D’un ton élevé nouvellement pris en philosophie

Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange Voir et modifier les données sur Wikidata (p. np-450).


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D'UN TON ÉLEVÉ


nouvellement pris


EN PHILOSOPHIE


1796.


Le nom de philosophie, depuis qu'il a perdu sa première signification, celle d'une sagesse scientifique de la vie, fut de bonne heure recherché comme titre glorieux d'une intelligence adonnée aux spéculations exceptionnelles; c'est maintenant je ne sais quelle révélation d'un mystère,—Les ascètes, dans le désert de l'île de Macquarie, appelaient leur vie monastique une philosophie. Valchimiste se disait philosophus per ignem. Les Loges des temps anciens et des mo­dernes sont des adeptes d'un mystère traditionnel dont ils ne veulent rien révéler {philosophus per initiationem). Enfin les derniers possesseurs de ce mystère .sont ceux qui l'ont en eux-mêmes, mais qui ne peuvent malheureusement pas le révéler, ni le communiquer à tout le monde par la parole [philoso­phus per inspiraiionem). Si donc il y avait une con­naissance du sursensible (qui seul est un vrai mystère au point de vue théorique), qui peut certainement être révélé à l'entendement humain au point de vue pra­tique, ce sursensible résultant de l'entendement comme faculté de connaître par notions, serait cependant bien inférieur à ce qui pourrait être perçu immédiatement par l'entendement, comme faculté de Yintui* tion. L'entendement discursif doit employer beaucoup de travail à l'analyse et ensuite à la synthèse de ses notions suivant des principes, et s'élever péniblement de degrés en degrés dans le progrès de la connais­sance, quand au contraire une intuition intellectuelle embrasserait d'un seul coup d'oeil, et ferait connaître immédiatement l'objet. — Celui-là donc qui croH être en possession de Fin lui lion intellectuelle verra avec dédain l'entendement discursif; et réciproque-ment, ia facilité d'un tel usage de la raison est une forte tentation d'admettre hardiment une semblable faculté intuitive, et de recommander lrès*spécia1ement une philosophie qui la prend pour fondement; ce qui s'explique facilement par le penchant naturel des hommes à l'égoïsme, penchant que favorise secrètement la raison.

Ce n'est pas seulement la paresse naturelle, mais aussi la vanité humaine (une liberté mal comprise), qui fait que ceux qui ont de quoi vivre, largement ou parcimonieusement, comparés à ceux qui sont dans la nécessité de travailler pour vivre, se tiennent pour notables {Vornehme}. VArabe ou le Mongole mé­prise le citadin et se croit au-dessus de lui, parce qu'il trouve plus agréable de circuler dans les déserts avec ses chevaux et ses brebis que de travailler. Le Toun-gouse des bois (JFaldtunguse) croit décocher à son frère une malédiction, quand il lui dit : « Puisses-tu élever toi-même Ion troupeau comme le Buriate! » Celui-ci lui rend avec usure son imprécation en di­sant : « Puisses-tu labourer la terre comme le Russe! » Ce dernier dira peut-être, suivant sa manière de voir : « Puisses-tu être assis à une machine à tisser commet l'Allemand! » Tous, en un mot, s'estiment supérieurs en raison même qu'ils se croient dispensés de travail­ler. D'après ce principe, les choses en sont récem­ment venues à ce point, qu'une prétendue philosophie, suivant laquelle on n'a pas besoin de travailler, parce qu'il suffit de prêter l'oreille à l'oracle qui est au de­dans de soi et d'en jouir pour acquérir d'une manière fondamentale toute la sagesse à laquelle peut préten­dre la philosophie, se proclame .sans déguise­ment. Elle se fait même d'un ton qui montre qu'elle n'entend pas être comparée à ceux qui, —scolasti-quement, — se croient obligés d'avancer lentement et avec circonspection, en s'élevant de la critique de leur faculté de connaître à la connaissance dogmatique, mais qu'elle ne veut être comparée qu'à ceux-là qui, — à lajaçon du génie, — sont capables d'acquérir d'un seul regard sur leur intérieur, tout ce que le tra­vail soutenu peut donner, et bien au delà· Permis à quelques-uns de s'enorgueillir pédantesquement des sciences qui demandent du travail, comme les mathé­matiques, l'histoire naturelle, G histoire ancienne, la philologie, etc., et même la philosophie, en tant qu'elle est obligée de descendre au développement mé­thodique et à la composition systématique des no* tions} mais nul autre que le philosophe da \'intuitiont qui ne procède point par le travail herculéen de la connaissance de soi-même, mais qui s'élevant au-dessus de ce moyeu démontre de haut en bas, par une apothéose facile, ne peut s'illustrer, attendu qu'il parle de sa propre autorité, et qu'il n'en doit compte à personne.

Au fait maintenant :

Platon, non moins mathématicien que philosophe, admirait les propriétés de certaines figures géométri­ques, par exemple du cercle; il y trouvait une espèce àsfinalitéi c'est-à-dire une utifité pour la diversité de la solution d'un seul et même problème (par exem-tant d'un seul principe, comme si les conditions de la construction de certaines notions de quantité s'y trou­vaient placées à dessein, quoiqu'elles puissent être aperçues et démontrées nécessairement à priori. Mais la finalité n'est concevable que par le rapport de l'objet à un entendement comme cause. Y. Critique du ju-gement, édit. 1790, p. 271.

Or l'entendement, comme faculté de connaître par notions, ne poavant nous servir à étendre no­tre connaissance à priori an delà de notre idée (comme il arrive cependant en mathématiques), Platon a du admettre pour nous autres hommes des intuitions à priori, mais qui n'avaient pas leur première origine dans notre entendement, car notre entendement n'est pas une faculté intuitive, cen'est qu'une faculté discur­sive ou de penser. Cette origine ne pourrait être que dans un entendement qui serait en même temps le prin­cipe fonda mental de toutes choses, c'est-à-dire l'enten­dement divin. Ces intuitions directes pouvaient être nommées directementaes prototypes (idées). Mais no­tre intuition de ces idées divines (car nous avons dû ce­pendant avoir une intuition à priori, quand nous avons voulu comprendre la faculté des propositions synthéti­ques à priori en mathématiques pures), comme copie (ectypa) en quelque sorte, comme images obscurcies de toutes choses, que nous connaissons synthétique-ment à priori, n'est qu'indirectement innée; notre naissance a obscurci ces idées, en nous en faisant ou­blier l'origine. C'est une conséquence de la chute de notre esprit (appelé âme aujourd'hui) dans un corps, des liens duquel la philosophie a pour tâche mainte­nant de s'affranchir peu à peu[1].

Nous ne devons pas non plus oublier Pythagore, dont nous savons sans doute trop peu de chose pour pouvoir décider quoi que ce soit de certain sur le principe métaphysique de sa philosophie. Comme les prodiges des figures (de géométrie) l'avaient fait chez Platon, les prodiges des nombres (de l’arithmé­tique), c’est-à-dire une espèce de finalité, et une uti­lité déposée comme par intention dans la propriété de Parithmétîque, pour la solution de plusieurs pro­blèmes rationnels de mathématiques, ou l'intuition à priori (espace et temps), et pas seulement une pensée discursive doit être supposée, éveillèrent l’attention de Pythagore ; il vit une espèce de magie dans la seule possibilité non-seulement d’étendre les notions de quantité en général, mais aussi d’en faire com­prendre les propriétés particulières et pour ainsi dire mystérieuses. — L'histoire dit que la découverte du rapport numérique entre les sons, et de la loi suivant laquelle seule ils forment une musique, le conduisit à penser que les mathématiques (comme science des nombres) renfermant aussi le principe de la musique (et même, comme il le paraît, à priori, à cause de sa nécessité), il y a en nous une intuition obscure d'une nature ordonnée numériquement par une intelligence qui la domine. Cette idée, ensuite appliquée aux corps célestes, produisit encore la doctrine de l'harmonie des sphères. Or, rien n'anime plus les sens que la musique. Et comme le principe qui vivifie G homme eslïâme, comme aussi la musique, d'après Pythagore, ne repose que sur des rapports numériques perçus, et (ce qui est très-digne de remarque"), que le prin­cipe vivifiant dans l'homme, Pâme, est en même temps un être libre et se déterminant lui-même; la définition de l'âme : anima est numerus se ipsum movens, est jusqu'à un certain point intelligible et admissible dès qu'on suppose qu'il-a voulu faire res­sortir, par cette faculté de se mouvoir soi-même, la liberfé, par conséquent, ce qui distingue Pâme de la matière, qui est par elle-même sans vie, et ne peut être mise en mouvement que par quelque chose d'extérieur. C'était donc sur la mathématique que philosophaient Pythagore et Platon, lorsqu'ils re­gardaient toute connaissance à priori (qu'elle eût pour objet une intuition où nne notion) comme intel- lectuelle, et qu'ils croyaient trouver par ectte phile- sophie un zrystère où il n’y a pas de mystère; ct il n'y en à pas, non parce que la raison peul répondre à toutes les questions qui lui sont proposées, mais parce que son oracle devient muet quand la question s'élève si haut qu'elle n'a plus de sens. Quand, par exemple, la géométrie propose quelques-unes des belles propriétés du eercle (comme on peut en voir dans Montucla), et qu'on se demande ensuite d'où lui viennent ces propriétés qui sembleni renfermer une espèce de finalité et de vaste utilité, on ne peut répondre qu'une chose : Qurit delirus quo non respondet Tomerus. Celui qui veut résoudre philo- sophiquement une question mathématique donne dans une conlradiction; par exemple : d'où vient que le rapport rationnel des trois côtés d'an triangle rec- tangle ne pent être que cclui des nombres 3, 4 ct 5? Mais celui qui philosophe sax nne question mathé- matique, croil rencontrer ici un myslère, el par cette raison voir quelque grandeur immense où il ne voit rien. C’est précisément à couver nne idée qu'il ne petit élueider pour lui-même, ni communiquer aux autres, qu'il fait consister la véritable philosophie (philosophia areani), où le talent poétique trouve iualière à délirer dans le sentiment et La jouissance; ce qui est assurément beaucoup plus agréable et plus brillant, que la loi de la raison qui veut qu'on s'ac­quière une fortune par le travail, mais où la misère et le luxe offrent le spectacle ridicule d'une philoso­phie qui parle d'un ion sublime.

La philosophie d'Aristote est au contraire un labeur. Je ne le considère ici (ainsi que les deux précédents) que comme métaphysicien, c'est-à-dire comme un penseur qui résout toule connaissance à priori en ses éléments, et comme ouvrier de la raison {Vernunjt-kuenstler) qui les recompose en les déduisant des catégories. A ce titre, son travail, dans l'étendue qu'il lui donne, a conservé son utilité, quoiqu'il ait en vain essayé par la suite d'étendre les principes applicables au sensible (sans qu'il ait aperçu le saut dangereux qu'il avait à faire ici), jusqu'au sursensible, que ses catégories n'atteignaient pas. Il eût été nécessaire de régler et d'apprécier auparavant l'organe de la pensée en lui-même, la raison, d'après ses deux champs, le théorique et le pratique; mais ce travail était réservé aux temps suivants.

Ecoutons et apprécions maintenant le nouveau ton sur lequel on philosophe (avec lequel on peut se passer de philosophie).


Que des personnes haut placées philosophent, si elles s'élevaient même aux sommets de la métaphy­sique, il y a là pour elles un très-grand honneur, et s'il leur arrive (ce qui est à peiûft inévitable) de com­mettre quelque bévue scolaire elles ont droit à l'in­dulgence, parce qu'elles ont daigné se nrèttto avec elle sur le pied de l'égalité civile[2]. — Mais si ceux qui veulent être philosophes agissent en person­nages (vomekmen thun), ils ne méritent aucune indulgence, parce qu'ils s'élèvent au-dessus de leurs égaux, et en violent l'inaliénable droit de liberté et d'égalité dans des choses de simple raison.

Le principe de vouloir philosopher par l'influence d'un sentiment plus élevé, est le mieux fait pour le ton sublime : qui peut en effet combattre mon senti­ment? Si je puis faire croire encore que ce sentiment n'est pas en moi purement subjectif, qu'il peut être exigé de chacun, qu'il a donc aussi une valeur objec­tive et qu'il est comme une partie de la connaissance, qu'il n'est par conséquent pas raisonné à peu près comme une simple notion, mais qu'il a presque la valeur d'une intuition (de l'appréhension de l'objet même); j'ai alors le grand avantage sur tous ceux qui sont obligés de se justifier avant de pouvoir se glorifier de la vérité de leurs assertions. Je puis donc parler d'un ton d'autorité, «comme un plaideur qui est dispensé de produire le titre de sa possession (beati possidenies). — Vive donc la philosophie par sentiment! elle nous conduit tout droit au fait! Adieu les arguties par notions, qui ne nous conduisent que par les détours des caractères généraux, et qui, avant même d'avoir une matière qu'elles puissent immédia­tement travailler., demandent des formes déterminées auxquelles cette matière puisse être soumise! Et, tout en admettant que la raison ne peut pas expliquer grand'chose touchant la légitimité de l'acquisition de ces sortes d'aperçus, il y a toujours ce fait de certain : « La philosophie a des mystères qui peuvent être perçus par le sentiment »[3].

Il s'agit maintenant d'one comparaison avec cet appât sensible d'an objet qui peut cependant se ren- contrer dans la raison pure.—Jusqu'ici on n'avait en­tendu parler que de trois degrés de la croyance, jus­qu'à son évanouissement dans une parfaite incertitude : la science, la foi et l'opinion[4].

On en produit on nouveau, qui n'a rien du tout de commun avec la logique, qui ne doit pas être un pro­grès de l'entendement, mais une prévision sensitive (prœvisio semitiva) de ce qui n'est point du tout un objet des sens; c'est-à-dire un pressentiment du sar-sensible.

Il est évident qu'il y a là un certain tact mystique, un saut (salto mortcdé) des notions à l'inconcevable, une faculté de saisir ce que n'atteint aucune notion, une attente de mystères, ou plutôt un appât dont ils sont les moyens, mais en réalité le renversement des têtes au profit du mysticisme. Car un pressentiment est une obscure prévision; il contient l'espoir d'une solution, mais qui n'est possible dans les questions de la raison que par des notions. Quand donc ces ques­tions sont transcendantes et ne peuvent conduire à au­cune connaissance propre de l'objet, elles doivent pro­mettre une communication surnaturelle (uneillumina­tion mystique); ce qui est la mort de toute philosophie.

Platon, l'académicien, a donc été, quoique involon­tairement (car il n'usait de ses intuitions intellectuelles que dans nn sens rétrospectif pour expliquer la pos­sibilité d'une connaissance synthétique à priori, et non d'une manière prospective pour étendre la connais­sance par cette idée lisible dans l'entendement divin), le père de tout mysticisme en philosophie. — Mais je ne voudrais pas confondre Platon Yépistolographe (depuis peu traduit en allemand) avec le précédent. Celui-ci veut, indépendamment « des quatre choses » requises pour la connaissance, le nom de l'objet, la » description, Y exposition et la science, une c/?-j> quième (roue au chariot), à savoir, l'objet même » et sa véritable existence, »—« Cet être immuable, « qui ne s'aperçoit que dans l'âme et par l'âme où » s'allume d'elle-même une lumière, comme d'une ? étincelle jaillissante de feu, il prétend (comme phi-» losophe illuminé) Tavoir saisi, bien cependant qu'on » n'en puisse absolument parler au peuple, parce » qu'on serait à chaque instant convainen d'igno- » rance. Toute tentative de celte espèec serait périt- » Jeuse, parce que ces hautes vérilés seraient Cxpo- » sées à un mépris grossier, et {ce qui est ici la seule » chose raisonnable) que l'âme pourrait se livrer à des » espérances chimériques et à la vaine présomption » de connaitre de grands mystères. v

Qui ne voit jei le imyslagogue, qui ne délire pas seulenient pour lui seul, mais qni fait en même temps partie d'une association, et qui, parlant à sos adcp- tes, en opposition avec le peuple (par lequel il fast en- tendre tous ceux qui ne sont pas initiés), fait de Ja hauteur avecsa prétendue philosophie ?

Dans la nouvelle langue mystico-platonicienne on dit : « Toute la philosophie des hommes ne peut indiquer qu'une aurore; le soleil doit être pressenti. » Personne cependant ne peut pressentir un solcit, s’il n'en à jamais vu; Car il pourrait bien arriver que sur notre globe le jour succédàt régulièrement à la nuit (comme dans la Genëse mosaïque), sans qu'on vit jamais de soleil, à cause des nuages qui couvrirarent. constamment le ciel, el que tout cependant allàt son train suivant cette succession (de jour et de saison). Dans nn parcil état de choses, un vrai phi- losophe ne pressentirait pas un soleil, il est vrai (car ce n’est pas son affaire), mais il pourrait peul- être présumer en conséquence, pour expliquer ce phénomène par l'hypothèse d'un pareil corps céleste, et rencontrer assez juste. — A la vérité, il n'est pas possible de voir dans le soleil (le sursensible) sans percevoir; maison peut très-bien le voir d'une ma­nière réfléchie (par la réflexion de la raison illumi­nant l'âme moralement), et même suffisamment au point de vue pratique, comme le faisait Platon l'an­cien. Au contraire, les néoplatoniciens « ne nous dounent certainement qu'un soleil de théâtre, » parce qu'ils veulent nous faire illusion par des sentiments (pressentiments), c'est-à-dire par quelque chose de purement subjectif, qui ne donne aucune notion de l'objet, pour nous attirer par la présomption de la connaissance d'un objectif transcendant. — Le philo­sophe sentimentaliste qui platonise de la sorte est iné­puisable en expressions figurées, destinées à faire comprendre ce pressentiment; par exemple : « appro· » cher de si près la sagesse divine qu'on peut enten-» dre le frôlement de sa robe. » Il n'est pas moins fécond dans l'éloge de l'art par le faux Platon : « puisque s'il ne peut lever le voile d'Isis, il sait du » moins le rendre si léger, qu'on peut pressentir la di « m vinité qu'il recouvre. » Quel est le degré de cette finesse du voile, c'est ce qu'on ne nous dit pas; mais il reste probablement assez épais pour qu'on puisse faire ce qu'on veut du fantôme : car autrement il y aurait vision ; ce qui devait être évité.

La même cause est soutenue, à défaut de bonnes preuves, par des « analogies, des vraisemblances » (dont il a déjà été question tout à l'heure), qu'on donne pour des arguments, ainsi que « la crainte de rendre la raison impuissante, en l'énervant par une sublimation métaphysique si débilitante, qu'elle pourra difficilement tenir dans la lutte avec le vice[5]. C'est au contraire, c'est dans ces principes apriori que la rai­son pratique sent particulièrement une force, qu'elle n'a pas pressentie d'ailleurs; c'est bien plutôt par on empirisme supposé (qui est par cette raison inutile­ment donné comme législation universelle) que la raison est énervée et paralysée.

Enfin la nouvelle sagesse allemande invite à phi-losopher par sentiment (non sans doute, comme celle d'il y a quelques années, pour ranimer et fortifier le sens moral pur la philosophie], comme à une épreuve ; elle y trouvera nécessairement sa perte. Tel est son défi : « Le caractère le plus sûr de la vérité de la philosophie humaine n'est pas de nous rendre plus certains, mais meilleurs, ? On ne peut exiger de cette épreuve que l'amendement de l'homme (opéré par un sentiment mystérieux) soit attesté par un es­sayeur qui en mettrait la moralité au creuset; car chacun peut facilement apprécier le titre des bonnes actions ; mais s'il s'agit de dire combien elles con­tiennent de fin dans le sentiment, personne n'en peut donner un témoignage d'une valeur publique. Tel il devrait être cependant s'il devait prouver que ce sen-timentjend en général les hommes meilleurs, lorsque au contraire la théorie scientifique est inféconde et inerte. La pierre de touche demandée ne peut donc être donnée par aucune expérience; elle doit être cherchée dans la seule raison pratique, ou elle est donnée a priori. L'expérience interne, le sentiment (qui est de sa nature empirique et contingent) n'est excité que par la voix delà raison (dictamenrationis), qui parle clairement à chacun, et qui est capable d'une connaissance scientifique, et n'est pas une règle pratique particulière pour la raison, et comme in­troduite par le sentiment ; ce qui est impossible, une pareille règle ne pourrait jamais avoir une valeur universelle. On doit donc pouvoir reconnaître a priori quel principe est capable de rendre les hommes meil­leurs, pourvu toutefois qu'il soit porté clairement et constamment à leur âme, et qu'on fasse attention à l'impression puissante qu'il exerce sur eux.

Or, chaque homme trouve dans sa raison l'idée du devoir, et tremble à sa voix d'airain, lorsque les pas­sions le sollicitent à l'enfreindre. Il est persuadé qu'alors même que toutes les passions seraient con­jurées contre elle, la majesté de la loi que lui prescrit sa propre raison, doit les vaincre toutes, et que sa vo­lonté doit par conséquent pouvoir en venir à bout. Tout ceci peut et doit être présenté à l'homme, sinon scientifiquement^ du moine avec clarté, afin qu'il soit assuré de l'autorité de la raison qui lui commande* et de celle de ses ordres mêmes. La théorie va jusque là, — Si maintenant je suppose un homme qui se de­mande : Qu'est-ce qui fait en moi que je puis sacrifier les attraits les plus intimes de mes appétits, et tous les désirs qui procèdent de ma nature, à une loi ?? ne me promet aucun avantage en retour, qui ne me menace d'aucune peine en cas de transgression; à une loi que j'honore d'autant plus même qu'elle est plus stricte et qu'elle offre moins en compensation? Cette question excite Ta me entière par l'admiration qu'occasionne la grandeur et la sublimité des dispositions intérieures de l'homme, comme par rimpéaétrabiiitédu mystère qui la recouvre (car la réponse : c'est la liberté, seraiL tautologique, parce que la liberté est précisément le ce spectacle, ni d'admirer en soi-même une puissance qui ne cède à aucune puissance de la nature ; et cette admiration est tout juste le sentiment produit parles idées, sentiment qui pénétrerait profondément dans Tàme, et ne manquerait pas de rendre les hommes moralement meilleurs, si, en sus de renseignement de la morale dans les écoles et dans les chaires, les docteurs s'attachaient d'une manière particulière à l'exposition fréquente de ce mystère.

Il s'agit donc ici de ce qui manquait à Archimède, et qu'il ne trouva pas, je veux dire d'un point fixe où la raison puisse appuyer son levier, de telle façon, il est vrai, qu'elle le pose, non sur le monde actuel ni sur le monde à venir, mais uniquement sur son idée inté­rieure de liberté, qui est donnée comme fondement assuré par l'inébranlable loi morale, pour de là mettre en mouvement, par ses principes, la volonté humaine, malgré même la résistance de la nature entière. Tel est donc le mystère qui ne peut être sensible qu'après un long développement des notions intellectuelles, qu'après l'examen soigneux des principes, c'esUà-dire le travail. — Il n'est pas donné empiriquement (proposé à résoudre à la raison), mais a priori (comme un aperçu réel dans les limites de la raison), et qui étend même la connaissance rationnelle jusqu'au sur­sensible , mais au point de vue pratique seulement ; non pas, sans doule, par un sentiment qui servirait de fondement à une connaissance (le sentiment mys­tique), mais par une connaissance claire qui agit sur le sentiment (le sentiment moral). — Le ton de celui qui s'estime posséder ce véritable mystère ne peut être élevé; car le savoir dogmatique ou historique seul donne cette enflure. Le savoir du dogmatique tempéré par la critique de sa propre faculté, le rend inévitablement mesuré dans ses prétentions (modeste); mais la fatuité de l'historien, la lecture de Platon et des classiques, qui ne servent qu'à former le goût, ne peuvent autoriser, avec de la critique, à faire le phi­losophe.

Dans un temps comme le notre, eu il est de mode de se parer du titre de philosophe, et où le philosophe de la n)i&io?i (s'il peut y en avoir un semblable) pour­rait bien finir par se faire de nombreux partisans, grâce à la facilité d'altemdrft sans effort, par un bond hardi, le faite de la connaissance (car l'audace est contagieuse), il ne m'a pas semblé inutile de châtier cette prétention : la police du royaume des sciences ne peut la tolérer.

La manière dédaigneuse de traiter le formel de notre connaissance (ce qui est cependant la principale affaire de la philosophie) comme une pédanterie, en l'appelant u une jahrique déformes, » confirme le soupçon d'un dessein secret de proscrire en réalité, table, et de chanter hautement victoire :

Pedibus subjecta vicissim Obteritur, nos eisquat Victoria cœlo. (Lucret.)

Mais on verra par l'exemple suivant le peu de suc­cès laissé à cette tentative par la vigilance d'une cri­tique toujours attentive.

L'essence de la chose consiste dans la forme {forma dat esse rei, disaient les scolastiques), en tant que cette essence doit être connue de la raison. Si cette chose est un objet des sens, alors la forme des choses est dans G intuition (comme forme des phénomènes), et même la mathématique pure n'est qu'une- théorie des formes de Y intuition pure; de même que la méta­physique, comme philosophie pure, fonde souverai­nement sa connaissance sur les formes de la pensée auxquelles tout objet (matière de la connaissance) doit être subsumé. A ces forces tient la possibilité de toute connaissance synthétique a priori, connaissance d'une réalité incontestable. — Or, le passage au sursensible auquel la raison nous porte irrésistiblement, et qu'elle ne peut effectuer qu'au point de vue moralement pra­tique, n'est opéré par la raison qu'au moyen de lois (pratiques), qui ont pour principe non la matière des actions libres (leur fin), mais bien leur forme, l'utilité de leurs maximes pour l'universalité d'une législation en général. Dans le double champ (de la théorie et de la pratique), la production d'une forme n'est pas conçue arbitrairement, comme pourrait l'être celle d'une esquisse ou d'un mode de fabrication (h l'usage d'un Etat); c'est un travail préalable, fait avec soin et scrupule, avant toute manipulation de l'objet donné, sans y penser même, travail qui a pour but d'accepter et d'apprécier notre propre faculté (la raison). Au con­traire le digne homme, qui s'annonce comme l'oracle de la vision du sursensible, ne pourra pas se justifier de l'avoir fait consister dans un traité mécanique des intelligences, et de ne l'avoir décoré du nom de phi­losophie que pour l'honneur.


Biais à quoi bon toute celte dispute entre deux par­tis qui sont, en définitive, animés d'un dessein égale­ment louable, celui de rendre les hommes sages ei justes? — Cest du bruit pour rien, une querelle par malentendu, où H n'est besoin d'aucune réconciliation; une explication réciproque suffît pour arriver à une conclusion qui rendra l'accord plus intime encore à l'avenir.

La divinité cachée, devant laquelle nous fléchissons tous deux le genou, est la loi morale en nous, dans son inviolable majesté. Nous en entendons la voix sans doute, nous en comprenons même très-clairement les ordres, mais en l'écoutant nous doutons si elle raison, ou si elle part d'un autre dont la nature lui est inconnue, et de ce qu'elle dit à G homme par sa propre raison. Au fond, peut-être ferions-nous mieux de laisser là cette recherche, puisqu'elle est toute spécu­lative, et que ce qui se présente à faire (objectivement) est toujours le même, quelque principe qu'on admette pour fondement : il y a seulement cette différence que le procédé didactique de ramener, par une méthode rationnelle, la loi morale en nous à des notions claires est seul philosophique, tandis que celui de personnifier cette loi, et de faire de la raison moralement législative une Isis voilée (tout en ne lui attribuant d'autres qualités que celles qu'on trouve par la pre­mière méthode;, est une manière esthétique de se représenter exactement la même chose; manière dont on peut assurément user, quand, par la première, on a tiré au clair les principes, pour animer cette Idée par une exposition sensible, quoique seulement analogique. Mais il y aura toujours là un certain dan­ger de tomber dans les visions chimériques qui sont la mort de toute philosophie.

La faculté de pressentir cette divinité serait donc une expression qui ne signifierait autre chose qu'être conduit par le sens moral aux "notions de devoir, avant d'avoir pu s'éclaircir les principes dont dépend ce sentiment. Ce pressentiment d'une loi, traité métho­diquement, politiquement, se transforme en une con­naissance claire; ce qui est l'œuvre propre de la phi­losophie, sans laquelle cette expression de la raison serait la voix d'un oracle[6] exposé à toutes sortes d'interprétations.

Du reste, « si, sans admettre cette proposition d’accommodement, comme Fontenelle le disait daos une autre occasion, « M. N. veut absolument croire aux oracles, personne ne l’en peut empêcher. »





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  1. Platon, du moins se montre conséquent dans eette manière de raisonner. 11 avait sans doute présente à l'esprit, quoique d'une ma­nière obscure, la question qui n'a été posée clairement et littérale­ment que depuis peu : « comment les jugements synthétiques à priori sont-ils possibles? » Sil avait alors pu prévoir ce qui ne devait être trouvé que plus tard, à savoir, qu'il y a certainement des intuitiont à priori, uon pas de l'entendement humain, mais des intuitions sensibles {sous les noms d’espace et de temps) ; qu’ainsi tous les objets des sens ne sont que de simples phénomènes subjectifs, que leurs formes mêmes, que nous pouvons déterminer mathématiquement à priori, ne sont pas les formes des choses en soi, mais celles (subjec­tives) de notre sensibilité, lesquelles par conséquent valent pour tous les objets de l’expérience possible, mais rien de plus ; il n’aurait pas cherché l’intuition pure (dont il avait besoin pour se rendre raison de la connaissance synthétique à priori) dans l’entendement divin, et ses prototypes de tous les êtres, comme objets existant par eux-mêmes, et n’aurait pas ainsi allumé le flambeau du mysticisme. — Car il voyait bien que, s’il voulait affirmer qu’il pouvait percevoir empiriquement dans l’intuition qui est le fondement de la géométrie, l’objet même en soi, le jugement géométrique et toute la mathématique ne serait qu’une science expérimentale ; ce qui répugne â la nécessité, qui (avec l’intuivité) est précisément ce qui lui assure un rang si élevé parmi les sciences.
  2. Il y a cependant une différence entre philosopher et faire le philosophe : /aire lo pbUotophe *'onlend du too prétentieux et ban· Lai ri, quand le despotisme sur la raibon du peuple (et même sur sa propre raison) par l'enchaînement à une foi aveugle, est donné pour de la puiluBophie. De cette espèce est, par exemple, «la Croyance à la légion fulminante du tempe de Marc-Ancien ainsi qu«ttU feu mira­culeusement sorti des ruine» de Jérusalem pour jouer pièce a Julien VA postal ; » croyance qui est donnée pour de la véritable philosophie, dont ?? contra ire est appelé 11 foi du charbonnier (comme ? les char-même rang l'assurance que c'en est fait de la philosophie depuis deux mille ans, parce que « le Stagirite a fait de telle» conquêtes à la science qu'il n'a laissé que fort peu de chose à faire à ses successeurs.» Les ni-veleurs de la constitution politique ne sont pas seulement ceux qui, à la suite de Rousseau, veulent que tous les citoyens soient égaux entre eux parce que chacun est tout; ceux-là le sont également qui veulent que tous soient égaux entre eux parce qu'à l'exception d'un seul tous ne sont rien. Ils sont monarchistes par envie. 11 placent sur le trône tantôt Platon, tantôt Aristote, parce que conscients de leur propre im­puissance, ils ne supportent pas la comparaison odieuse avec d'autres contemporains. De cette manière (surtout par ce dernier sentiment) l'homme élevé fait le philosophe en ce qu'il met fin à toute philoso­phie ultérieure par l'obscurantisme. — On ne peut pas mieux placer ce phénomène sous son vrai jour que ne Ta fait Wolff, dans une fable qui vaut à elle seule une hécatombe (V. Revue mensuelle de Berlin, nov. 1795, dernière feuille).
  3. Un célèbre professeur de ces mystères s'exprime ainsi : « Tant que la raison, comme législatrice de la volonté, est obligée de direan » phénomène (il s'agit ici des actions libres des hommes) : tu me plais, » tu ne me plats ??,elle devra regarder les phénomènes comme des pro-» du ils des réalités. » D'où il conclut que la législation de la raison n'a pas seulement beso'? d'une/orm*, mais aussi d'une mattère (d'une étoffe, d'une fin) comme principe déterminant de la volonté, c'est-a-dire qu'un sentiment de praxstr (ou de de plaisir) dottpréeéder dans l'objet, quand la raison doit être pratique.—Cette erreur, qui anéantirait toute morale si on la laissait faire son chemin, et qui ne laisserait debout qnela maxime du bonheur, qui n'est proprement susceptible d'aucun prin­cipe objectif (parce qu'elle diffère suivant la différence même des sujets), cette erre ir, din-je, ne peut être certainement mise en évidence parla pierre de touche des sentiments. Ce plaisir (on déplaisir), qui doit né­cessairement précéder la lot, afin qne l'action ait lieu, est pathologique·, mais celui ara ni Unuel doit nécessairement marcher la loi, pour qu'il existe, est moral. Le premier a pour raison des principes empiriques (la matière de la volonté), celui-* un principe pur à priori (on il s'agit seulement de la forme de la détermination volontaire). — Le sophisme (fallacia causa ne* causa) peut aussi être mis ici facilement a de-couvert.puisquel'eudemoDiste présente le plaisir (le contentement)qu'un honnête homme doit avoir la perspective de ressentir un jour par la conscience qu'il aura de s'être bien conduit (par conséquent la perspec­tive de sa félicité future) comme le mobile propre de sa bonne conduite (conforme a la loO Car défaut le regarder aupara\ant comme honnête et obéissant a la loi, c'esl-a-dire comme une personne en qui la loi précède le plaisir, pour qu'il éprouve un jour dans sa conscience d'avoir vécu honnêtement; la joie de lame, il y a dans le raisonnement un cercle ou nen n'aboutit, puisqu'on prend la joie de l'ame, qui est une conséquence., pour cause de cette conduite. Quant au syncrétisme de quelques moralistes,de faire de l'eudemome, si ce n'est entièrement, du moins en partie, le principe objectif de la moralité (tout en accordant que l'eudemome a aussi quelque influence subjective et secrète sur la détermination volontaire prise du devoir), c'est cependant le droit chemin qui conduit a la négation de tout prin­cipe. Car les mobiles secrets qui proviennent de la considération du bonheur, quoiqu'ils déterminent aux mêmes actions que les motifs qui découlent des principes moraux purs, altèrent et énervent cependant le sentiment moi al même, dont la valeur et la dignité consistent précisément a n'obéir qu'a la loi, sans faire attention au bonheur}etmémeens'elevant au-dessus de toutes ses recommandations.
  4. On se sert du terme moyen dans le sens théorique, et qui signifie aussi quelquefois, tenir quelque chose pour vraisemblable. Mais alors il faut bien remarquer qu'on ne peut dire de ce qui dépasse toutes les limites possibles de l'expérience, qu'il soit vraisemblable, ni qu'il soit invraisemblable, et que le mot foi n'est pas non plus applicable dans le sens théorique par rapport à un tel objet. — Par l'expression: telle ou telle chose est vraisemblable, on entend un état moyen (de l'as­sentiment) entre opiner et savoir. Et alors arrive ce qui a Heu pour tous les autres états moyens, c'est qu'on en peut faire ce qu'on veut. — Mais si quelqu'un dit, par exemple, qu'il est au moins vraisem­blable que l'âme survit à la mort, il ne sait pas ce qu'il veut; car on appelle vraisemblable ce qui a de son côté, pour être répulé vrai, plus de la moitié delà certitude (de la raison suffisante). Les raisons doivent donc renfermer dans leur ensemble un savoir partiel, une partie de la connaissance de l'objet dont on juge. Or, si l'objet n'est pas celui d'une connaissance à nous possible (telle est la nature de l'Ame, comme substance vivante, même en dehors de la liaison avec un corps, c'est-à-dire comme esprit), il n'y a pas de jugement à porter, ni vraisemblablement, ni invraisemblablement, sur la possibilité; car, les prétendues raisons de connaître appartiennent à une série qui n'approche pas de la raison suffisante, par conséquent pas de la con­naissance même, puisqu'ils se rapportent h quelque chose de surscn-sibte, dont, comme tel, il n'y a pas de connaissance spéculative pos­sible. Il en est de même de la foi au témoignage de quelque autre chose qni doit regarder le sursensible. La croyance d'un témoignage est tou­jours quelque chose d'empirique ; et la personne au témoignage de la­quelle je dois croire, doit être un objet d'une expérience. Mais si elle est un être sursensible, je ne puis alors être assuré de son existence, ni par conséquent qu'il existe un tel être qui m'atteste cela, par au­cune expérience (parce qu'il y a là contradiction). Je ne puis pas non plus y arriver par voie de conclusion, en partant de l'impossibilité subjective de pouvoir m'expliquer le phénomène d'une parole inté­rieure qui m'est adressée, autrement que par une influence surnatu­relle (en conséquence de ce qui a été dit du jugement par vraisem­blance). 11 n'y a donc pas de foi spéculative au sursensible. Mais dans le sens pratique (moralement pratique) une foi au sur- sensible n'est pas seulement possible, elle en est même inséparable. En effet, la somme de la moralité en m*i, quoique sursetaible, par conséquent pas empirique, est cependant donnée avec une autorité et une venté incontestable (par un impératif catégorique); maie elle pres­crit une fin qui, considérée théoriquement, sans une puissance d'un créateur du monde qui y conduise, est inaccessible par mes seules forces (le souverain bien). Mais croire en lui d'une manière morale­ment pratique, ce n'est pas en admettre théoriquement et para\ance la réalité comme vraie, afin d'en tirer une lumière propre a faire com­prendre la fin prescrite, et des mobiles poui agir, car déjà la loi delà îaison y suffit objectivement; mais c'est pour agir simant l'idéal d'une fin, comme s'il y avait réellement un pareil gouvernement du monde, parce que cet impératif (qui ne prescrit pas la foi, mais l'ac­tion) contient du cote de l'homme obéissance et soumission de sa vo­lonté a la loi, et en même temps du cote de la tolonté qui lui prescrit une lin, une faculté conforme a cette fin (faculté qui n'est pas celle de l'homme), en considération de laquelle la raison humaine peut sans doute prescrire les actions, mais non la conséquence de actions (la fin a obtenir), qui n'est pas toujours, ou totalement au pouvoir de l'homme. Il y a donc déjà, dans l'impeiatif catégorique de la raison pratique, quant a la matière, qui dit a l'homme : je veux que tes ac­tions soient en harmonie avec la fin dernière de toutes choses, la supposition d'une volonté législative, qui contient tout pouvoir (de la volonté divine); il n'est donc pas besoin de l'y faire entrer d'une manière spéciale.
  5. Ce que le platonicien a dit jusqu'ici est, en ce qui concerne le traité de son thème, de la pure métaphysique, et ne peut par con­séquent intéresser que les principes formels de la raison. Mats insen­siblement la métaphysique insinue Vhyperphysique, c'est-à-dire pas à beaucoup près des principes de la raison pratique, mais une théorie de la nature du sursensible (de Dieu, de l'esprit humain), et entend la filer « pas aussi finement. » L'exemple suivant fera voir combien tain* et nulle est une philosophie qui s'attache ici à la matière (à l'objet) des notions pures de la raison. La notion transcendait taie de Dieu, comme être de tons les êtres le plus réel, ne peut être omise en philosophie, si abstraite qu'elle soit; car elle appartient à l'entendement, et sert en même temps à épurer toutes les notions concrètes, qui peuvent entrer plus tard dans la théo­logie appliquée et dans la religion. Or, on se demande si l'on peut concevoir Dieu comme ensemble (complexus, aggregatum) de toutes les réalités, ou comme leur principe suprême5 Si je suppose la première de ces alternatUes, je devrai donner des exemples de cette matière dont j'ai compose l'Etre suprême, afin que la notion ne soit pas tout à fait videetsanssignitication. Je luiattiibuerai donc un entendement, ou même une volonté, etc., comme autant de réalités. Mais l'entende­ment que je connais est une faculté de penser, c'est-à-dire une faculté discursive de représentation , ou une faculté qui est possible par un caractère commun à plusieurs choses (de la différence desquelles je dois faire abstraction dans la pensée), par consequeut pas sans itmt-talion du sujet. Un entendement ne doit donc pas être regarde comme une faculté de penser. Et comme je n'ai pas la moindre notion d'un autre entendement, qui serait une sortede faculté intuitive, celle d'un entendement que je plaçais daus le Souverain Etre est entièrement vide de sens. — De même, quand je lui attribue une autre réalité, une volonté par laquelle il est cause de toutes choses hors de lui, je suis forcé de l'admettre telle que le contentement qu'il y trouve ( acquiescentia) ne dépende absolument point de l'existence des choses qui lui sont extérieures, car il y aurait là limitation {negatio). Or, ici encore je n'ai pas la moindre notion, je ne puis donner aucun exemple d'une volonté dans laquelle le sujet ne fonde pas sa satisfaction sur le succès de ce qu'il veut, et qui par conséquent ne dépende pas de l'existence de l'objet extérieur. La notion d'une volonté du Souverain Etre, comme d'une réalité qui lui est inhérente, comme celle qui pré­cède, est donc ou une notion vide et vaine, ou (ce qui est encore pis) une notion anthropomorphique, qui, si elle passe dans la pratique, comme c'est inévitable, corrompt toute religion, la convertit en ido­lâtrie. — Si maintenant je conçois Yens realissimum comme fonde· mentde toute réalité, alors je dis : Dieu est l'être qui contient le prin­cipe de tout ce qui est dans le monde ; ce qui nous oblige, nous autres hommes, de supposer une intelligence (par exemple de tout ce qu'il y a de finalité dans le monde). 11 est l'être principe de l'existence de tous les êtres cosmiques, non par la nécessité de sa nature (per emanationem), mais suivant un rapport qui nous oblige, nous, hommes, à* recon­naître une volonté libre, pour en comprendre la possibilité. Ici la na­ture du Souverain Etre (sa nature objective) peut nous être entière· ment inaccessible, et tout à fait en dehors de la sphère de toute con­naissance théorique à nous possible, et cependant rester (subjective­ment) une réalité pour ces notions au point de vue pratique (pour la conduite de la vie); réalité à l'égard de laquelle on ne peut établir qu'une simple analogie de l'entendement et de la volonté de Dieu avec les deux facultés dans l'homme et sa raison pratique, quoiqu'au point de vue< théorique il n'y ait aucune analogie. De la loi morale que nous prescrit avec autorité notre propre raison, et non de la théorie de la nature des choses en soi, sort donc la notion de Dieu, que la raison pratique pure nous oblige de nous faire à nous-mêmes. Quand donc l'un des forts qui proclament aujourd'hui par inspi­ration une sagesse qui ne leur donne aucune peine, parce qu'ils pré­tendent attraper cette déesse par la queue de sa robe et s'en être ren­dus maîtres, dit : « qu'il méprise celui qui pense se fabriquer son dieu, » c'est là un des traits de la caste au ton élevé (comme particu­lièrement favorisée). Il est clair en effet qu'une notion qui doit pro­céder de notre raison, doit être notre œuvre. Mais si nous voulions la tirer de quelque phénomène (d'un objet de l'expérience),le fondement de notre connaissance serait empirique, et sans valeur pour personne, par conséquent inutile à la certitude pratique apodittique, qui doit avoir une loi universellement obligatoire. Bien plus, nous devrions comparer tout d'abord une sagesse, qui nous apparaîtrait en personne, a la notion que nous nous set ions» faite, comme a un prototype, pour nous assurer si celte personne correspond aussi au caractère de ce prototype de notre façon ; et dans le cas même ou nous n'y trouve­rions rien qui y contredit, il serait cependant impossible absolument d'en reconnaître l'accord avec ce prototype, autrement que par une expérience sursensible (parce que l'objet est sursensible). Ce qui est contradictoire. La théophame fait de l'idée de Platon une t do le, qui ne peut être honorée que par superstition. Au contraire la théologie, qui part des notion* de notre propre rai&oa, piopose un xdéal qui nous force a prier, puisqu'il resuite des plus saints devoirs, indépendants do la théologie.
  6. Ce commerce de mystères est d'une tout autre espèce. Ses adeptes ne font aucune difficulté de convenir qu'ils ont allumé leur flambeau chez Platon , et ce prétendu Platon confesse naïvement, si on lui demande en quoi cette lumière consiste, qu'il ne peut le dire. Tant mieux! car il c&t entendu que lui, comme un autre Prométhée, en a immédiatement tiré l'étincelle du feu du ciel. On peut parler tout à son aise d'un ton élevé quand on est d'une antique et noble race, et qu'on peut dire : « dans ce siècle de sagesse, tout ce qui est dit ou fait par sentiment, est regardé comme mysticisme. Pauvre Platon ! si tu n’avais pas pour toi le sceau de l’antiquité, et si l’on pouvait prétendre à l’érudition sans t’avoir lu, qui voudrait te lire encore dans nu siècle prosaïque où la plus haute sagesse consiste à ne voir que ce qui est à nos pieds, à n’admettre que ce qui peut se saisir avec les mains ! » — Mais, par malheur, le raisonnement conclut mal ; il prouve trop ; car un philosophe extrêmement prosaïque, Aristote, a bien aussi en sa faveur le cachet de l’antiquité ; et, à ce compte, il pourrait aussi prétendre à être lu ! — Au fond, toute philosophie est bien un peu prosaïque ; et le conseil de philosopher aujourd’hui d’uni manière poétique pourrait bien être pris pour celui qu’on donnerait à un marchand de ne plus écrire désormais en prose ses livres de commerce, de les rédiger en vers.