Paul Ollendorff (Tome 3p. 88-98).
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Autour de la maison, Christophe trouvait, chez les meilleurs, la même solitude morale, — même quand ils se groupaient.

Olivier l’avait mis en relations avec une petite revue, où il écrivait. Elle se nommait Ésope, et avait pris pour devise cette citation de Montaigne :


« On mit Æsope en vente avec deux autres esclaves. L’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire ; celuy-là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles ; le deuxiesme en respondit autant de soy ou plus. Quand ce fut Æsope, et qu’on lui eut aussi demandé ce qu’il sçavoit faire : — Rien, fit-il, car ceux-cy ont tout préoccupé ; ils sçavent tout. »


Pure attitude de réaction dédaigneuse contre « l’impudence, comme disait déjà Montaigne, de ceux qui font profession de savoir, et contre leur outrecuidance démesurée ! » Les prétendus sceptiques de la revue : Ésope étaient, au fond, de ceux qui avaient la foi la mieux trempée. Mais aux yeux du public, ce masque d’ironie et d’ignorance hautaine avait, naturellement, peu d’attraits ; il était fait pour dérouter. On n’a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu’une vérité anémique. Le scepticisme ne lui agrée que lorsqu’il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idolâtrie chrétienne. Le pyrrhonisme dédaigneux dont s’enveloppait l’Ésope, ne pouvait être entendu que d’un petit nombre d’esprits, — « alme sdegnose », — qui connaissaient leur solidité cachée. Cette force était perdue pour l’action, pour la vie.

Ils n’en avaient cure. Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblaient s’aristocratiser. La science, abritée derrière ses langues spéciales, au fond de son sanctuaire, recouverte d’un triple voile, que les initiés seuls avaient le pouvoir d’écarter, était moins accessible qu’au temps de Buffon et des Encyclopédistes. L’art, — celui, du moins, qui avait le respect de soi-même et le culte du beau, — n’était pas moins hermétique ; il méprisait le peuple. Même parmi les écrivains moins soucieux de beauté que d’action, parmi ceux qui donnaient le pas aux idées morales sur les idées esthétiques, régnait souvent un étrange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occupés de conserver en eux la pureté de leur flamme intérieure que de la communiquer aux autres. On eût dit qu’ils ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.

Il en était pourtant dans le nombre, qui se mêlaient d’art populaire. Entre les plus sincères, les uns jetaient dans leurs œuvres des idées anarchistes, destructives, des vérités à venir, lointaines, qui seraient peut-être bienfaisantes dans un siècle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient l’âme, la brûlaient ; les autres écrivaient des pièces amères, ou ironiques, sans illusions, très tristes. Christophe en avait les jarrets coupés, pour deux jours, après les avoir lues.

— Et vous donnez cela au peuple ? demandait-il, apitoyé sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et à qui l’on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre !

— Sois tranquille, répondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.

— Il fait fichtrement bien ! Vous êtes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage à vivre ?

— Pourquoi ? Ne doit-il pas apprendre à voir, comme nous, la tristesse des choses, et à faire pourtant son devoir sans défaillance ?

— Sans défaillance ? J’en doute. Mais à coup sûr, sans plaisir. Et l’on ne va pas loin, quand on a tué dans l’homme le plaisir de vivre.

— Qu’y faire ? On n’a pas le droit de fausser la vérité.

— Mais on n’a pas non plus celui de la dire tout entière à tous.

— Et c’est toi qui parles ? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l’aimer plus que tout au monde !

— Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c’est une cruauté et une bêtise. Oui, je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l’idée ; là-bas, en Allemagne, ils n’ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité : ils tiennent trop à vivre ; ils ne voient, prudemment, que ce qu’ils veulent voir. Je vous aime de n’être pas ainsi : vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres… halte-là ! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.

— Faut-il donc lui mentir ?

Christophe lui répondit par les paroles de Goethe :

— « Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous ; semblables aux douces lueurs d’un soleil caché, elles répandront leur lumière sur toutes nos actions. »

Mais ces scrupules ne les touchaient guère. Ils ne se demandaient point si l’arc qu’ils tenaient à la main lançait « l’idée ou la mort », ou toutes les deux ensemble. Ils étaient trop intellectuels. Ils manquaient d’amour. Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n’en a pas, il le veut tout de même. Et quand il voit qu’il ne le peut, il se désintéresse des autres, il se désintéresse d’agir. C’était la raison principale pour laquelle cette élite s’occupait peu de politique, sauf pour geindre et se plaindre. Chacun s’enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.

Bien des essais avaient été tentés pour combattre cet individualisme et tâcher de former des groupements entre ces hommes ; mais la plupart de ces groupes avaient immédiatement versé dans des parlotes littéraires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s’annihilaient mutuellement. Il y avait là quelques hommes excellents, pleins de force et de foi, qui étaient faits pour rallier et guider les bonnes volontés faibles. Mais chacun avait son troupeau, et ne consentait pas à le fondre avec celui des autres. Ils étaient ainsi une poignée de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une : l’abnégation ; car aucune ne voulait s’effacer devant les autres ; et, se disputant ainsi les miettes d’un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortunés, elles végétaient quelque temps, exsangues, affamées ; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l’ennemi, mais — (le plus lamentable !) — sous leurs propres coups. — Les diverses professions, — hommes de lettres, auteurs dramatiques, poètes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes, — formaient une quantité de petites castes, qui elles-mêmes se subdivisaient en castes plus petites, dont chacune était fermée aux autres. Nulle pénétration mutuelle. Il n’y avait unanimité sur rien en France, qu’à des instants très rares où cette unanimité prenait un caractère épidémique, et, généralement, se trompait : car elle était maladive. Un individualisme fou régnait dans tous les ordres de l’activité française : aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, où il empêchait les négociants de s’unir, d’organiser des ententes patronales. Cet individualisme n’était pas abondant et débordant, mais obstiné, replié. Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux : c’était la pensée secrète de presque tous ces gens qui fondaient des revues « à côté », des théâtres « à côté », des groupes « à côté » ; revues, théâtres, groupes n’avaient le plus souvent d’autre raison d’être que le désir de n’être pas avec les autres, l’incapacité de s’unir avec les autres dans une action ou une pensée commune, la défiance des autres, quand ce n’était pas l’hostilité des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s’entendre.

Même lorsque des esprits qui s’estimaient se trouvaient associés à une même tâche, comme Olivier et ses camarades de la revue Ésope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive ; ils n’avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, où elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en était un surtout qui attirait Christophe, parce qu’il devinait en lui une force exceptionnelle : c’était un écrivain, inflexible de logique et de volonté, passionné d’idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et soi-même ; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre ; il s’était juré d’imposer à l’Europe et à la France elle-même l’idée d’une France pure, héroïque et libre ; il croyait fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu’il écrivait une des pages les plus intrépides de l’histoire de la pensée française ; — et il ne se trompait pas. Christophe eut désiré le connaître davantage et se lier avec lui. Mais il n’y avait pas moyen. Quoiqu’Olivier eût souvent affaire avec lui, ils se voyaient très peu et seulement pour affaires ; ils ne se disaient rien d’intime ; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ; ou plutôt — (car, pour être exact, il n’y avait pas échange, et chacun gardait ses idées) — ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c’étaient là des compagnons de luttes, et qui savaient leur prix.

Cette réserve avait des causes multiples, et difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D’abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d’intellectualisme qui attache trop d’importance à ces différences ; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d’aimer, de dépenser son trop-plein d’amour. Peut-être aussi, l’écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Français craint de s’avouer, mais qui gronde trop souvent au fond de lui : qu’on n’est pas de la même race, qu’on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté, qui fait que, quand on y a goûté, il n’est rien qu’on ne lui sacrifie. Cette libre solitude est d’autant plus précieuse qu’on a dû l’acheter par des années d’épreuves. L’élite s’y est réfugiée, pour échapper à l’asservissement des médiocres. C’est une réaction contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids énormes qui écrasent l’individu, en France : la famille, l’opinion, l’État, les associations occultes, les partis, les coteries, les écoles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s’évader, à sauter par-dessus vingt murailles qui l’enserrent. S’il parvient jusqu’au bout, sans s’être cassé le cou, et surtout sans s’être découragé, il faut qu’il soit bien fort. Rude école pour la volonté libre ! Mais ceux qui ont passé par là, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l’indépendance, et l’impossibilité de se fondre jamais avec l’âme des autres.

À côté de la solitude par orgueil, il y avait celle par renoncement. Que de braves gens en France, dont toute la bonté, la fierté, l’affection, aboutissaient à se retirer de la vie ! Mille raisons, bonnes ou mauvaises, les empêchaient d’agir. Chez les uns, c’était l’obéissance, la timidité, la force de l’habitude. Chez les autres, le respect humain, la peur du ridicule, la peur de se mettre en vue, d’être livré aux jugements de la galerie, de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, d’entendre prêter à des actes désintéressés des mobiles intéressés. Celui-ci ne voulait point prendre part à la lutte politique et sociale, celle-là se détournait des œuvres philanthropiques, parce qu’ils voyaient trop de gens qui s’en occupaient sans conscience et sans bon sens, et parce qu’ils avaient peur qu’on ne les assimilât à ces charlatans et à ces sots. Chez presque tous, le dégoût, la fatigue, la peur de l’action, de la souffrance, de la laideur, de la bêtise, du risque, des responsabilités, le terrible : « À quoi bon ? » qui anéantit la bonne volonté de tant de Français d’aujourd’hui. Ils sont trop intelligents, — (d’une intelligence sans larges coups d’aile), — ils voient trop toutes les raisons pour et contre. Manque de force. Manque de vie. Quand on est très vivant, on ne se demande pas pourquoi l’on vit ; on vit pour vivre, — parce que c’est une fameuse chose de vivre !

Enfin c’était, chez les meilleurs, un ensemble de qualités sympathiques et moyennes : une certaine philosophie, une modération de désirs, un attachement affectueux à la famille, au sol, aux habitudes morales, une discrétion, une peur de s’imposer, de gêner les autres, une pudeur de sentiment, une réserve perpétuelle. Tous ces traits aimables et charmants pouvaient très bien se concilier, en certains cas, avec la sérénité, avec le courage, avec la joie intérieure ; mais ils n’étaient pas sans rapports avec l’appauvrissement du sang, la décrue progressive de la vitalité française.


Le gracieux jardin d’en bas, au pied de la maison de Christophe et d’Olivier, au fond de ses quatre murs, était le symbole de cette petite France. C’était un coin de verdure, fermé au monde extérieur. Parfois, seulement, le grand vent du dehors, qui descendait en tourbillonnant, apportait à la jeune fille qui rêvait le souffle des champs lointains et de la vaste terre.