D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme/5


V

LA TOUCHE DIVISÉE

La touche divisée des néo-impressionnistes ; elle permet seule le mélange optique, la pureté et la proportion. — La division et le point. — La hachure de Delacroix, la virgule des impressionnistes, la touche divisée, moyens conventionnels identiques ; pourquoi admettre les deux premiers et non le troisième ? il n’est pas plus gênant et offre des avantages sur les deux autres. — La division et la peinture décorative.

1. Dans la technique des néo-impressionnistes, bien des gens, insensibles aux résultats d’harmonie, de couleur et de lumière, n’ont vu que le procédé. Ce procédé, qui a pour effet d’assurer les résultats en question par la pureté des éléments, leur dosage équilibré et leur parfait mélange optique, ne consiste pas forcément dans le point, comme ils se l’imaginent, mais dans toute touche de forme indifférente, nette, sans balayage et de dimension proportionnée au format du tableau : — de forme indifférente, car cette touche n’a pas pour but de donner le trompe-l’œil des objets, mais bien de figurer les différents éléments colorés des teintes ; — nette, pour permettre le dosage ; — sans balayage, pour assurer la pureté ; — de dimension proportionnée au format du tableau et uniforme pour un même tableau, afin que, à un recul normal, le mélange optique des couleurs dissociées s’opère facilement et reconstitue la teinte.

Par quel autre moyen, noter avec précision les jeux et les rencontres d’éléments contraires : la quantité de rouge dont se teinte l’ombre d’un vert, par exemple ; l’action d’une lumière orangée sur une couleur locale bleue ou, réciproquement, d’une ombre bleue sur une couleur locale orangée ?… Si l’on combine autrement que par le mélange optique ces éléments ennemis, leur mixture aboutira à une teinte boueuse ; si on balaye les touches les unes sur les autres, on courra le risque des salissures ; si on les juxtapose en touches même pures, mais imprécises, le dosage méthodique ne sera plus possible et toujours un des éléments dominera au détriment des autres. Cette facture a encore l’avantage d’assurer à chaque pigment coloré son maximum d’intensité et toute sa fleur.

2. Cette touche divisée des néo-impressionnistes, c’est — discipliné à la nouvelle technique — le même procédé que la hachure de Delacroix et que la virgule des impressionnistes.

Elles ont, ces trois factures, un but commun : donner à la couleur le plus d’éclat possible, en créant des lumières colorées, grâce au mélange optique de pigments juxtaposés. Hachures, virgules, touches divisées sont trois moyens conventionnels identiques, mais accommodés aux exigences particulières des trois esthétiques correspondantes : ainsi les techniques s’enchaînent parallèlement aux esthétiques et doublent le lien qui unit si étroitement le maître romantique, les impressionnistes et les néo-impressionnistes.

Delacroix, esprit exalté et réfléchi tout ensemble, couvre sa toile de hachures fougueuses, mais qui dissocient la couleur avec méthode et précision : et, par cette facture propice au mélange optique et au modelé rapide dans le sens de la forme, il satisfait son double souci de couleur et de mouvement.

Supprimant de leur palette toutes les couleurs ternes ou sombres, les impressionnistes durent reconstituer, avec le petit nombre de celles qui leur restaient, un clavier étendu. Ils furent ainsi conduits à une facture plus fragmentée que celle de Delacroix : et, au lieu de ses hachures romantiques, ce furent de minimes touches posées du bout d’un pinceau alerte et s’enchevêtrant en pelote multicolore, — pimpantes façons bien adaptées à une esthétique toute de sensation soudaine et fugitive.

Jongkind, avant eux, et aussi Fantin-Latour avaient usé d’une facture analogue, mais sans pousser aussi loin ce morcellement de la touche. Vers les années 80, Camille Pissarro (tableaux de Pontoise et d’Osny) et Sisîey (paysages du Bas-Meudon et de Sèvres) montrèrent des toiles d’une facture absolument fragmentée. À cette époque, dans les tableaux de Claude Monet, on pouvait remarquer des parties traitées de cette même façon à côté de légers frottis à plat. Plus tard seulement, ce maître parut renoncer à toute teinte unie et couvrit l’entière surface de ses toiles de virgules multipliées. Renoir aussi séparait les éléments, mais en touches plus larges — commandées d’ailleurs par les dimensions de ses toiles — et plus plates, que son pinceau balayait les unes sur les autres. Cézanne, en juxtaposant, par touches carrées et nettes, sans souci d’imitation ni d’adresse, les éléments divers des teintes décomposées, approcha davantage de la division méthodique des néo-impressionnistes.

Ceux-ci n’attachent aucune importance à la forme de la touche, car ils ne la chargent pas de modeler, d’exprimer un sentiment, d’imiter la forme d’un objet. Pour eux, une touche n’est qu’un des infinis éléments colorés dont l’ensemble composera le tableau, élément ayant juste l’importance d’une note dans une symphonie. Sensations tristes ou gaies, effets calmes ou mouvementés, seront exprimés, non par la virtuosité des coups de brosse, mais par les combinaisons des lignes, des teintes et des tons.

Ce mode d’expression simple et précis, la touche divisée, n’est-il pas bien en rapport avec l’esthétique claire et méthodique des peintres qui l’emploient ?

3. La touche en virgule des impressionnistes joue, en certains cas, le rôle expressif de la hachure de Delacroix, par exemple lorsqu’elle imite la forme d’un objet — feuille, vague, brin d’herbe, etc. ; — mais, d’autres fois, comme la touche divisée des néo-impressionnistes elle ne représente que les éléments colorés, séparés et juxtaposés, reconstituables par le mélange optique. Il est clair, en effet, que, lorsque l’impressionniste veut peindre des objets d’apparence unie et plate — ciel bleu, linge blanc, papier monochrome, nu, etc. — et qu’il les traduit par des virgules multicolores, le rôle de ces touches ne s’explique que par le besoin d’orner les surfaces en y multipliant les éléments colorés, sans souci aucun de copier la nature. La virgule impressionniste est donc la transition de la hachure de Delacroix à la touche divisée des néo-impressionnistes — puisque, selon les circonstances, elle joue le rôle de l’une ou de l’autre de ces factures.

De même, la touche de Cézanne est le trait d’union entre les modes d’exécution des impressionnistes et des néo-impressionnistes. Le principe — commun, mais appliqué différemment — du mélange optique unit ces trois générations de coloristes qui recherchent les uns et les autres, par des techniques similaires, la lumière, la couleur et l’harmonie. Ils ont le même but et, pour y arriver, emploient presque les mêmes moyens… Les moyens se sont perfectionnés.

4. La division, c’est un système complexe d’harmonie, une esthétique plutôt qu’une technique. Le point n’est qu’un moyen.

Diviser, c’est rechercher la puissance et l’harmonie de la couleur, en représentant la lumière colorée par ses éléments purs, et en employant le mélange optique de ces éléments purs séparés et dosés selon les lois essentielles du contraste et de la dégradation.

La séparation des éléments et le mélange optique assurent la pureté, c’est-à-dire la luminosité et l’intensité des teintes ; la dégradation en rehausse le lustre ; le contraste, réglant l’accord des semblables et l’analogie des contraires, subordonne ces éléments, puissants mais équilibrés, aux règles de l’harmonie. La base de la division, c’est le contraste : le contraste n’est-ce pas l’art ?

Pointiller, est le mode d’expression choisi par le peintre qui pose de la couleur sur une toile par petits points plutôt que de l’étaler à plat. C’est couvrir une surface de petites touches multicolores rapprochées, pures ou ternes, en s’efforçant d’imiter, par le mélange optique de ces éléments multipliés, les teintes variées de la nature, sans aucune volonté d’équilibre, sans aucun souci de contraste. Le point n’est qu’un coup de brosse, un procédé, et, comme tous les procédés, n’importe guère.

Le point n’a été employé, vocable ou facture, que par ceux qui, n’ayant pu apprécier l’importance et le charme du contraste et de l’équilibre des éléments, n’ont vu que le moyen et non l’esprit de la division.

Des peintres ont tenté de s’assurer les bénéfices de la division, qui n’ont pu y réussir. Et certainement dans leur œuvre, les tableaux où ils s’essayèrent à cette technique sont inférieurs, sinon en luminosité, du moins en harmonie, à ceux qui précédèrent ou suivirent leurs périodes de recherches. C’est que seul le procédé était employé, mais que la « divina proportione » était absente. Ils ne doivent pas rendre la division responsable de cet échec : ils ont pointillé et non divisé

Jamais nous n’avons entendu Seurat, ni Cross, ni Luce, ni Van de Velde, ni Van Rysselberghe, ni Angrand parler de points ; jamais nous ne les avons vus préoccupés de pointillé. — Lisez ces lignes que Seurat a dictées à son biographe Jules Christophe :

« L’Art c’est l’Harmonie, l’Harmonie c’est l’analogie des Contraires, l’analogie des Semblables, de ton, de teinte, de ligne ; le ton, c’est-à-dire le clair et le sombre ; la teinte, c’est-à-dire le rouge et sa complémentaire le vert, l’orangé et sa complémentaire le bleu, le jaune et sa complémentaire le violet… Le moyen d’expression, c’est le mélange optique des tons, des teintes et de leurs réactions (ombres suivant des lois très fixes. » Dans ces principes d’art, qui sont ceux de la division, est-il question de points ? trace d’une mesquine préoccupation de pointillage ?

On peut d’ailleurs diviser sans pointiller.

Tel croqueton de Seurat, enlevé d’après nature, sur un panneau, dans le fond d’une boîte à pouce, en

quelques coups de brosses, n’est pas pointillé, mais divisé, car, malgré le travail hâtif, la touche est pure, les éléments sont équilibrés et le contraste observé. Et ces qualités seules, et non un pignochage minutieux, constituent la division.

Le rôle du pointillage est plus modeste : il rend simplement la surface du tableau plus vibrante, mais n’assure ni la luminosité, ni l’intensité du coloris, ni l’harmonie. Car, les couleurs complémentaires, qui sont amies et s’exaltent si elles sont opposées, sont ennemies et se détruisent, si elles sont mélangées, même optiquement. Une surface rouge et une surface verte, opposées, se stimulent, mais des points rouges, mêlés à des points verts, forment un ensemble gris et incolore.

La division n’exige nullement une touche en forme de point. — Elle peut user de cette touche pour des toiles de petite dimension, mais la répudie absolument pour des formats plus grands. Sous peine de décoloration, la grandeur de la touche divisée doit se proportionner à la dimension de l’œuvre. La touche divisée, changeante, vivante, « lumière », n’est donc pas le point, uniforme, mort, « matière ».

5. Il ne faut pas croire que le peintre qui divise se livre au travail insipide de cribler sa toile, de haut en bas, et de droite à gauche, de petites touches multicolores. Partant du contraste de deux teintes, sans s’occuper de la surface à couvrir, il opposera, dégradera et proportionnera ses divers éléments, de chaque côté de la ligne de démarcation, jusqu’à ce qu’il rencontre un autre contraste, motif d’un nouvelle dégradation. Et, de contraste en contraste, la toile se couvrira.

Le peintre aura joué de son clavier de couleur, de la même façon qu’un compositeur manie les divers instruments pour l’orchestration d’une symphonie : il aura modifié à son gré les rythmes et les mesures, paralysé ou exalté tel élément, modulé à l’infini telle dégradation. Tout à la joie de diriger les jeux et les luttes des sept couleurs du prisme, il sera tel qu’un musicien multipliant les sept notes de la gamme, pour produire la mélodie. Combien morne, au contraire, le travail du pointilliste… Et n’est-il pas naturel que les nombreux peintres qui, à un moment, par mode ou par conviction, ont pointillé, aient renoncé à ce triste labeur, malgré leurs enthousiasmes de début ?

6. Hachures de Delacroix, virgules des impressionnistes, touche divisée des néo-impressionnistes, sont des procédés conventionnels identiques dont la fonction est de donner à la couleur plus d’éclat et de splendeur en supprimant toute teinte plate, des artifices de peintres pour embellir la surface du tableau.

Les deux premières factures, hachures et virgules, sont maintenant admises ; mais non pas encore la troisième, la touche divisée. — La nature ne se présente pas ainsi, dit-on. On n’a pas de taches multicolores sur la figure. — Mais a-t-on davantage du noir, du gris, du brun, des hachures ou des virgules ? Le noir de Ribot, le gris de Whistler, le brun de Carrière, les hachures de Delacroix, les virgules de Monet, les touches divisées des néo-impressionnistes, sont des artifices dont usent ces peintres pour exprimer leur vision particulière de la nature.

En quoi plus conventionnelle que les autres procédés, la touche divisée ? Pourquoi plus gênante ? Simple élément coloré, elle peut, par son impersonnalité même, se prêter à tous les sujets.

Et, si c’est un mérite pour un procédé d’art que de s’apparier aux procédés de la nature, constatons : celle-ci peint uniquement avec les couleurs du spectre solaire dégradées à l’infini, et elle ne se permet pas un millimètre carré de teinte plate. La division ne se conforme-t-elle pas, mieux qu’aucun autre procédé, à cette technique naturelle ? et un peintre rend-il un plus bel hommage à la nature en s’efforçant, comme font les néo-impressionnistes, de restituer sur la toile son principe essentiel, la lumière, ou en la copiant servilement du plus petit brin d’herbe au moindre caillou ?

Au surplus, nous souscrirons à ces aphorismes de Delacroix :

« La froide exactitude n’est pas l’art.»
« Le but de l’artiste n’est pas de reproduire exactement les objets.»
« Car, quel est le but suprême de toute espèce d’art, si ce n’est l’effet ? »

7. L’effet recherché par les néo-impressionnistes et assuré par la division, c’est un maximum de lumière, de coloration et d’harmonie. Leur technique semble donc convenir fort bien aux compositions décoratives, à quoi, d’ailleurs, certains d’entre eux Font quelquefois appliquée. Mais, exclus des commandes officielles, n’ayant pas de murailles à décorer, ils attendent des temps où il leur sera permis de réaliser les grandes entreprises dont ils rêvent.

À la distance que supposent les dimensions habituelles des œuvres de ce genre, la facture, convenablement appropriée, disparaîtra et les éléments séparés se reconstitueront en lumières colorées éclatantes. Quant aux touches divisées, elles seront aussi invisibles que les hachures de Delacroix dans ses décorations de la galerie d’Apollon ou de la bibliothèque du Sénat.

D’ailleurs, ces touches divisées qui, vues de trop près, peuvent choquer, le temps ne se chargera que trop volontiers de les faire disparaître. En quelques années, les empâtements diminuent, les couleurs fondent les unes dans les autres, et le tableau alors n’est que trop uni.

« La peinture ne doit pas être flairée », a dit Rembrandt. Pour écouter une symphonie, on ne se place pas parmi les cuivres, mais à l’endroit où les sons des divers instruments se mêlent en l’accord voulu par le compositeur. On pourra ensuite se plaire à décomposer la partition, note par note, pour en étudier le travail d’orchestration. De même, devant un tableau divisé, conviendra-t-il de se placer d’abord assez loin pour percevoir l’impression d’ensemble, quitte à s’approcher ensuite, pour étudier les jeux des éléments colorés, si l’on accorde quelque intérêt à ces détails techniques.

Si Delacroix avait pu connaître toutes les ressources de la division, il aurait vaincu toutes difficultés dans ses décorations du salon de la Paix, à l’Hôtel de Ville. Les panneaux qu’il devait couvrir étaient obscurs, et il ne parvint jamais à les rendre lumineux. Il se plaint dans son Journal de n’avoir pu, bien que s’y étant repris à plusieurs fois, retrouver sur cet emplacement l’éclat de ses esquisses.

À Amiens, quatre admirables compositions de Puvis de Chavannes : le Porte-Etendard, Femme pleurant sur les ruines de sa maison, la Fileuse, le Moissonneur, placées sur les entrecroisées, face à la Guerre et à la Paix, sont rendues invisibles par le jour éblouissant des fenêtres qui les encadrent.

On peut affirmer qu’en ces circonstances une décoration divisée créerait, sur ces panneaux, des teintes colorées qui triompheraient du voisinage trop lumineux des fenêtres.

Même les toiles de petites dimensions des néo-impressionnistes peuvent être présentées comme décoratives. Ce ne sont ni des études, ni des tableaux de chevalet, mais d’ « exemplaires spécimens d’un art à grand développement décoratif, qui sacrifie l’anecdote à l’arabesque, la nomenclature à la synthèse, le fugace au permanent, et confère à la nature, que lassait à la fin sa réalité précaire, une authentique réalité », écrivit M. Félix Fénéon. Ces toiles qui restituent de la lumière aux murs de nos appartements modernes, qui enchâssent de pures couleurs dans des lignes rythmiques, qui participent du charme des tapis d’Orient, des mosaïques et des tapisseries, ne sont-elles pas des décorations aussi ?