Découverte des mines du roi Salomon/Allan Quatremain - Suite des mines du roi Salomon


Traduction par C. Lemaire.
Hetzel (p. 261-334).


SUITE
DES
MINES DU ROI SALOMON


ALLAN QUATREMAIN



Les curieux qui ont accompagné ces aventuriers hardis, sir Henry Curtis, le capitaine Good et Allan Quatremain jusque dans la chambre du trésor de Salomon, désirent savoir sans doute ce qu’il advint du trio, une fois rentré en Angleterre. Après avoir savouré les émotions des grands voyages, on ne se reprend pas sans effort au calme et à la monotonie du home ; bien que le livre se termine sur un retour général en Europe, nous devinions, en le fermant, qu’une nouvelle expédition se préparait et que l’auteur, alléché par un premier succès, ne tarderait pas à nous la raconter. Effectivement Allan Quatremain, en deux volumes, a suivi les Mines du roi Salomon ; il eût été, lui aussi, traduit dans notre langue, sans le tort qu’a eu M. Rider Haggard de donner dans ce récit, plein de verve et de mouvement, un rôle tout à fait ridicule et souvent presque odieux au Français qu’il nomme Alphonse.

Le portrait est d’une malveillance gratuite, et en outre il n’est pas juste ; on a pu reprocher à quelques-uns de nos compatriotes la frivolité, la vantardise, de même qu’on peut reprocher à certains Anglais l’hypocrisie, l’étroitesse d’esprit et une morgue antipathique ; mais on chercherait en vain à faire accroire que la lâcheté compte parmi les traits de notre caractère national. Ce Français poltron qui s’est malencontreusement glissé parmi les personnages d’Allan Quatremain nuit beaucoup au roman, inférieur du reste à celui qui l’a précédé, mais encore d’un très vif intérêt. L’analyse et les quelques extraits qui suivent permettront d’en juger et donneront envie à ceux de nos lecteurs qui savent l’anglais, de faire connaissance avec l’ouvrage original… malgré Alphonse.


I


Le vieux chasseur d’éléphants, Allan Quatremain, a eu la douleur de perdre son fils unique, Harry, le jeune docteur, mort comme un héros, à sa manière, sur le champ de bataille de l’hôpital, en soignant les varioleux pendant une épidémie. Un inconsolable désespoir le ramène dans les solitudes où il a passé, en somme, le temps le plus heureux de sa vie. La civilisation lui est à charge, il veut retourner vers la nature, abandonner pour cela les maisons de pierre où il étouffe, il veut reprendre son fusil accroché à un clou, ce fusil qui a tué tant de bêtes fauves, et, après s’être mesuré encore avec ses anciens adversaires, mourir à la belle étoile. Ses amis, Curtis et Good ne le laissent pas partir seul.

Le premier s’ennuie de jouer au gentilhomme campagnard dans sa province, il est las de tuer des faisans et des perdrix ; il rêve d’exploits grandioses, et l’année qu’il a passée dans le Kakuanaland lui semble plus intéressante, lorsqu’il y songe, que toutes les autres années de sa vie mises ensemble. Il accompagnera donc Quatremain. Pourquoi pas, puisqu’il n’a ni femme ni enfant pour le retenir ? Et si quelque accident arrive, eh bien, son frère, qui est marié, héritera de la fortune des Curtis.

Good a aussi ses raisons pour retourner en Afrique, courir les aventures, ou plutôt il n’en a qu’une, mais elle est excellente : il engraisse ridiculement. L’oisiveté, la bonne chère en sont cause ; il prétend essayer d’un autre régime.

Mais l’Afrique est grande. Où iront-ils cette fois ?

« Avez-vous entendu parler du mont Kenia ? demande Quatremain.

— Jamais, répond Good.

— Vous connaissez peut-être de nom l’île de Lamu ?

— Pas davantage. Attendez, n’est-ce pas un endroit à trois cents milles environ au nord de Zanzibar ?

— Tout juste ! Eh bien ! ce que je vous propose est ceci : nous irons à Lamu, de là nous ferons deux cent cinquante milles environ dans les terres jusqu’au mont Kenia ; du mont Kenia jusqu’au mont Lekakisera, toujours dans les terres, encore deux cents milles ; au delà de ce point aucun homme blanc ne s’est jamais hasardé ; alors nous abordons l’intérieur inconnu. Qu’en dites-vous, mes camarades ?

— Je dis, répond sir Henry Curtis en réfléchissant, que c’est une grosse affaire.

— Sans doute, mais n’est-ce pas ce que nous demandons tous ? Il nous faut du changement, un changement complet : et, croyez-moi, nous trouverons là-bas des choses nouvelles. J’ai entendu parler vaguement autrefois d’une grande race blanche qui habite quelque part dans cette direction ; nous saurons ce qu’il en est ; du moins je le saurai, car, si vous hésitez à venir avec moi, j’irai tout seul.

— Très bien, je suis votre homme, dit sir Henry Curtis, quoique je ne croie pas à la prétendue race blanche.

— Je vais donc pouvoir maigrir, ajoute Good, son lorgnon dans l’œil. Bravo ! Allons au mont Kenia et dans cet autre endroit dont je ne peux prononcer le nom, à la recherche d’une race blanche qui n’existe pas. Cela m’est égal pourvu que je perde ma graisse. Quand partons-nous ?

— Dans un mois, par le bateau de l’Inde, répond Quatremain, et ne soyez pas si prompt à déclarer que les choses n’existent pas parce que vous n’en avez jamais entendu parler. Rappelez-vous les mines du roi Salomon. »

C’est ainsi que commence le nouveau voyage dont la première étape est à Lamu, remarquable surtout par son extraordinaire saleté. Dans le banc de boue qu’on appelle la plage et où s’entassent toutes les immondices de la ville, les femmes indigènes enfouissent des noix de coco et les laissent pourrir avant de se servir des fibres pour en faire des hottes et d’autres objets. Comme ce procédé est en vigueur depuis de longues générations, on imagine sans peine l’état de ladite plage.

Par une belle nuit étoilée, Curtis, Good et Quatremain racontent leurs projets au consul d’Angleterre, tout en respirant les fétides émanations qui favorisent à Lamu le développement de la fièvre.

« J’ai quelques renseignements en effet sur cette fameuse race blanche, dit le consul, oh ! bien peu de chose… Il y a un an ou deux, le missionnaire écossais Mackenzie, qui habite sur le dernier point navigable en haut de la rivière Tana, m’a écrit qu’un homme était venu tomber chez lui presque expirant, un malheureux qui déclarait que deux mois de voyage au delà du mont Lekakisera l’avaient conduit au bord d’un lac, et qu’ensuite il était allé au nord-est, un mois à travers le désert, le veldt et les montagnes jusqu’à certain pays dont la population était blanche… Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Nous le demanderons à Mackenzie.

— Nous irons certainement causer avec lui, dit Quatremain.

— Et vous ne pouvez mieux faire, répond le consul ; seulement, vous vous exposez à de grands risques, car j’entends dire que les Masai rôdent autour de la mission et ce sont des particuliers désagréables à rencontrer. »

D’après l’avis du consul, les voyageurs louent une demi-douzaine de soldats wakwafi, arrivés récemment dans la ville avec un explorateur anglais qui depuis est mort de la fièvre. Ces Wakwafi sont des métis sortis d’un croisement entre Masai et Wataveta ; ils représentent une forte race guerrière ; le meneur parmi eux est un Zoulou pur sang du nom d’Umslopogaas, qu’Allan Quatremain se trouve connaître, ayant eu l’occasion de chasser autrefois avec lui dans son pays, d’où l’ont fait partir des malheurs de famille. Trahi par une de ses femmes, il a échappé au piège qui lui était tendu ; il a tué la nouvelle Dalila, grâce à la hache qu’il porte toujours et qu’il a nommée Inkosi-kaas. Cette hache, qui a déjà fait rouler bien des têtes, doit, pense-t-il, tout proscrit qu’il soit, lui ouvrir un nouveau chemin vers la fortune. Umslopogaas est un guerrier entre les guerriers ; d’innombrables cicatrices couvrent ses bras et sa poitrine d’une sorte de tatouage sinistre ; parfois une fièvre sanguinaire le saisit ; même dans le Zoulouland, où tous les hommes sont braves, on l’a surnommé le Massacreur.

Allan Quatremain pense qu’Inkosi-kaas et son propriétaire pourront se rendre utiles à l’occasion ; il les enrôle donc, mais en déclarant qu’on ne se battra qu’en cas d’attaque, pour se défendre, et la petite caravane ayant quitté Lamu, se dirige sur Charra, après avoir rencontré sur son passage une ville en ruines, qui, comme beaucoup d’autres sur la même côte, fut jadis une cité importante et riche, remontant à l’Ancien Testament.

Dès l’arrivée à Charra, les indigènes, loués pour porter les bagages d’un village à l’autre, essayent d’extorquer double salaire, et voyant leurs prétentions repoussées, menacent d’exciter les Masai contre la petite troupe, après quoi ils se sauvent la nuit avec tout ce qu’ils peuvent voler. Le peu qui reste n’est pas cependant d’un transport facile. L’idée vient aux voyageurs, puisque Charra est sur la Tana, de se procurer des canots pour remonter cette rivière jusqu’à la station du missionnaire qu’ils vont chercher. Ces canots très légers sont creusés dans des troncs d’arbres et peuvent contenir chacun six personnes avec leurs provisions. Good, en sa qualité d’officier de marine, prend le commandement de la flotte, composée de deux esquifs, qui le soir touchent terre, afin de permettre aux navigateurs de tuer sur la rive une girafe, une antilope ou quelque autre gibier, et de dormir, après souper, le plus loin possible des moustiques d’eau.

Le troisième jour, tandis qu’ils préparent leur campement pour la nuit, un homme leur apparaît qui les guette sur un monticule voisin, un elmoran, ou jeune guerrier de la tribu redoutée des Masai. Les soldats wakwafi poussent un cri d’alarme, et il y a de quoi, car jamais démon ne fut plus effrayant que cet être de taille presque gigantesque, portant d’une main sa longue lance acérée, de l’autre le bouclier de peau de buffle, et sur les épaules, une cape de plumes de faucon. Un naibere, une étroite écharpe de coton, s’enroule à son cou, la robe de peau de chèvre tannée, vêtement ordinaire en temps de paix, est attachée autour de ses reins comme une ceinture, retenant un sabre très court dans son fourreau de bois et un énorme casse-tête. Sur sa tête une coiffure étrange de plumes d’autruche décrit une ellipse qui encadre complètement le visage, de sorte que cette physionomie est véritablement diabolique. Autour des chevilles est attachée une frange de cheveux noirs ; des cheveux aussi, les beaux cheveux ondoyants du singe Colobus flottent aux longs éperons, pareils à des piques, qu’il porte en haut des mollets. Telle est la toilette compliquée d’un elmoran masai. Sans doute le porteur de bagages a tenu parole ; il a dénoncé le passage des étrangers.

Dans de pareilles conditions, il ne serait pas prudent de coucher sur la rive ; les trois amis et leur escorte retournent vers les canots, qu’ils mettent à l’ancre au milieu de la rivière. Là, tous s’endorment bientôt, sauf Quatremain, que les moustiques tiennent éveillé et qui fume sa pipe en admirant un clair de lune incomparable. Le bord de la rivière reste sombre cependant, le vent y gémit d’une façon lugubre ; mais, à peu de distance, sur la gauche, il y a une petite baie sablonneuse et découverte où viennent s’abreuver successivement un troupeau inoffensif d’antilopes et sa féroce majesté le lion. Puis un hippopotame plonge avec fracas à deux reprises, puis enfin quelque chose de plus inquiétant se produit. Une main maigre et noire s’est accrochée au rebord du bateau où veille le vieux chasseur, une figure humaine semble émerger de l’eau, soudain une lame brille au clair de lune et le sang du Wakwafi, qui dort auprès d’Allan Quatremain jaillit tout chaud sur ce dernier. Il ne s’agit pas d’un cauchemar, c’est bel et bien une attaque de nageurs masai.

Saisissant la hache de bataille d’Umslopogaas, Quatremain frappe dans la direction où il a vu luire le couteau et la main encore armée est tranchée net au-dessus du poignet. Celui à qui elle appartient ne jette pas un cri ; il disparaît comme une ombre, laissant derrière lui sa main sanglante. Les cordes qui retenaient le bateau à l’ancre ont été coupées ; un instant de plus et il s’en irait en dérive, poussé par le courant vers le bord où les Masai ont préparé leur embuscade.

Ce n’est pas chose facile que de remonter ce courant dans l’obscurité. Néanmoins les deux canots séparés parviennent à se rejoindre, sont de nouveau attachés l’un à l’autre et, dès l’aube, on jette à l’eau le cadavre du malheureux Wakwafi, avec la petite main meurtrière, noire et menue, dont on ne garde que le sabre à manche d’ivoire incrusté d’or, d’un beau travail arabe.

Une pluie torrentielle pour comble de malheur abat le vent qui avait gonflé jusque-là les voiles improvisées par les soins de Good ; il faut s’épuiser à ramer tout le jour et se laisser tremper jusqu’aux os pendant la nuit suivante. Cette pluie est du reste la plus efficace des protections contre une nouvelle attaque des Masai. Si habiles à plonger, ils craignent l’eau de ciel ; en général, les intempéries ont vite fait de paralyser tous ces sauvages d’Afrique. Umslopogaas lui-même n’y résisterait pas longtemps. Par bonheur, le soleil se remet à briller et presque en même temps apparaît, dans une situation splendide sur la montagne, une solide maison européenne entourée de hauts murs que borde un fossé.

Trois personnes, un monsieur, une dame et une petite fille, d’allure très britannique, viennent à la rencontre du bateau, et, avec un accent écossais prononcé, M. Mackenzie, le missionnaire, souhaite la bienvenue aux hôtes que le destin lui envoie. Sa femme, gracieuse et distinguée, est ravie de l’occasion de voir des visages blancs ; les présentations d’usage suivent leur cours, puis on se dirige vers la mission, Good faisant observer que ce qu’il a vu de plus extraordinaire encore dans son voyage aventureux, c’est la brusque apparition des mœurs civilisées au milieu de ces sauvages solitudes.

En effet, la colline, fortifiée à la base par des palissades de cognassiers et par des amoncellements de pierres, est couverte sur ces pentes de jardins bien cultivés où s’étagent des huttes en forme de champignon, qu’habitent les paroissiens indigènes de M. Mackenzie ; mais au milieu de ces potagers cafres remplis de maïs, de courges et de pommes de terre, passe une belle route bordée d’orangers, escaladant une montée rapide d’un quart de mille environ, et là se trouve, derrière une nouvelle clôture de cognassiers chargés de fruits, la propriété particulière de M. Mackenzie, plusieurs acres de jardin entourant sa maison et l’église. On reconnaît presque tous les arbres fruitiers d’Europe, greffés avec soin ; le climat est si tempéré sur ces plateaux que les légumes et les fleurs d’Angleterre y croissent volontiers. Plusieurs espèces de pommiers, qui, règle générale, refusent de porter des fruits dans les pays chauds, se sont même laissé acclimater. Et quelles fraises, quelles tomates, quels melons ! Le jardin est vraiment magnifique.

« J’y ai bien travaillé, dit le missionnaire ; mais c’est à ce beau ciel que je dois être reconnaissant. Mettez un noyau en terre, il vous donnera des pêches dès la quatrième année ; une bouture de rosier fleurit en un an, ainsi de suite. »

Un fossé de dix pieds de large et plein d’eau, de l’autre côté duquel se trouve un mur hérissé de cailloux aigus, est de toutes ses œuvres, celle dont M. Mackenzie se montre le plus fier. Il lui a fallu deux ans pour l’exécuter avec l’aide de vingt hommes. Jusque-là il ne s’est pas senti en sûreté, mais maintenant il peut défier, dit-il, tous les sauvages de l’Afrique, car la source qui remplit le fossé est en dedans du mur et bouillonne au sommet de la colline, été comme hiver.

« J’ai d’ailleurs des provisions pour quatre mois dans la maison. Nous soutiendrions donc très bien un siège. »

À son tour, Mme Mackenzie fait les honneurs de son domaine, le parterre, rempli de roses, de gardénias, de camélias venus d’Angleterre. Une plate-bande est consacrée aux superbes plantes bulbeuses du pays collectionnées par la petite Flossie, fille du missionnaire.

Le milieu du jardin est occupé par une fontaine ; elle jaillit de terre et tombe dans le bassin construit pour recevoir les eaux, qui, en débordant, sont conduites par des canaux dans les jardins inférieurs qu’elles irriguent. Tout cela est fait avec beaucoup de soin, et même avec goût. La maison elle-même, élevée d’un seul étage et couverte en tablettes de pierre, est décorée d’une véranda ; les bâtiments qui la composent décrivent un carré au centre duquel se dresse un arbre énorme du genre conifère, dont de nombreuses variétés poussent sur les hautes terres de cette partie de l’Afrique. Cet arbre, qui se dresse bien à trois cents pieds au-dessus du sol, sert de point de reconnaissance à la ronde et de tour d’observation à M. Mackenzie, qui a fixé une échelle de corde aux branches inférieures. S’il veut voir ce qui se passe sur une étendue de quinze milles, rien n’est plus aisé que de monter à ce poste de vigie où une lunette d’approche se trouve à demeure.

Mais le bon missionnaire juge avec raison que ses hôtes sont plus pressés de dîner que de faire connaissance avec les curiosités de son établissement. À table, il écoute le récit de leurs aventures et les met au courant de ce qu’ils peuvent avoir à craindre.

« Évidemment les Masai se sont lancés à votre poursuite, leur dit-il. Je ne crois pas qu’ils osent vous attaquer ici ; je regrette cependant que presque tous mes hommes soient en ce moment descendus vers la côte avec de l’ivoire et des marchandises. Ils sont partis deux cents, de sorte que je n’en ai pas plus de vingt qui puissent prendre les armes en cas d’attaque. N’importe, je vais donner quelques ordres par mesure de précaution.

— Plutôt que d’amener un péril sur cette maison, nous continuerons notre route à tout risque, dit le vieux Quatremain.

— Jamais je ne souffrirai cela, déclare énergiquement M. Mackenzie. Si les Masai viennent, ils viendront ; nous les recevrons comme il faut ! Que le ciel me préserve d’abandonner un hôte quel qu’il soit !

— Cela me fait penser, dit Quatremain, que le consul anglais à Lamu nous a dit que vous lui aviez annoncé autrefois l’arrivée d’un homme qui prétendait avoir rencontré dans l’intérieur une population blanche. J’ai, de mon côté, recueilli de la bouche de certains indigènes descendus de l’extrême nord, des rumeurs qui s’accorderaient avec ce dire. Croyez-vous qu’il ait le moindre fondement ? »

Pour toute réponse, M. Mackenzie va chercher un sabre curieux, très long, et dont la lame épaisse est magnifiquement travaillée, avec des incrustations d’or soudées dans les ciselures de l’acier par un procédé impossible à saisir.

« Avez-vous jamais vu aucun sabre pareil ? » demande M. Mackenzie.

Tous, d’un commun accord, secouent la tête négativement.

« Eh bien ! l’homme qui me l’a laissé est le même qui prétendait avoir rencontré une peuplade blanche. Ce gage donne un air de vérité à son récit. Le malheureux est mort ici. À l’en croire, il appartenait à une tribu du nord qui, détruite en grande partie par une autre tribu, s’était laissé chasser encore plus au nord, par delà un lac qu’il appelait Laga. Ensuite il avait gagné un nouveau lac, sans fond, disait-il. Repoussé à cause d’une maladie contagieuse, la petite vérole, je suppose, par les habitants des villages voisins, ce pauvre diable avait erré pendant dix jours dans la montagne ; après quoi il s’égara dans une épaisse forêt d’épines et y fit la rencontre de quelques hommes blancs qui chassaient et qui l’emmenèrent dans un lieu où tout le monde était blanc et vivait dans des maisons de pierre. Il resta une semaine enfermé dans une de ces maisons, jusqu’à ce qu’un soir, un homme à barbe blanche, un médecin sans doute, étant venu l’examiner, il fut reconduit à travers la forêt, dans le désert, où on le laissa après lui avoir donné un sabre et de la nourriture. Peu à peu il poussa son chemin vers le sud en vivant de racines et de tout ce qu’il pouvait tuer ou attraper.

— Eh bien ! dit Quatremain, nous tâcherons de suivre la même route, car c’est notre intention de nous rendre aux lacs par Lekakisera.

— Vous êtes des gens hardis, » dit en souriant le missionnaire.

Et on parle d’autre chose.


II


Après le dîner, M. Mackenzie promène partout ses nouveaux amis, en leur faisant admirer les détails d’un établissement supérieur à tout ce qu’ils ont rencontré de semblable jusque-là en Afrique. Quatremain, plus fatigué que les autres, vu son âge et le souvenir que garde sa jambe droite de sa lutte contre un lion, va s’asseoir sous la véranda, où Umslopogaas est en train de nettoyer à fond les fusils. C’est le seul ouvrage manuel dont il s’acquitte jamais, en sa qualité de chef zoulou.

Il a donné un nom à chaque fusil ; celui de sir Henry Curtis s’appelle Tonnerre ; un autre à la détonation particulièrement aiguë, est « le petit qui claque comme un fouet » ; les carabines à double détente sont « les femmes qui parlent si vite qu’on ne reconnaît pas une parole d’une autre », ainsi de suite. Quatremain lui demande pourquoi il a nommé sa hache Inkosi-kaas, c’est-à-dire femme-chef. Il répond que cette hache est certes féminine, ayant l’habitude de s’immiscer adroitement au fond des choses et qu’il n’y a pas à douter de sa puissance puisque tous tombent devant elle. Umslopogaas reconnaît qu’il consulte cette amie intime dans toutes les difficultés, ne doutant pas qu’elle ne soit sage puisqu’elle a pénétré dans tant de cerveaux. L’arme est d’aspect formidable, de l’espèce des haches d’armes, avec un manche en corne de rhinocéros, massif et flexible à la fois ; des encoches y sont marquées, chacune d’elles représentant une des victimes de la hache. Le tranchant aiguisé comme un rasoir ne sert qu’à porter de grands coups circulaires, car d’habitude Umslopogaas attaque avec la pointe, dont il perce proprement le crâne de son adversaire ; de là son second surnom de Pivert.

Le pivert ne quitte jamais son terrible bec ; jour et nuit il l’a sinon à la main, du moins sous sa jambe.

Après un entretien belliqueux avec le Zoulou et sa chère Inkosi-kaas, Allan Quatremain trouve un charme très doux à la conversation de miss Flossie qui vient le prendre par la main pour aller admirer ses fleurs. Il lui demande si elle a jamais vu le fameux lys Goya dont parlent avec admiration ceux des explorateurs de l’Afrique centrale qui ont eu la bonne chance de le rencontrer. Il ne fleurit qu’une fois tous les dix ans ; de la tige épaisse et grasse jaillit une coupe énorme de la plus extrême blancheur, qui renferme une autre corolle de velours cramoisi ayant au cœur un pistil d’or. Le parfum de ce lys ne le cède en rien à sa beauté. Flossie reconnaît la description :

« Oh ! j’en ai vu, dit-elle, mais je n’en possède pas dans mon jardin ; cependant, comme c’est la saison, je crois que je pourrai vous en procurer un échantillon.

« Tout le monde ici, ajoute-t-elle, est disposé à me faire plaisir.

— Ainsi, demande Quatremain, vous ne vous ennuyez pas, vous ne vous sentez jamais un peu seule ?

— Seule ?… Mais je ne le suis pas ! J’ai des compagnes. Cela me déplairait beaucoup de vivre au milieu de petites filles blanches mes pareilles ; ici je suis chez moi ; tous les indigènes connaissent le lys d’eau, c’est le nom qu’ils me donnent. Et en Angleterre je ne serais pas libre comme je le suis !

— Ne seriez-vous pas bien aise d’apprendre ?

— Mais j’apprends ! Papa m’enseigne le français, avec un peu de latin et l’arithmétique.

— Et vous n’avez pas peur de ces sauvages ?

— Pas du tout. Ils croient que je suis Ngai, une espèce de divinité, parce que je suis blanche et blonde. Et puis regardez… — Plongeant la main dans son corsage, elle en tire un petit pistolet à deux coups. — Si quelqu’un me touchait, j’aurais vite fait de le tuer. Une fois j’ai tué un léopard qui avait sauté sur mon âne tandis que je me promenais… Oh ! j’ai eu peur !… Mais j’ai tiré dans son oreille et il est tombé ; sa peau est sur mon lit… Tenez… je vous ai dit que j’avais des amies : en voilà une, la plus belle de toutes, c’est la montagne. »

Le mont Kenia jusqu’alors caché dans le brouillard dévoile au moment même sa partie supérieure, apparaissant comme une vision féerique entre ciel et terre, car on la dirait posée sur des nuages. La solennelle splendeur de ce pic blanc élancé a inspiré aux indigènes de la mission un nom caractéristique : ils l’appellent le doigt de Dieu. Tandis que devant les neiges amoncelées qui semblent escalader l’azur, le vieux chasseur et sa petite amie adorent silencieusement l’auteur de tant de merveilles, les espions envoyés pour découvrir la trace des Masai reviennent avec des nouvelles excellentes ; ils ont battu le pays sans rien rencontrer.

On ne se rassure, hélas, que trop vite et trop complètement !

Le lendemain matin, Flossie ne paraît pas au déjeuner ; Mme Mackenzie l’excuse et montre un petit billet d’elle qu’en se levant elle a trouvé, glissé sous la porte de sa chambre :


« Chère maman, il commence à faire jour et je vais à la recherche du lys dont M. Quatremain a envie pour son herbier. Je monte l’âne blanc ; ma bonne et deux de nos hommes m’accompagnent ; nous emportons de quoi manger, car je serai peut-être absente toute la journée. Je veux le lys, je ferai vingt milles pour le trouver, s’il le faut.

« Votre Flossie. »


— Quelle indépendance ! s’écrie Quatremain en riant. Mais, reprend-il avec une soudaine inquiétude, je regrette qu’elle prenne tant de peine pour moi. Je n’avais jamais pensé qu’elle irait elle-même chercher cette fleur.

— Oh ! Flossie sait se conduire et se garder, dit la mère ; c’est un enfant du désert, elle fait souvent de ces escapades. »

M. Mackenzie cependant relit le billet d’un air soucieux sans dire un mot et son silence persiste durant tout le déjeuner.

« Je crois que mon mari est mécontent, dit la mère de Flossie à l’oreille de Quatremain ; il est d’avis, sans doute, que je devrais commencer à tenir notre fille d’une main plus ferme. Mais il est difficile de changer de méthode tout à coup, de rogner les ailes au petit oiseau !

— Dieu merci, pense Quatremain, elle ne soupçonne pas la cause du tourment de ce pauvre homme ! »

Le repas terminé, il s’approche de M. Mackenzie et lui demande s’il ne serait pas opportun d’envoyer une petite troupe armée du côté où a pu se diriger la jeune fille, pour le cas où quelque Masai rôderait dans la campagne.

« À quoi bon ? répond tristement le père. Elle peut être maintenant à quinze milles d’ici et il est impossible de deviner le sentier qu’elle a pris pour gagner les collines que vous voyez là-bas. »

Et il indique une longue ligne de coteaux presque parallèles au lit de la rivière Tana, mais qui graduellement s’abaissent vers une plaine couverte d’épais fourrés à cinq milles environ de la maison.

Il envoie cependant quelques hommes avec ordre de ramener Flossie, puis monte à son observatoire du grand pin et braque indéfiniment sa longue-vue sur la plaine ; mais de tous côtés les bois ou les fourrés roulent leurs immenses vagues interrompues seulement çà et là par quelques taches de culture ou par la surface brillante des lacs. Au nord-ouest, le Kenia dresse sa tête imposante et la rivière Tana, débouchant presque à ses pieds, court sinueuse comme un serpent argenté, bien loin, vers l’Océan. Aucun signe d’ailleurs de Flossie ni de son âne. Le pauvre père ne descend que pour interroger les hommes qui, expédiés à la recherche de Flossie, reviennent au rapport : ils disent qu’ils ont suivi la trace de l’âne pendant un couple de milles, puis qu’ils l’ont perdue sur le terrain caillouteux, et n’ont pu réussir à la retrouver ; ils ont battu le pays ensuite au hasard et de leur mieux, mais sans succès.

L’après-midi se passe, lugubre, à réconforter Mme Mackenzie qui, voyant que les heures s’écoulent sans lui rendre sa fille, passe de la confiance à l’angoisse, est saisie des plus noirs pressentiments et finit par perdre la tête. En vain essaye-t-on de tout ce qui est possible ; des messagers partent de divers côtés, des coups de feu sont tirés, toujours en vain ; la nuit venue, on attend encore la pauvre petite Flossie.

Bien entendu, ses malheureux parents ne paraissent point au repas du soir. Les trois voyageurs sont navrés d’être la cause involontaire de tant de souci ; Quatremain surtout ne se console pas d’avoir jamais parlé du lys Goya. Il lui est impossible de souper ; il sort sur la véranda et y reste abîmé dans de douloureuses réflexions. Tout à coup il lui semble entendre une des portes du jardin s’ouvrir doucement ; il écoute, mais, le bruit ayant cessé, conclut qu’il a dû se tromper ; la nuit est sombre. Bientôt une sorte de boule tombe lourdement sur les dalles de la véranda et vient rouler à ses pieds.

Quelque animal sans doute ? Il se penche, étend les mains ; la chose ne bouge pas. Non, ce n’est point un animal, et cependant c’est quelque chose de chaud et de doux à toucher. Vivement Quatremain soulève l’objet, quel qu’il soit, et le regarde de près à la faible clarté qui tombe des étoiles : c’est une tête humaine fraîchement coupée !

Malgré tout son sang-froid professionnel, le vieux chasseur se sent défaillir. Quelle est cette tête ? Comment est-elle venue ? Il n’entend et ne voit rien ; s’engager dans l’obscurité serait risquer sa vie ; il rentre, ferme à clef la porte de la maison et appelle Curtis pour lui montrer son horrible trouvaille.

Curtis accourt, mais accompagné de M. Mackenzie. Celui-ci tient une lumière à la main ; effaré, il la dirige sur la tête coupée : « C’est la tête d’un des indigènes qui accompagnaient Flossie ! Dieu merci, ce n’est pas la sienne ! »

Au moment même on frappe à la porte verrouillée : « Ouvrez, mon père, ouvrez ! » Et un homme effaré, l’un de ceux qu’on avait envoyés en reconnaissance, se précipite dans le vestibule :

« Père, les Masai sont sur nous ! Ils ont tourné la colline en grand nombre et se dirigent vers le vieux kraal près du ruisseau. Père ! parmi eux j’ai vu l’âne blanc et sur l’âne le lys d’eau, et un elmoran conduisait l’âne, et à côté marchait la nourrice tout en larmes. Je n’ai pas vu les autres qui l’accompagnaient ce matin.

— L’enfant était-elle vivante ? demanda M. Mackenzie d’une voix rauque.

— Elle se tenait ferme, mon père ; mais elle était blanche comme la neige. Je l’ai vue comme je vous vois, car ils ont passé tout près de l’endroit où je me cachais.

— Que Dieu ait pitié d’elle et de nous ! » murmure M. Mackenzie.

Puis reprenant son interrogatoire :

« Combien étaient-ils ?

— Plus de deux cent cinquante. »

Curtis, Good et Quatremain se regardent consternés. Que faire contre une telle force ! Au moment même, des cris bruyants éclatent derrière le mur.

« Homme blanc, homme blanc, un héraut vient te parler. »

Umslopogaas qui est accouru, marche droit au mur, se hisse au-dessus de la crête et regarde.

« Je ne vois qu’un homme, dit-il, un homme armé, qui porte un panier à la main.

— Ouvrez ! ordonne Quatremain. Et toi, Umslopogaas, prends ta hache et tiens-toi prêt. Laisse passer l’homme ; si un autre suit, tue… »

La porte s’ouvre. Dans l’ombre du mur se tient le terrible Zoulou, la hache dressée au-dessus de sa tête pour frapper. Alors, sous la lune qui se lève, faisant étinceler la grande lance qu’il porte, entre un elmoran masai, en tenue de guerre, un panier à la main. L’homme est superbe, il mesure près de six pieds de haut. Arrivé en face de M. Mackenzie, il pose son panier par terre.

« Causons, dit-il dans sa langue. Le premier messager que nous t’avons envoyé ne pouvait pas parler ; — il montre d’un geste la tête coupée — mais j’ai des paroles pour toi si tu as des oreilles qui veulent entendre et je t’apporte des cadeaux en outre. »

Il désigne le panier avec un rire dédaigneux dont on ne peut s’empêcher d’admirer l’insouciance, en considérant que cet étrange parlementaire est seul, environné d’ennemis.

« Continue, lui dit M. Mackenzie.

— Je suis le lygonani (le capitaine) d’une partie des Masai de la Guasa Amboni. Moi et mes hommes nous avons suivi ces trois blancs que voilà, mais ils nous ont échappé. Nous leur en voulons et nous comptons les tuer.

— Vraiment, mon ami ? dit Quatremain, sardonique.

— Tout en guettant ces étrangers, poursuit le Masai, nous avons attrapé ce matin trois noirs, deux hommes et une femme, un âne blanc et une petite fille blanche. Nous avons tué l’un des hommes et vous avez reçu sa tête, l’autre s’est sauvé. La femme noire, la petite fille blanche et l’âne blanc sont avec nous. La preuve, c’est que j’apporte le panier que portait ton enfant,… car c’est ton enfant, n’est-ce pas ? »

M. Mackenzie, hors d’état de répondre, fait un signe affirmatif.

« Eh bien, nous ne lui en voulons pas, ni à toi non plus ; avec vous nous n’avons pas de querelle. Nous vous avons seulement pris deux cent quarante têtes de bétail, une pour le père de chacun de nous[1]. »

Si inquiet qu’il soit sur le compte de Flossie, le missionnaire éleveur ne peut retenir un soupir de regret pour le troupeau qu’il a nourri avec tant de soin.

« Quant à prendre cette place, la chose ne serait pas facile, ajoute franchement le Masai, avec un coup d’œil aux murailles ; nous t’y laisserons tranquille ; mais pour ce qui est de ces trois hommes, c’est différent. Nous les traquons depuis des jours et des nuits. Si nous rentrions à notre kraal sans leurs têtes, les femmes se moqueraient de nous. Il faut qu’ils meurent. Cependant j’ai une proposition à te communiquer. Nous ne voudrions pas faire de mal à ta fille. Donne-nous un de ces trois hommes ; vie contre vie, et nous la laisserons repartir avec la femme noire. Nous n’en demandons qu’un, nous saurons bien ailleurs retrouver les deux autres Je ne choisirai même pas, quoique pour mon goût je préfère le grand, dit-il en montrant sir Henry. Il est fort et mettrait plus de temps à mourir.

— Et si je dis non ? demande M. Mackenzie.

— Prends garde avant de répondre, homme blanc. Ta fille dans ce cas-là mourrait à l’aube et la femme qui est avec elle dit que tu n’as pas d’autre enfant. Si elle était plus âgée, je la prendrais comme servante, mais elle est trop jeune… Je la tuerai donc de ma main… oui, avec cette lance. Tu pourras venir voir, si tu veux. Je te donnerai un sauf-conduit. »

Et le démon éclate de rire.

« Acceptez son offre, dit le vieux Quatremain. Le sens commun et la justice veulent qu’une carrière bien près de finir, comme la mienne, soit sacrifiée à une jeune existence. J’irai remplacer Flossie. Je stipule seulement qu’on ne me mettra à mort qu’après qu’elle sera rentrée ici saine et sauve.

— Non ! s’écrie M. Mackenzie. Je n’aurai pas sur les mains le sang d’un de mes semblables. S’il plaît à Dieu que ma fille périsse de cette horrible mort, que sa volonté soit faite. Vous êtes un noble cœur, M. Quatremain, mais je ne vous laisserai pas partir.

— J’irai, s’il n’y a pas d’autre moyen, réplique Quatremain en s’entêtant.

— L’affaire est importante et mérite qu’on y songe, dit le missionnaire au lygonani, avec une héroïque affectation de sang-froid. Vous aurez notre réponse à l’aurore.

— Très bien, répond le sauvage d’un air d’indifférence ; rappelle-toi seulement que si la réponse arrive trop tard, ta petite fleur blanche ne sera jamais qu’un bouton. Je te soupçonnerais de vouloir nous attaquer cette nuit, si nous ne savions que tous tes hommes sont à la côte et que tu n’en as ici qu’une vingtaine. Ce n’est pas sage de tenir une si petite garnison dans ton kraal. Bonne nuit, hommes blancs dont j’aurai bientôt fait de fermer les yeux pour toujours. »

Puis, se tournant d’un air arrogant vers Umslopogaas qui ne l’a pas quitté du regard pendant toute cette scène :

« Allons ! ouvre vite la porte. »

C’en est trop pour la patience du chef zoulou. Plaçant sa longue main fine sur l’épaule de l’elmoran, il le force à se retourner vers lui, puis il rapproche sa figure féroce de cette autre figure non moins infernale :

« Me vois-tu ? demande-t-il.

— Oui, je te vois.

— Et vois-tu ceci ?… Lui mettant Inkosi-kaas à deux pouces du nez.

— Je vois ton joujou. Après ?…

— Toi, chien de Masai, voleur de petites filles, tu le sentiras, ce joujou ; il sciera un à un tous tes membres. C’est heureux pour toi d’être un héraut, sans cela je commencerais tout de suite. »

Le Masai secoue sa grande lance et rit très haut en répondant :

« Je voudrais me mesurer avec toi, homme contre homme ; alors nous verrions bien.

— Et nous verrons, sois tranquille, répondit Umslopogaas ; tu te retrouveras face à face avec Umslopogaas, du sang de Chaka, du peuple de l’Amazula, capitaine dans le régiment de Nkomabakosi et tu salueras Inkosi-kaas, comme tant d’autres l’ont fait avant toi. Oui, tu peux rire, tu peux rire. Demain, les chacals riront aussi en te rongeant les côtes. »

Quand le lygonani s’est retiré, Good ouvre le panier de Flossie et y trouve un délicieux échantillon, bulbe et fleur, du lys Goya ; cette plante, admirablement fraîche, cache un billet en gros caractères enfantins, crayonné sur du papier gras qui a évidemment servi à envelopper des provisions :

« Cher papa, chère maman, les Masai nous ont attrapés comme nous revenions avec le lys. J’ai essayé de leur échapper, je n’ai pu. Ils ont tué Tom, mais ils n’ont fait aucun mal à ma bonne ni à moi ; ils disent qu’ils veulent nous échanger. Tâchez donc de les attaquer plutôt cette nuit. Ils vont se régaler tout à l’heure des trois bœufs qu’ils nous ont pris. J’ai mon pistolet ; si aucun secours ne vient, je m’en servirai une fois ; et vous n’oublierez pas, chers parents, votre petite Flossie. J’ai bien peur, mais je prie le bon Dieu. Il ne faut pas que j’écrive davantage. On commence à me regarder… »

Elle avait ajouté sur le pli : « Amitiés à M. Quatremain. Comme les Masai vont emporter le panier, il aura le lys. »

Ces derniers mots, écrits par une brave petite fille à l’heure d’un péril qui eût mis plus d’un homme sens dessus dessous, arrache au vieux Quatremain la seule larme qu’il ait versée depuis la mort de son fils. Mais ce n’est pas l’heure de pleurer, il faut agir.

Avec un fiévreux emportement on discute la situation. Quatremain veut se livrer, Mackenzie repousse son dévouement, Curtis et Good jurent qu’ils iront mourir avec lui, les parents ne veulent pas survivre à leur fille ; bref, il est résolu que l’on risquera une attaque, quitte à se faire tuer tous ensemble.

C’est le guerrier Umslopogaas qui décide le plan de campagne.

Deux cent cinquante Masai ?… Qu’est-ce que cela pour Inkosi-kaas ! M. Mackenzie a vingt hommes, ses hôtes en ont amené cinq, et il y a quatre hommes blancs, en tout trente, — c’est bien assez. Que ce festin des Masai soit leur repas de funérailles. Un peu avant le lever du jour, on les surprendra dans le vieux kraal où ils se sont établis. À chacun l’intrépide Massacreur distribue sa tâche ; le programme qu’il trace est merveilleux ; jamais général n’en improvisa de meilleur : Good avec dix hommes rampera vers l’une des issues du kraal et tuera silencieusement la sentinelle. Lui, Umslopogaas, avec un des Wakwafi en fera autant pour l’entrée du centre et puis guettera, sa hache à la main, ceux qui sortiront. Les autres combattants, au nombre de seize, sous les ordres de Quatremain et de M. Mackenzie, ouvriront le feu à droite et à gauche de l’enceinte, et alors Good avec ses hommes sautant par dessus le mur, attaquera les Masai dans leur sommeil. Ils s’élanceront ahuris vers l’entrée où veillera Inkosi-kaas qui fera promptement leur affaire.

« On n’a pas été pour rien un grand guerrier pendant trente ans, » dit modestement le Zoulou après avoir exposé cette tactique qui réunit tous les suffrages.


III


Il va sans dire qu’à la première apparition d’un Masai, le peuple tout entier de la station a cherché refuge dans les murs d’enceinte : les femmes font le guet, de jeunes garçons vont épier ce qui se passe au camp ennemi, et M. Mackenzie rassemble les vingt hommes valides sur lesquels il compte pour l’aider à enlever son enfant. En quelques mots émus il les met au courant de ces faits, il rappelle leur affection pour cette petite fille qu’ils ont vu grandir, qui jouait avec leurs enfants, qui aidait sa mère à les soigner dans leurs maladies, qui les aimait.

« Nous mourrons pour la sauver, » dit au nom de tous les siens un indigène.

En les remerciant du fond du cœur, le missionnaire fait observer que la mort de Flossie serait indubitablement suivie d’une attaque funeste à leurs maisons, à leurs jardins, à leurs familles.

« Je suis, comme vous le savez, un homme de paix, ajoute M. Mackenzie, jamais ma main ne s’est levée contre un de mes frères, mais aujourd’hui je vous dis : Il y va de notre vie et de notre foyer, frappez donc, au nom de Dieu qui permet qu’on se défende, frappez tant qu’un des vôtres restera debout, fût-il seul contre cette multitude. Celui qui tient entre ses mains la vie et la mort sera certainement avec nous. »

Puis, tombant à genoux par un mouvement que tous imitent, sauf Umslopogaas qui n’a d’autre Dieu que sa hache, le missionnaire prononce une fervente prière, après quoi commence la distribution des armes.

On n’en manque pas à la mission et tous les indigènes convertis au christianisme sont dressés à leur maniement. Les ordres étant donnés une bonne fois d’attaquer des deux côtés les Masai pendant leur sommeil, tandis qu’Umslopogaas, sir Henry, l’un des Wakwafi et deux autres indigènes occuperont l’issue principale du kraal, il n’y a plus rien à faire que prendre un peu de repos jusqu’au point du jour.

Déjà il est minuit passé, et les espions rapportent que les Masai, qui ont bu le sang des bœufs et dévoré une énorme quantité de viande, dorment autour de leurs feux de bivouac. Flossie avec sa nourrice et l’âne blanc est liée au centre du kraal, tous les guerriers couchés autour d’elle. L’enlever, dans de telles conditions, semble à peu près impossible. Mais il ne s’agit plus de peser les chances de succès.

Par bonheur, Curtis, Good et Quatremain trouvent dans leurs caisses des cottes de mailles qu’avant de quitter l’Angleterre ils ont fait fabriquer à Birmingham, se rappelant que dans une première expédition une armure du même genre leur sauva la vie. Ces chemises et des espèces de passe-montagne du même tissu métallique destiné à protéger la tête, défient les sagaies et toutes les armes tranchantes en général. Comme Curtis a un équipement de rechange, il persuade Umslopogaas de s’en laisser revêtir, malgré la répugnance qu’éprouve le sauvage à combattre autrement que « dans sa peau naturelle », et lorsque ces deux géants de couleurs différentes apparaissent armés comme des chevaliers du moyen-âge, on se dit qu’une douzaine d’hommes pourraient craindre de les affronter.

Solennellement, en silence, avec le sentiment du grand péril qu’ils vont courir pour une cause juste, avec la quasi-certitude même de rester dans cette aventureuse tentative, les soldats de la mission et leurs chefs se dirigent vers le kraal où tous les Masai dorment profondément, sauf les deux sentinelles postées à chaque issue.

C’est Umslopogaas qui ouvre les hostilités, il rampe sous les buissons jusqu’à ce qu’il se trouve à peu de distance de l’une des sentinelles ; pendant quelques secondes il regarde le Masai se promener de long en large, puis, profitant du moment où celui-ci se détourne, il s’élance tel qu’un serpent humain, lui passe ses longues mains maigres autour du cou, l’étrangle et lui casse la colonne vertébrale. Tout cela sans plus de bruit que n’en fait une branche sèche en se rompant. Rien n’empêche désormais sir Henry et Umslopogaas de se planter de chaque côté de la palissade que les Masai ont encore fortifiée en y ajoutant quatre ou cinq arbres abattus à cet effet ; tant mieux puisque l’entrée plus étroite retardera la sortie des troupes qu’il faut exterminer.

L’aube se lève, le mont Kenia enveloppé du silence de ses neiges éternelles commence d’apparaître sous le premier rayon du soleil encore invisible, quand retentit un coup de feu tiré par Good et suivi du plus indescriptible tumulte. Avec un hurlement de fureur, toute la foule des sauvages est aussitôt sur pied, tandis qu’une grêle de mitraille pleut des quatre coins du kraal. Le pauvre âne blanc est atteint en même temps que bon nombre de Masai. Les autres se précipitent d’un même élan vers l’entrée où veillent sir Henry et le maître de la terrible Inkosi-kaas.

Quatremain regarde, tout en rechargeant son fusil à dix coups, ce que devient Flossie. Sa bonne a coupé la corde qui lui liait les pieds, et maintenant elles essayent ensemble d’escalader le mur du kraal ; mais la pauvrette a évidemment les membres raides et endoloris ; elle ne grimpe qu’avec lenteur et deux Masai qui l’ont aperçue tournent contre elle leurs grandes piques. Une balle de Quatremain abat l’un des assassins, malheureusement, il n’a plus de cartouches, et le second est encore là, prêt à frapper ; soudain le Masai porte ses deux mains à sa tête et tombe. Le petit pistolet que la vaillante enfant portait caché dans son corsage a parlé en temps utile. Flossie vient de tirer les deux coups d’une main résolue ; l’instant d’après elle est de l’autre côté du mur, en sûreté comparativement.

Quatremain, ayant achevé de recharger son fusil, abat les fuyards qui essayent de s’échapper de la même manière, tandis que la masse des combattants, poussée vers l’issue principale du kraal par les lances des soldats de Good, s’exposent, sans en avoir conscience, au jeu meurtrier des haches maniées par sir Henry et Umslopogaas, se faisant face comme deux cariatides. Chaque cadavre qui tombe dans l’étroit défilé sert à élever la barricade qui s’oppose à la sortie des assiégés.

Les Masai se défendent comme des lions ; par un effort suprême, ceux qui survivent franchissent la palissade et les morts amoncelés. La mêlée s’engage dans la plaine ouverte, et c’est alors que les assaillants commencent à perdre des hommes ; bientôt ils ne sont plus qu’une quinzaine et il reste au moins cinquante Masai ; le sang de sir Henry coule par plusieurs blessures ; cet homme de fer lui-même, le Zoulou Umslopogaas, est haletant et presque à bout de forces ; pour comble de malheur, M. Mackenzie dans sa lutte corps à corps avec un elmoran est mis hors de combat. Les choses prendraient une mauvaise tournure, sans l’intervention du hasard qui fait qu’un Masai, ayant frappé Umslopogaas entre les deux épaules, voit sa lance rebondir. Or les armures protectrices sont inconnues dans ces tribus.

« Ils sont sorciers ! Ils ont un charme ! Ce sont des diables ! — Ils portent des armes enchantées ! »

Ces mots courent d’une bouche à l’autre, des cris perçants retentissent ; pris d’une panique, les Masai fuient de toutes parts en laissant tomber leurs lances et leurs boucliers. La dernière victime d’Inkosi-kaas, c’est le parlementaire de la veille, celui que le terrible Zoulou a nommé « voleur de petites filles ». Il lui jette encore ce nom à la face, en l’abattant d’un grand coup.

Quinze hommes seulement sur trente rentrent à la mission, dont cinq blessés, deux mortellement, et M. Mackenzie sur une civière. Sa femme, qui a passé le temps du combat en prière, accourt à la rencontre des défenseurs de Flossie ; elle leur annonce, éperdue de joie et tremblante d’horreur, riant et pleurant, que la pauvre enfant est de retour !

En effet, après que les blessures sont pansées et les vainqueurs un peu réconfortés, Flossie, très pâle et toute chancelante, est introduite et embrasse ses sauveurs à la ronde. On la félicite de la présence d’esprit qu’elle a montrée en tirant le coup de pistolet. Mais alors elle se met à fondre en larmes : « Oh ! ne parlez pas de cela ! ne parlez pas de cela ! Je n’oublierai jamais sa figure quand il a tourné sur lui-même, je le vois encore ; c’est affreux d’avoir tué !… »

On l’engage à se coucher, à dormir pour calmer ses nerfs, mais longtemps Flossie se ressentira de ces émotions terribles, de l’interminable angoisse de cette nuit pendant laquelle, assise au milieu des bourreaux qui devaient la torturer le lendemain, elle attendait des secours en se disant que les siens seraient sûrement écrasés par le nombre. Entre elle et le vieil Allan Quatremain, une vive amitié s’est nouée en peu de jours ; à l’heure des adieux, elle lui donne une boucle de ses cheveux d’or et il lui remet en échange, avec de bons et sages conseils, un chèque de mille livres sterling qui lui permettra d’acheter un collier de diamants en souvenir de lui quand elle se mariera.

Et maintenant, ayant chargé leurs bagages sur une douzaine d’ânes qu’ils se sont procurés à la mission, les trois aventuriers et leur suite fort réduite continuent à marcher vers Lekakisera, sans se laisser retenir par les instances ni les prières de la famille Mackenzie.


IV


Lekakisera est une montagne très haute et magnifiquement revêtue de neige, comme le mont Kenya ; en s’y rendant, près du lac Baringo, l’un des deux Wakwafi survivants périt de la piqûre d’une vipère ; encore cent cinquante milles et on atteint Lekakisera.

Un repos de quinze jours met la petite troupe en état de supporter les fatigues d’un voyage difficile à travers l’immense forêt du district nommé Elgumi. Cette forêt fourmille pour ainsi dire d’éléphants. N’ayant jamais eu à se défendre contre les chasseurs, ils sont généralement inoffensifs, mais beaucoup d’autres fauves abondent autour d’eux, le lion entre autres, et une certaine mouche du nom de tsetse inflige de si cruelles piqûres aux ânes de la caravane qu’ils succombent tous ; heureusement, ce n’est que quelque temps après, lorsqu’ayant dépassé le grand lac que les indigènes nomment Laga et, plus haut encore, le lac prétendu sans fond qui occupe le cratère d’un volcan éteint, Allan Quatremain et ses compagnons ont atteint un village. Les habitants, de pacifiques pêcheurs qui voient des hommes blancs pour la première fois, les reçoivent avec respect et bienveillance. Se trouvant privés de tout moyen de transport, ils se décident à séjourner quelque temps dans ce pays et à y attendre les événements. En conséquence, ils échangent contre des cartouches vides un canot creusé dans un tronc d’arbre, prennent avec eux quelques munitions et vont faire un tour sur le lac pour y trouver un endroit favorable à l’établissement de leur camp.

Tout en ramant, Good remarque la couleur bleu foncé tout à fait extraordinaire du lac et raconte que les indigènes prétendent qu’il y a un trou au fond par lequel l’eau s’échappe pour aller éteindre en dessous un incendie formidable.

« Son origine volcanique explique cette légende, » dit Allan Quatremain.

À l’extrémité du lac se trouve une haute muraille de rocher perpendiculaire. À cent mètres environ de ce rocher, le canot passe auprès d’une accumulation considérable de roseaux, de branches et autres débris flottants qui doivent avoir été apportés là par un courant dont Good, toujours très bien renseigné sur les questions aquatiques, cherche à s’expliquer la provenance. Tandis qu’il discute là-dessus, sir Henry s’intéresse aux mouvements d’une bande nombreuse de cygnes blancs ; comme jamais encore il n’en a rencontré en Afrique, l’envie lui vient d’emporter un échantillon de l’espèce ; il tire un coup de fusil et abat deux cygnes à la fois. Aussitôt le dernier des Wakwafi qui lui reste, excellent nageur, s’élance pour les rapporter. Il approche de plus en plus de la paroi de rocher que l’eau vient battre sans intervalle de plage ; tout à coup un cri lui échappe ; il nage vigoureusement vers le canot, mais sans réussir apparemment à résister au tourbillon qui l’entraîne. Ses compagnons, en volant à son secours, aperçoivent quelque chose qui ressemble à l’entrée d’un tunnel presque submergé. D’ordinaire il l’est tout à fait, mais les eaux du lac sont basses, cette gueule béante s’ouvre donc visiblement pour happer le pauvre Wakwafi. Au moment où le canot va l’atteindre, il disparaît englouti dans le tourbillon bleu ; le canot lui-même est saisi comme par une main puissante et lancé contre le rocher. Ceux qui le montent ont beau lutter, ils sentent que le gouffre les pompe pour ainsi dire, ils se jugent perdus, un dernier instinct de conservation les pousse à se jeter à plat ventre.

L’esquif, emporté par une force mystérieuse, file avec la rapidité d’une flèche dans d’épaisses ténèbres. Impossible d’échanger un mot, car le fracas de l’eau étouffe les voix ; impossible de relever la tête, car la voûte du rocher est peut-être assez basse pour broyer du coup le crâne qui se redresserait si peu que ce fût. Jamais course folle ne ressembla davantage à un cauchemar. Enfin le bruit devient moins étourdissant, d’où l’on peut conclure que les échos ont plus de place pour se disperser. Allan Quatremain se mettant à genoux avec précaution, lève le bras, sans rencontrer de voûte ; il recommence en s’aidant d’une pagaie : même résultat ; à droite, à gauche, il ne trouve rien que de l’eau. Alors il se souvient qu’entre autres provisions, il y a dans le bateau une lanterne et de l’huile. Il frotte une allumette et voit Good, couché sur le dos, son lorgnon dans l’œil, contemplant les ténèbres au-dessus de lui, sir Henry trempant sa main dans le courant pour en apprécier la force, et Umslopogaas… Malgré la gravité des circonstances, le bon Quatremain ne peut s’empêcher de rire. Umslopogaas, en s’aplatissant comme les autres pour éviter des chocs dangereux, a rencontré un rôti froid emporté à tout hasard ; il s’est dit que ce rôti sent bon, que ce sera peut-être là son dernier repas et il s’en est taillé une tranche avec la redoutable Inkosi-kaas. « Quand on part pour un long voyage, explique-t-il ensuite, il n’est pas mauvais d’avoir l’estomac plein. » Les compagnons d’infortune, réussissant maintenant à s’entendre, décident que l’on attachera deux pagaies, en guise de mât, afin d’être averti de tout abaissement soudain de la voûte, et que l’un d’eux se plaçant à l’avant, avec la lanterne et une longue gaffe, défendra le bateau contre les rochers tandis qu’un autre veillera au gouvernail.

« Nous sommes évidemment, fait observer Quatremain, engagés sur une rivière souterraine qui emporte les eaux superflues du lac. Ces rivières-là existent assez nombreuses dans maintes parties du monde, on les connaît bien, quoiqu’on évite d’y naviguer. Nous finirons par déboucher quelque part, sans doute de l’autre côté des montagnes ; nous n’avons donc qu’à nous sustenter jusque-là, tout en ménageant ce rôti qui est notre unique ressource. »

Good est moins optimiste ; il constate bien que le courant file huit nœuds au moins et que, comme à l’ordinaire, il est surtout rapide au milieu, fort heureusement, mais il croit possible que la rivière s’enfonce en serpentant dans les entrailles de la terre jusqu’à ce qu’elle s’y dessèche, donnant ainsi une apparence de raison à la tradition locale.

« Eh bien ! dit sir Henry, avec sa philosophie accoutumée, une rivière souterraine est en somme un tombeau qui en vaut bien d’autres. Préparons-nous au pire, en espérant toujours. »

Le conseil est bon assurément, mais tout le sang-froid et toute l’expérience du monde n’empêchent pas un homme d’être ému quand d’heure en heure il se demande s’il a encore ou non cinq minutes d’existence. Néanmoins on s’habitue à tout, même à cette incertitude ; et en somme fût-on chez soi, dans une maison bien close et gardée par les sergents de ville, sait-on jamais combien de temps on peut avoir à vivre ? Le plus sage, en quelque circonstance que ce soit, est de se rappeler le conseil de sir Henry : être tranquillement prêt à tout.

Il était midi environ quand la barque a fait son plongeon dans les ténèbres, et c’est vers deux heures que Good et Umslopogaas ont été mis de garde à l’avant et à l’arrière. À sept heures, sir Henry et Quatremain les remplacent et pendant trois heures encore, grâce à la violence du courant, tout va bien, moyennant quelques précautions pour empêcher le bateau de virer et de se mettre en travers comme il aurait une certaine tendance à le faire. Particularité curieuse : l’air reste frais, quoique un peu lourd naturellement ; c’est merveille qu’il ne s’épaississe pas davantage dans un tunnel de cette longueur. Cependant Allan Quatremain remarque à la fin de sa troisième heure de garde que la température s’échauffe sensiblement. Quelques minutes après, sir Henry lui crie qu’il est dans une sorte de bain turc. Good s’est déjà dépouillé de tous ses habits ; si Umslopogaas ne l’imite pas, c’est qu’il est toujours nu, sauf un moocha.

La chaleur augmente, augmente, jusqu’à ce que les malheureux ruissellent de sueur et soient hors d’état de respirer. Il leur semble pénétrer dans l’antichambre de l’enfer. Quatremain essaye de tremper sa main dans l’eau et la retire précipitamment ; de la surface de la rivière s’élève un nuage de vapeur. Sir Henry émet l’opinion qu’ils passent près du siège souterrain d’un feu volcanique quelconque. Leurs souffrances pendant un temps difficilement appréciable, car dans de pareilles circonstances les minutes paraissent longues comme des heures, touchent à la torture. Ils ne transpirent plus, toute leur sueur ayant coulé, ils gisent au fond du bateau qu’ils sont devenus physiquement incapables de diriger, dans un état de lente suffocation qui doit beaucoup ressembler à celui des pauvres poissons jetés à terre pour y mourir. Leur peau craque, le sang bat dans leur tête avec un sifflement de machine à vapeur.

Tout à coup cette espèce de Styx effroyable fait un détour et, à un demi-mille en avant, un peu à gauche du centre de la rivière, qui a bien ici quatre-vingt-dix pieds de large, apparaît une chose féerique. Un jet de flamme presque blanche s’élance comme une colonne gigantesque de la surface de l’eau et jaillit à cinquante pieds en l’air ; là il frappe le rocher et s’étend à quelque quarante pieds de distance, dessinant un chapiteau en forme de rose épanouie dont les pétales seraient des nappes de feu arrondies, aux enroulements délicats. L’aspect de cette fleur flamboyante sortie des eaux couleur d’encre et dont la tige de feu a plus d’un pied d’épaisseur défie toute description. Sa beauté inspire à la fois l’épouvante et l’admiration. L’épouvante cependant domine, car le bateau avance toujours avec la même rapidité… il avance vers cette fournaise qui éclaire l’immense caverne. Sur le rocher noir courent de grandes veines étincelantes de métaux inconnus.

« Maintenez le bateau à droite, » hurle sir Henry.

Une minute après il tombe sans connaissance. Good l’imite. Bientôt la tête d’Umslopogaas s’affaisse aussi sur ses mains. Ils sont comme morts tous les trois. Quatremain se défend encore. Il sent qu’au-dessus de la grande rose de feu, la voûte de rocher est comme rougie ; il voit que le bois du bateau est presque calciné ; mais il dépend encore de lui que le canot ne passe pas assez près du jet de gaz pour qu’il périsse. Avec l’énergie qui lui reste, il se sert de la pagaie, de façon à se détourner autant que possible du terrible foyer qui l’éblouit, même à travers ses paupières closes, qui rugit comme tous les feux de l’enfer et autour duquel l’eau bout avec fureur. Cinq secondes encore et le bateau passe, laissant derrière lui ce grondement sinistre. Alors, à son tour, le vieux chasseur s’évanouit. Quand il reprend connaissance, un souffle d’air effleure son visage ; il ouvre péniblement les yeux, regarde. Les ténèbres l’enveloppent de nouveau, bien que là-bas, bien loin, au-dessus de lui, il y ait de la lumière ; le canot descend toujours un courant rapide ; au fond gisent les formes nues et encore inanimées de ses amis. Sont-ils morts ?

Il trempe sa main dans l’eau et la retire avec un cri. Presque toute la peau en est enlevée. Il boit, il boit des pintes d’eau, tout son corps semble aspirer avidement ce fluide. Alors, se traînant péniblement vers les autres, il se met à les asperger et successivement ils ressuscitent, absorbant à leur tour l’eau fraîche comme des éponges. Good est émerveillé de reconnaître que le bateau, quoique brûlé par places, a tenu bon ; un bateau civilisé aurait craqué cent fois, mais celui-ci est creusé dans le bois tendre d’un seul grand arbre et a une épaisseur de trois à quatre pouces.

Qu’était-ce que cette horrible flamme ?

Probablement, quelque trou dans le lit de la rivière permettait à un volume considérable de gaz de jaillir du foyer volcanique caché dans les entrailles de la terre. Comment il devint ignescent, on ne peut que le présumer ; peut-être par suite de quelque explosion spontanée de gaz méphitiques.

La lumière qui maintenant apparaît en haut est d’une tout autre nature ; elle vient du ciel ; la rivière a cessé d’être souterraine, son cours ténébreux continue, non plus dans des cavernes que l’homme ne saurait mesurer, mais entre deux falaises sourcilleuses qui n’ont pas moins de deux mille pieds. Leur hauteur est telle que, quoique le ciel les domine, l’obscurité continue, ou du moins le crépuscule. On se croirait dans une chambre aux volets fermés.

À vouloir calculer cette hauteur, la tête vous tourne ; le petit espace du ciel ressort comme un fil bleu sur leur sommet que ne pare aucun arbre, aucune liane, rien que de longs lichens grisâtres qui pendent immobiles comme ferait une barbe blanche au menton d’un mort. Aucun des rayons du soleil n’aurait pu pénétrer si bas. Ils s’éteignent bien loin de pareilles profondeurs.

Le bord de la rivière est semé de fragments de rochers auxquels l’action continuelle de l’eau a donné forme de galets. Le trio anglais, accompagné du guerrier zoulou, aborde sur cette marge, qui, les eaux étant basses, a sept ou huit mètres de largeur, afin de se reposer un peu des horreurs du voyage et de réparer le canot. Non sans peine on découvre un endroit qui semble praticable.

« Quel chien de pays ! » s’écrie Good en mettant pied à terre le premier. — Et il part d’un éclat de rire.

Aussitôt des voix tonnantes reprennent ses derniers mots :

« Chien de pays ! chien de pays ! ho ! ho ! ho ! » répond une autre voix au sommet de la montagne.

« Chien de pays ! chien de pays ! » répètent des échos invisibles, jusqu’à ce que tout le gouffre retentisse des éclats d’une gaîté sauvage qui s’interrompt aussi brusquement qu’elle a commencé.

« Ah ! dit Umslopogaas avec calme, je vois bien que des diables demeurent ici. »

Quatremain essaye de lui expliquer que la cause de tout ce tapage n’est qu’un très remarquable et très intéressant écho. Il n’en veut rien croire :

« Non, non, ce sont des diables, mais je ne fais pas grand cas d’eux ! Ils répètent ce qu’on dit et ne savent rien dire de leur crû, ils n’osent pas montrer seulement leurs figures ! »

Après avoir exprimé son mépris pour des diables aussi craintifs et aussi dépourvus d’imagination, le Zoulou se tait, tandis que les autres continuent leur entretien à voix basse, car il est vraiment insupportable de ne pouvoir prononcer un mot, sans que les précipices se le rejettent les uns aux autres comme une balle de croquet. Les chuchotements eux-mêmes remontent le rocher en murmures mystérieux et meurent en longs soupirs.

Cependant, les voyageurs se lavent et pansent leurs brûlures comme ils peuvent ; puis ils songent à manger ; mais les habitants de l’endroit, des crabes d’eau douce énormes, noirs et affreux à voir, accourent de tous côtés, attirés sans doute par l’odeur de la viande. Ils sortent de chaque trou, pullulent aussi nombreux que les galets eux-mêmes, étendant des pinces agressives qui s’attaquent si bien à Good que celui-ci, surpris par derrière, se lève, avec une exclamation courroucée dont les échos font un véritable tonnerre. Umslopogaas brandit sa hache et commence un massacre qui dégoûte si fort les trois autres qu’ils retournent à leur canot en laissant les débris de leur repas à la horde repoussante.

« Les diables de l’endroit, » dit Umslopogaas de l’air d’un homme qui a résolu quelque problème.

Et de nouveau ils se laissent aller à la dérive, sachant à peine quand le jour finit, quand la nuit recommence, jusqu’au moment où de nouveau les opaques ténèbres souterraines les entourent, accompagnées d’un bruit murmurant qui leur est devenu familier. Une fois de plus ils sont ensevelis.

Vers minuit, un rocher plat qui avance au milieu du ruisseau est bien près de les chavirer ; à trois heures, la rapidité du courant augmente et bientôt le canot force son chemin au milieu d’un fouillis de lianes pendantes.

On est sorti du tunnel, on flotte à découvert, l’air pur et parfumé de la nuit arrive comme une caresse aux voyageurs qui attendent l’aube avec impatience, curieux de savoir vers quel rivage le hasard les a conduits.

Le soleil se lève, teignant le ciel de pourpre et d’or, il pompe lentement le brouillard qui couvre les eaux comme des ondes de ouate blanche ; les voyageurs découvrent alors qu’ils flottent sur une vaste nappe du plus bel azur ; on n’aperçoit pas le rivage ; cependant l’horizon est fermé par une chaîne de montagnes escarpées qui semblent retenir les eaux du lac ; il n’y a pas à douter que par quelque issue dans ces montagnes, la rivière souterraine ne se fraye un chemin. Une preuve de ce fait, c’est qu’à peu de distance du canot, le corps d’un homme, qui n’est autre que le pauvre serviteur, noyé deux jours auparavant, flotte sur le ventre. Ce mort a fait le voyage avec ses anciens compagnons, il est arrivé au but en même temps qu’eux, à demi-brûlé, il est vrai, par le contact du pilier de flamme qu’il a dû effleurer. Aussitôt que d’un coup de pagaie on l’a retourné, mis sur le dos, il enfonce et disparaît, comme si sa mission était accomplie, en réalité parce que cette nouvelle attitude donne un libre passage au gaz.

« Pourquoi nous a-t-il suivis ? C’est un mauvais présage, » dit Umslopogaas.

Ce qui importe maintenant, c’est de trouver un point où l’on puisse aborder, et, sauf les montagnes à travers lesquelles la rivière souterraine fait son entrée dans le lac, il n’y a pas de terre visible.

En observant cependant le vol des oiseaux aquatiques qui doivent être partis du rivage pour passer la journée à pêcher, Good tourne le bateau à gauche, du côté d’où ils viennent tous. Bientôt une brise se lève et la voile improvisée avec une perche et une couverture se gonfle joyeusement. Quelques morceaux de biltong (gibier desséché) composent dans de telles circonstances un repas délicieux, surtout lorsqu’il est accompagné d’une bonne pipe.

Au bout d’une heure de marche, Good qui, armé de sa lorgnette, interroge l’horizon, s’écrie soudain qu’il aperçoit la terre, et deux minutes après un grand dôme doré perce les dernières brumes. Tandis que ses amis s’émerveillent, Good signale une découverte plus importante encore, celle d’un petit bateau à voiles qui semble indiquer un certain degré de civilisation.

Et en effet le bateau qui apparaît bientôt à tous n’a rien de commun avec les canots creusés ; il est construit en planches et porte un homme et une femme bruns à la façon des Espagnols ou des Italiens. C’était donc vrai, après tout, l’existence de cette race blanche ? Mystérieusement conduits par une puissance supérieure à la leur, les aventuriers ont découvert ce qu’ils cherchaient. Ils se félicitent les uns les autres d’un succès si complet et si imprévu.

« Vraiment, dit sir Henry, qui possède ses auteurs, le vieux Romain avait raison quand il s’écriait : « Ex Africa semper aliquid novi. » (En Afrique, il arrive toujours du nouveau.)

Le batelier a des cheveux lisses et droits, des traits réguliers, un peu aquilins, une physionomie intelligente. Il est vêtu de drap brun ; ses habits sont une espèce de chemise sans manches et un jupon court, comme le kilt écossais. À ses jambes et à ses bras nus s’enroulent des cercles d’un métal jaune qui doit être de l’or. La femme, aux cheveux bruns bouclés, aux grands yeux doux, porte une élégante draperie qui enveloppe tout le corps de plis gracieux et dont le bout est rejeté par-dessus l’épaule.

Si les voyageurs sont étonnés à la vue du couple indigène, celui-ci l’est bien plus encore à la vue des voyageurs. L’homme n’ose pousser vers le canot ; il reste à distance respectueuse, sans répondre à aucun des saluts qui lui sont adressés en anglais, en français, en latin, en grec, en allemand, en hollandais, en zoulou, en sisitou, en kukuana et en d’autres dialectes indigènes. Ces diverses langues sont pour lui incompréhensibles, mais Good ayant envoyé un baiser à la jeune dame, elle répond de très bonne grâce et semble prendre un certain plaisir à être lorgnée attentivement par l’irrésistible monocle de l’officier de marine.

« Vous serez notre interprète, Good, dit gaiement sir Henry.

— Ce qui est certain, fait observer Quatremain, c’est que ces gens-là vont revenir avec un grand nombre de leurs pareils. Reste à savoir comment nous serons reçus.

— Si nous prenions un bain en attendant, » propose sir Henry, avec l’entrain naturel aux Anglais quand il s’agit de plonger dans l’eau froide.

L’offre est accueillie avec transport. Après le bain, les trois nageurs se sèchent au soleil, puis chacun d’eux défait la petite caisse qui renferme ses vêtements de rechange. Pour Quatremain et sir Henry, ce n’est qu’un simple complet de chasse, mais, d’un tout petit paquet, Good tire, comme par miracle, un uniforme tout neuf de commandant de la marine royale, épaulettes d’or, galons, claque, bottes vernies et le reste. Ses amis ont alors le secret des soins particuliers qu’il donnait à un surcroît de bagages qui tout le long du chemin les a beaucoup gênés. Ils se récrient à qui mieux mieux, tandis qu’Umslopogaas, ébloui, s’écrie avec l’accent de la plus sincère admiration :

« Oh ! Bougwan ! Oh ! Bougwan ! Je t’avais toujours cru un vilain petit homme trop gros et voilà que tu ressembles à un geai bleu quand il étale sa queue en éventail ! Bougwan, cela fait mal aux yeux de te regarder. »

Saisi lui-même d’émulation, le chef zoulou, qui n’a pas la vaine habitude d’orner son corps, se met à le frotter avec l’huile de la lanterne jusqu’à ce qu’il reluise autant que les bottes mêmes de Good ; après quoi il revêt l’une des cottes de mailles dont sir Henry lui a fait cadeau et, ayant nettoyé Inkosi-kaas, se redresse superbe.

Pendant ce temps le canot, dont la voile a été de nouveau hissée après ce bain, file vers la terre, ou plutôt vers l’embouchure d’une large rivière. Une heure et demie s’est à peine écoulée depuis le départ du petit voilier, quand un nombre considérable d’autres bateaux émergent de la rivière ; il y en a un très grand, conduit par vingt-quatre rameurs et d’un aspect tout officiel, les hommes de l’équipage portant une espèce d’uniforme et celui qui évidemment les commande ayant un sabre au côté.

C’est un vieillard, d’aspect vénérable, à la longue barbe flottante.

« Que parions-nous ! dit Quatremain. Vont-ils nous aborder poliment ou bien nous exterminer ? »

Au moment même, quatre hippopotames se montrent dans l’eau à deux cents mètres environ et Good fait observer qu’il serait bon de donner aux indigènes une idée de la puissance de leurs armes en tirant sur l’un d’eux. Cette idée a malheureusement l’approbation générale. Les hippopotames se laissent approcher sans montrer d’effroi ; Quatremain fait même la remarque qu’ils sont singulièrement apprivoisés. Un massacre s’ensuit durant lequel le plus gros des hippopotames, dans les convulsions de l’agonie, retourne comme il ferait d’une coquille de noix l’un des bateaux ; une jeune femme qui le monte est sauvée à grand’peine.

Ayant prouvé ainsi à la fois leur puissance et leurs intentions bienveillantes, Quatremain, Good et Curtis pensent avoir favorablement impressionné les indigènes qui se sont éloignés d’un air d’effroi et de consternation. Ils s’avancent avec maints salamalecs vers le grand bateau à rames et commencent en anglais des discours fort inutiles, car le vénérable commandant à la barbe flottante répond dans un langage très doux auquel ils sont obligés de répondre à leur tour en secouant la tête. Enfin Quatremain, qui meurt de faim, a la bonne idée d’ouvrir la bouche très grande en y plongeant son doigt comme une fourchette et de se frotter l’estomac. Ces gestes sont aussitôt compris ; l’interlocuteur fait de la tête plusieurs signes affirmatifs et montre le port, tandis que l’un des hommes lance une amarre pour indiquer aux étrangers qu’on les remorquera volontiers.

En vingt minutes le canot et les quatre hommes qui s’y tiennent, un peu inquiets, arrivent à l’entrée du port qui est littéralement encombré de barques portant des curieux accourus pour les voir passer. Dans le nombre figurent beaucoup de dames dont quelques-unes sont éblouissantes de blancheur.

Un tournant de la rivière révèle enfin la ville de Milosis. Ce nom venant de mi, cité, et de losis, froncement de sourcil, on peut l’appeler indifféremment la cité sourcilleuse ou la cité menaçante. À quelque cinq cents mètres de la rive, se dresse une falaise de granit qui, évidemment, encaissait jadis le lac, l’espace intermédiaire, couvert maintenant de docks et de routes, ayant été conquis par des travaux d’ingénieurs. Au-dessous du précipice, on voit un grand bâtiment du même granit que la falaise, qui n’est autre que le palais royal. Derrière le palais, la ville monte en pente douce vers un temple de marbre blanc couronné d’un dôme doré. Sauf cette seule construction, la ville est tout entière bâtie en granit rouge, très régulièrement, avec de grandes voies, largement ouvertes entre les maisons élevées d’un étage et entourées de jardins. Mais la merveille et la gloire de Milosis, c’est l’escalier du palais, qui compte soixante-cinq pieds de large d’une balustrade à l’autre, et dont les deux étages, chacun de cent vingt-cinq marches, réunis par une plate-forme, descendent des murs du palais vers le canal creusé au-dessous. Cet escalier prodigieux repose sur une arche énorme de la plus surprenante hardiesse, d’où part un pont volant dont l’autre extrémité va s’enfoncer dans le granit.

On raconte que ce splendide ouvrage, commencé dès l’antiquité, fut interrompu durant trois siècles, jusqu’à ce qu’enfin un jeune ingénieur du nom de Rademas se fût engagé sur sa vie à l’achever. S’il échouait, il devait être jeté du haut du précipice qu’il avait entrepris d’escalader. S’il réussissait, il devait au contraire épouser la fille du roi. Cinq ans lui furent donnés pour achever son œuvre. Trois fois l’arche tomba ; enfin une nuit il rêva qu’une femme divinement belle venait à lui et lui touchait le front ; aussitôt il eut une vision de l’ouvrage terminé ainsi que des moyens pour le mener à bien. Au réveil, il recommença ses plans, et le dernier jour des cinq années, il faisait monter à sa royale fiancée l’escalier conduisant au palais. Devenu l’héritier du trône, il fonda la dynastie actuelle de Zu-Vendis, qui s’appelle encore la Maison de l’Escalier, prouvant ainsi combien l’énergie et le talent sont les degrés naturels qui mènent à la grandeur. Pour rappeler son triomphe, Rademas fit une statue qui le représentait endormi, tandis que l’Inspiratrice lui touchait le front. Cette statue décore toujours le grand vestibule du palais.

Telle fut l’histoire de Milosis qu’apprirent plus tard Curtis, Quatremain et Good. Certes, cette ville était la bien nommée, car les puissants ouvrages de granit semblaient froncer le sourcil d’un air menaçant, en écrasant de leur grandeur les pygmées qui osaient les gravir.

Quand le bateau, dirigé par les vingt-quatre rameurs, a touché terre, le personnage officiel qui le conduit pose le bout des doigts sur ses lèvres en signe de salutation et conduit les étrangers dans une sorte d’auberge, où on leur sert de la viande froide, des légumes verts semblables à des laitues, du pain bis et du vin rouge, versé d’une outre en peau dans des gobelets de corne. Ce vin, particulièrement bon, ressemble à du bourgogne. Il est versé par des jeunes filles, vêtues comme la première, d’une jupe courte en toile blanche et d’une draperie laineuse, qui laisse nus le bras droit et une partie de la poitrine. C’est le costume national, un costume qui varie selon les conditions. Par exemple, si la jupe est blanche, on peut conclure que celle qui la porte n’est pas mariée ; si elle est bordée d’une raie rouge, on se trouve en présence d’une femme ; la femme est veuve si la rayure est noire, ainsi de suite. De même l’écharpe, le kaf, comme on la nomme, est de couleurs différentes selon le rang, la condition sociale ; ceci s’applique également aux tuniques des hommes ; l’insigne national est une bande d’or autour du bras droit et du genou gauche ; les gens de haute naissance ont, en outre, une torque d’or autour du cou.

Leur repas terminé, les trois étrangers sont conduits au pied du grand escalier, que décorent deux lions de taille colossale, tirés chacun d’un bloc de marbre noir pour terminer la rampe. On les attribue aussi à Rademas, le prince architecte et sculpteur qui, à en juger par ce qui reste de son œuvre, fut sans doute un des plus grands artistes qui existèrent jamais.

Au premier étage, du haut de la plate-forme, la vue embrasse un paysage splendide qui borde les eaux bleues du lac. Ayant atteint le sommet du second étage, les étrangers sont introduits dans le palais, gardé par une sentinelle, dont le sabre est exactement pareil comme travail à celui que leur a montré M. Mackenzie. Une lourde lance à la main, la poitrine et le dos protégés par une cuirasse d’hippopotame habilement préparée, la sentinelle qui veille aux portes de bronze échange un mot d’ordre avec le guide avant de permettre l’entrée dans une cour sablée de poudre de coquillages et ornée de massifs, de plates-bandes fleuries. Quant au palais, il n’a pas de portes, mais seulement des rideaux épais.

Dans une salle décorée de statues et jonchée de riches tapis, sont rangés les hauts dignitaires de l’État autour de deux trônes d’or massif ; parmi eux le grand-prêtre du Soleil, qui est le dieu de ce pays. Puis surviennent, avec un fracas éclatant de trompettes, des hommes armés précédant les deux reines, les sœurs jumelles, Nylephta et Soraïs, deux miracles de beauté, celle-là blonde et blanche comme la neige, celle-ci brune aux yeux noirs, au teint olivâtre.

Il est clair qu’à première vue, sir Henry Curtis et Nylephta s’éprennent l’un de l’autre, aussi ne sommes-nous pas très surpris quand, à la fin du second volume, un Anglais de bonne mine et du plus généreux caractère monte par suite de son mariage sur le trône de Zu-Vendis. Mais il faut surmonter d’abord bien des obstacles ; il faut déjouer les complots du grand-prêtre qui demande le châtiment de ces téméraires, coupables d’avoir attenté aux jours des hippopotames sacrés, des nobles animaux qui, voués au Soleil, sont nourris dans le port par des prêtres préposés à leur service. Un tel sacrilège mérite la mort, la mort par le feu. Nylephta et Soraïs protègent à l’envie les prétendus criminels, et non seulement les sauvent, mais encore les comblent de faveurs, les associent à leurs plaisirs. Malheureusement, Soraïs est touchée tout autant que sa sœur par le mérite de sir Henry Curtis qui, en outre de sa magnifique prestance, a des talents que tout le monde admire, car il enseigne aux Zu-Vendiens à fabriquer du verre et prédit, avec le secours de l’almanach, des phénomènes célestes que les astronomes du crû ne soupçonnaient même pas. Il expose même aux savants le principe de la machine à vapeur, et tout cela l’élève si haut dans l’estime des deux reines qu’elles finissent par le loger dans leur palais, lui et ses compagnons, afin de pouvoir plus aisément consulter ces trois sages sur les questions de politique.

Fureur des grands dignitaires contre les Anglais, jalousie plus redoutable encore de Soraïs à l’égard de sa sœur Nylephta. Lorsque la blonde reine annonce son prochain mariage avec l’étranger, « la Dame de la nuit », comme on appelle l’autre reine brune, se met à la tête des mécontents. Une guerre civile s’ensuit.

Peut-être y a-t-il vraiment trop de récits de batailles à la fin du second volume ; le sang y coule à flots. La défense de l’escalier géant du palais par Umslopogaas seul contre une soixantaine de conjurés armés qui viennent pour assassiner la reine, tandis que son époux met les rebelles en déroute, est une épopée quelque peu fabuleuse, mais d’un grand effet. À la fin, l’héroïque Zoulou tombe, mais après avoir brisé sa fidèle Inkosi-kaas qu’il ne veut laisser à personne. Il en frappe une certaine pierre sacrée qui selon les prophéties locales doit être mise en pièces le jour où un roi de race étrangère gouvernera le pays. Et la prophétie s’accomplit ; sir Henry Curtis est solennellement élevé au trône de Zu-Vendis.

Les fêtes de son avènement sont attristées toutefois par l’état lamentable du bon Quatremain qui n’a pu résister aux fatigues de la guerre et qui meurt après avoir terminé son journal, lequel n’est autre que le roman dont nous venons de donner un résumé succinct.

La main du nouveau souverain de Zu-Vendis y a ajouté un post-scriptum. Pendant six mois diverses commissions ont travaillé à découvrir, en explorant les frontières, s’il existait aucun moyen de pénétrer dans le pays ou d’en sortir ; un seul canal de communication ayant été signalé, on décide que cette issue sera bouchée. Curtis, ou plutôt le roi Incubu, c’est dorénavant son nom, se promet de conserver à ses sujets les bienfaits d’une comparative barbarie. Pour cela il éloignera systématiquement les étrangers. Good (Bougwan), chargé de fonder sur les grands lacs une marine royale, est du même avis. Point de télégraphe, de journaux, de poudre à canon. Incubu s’applique d’ailleurs à créer un gouvernement central vigoureux et à saper l’influence des prêtres du Soleil ; tôt ou tard la croix devra être plantée sur le dôme du temple. En attendant, il se promet d’élever le fils blond et rose que lui a donné la belle Nylephta en gentleman anglais.


Th. Bentzon.

  1. Les elmorans ou jeunes guerriers masai ne peuvent rien posséder en propre, de sorte que tout le butin qu’ils gagnent dans les combats appartient à leurs parents.