandum est, proh dolor ! quod tota insignis et metropolis Ecclesia Remensis… fuit igne successa…), ils envoyaient au très redouté roi Louis XI une députation pour lui annoncer le sinistre et disculper la ville. Le roi fut désolé et furieux ; c’est sur les pauvres chanoines qu’il déchargea sa colère, menaçant, « s’il faisait son devoir, » de les chasser « pour mettre à leur place les bons moines. » Mais sa consternation fut plus grande encore et plus durable que son courroux ; — il promit son aide, que Charles VIII et Louis XII continuèrent, et pendant plus de trente ans on travailla à réparer les dégâts… On reprit courage à Reims ; trois chanoines furent nommés d’abord, pour constater avec des gens experts l’état des « ruines ; » le chapitre, après quelques démêlés avec l’échevinage, s’entendit sur la nomination des gens de l’art « qui auront la charge d’entendre aux ouvrages et d’aider à les conduire et conseiller. » On lit trêve aux dissensions et l’on ne pensa plus, comme écrit M. L. Demaison, l’historien le plus compétent de la cathédrale, qu’à unir tous les efforts dans l’unique dessein de relever Notre-Dame et de faire disparaître toutes les traces de l’incendie. Princes, bourgeois, prélats, chanoines, firent assaut de générosité. L’abbé de Saint-Denis en France offrit les biens de l’abbaye, le bois de ses forêts, les chevaux de ses écuries pour le charroi des matériaux ; Charles d’Orléans envoya spontanément au chapitre l’autorisation d’exploiter ses futaies d’Epernay pour la réfection de la charpente des combles, — hélas ! cet incomparable chef-d’œuvre de charpenterie a été la première victime des artilleurs allemands ! — De toutes parts, sous Charles VIII comme sous Louis XI, sous Louis XII comme sous Charles VIII, « pour grant amour et affection pour Notre-Dame et pour compassion du piteux feu naguères allumé en icelle et pour et enfin de la aidier à le reparer, » les donations affluèrent, car elle avait souffert « en grant diformité, ruine et désolacion, la muraille et maçonnerie en grand partie par en hault cuicte et moult endommagée. »

Faisons comme les Français du XVe et du XVIe siècle ; si Notre-Dame après la tourmente est encore viable, nous l’aiderons à revivre, mais nous éviterons les erreurs de nos pères. Ceux du XVIIIe siècle eurent le grand tort de vouloir refaire plusieurs figurines des voussures du portail occidental. Nous interdirons à tout sculpteur de restaurer ou même copier aucune statuette ou statue ; celles qui auront eu à souffrir de l’incendie et du bombardement resteront mutilées. Nous laisserons béantes ces horribles cicatrices : elles n’importent pas à la solidité du monument, et c’est elles qui témoigneront de la barbarie allemande et suffiront certes à entretenir et à renouveler dans les cœurs cette haine qu’il ne faut pas en effet laisser s’éteindre. Aucune statue ne sera refaite ; il y aura des places vides dans le grave et charmant cortège de Saint-Nicaise ; la reine de Saba restera décapitée ; l’ange, si l’on arrive à rapprocher quelques morceaux de sa tête charmante, ne sourira plus que du sourire blessé et désormais douloureux de son visage affreusement balafre… et les siècles à venir sauront à qui imputer la responsabilité de ces meurtres sacrilèges : « Ici l’Allemand a passé ! »

Voilà ce qu’il faudra faire, et voilà ce qu’il faudra empêcher. Les voûtes, les murs, les contreforts, les arcs-boutans, les arcs ogifs, doubleaux et formerets, tout ce qui importe à la vie organique et à la durée de la cathédrale, tout ce qui constitue son ossature et son armature, nous le réparerons partout où besoin sera et dans la mesure qu’il faudra. Nos appareilleurs et tailleurs de pierre sont dignes d’accomplir et de mener à bien cette œuvre préservatrice. Et quand la vieille aïeule, où tant de générations s’abritèrent, reprendra sa tâche consolatrice et inspiratrice, quand, sous les voûtes restaurées et dans la nef dont l’essor et le rythme n’auront rien perdu de leur sublime majesté, les grandes orgues prolongeront leurs voix profondes et sonores, les Français y reconnaîtront le sanctuaire toujours vivant, l’écho toujours vibrant de leurs plus augustes traditions nationales, — bien mieux que dans des ruines vouées à l’abandon et à l’inévitable décrépitude et qu’il faudrait entretenir et restaurer, elles aussi, pour les conserver à l’admiration et à la curiosité des arrière-petits-enfans de ceux qui demandent aujourd’hui que nous laissions saignantes toutes les plaies faites par les barbares et que nous ne cachions pas la splendeur du ciel apparu à travers la dentelle des pierres.

Je l’ai vu, ce ciel d’azur léger, ciel d’aquarelle lavé par des pluies récentes, au matin du 23 juin dernier, à travers les voûtes crevées de Notre-Dame de Soissons. Une cent cinquantaine de soldats, quelques rares civils assistaient à une messe militaire. Par les travées écroulées, des vols de colombes entraient et sortaient, passaient au-dessus de nos têtes, se posaient sur les chapiteaux, reprenaient leur essor, remplissant de leurs battemens d’ailes et de leurs appels la grande nef où les orgues éventrées par la mitraille restaient silencieuses. Au moment où l’abbé V… monta dans la chaire improvisée, adossée à un pilier du transept Nord, pour adresser à l’auditoire une allocution d’une belle et édifiante simplicité, les avions allemands qui depuis l’aube essayaient de bombarder la ville, pourchassés par les nôtres, revinrent à la charge et de minute en minute la voix du canon qui n’avait cessé de tonner à l’horizon dans la région de Laffaux, scandait en sourdine les paroles du prêtre… Indicible émotion, souvenir sacré dont on voudrait graver à jamais au plus profond de sa mémoire et de son cœur les plus fugitives impressions !

Une heure plus tard, dans la minuscule chapelle protestante, aux murs croulans et crevassés, une quarantaine d’officiers et de soldats étaient réunis pour un culte intime dominical, autour de leur aumônier ; si insignifiante que fût la pauvre bâtisse, dont la disparition n’enlèvera rien à la beauté de la France, elle abritait tout de même, elle aussi, au matin de cette journée de prières et sous la canonnade, une source de vie morale et les mêmes encouragemens à la constance, au sacrifice pour la même patrie sous le regard du même Dieu… Le jour même, j’eus l’occasion de m’entretenir avec M. l’archiprêtre de Notre-Dame de la beauté émouvante du service auquel j’avais eu le privilège d’assister. Hélas ! la contemplation de cette nef démantelée, ces vols de colombes au-dessus de l’autel, c’était son lot de tous les jours, et le prêtre en lui parlait avant « l’artiste. » Il aime de tout son cœur sa chère Notre-Dame ; il la connaît et il la comprend bien ; mais un culte vivant n’est pas un spectacle à l’usage des purs dilettantes ; le ciel n’est pas toujours d’un azur transparent et suave… Le dimanche précédent, l’évêque était justement venu présider la grand’messe ; on avait disposé au-dessus de son siège épiscopal des faisceaux de drapeaux tricolores… Un coup de vent avait soufflé en rafale, tout renversé, et la conclusion de l’archiprêtre était qu’il fallait le plus tôt possible remettre en état les voûtes qui couronnent la nef et abritent les fidèles. Et, de son côté, l’aumônier protestant demandait au major de la place s’il n’y aurait pas moyen de faire boucher les crevasses qui rendraient en hiver toutes réunions impossibles. Je ne sais ce qu’il adviendra de la petite chapelle à qui je souhaite de tout cœur longue et bienfaisante vie ; mais la disparition ou la désaffectation de Notre-Dame de Soissons serait une diminution trop sensible de notre patrimoine, une irréparable blessure à cette figure architecturale et morale de la France que Maurice Barrès défendait avant la guerre contre ceux qui la méconnaissaient ou la menaçaient.

Son transept méridional est un des chefs-d’œuvre les plus purs, les plus lumineux en sa simplicité grave et virginale de notre architecture nationale dans sa fleur, à la fin du XIIe siècle, au moment où, après une période féconde de préparation, elle a pris pleine conscience de sa force et entreprend la construction des grandes cathédrales. Il n’a pas souffert du bombardement et il est désormais à l’abri des obus, sinon des avions ; mais il est solidaire de tout ce qui l’entoure, chœur et nef, où la mitraille s’est acharnée. J’ai vu les blessures béantes ; j’ai profondément senti la beauté de la « ruine » et je déclare pourtant qu’il serait criminel de ne pas panser ses plaies, car, en les pansant, on ne court aucun risque de rien enlever à la cathédrale de ce qui fait son harmonie et sa noblesse, et ne pas les panser, reculer devant une « restauration, » c’est la vouer à l’inévitable décrépitude, à la déchéance et à la mort.


Toutes les « espèces, » il faut bien l’avouer, ne seront pas aussi simples. Il faut répéter, ressasser qu’il est encore trop tôt non seulement pour résoudre, mais encore pour prévoir toutes les questions angoissantes qui s’imposeront à nous, quand nous ferons, après la guerre, le pèlerinage et l’examen de nos « ruines, » — qu’elles soient ou non reliées entre elles, comme le demandait hier un noble Américain, par une grande voie triomphale et douloureuse allant de Belgique en France. Elles ne seront pas moins angoissantes quand il s’agira, non plus du sort de nos grands sanctuaires, mais de ces centaines d’églises de campagne, témoins et ouvrières, dans ces régions consacrées, de la naissance, de l’élaboration et de l’éclosion charmante de l’art que la France allait donner au monde. Nous en avons indiqué ici même (1er août 1916) l’importance et l’intérêt… Que de sacrifices il nous faudra consentir sans doute ! Que de pertes irréparables ! Devra-t-on relever le clocher de Tracy-le-Val, par exemple, dont les débris jonchent le sol ? C’était, au cœur de la vallée de l’Oise, au berceau de l’architecture française, pour la justesse des proportions, le sentiment délicat de l’échelle, la gradation exquise du rythme ascensionnel encore timide, mais si finement conduit, un de ses premiers chefs-d’œuvre. Les anges, de sculpture rude encore, qui déployaient leurs ailes entre les deux étages au point où s’opérait si ingénieusement la transition de l’octogone au carré, étaient les humbles précurseurs de la divine cohorte qui, en dépit de ses pertes, de ses morts et de ses blessés, monte toujours la garde et fait cortège à la Vierge autour de Notre-Dame de Reims… Tracy-le-Val n’existe plus. Aucun pastiche ne nous rendrait le charme, la saveur, la présence réelle du génie créateur qui s’évapore dans les copies les plus fidèles. C’est ici que la génération qui va nous remplacer, — et qui, ayant mis à profit les expériences et les épreuves qui auront été notre effroyable lot, saura peut-être y trouver des inspirations nouvelles, plus hautes, plus simples, plus purement françaises que tous les essais antérieurs d’art moderne, — aura de belles occasions d’écrire à son tour un chapitre inédit dans l’histoire de l’architecture françaises Puisse ce qu’elle laissera après elle témoigner devant la postérité, quand le temps sera venu de classer ses créations dans une nouvelle liste des « monumens historiques, » que les Français du XXe siècle n’avaient rien perdu de l’esprit des ancêtres !… Mais quelle que doive être l’église neuve, qu’on place toujours à l’entrée, près du bénitier où tous les fidèles s’arrêtent, une inscription, avec un dessin gravé sur une belle pierre de chez nous par un artiste intelligent des vieilles formes et sensible à leur beauté propre, qui rappelle, avec la date de son assassinat et le nom de ses assassins, le plan et la silhouette du sanctuaire remplacé !


Nous avons essayé d’indiquer dans quel esprit, par quels organes, avertis par quelles expériences et par quelles erreurs, mais aussi outillés de ressources et de moyens d’action plus souples et plus pratiques, nous devons, pour ce qui concerne nos « monumens historiques, » nous préparer aux grandes tâches de l’après-guerre. Les pertes seront irréparables et les deuils trop souvent sans consolation. Gardons-nous au moins d’aggraver par des abandons trop précipités et par un culte sentimental des « ruines, » belles en soi et monitrices de haine, l’œuvre de mort de nos ennemis. Défendons, conservons tout ce que nous pourrons sauver de ce grand passé de la France, qui reste, en dépit de tant de reniemens, de mutilations et de dévastations, l’honneur de notre race et la parure de notre vieille terre… Et que l’on ne dédaigne pas, à l’heure où les décisions suprêmes devront être prises, de convier l’humble bon sens aux conseils de la nation ; il est de bonne race française et digne d’être écouté.


ANDRE MICHEL.

  1. Paris, grand in-4o, 1917 (Laurens, éditeur).
  2. Voyez : La cathédrale Notre-Dame de Paris, notice historique et archéologique, par Marcel Aubert, archiviste paléographe. Paris, Longuet éditeur, 1909.
  3. Voyez la Revue du 1er décembre 1874.