Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre V/II

J. Hetzel (2p. 279-312).
◄  I

II


Les Hollandais aux îles aux Épices. — Lemaire et Schouten. — Tasman. — Mendana. — Queiros et Torrès. — Pyrard de Laval. — Pietro della Valle. — Tavernier. — Thévenot. — Bernier. — Robert Knox. — Chardin. — De Bruyn. — Kæmpfer.

Les Hollandais n’avaient pas été longtemps à s’apercevoir de la faiblesse et de la décadence de la puissance portugaise en Asie. Ils sentaient avec quelle facilité une nation habile et prudente pourrait s’emparer, en peu de temps, de tout le commerce de l’extrême Orient. Après un assez grand nombre d’expéditions particulières et de voyages de reconnaissance, ils avaient fondé, en 1602, cette célèbre Compagnie des Indes, qui devait porter à un si haut degré la prospérité et la richesse de la métropole. Dans ses luttes avec les Portugais, tout aussi bien que dans ses rapports avec les indigènes, la Compagnie poursuivit une politique de modération très-habile. Loin de fonder des colonies, de réparer et d’occuper les forteresses qu’ils prenaient aux Portugais, les Hollandais se donnaient comme de simples commerçants, exclusivement occupés de leur trafic. Ils évitaient de bâtir tout comptoir fortifié, sauf à l’intersection des grandes routes de commerce. Aussi purent-ils, en peu de temps, s’emparer de tout le cabotage entre l’Inde, la Chine, le Japon et l’Océanie. La seule faute que commit la toute-puissante Compagnie, ce fut de concentrer entre ses mains le monopole du commerce des épices. Elle chassa les étrangers qui s’étaient établis ou qui venaient prendre charge aux Moluques et aux îles de la Sonde ; elle arriva même, pour élever la valeur des précieuses denrées, à proscrire la culture de certains produits dans un grand nombre d’îles, et à défendre, sous peine de mort, l’exportation et la vente des graines et des boutures des arbres à épices. En peu d’années, les Hollandais étaient établis à Java. Sumatra, Bornéo, aux Moluques, au cap de Bonne-Espérance, points de relâche des mieux placés pour les navires rentrant en Europe.

C’est à ce moment qu’un riche marchand d’Amsterdam, nommé Jacques Lemaire, conçut, avec un habile marin du nom de Wilhem Cornelis Schouten, le projet de gagner les Indes par une route nouvelle. Les États de Hollande avaient en effet défendu à tout sujet des Provinces-Unies qui n’était pas au service de la Compagnie des Indes, d’atteindre les îles aux Épices par le cap de Bonne-Espérance ou par le détroit de Magellan. Schouten, disent les uns, Lemaire, suivant les autres, aurait eu l’idée d’éluder cette interdiction en cherchant un passage au sud du détroit de Magellan. Ce qui est certain, c’est que Lemaire fit une moitié des frais de l’expédition, tandis que Schouten, avec l’aide de divers négociants dont les noms ont été conservés et qui occupaient les premières charges de la ville de Horn, fit l’autre moitié. Ils équipèrent un vaisseau de 360 tonneaux, la Concorde, et un yacht, qui portaient un équipage de 65 hommes et 29 canons. Assurément, c’était là un armement peu en rapport avec la grandeur de l’entreprise. Mais Schouten était un habile marin, l’équipage avait été trié sur le volet, et les navires étaient abondamment fournis de vivres et de manœuvres de rechange. Lemaire était le commis et Schouten le capitaine du navire. La destination fut tenue secrète. Officiers et matelots prirent l’engagement illimité d’aller partout où on les conduirait. Le 25 juin 1615, c’est-à-dire onze jours après qu’on eut quitté le Texel, lorsqu’une indiscrétion n’était plus à craindre, les équipages furent rassemblés pour entendre la lecture d’un ordre portant : « que les deux vaisseaux chercheraient un autre passage que celui de Magellan pour entrer dans la mer du Sud et pour y découvrir certains pays méridionaux, dans l’espérance d’y faire d’immenses profits, et que, si le ciel ne favorisait pas ce dessein, on se rendrait par la même mer aux Indes orientales. » Cette déclaration fut reçue avec enthousiasme par l’équipage tout entier, animé, comme tous les Hollandais à cette époque, de l’amour des grandes découvertes.

La route, alors généralement suivie pour gagner l’Amérique du Sud, longeait, comme on l’a peut-être remarqué, les côtes d’Afrique jusqu’au dessous de la ligne équinoxiale. La Concorde n’eut garde de s’en écarter ; elle gagna le littoral du Brésil, la Patagonie et le port Désiré, à cent lieues au nord du détroit de Magellan. La tempête empêcha, pendant plusieurs jours, les navires d’entrer dans le port. Le yacht resta même, durant toute une marée, couché sur le flanc et à sec, mais la pleine eau le remit à flot, pour peu de temps cependant, car tandis qu’on réparait sa carène, le feu prit aux agrès et le bâtiment fut consumé malgré les efforts énergiques des deux équipages. Le 13 janvier 1616, Lemaire et Schouten atteignirent les îles Sébaldines, découvertes par Sebald de Weerdt, et suivirent le rivage de la Terre de Feu à peu de distance de terre. La côte courait à l’est-quart-sud-est et était bordée de hautes montagnes couvertes de neige. Le 24 janvier à midi, on en aperçut l’extrémité, mais à l’est s’étendait une autre terre qui parut également fort élevée. La distance entre ces deux îles, suivant l’estime générale, parut être de huit lieues, et l’on s’engagea dans le détroit qui les séparait. Il était tellement encombré de baleines, que le navire dut courir plus d’une bordée pour les éviter. L’île, située à l’est, reçut le nom de Terre des États, et celle de l’ouest le nom de Maurice-de-Nassau.

Vingt-quatre heures après avoir embouqué ce détroit, qui reçut le nom de Lemaire, la flottille en sortait, et donnait à un archipel de petites îles situées à tribord le nom de Barnevelt, en l’honneur du grand pensionnaire de Hollande. Par 58 degrés, Lemaire doubla le cap Horn, ainsi nommé en souvenir de la ville où l’expédition avait été armée, et il entra dans la mer du Sud. Lemaire remonta ensuite jusque par le travers des îles de Juan-Fernandez, où il jugea à propos de s’arrêter, afin de rafraîchir son équipage attaqué du scorbut. Comme l’avait fait Magellan, Lemaire et Schouten passèrent, sans les voir, entre les principaux archipels de la Polynésie, et atterrirent, le 10 avril, à l’île des Chiens, où il ne fut possible de se procurer qu’un peu d’eau douce et quelques herbages. On espérait atteindre les îles Salomon, mais on passa dans le nord de l’archipel Dangereux, où furent découvertes l’île Waterland, ainsi nommée parce qu’elle contenait un grand lac, et l’île aux Mouches, parce qu’une nuée de ces insectes s’attacha au bâtiment, et qu’il ne fut possible de s’en débarrasser qu’au bout de quatre jours, grâce à une saute de vent. Puis Lemaire traversa l’archipel des Amis, et atteignit celui des Navigateurs ou de Samoa, dont quatre petites îles conservent encore les noms qui leur furent alors donnés : les îles Goed-Hope, des Cocos, de Horn et des Traîtres. Les habitants de ces parages se montrèrent extrêmement enclins au vol ; ils s’efforcèrent d’arracher les chevilles du bâtiment et de casser les chaînes. Comme le scorbut continuait à sévir parmi l’équipage, on fut heureux de recevoir, comme présents du roi, un sanglier noir et des fruits. Le souverain, appelé Latou, ne tarda pas à venir dans une grande pirogue à voile, de la forme des traîneaux de Hollande, escorté d’une flottille de vingt-cinq embarcations. Il n’osa pas monter lui-même à bord de la Concorde ; mais son fils eut plus de hardiesse, et se rendit compte, avec une vive curiosité, de tout ce qu’il voyait. Le lendemain, le nombre des pirogues avait augmenté sensiblement, et les Hollandais, à certains indices, reconnurent qu’une attaque se préparait. En effet, une grêle de pierres tombe sur le bâtiment, à l’improviste ; les embarcations se rapprochent, deviennent gênantes, et les Hollandais sont réduits, pour s’en débarrasser, à faire une décharge de mousqueterie. Cette île reçut, à bon droit, le nom d’île des Traîtres.

On était au 18 mai. Lemaire fit alors changer la route et porter au nord pour gagner les Moluques par le nord de la Nouvelle-Guinée. Il passa probablement en vue de l’archipel de Salomon, des îles de l’Amirauté et des Mille-Iles ; puis il longea la côte de la Nouvelle-Guinée depuis 143° jusqu’à la baie Geelwink. Il débarqua fréquemment et nomma une foule de points : les Vingt-Cinq-Iles qui font partie de l’archipel de l’Amirauté, le Haut-Coin, le Haut-Mont (Hoog-Berg), qui semble correspondre à une portion de la côte voisine de la baie Kornelis-Kinerz, Moa et Arimoa, deux îles revues plus tard par Tasman, l’île qui reçut alors le nom de Schouten, appelée aujourd’hui Mysore et qu’il ne faut pas confondre avec d’autres îles Schouten situées sur la côte de Guinée, mais bien plus à l’ouest, enfin le cap Goed-Hope, qui paraît être le cap Saavedra à l’extrémité occidentale de Mysore. Après avoir vu la terre des Papuas, Schouten et Lemaire atteignirent Gilolo, l’une des Moluques, où ils reçurent de leurs compatriotes un accueil empressé.

Lorsqu’ils furent bien reposés de leurs fatigues et guéris du scorbut, les Hollandais se rendirent à Batavia, où ils arrivèrent le 23 octobre 1616, treize mois seulement après avoir quitté le Texel et n’ayant perdu dans ce long voyage que treize hommes. Mais la Compagnie des Indes n’entendait pas que ses priviléges fussent lésés et qu’on pût parvenir aux colonies par une voie non prévue dans les lettres patentes qui lui avaient été accordées, lors de son établissement. Le gouverneur fit saisir la Concorde et arrêter officiers et matelots qu’il embarqua pour la Hollande, où ils devaient être jugés. Le pauvre Lemaire, qui s’attendait à une autre récompense de ses travaux, de ses fatigues et des découvertes qu’il avait faites, ne put supporter le coup qui le frappait si inopinément ; il tomba malade de chagrin et mourut à la hauteur de l’île Maurice. Quant à Schouten, il ne paraît pas avoir été inquiété à son retour dans sa patrie, et il fit plusieurs autres voyages aux Indes, qui ne furent marqués par aucune nouvelle découverte. Il revenait en 1625, en Europe, lorsque le mauvais temps le força d’entrer dans la baie d’Antongil, sur la côte orientale de Madagascar, où il mourut.

Telle fut cette expédition importante qui ouvrait, par le détroit de Lemaire, une nouvelle voie moins longue et moins dangereuse que par celui de Magellan, expédition marquée par plusieurs découvertes en Océanie, et par une exploration plus attentive de points déjà vus par des navigateurs espagnols ou portugais. Mais il est souvent difficile d’attribuer avec certitude à l’un ou l’autre de ces peuples la découverte de certaines îles, terres ou archipels voisins de l’Australie.

Puisque nous parlons des Hollandais, nous laisserons un peu de côté l’ordre chronologique des découvertes pour raconter, avant celles de Mendana et de Quiros, les expéditions de Jean-Abel Tasman.

Quels furent les débuts de Tasman, par suite de quelles circonstances embrassa-t-il la vie de marin, comment acquit-il cette science et cette habileté nautiques dont il donna tant de preuves et qui l’amenèrent à des découvertes importantes ? Voilà ce qu’on ignore. Sa biographie commence à son départ de Batavia, le 2 juin 1639. Après avoir passé les Philippines, il aurait visité avec Mathieu Quast, pendant ce premier voyage, les îles Bonin, alors connues sous le nom fantastique d’ « îles d’Or et d’Argent. » Dans une seconde expédition, composée de deux bâtiments qu’il commandait en chef et qui partirent de Batavia le 14 août 1642, il gagna l’île Maurice, le 5 septembre, et s’enfonça ensuite dans le sud-est, à la recherche du continent austral. Le 24 novembre, par 42°25’ de latitude sud, il découvrit une terre, à laquelle il donna le nom de Van-Diemen, gouverneur des îles de la Sonde, et qui est aujourd’hui à bien plus juste titre appelée Tasmanie. Il y mouilla dans la baie Frédéric-Henry, et reconnut que cette terre était habitée, mais sans qu’il pût, cependant, apercevoir aucun indigène.

Après avoir suivi cette côte pendant un certain temps, il fit voile dans l’est, avec l’intention de remonter ensuite dans le nord, pour gagner l’archipel des Salomon. Le 13 décembre, il arriva, par 42°10’ de latitude, en vue d’une terre montueuse qu’il suivit vers le nord jusqu’au 18 décembre. Là, il mouilla dans une baie ; mais les plus hardis des sauvages qu’il y rencontra ne s’approchèrent du navire qu’à la distance d’un jet de pierre. Leur voix était rude, leur taille grande, leur couleur d’un brun tirant sur le jaune ; leurs cheveux noirs, à peu près aussi longs que ceux des Japonais, étaient relevés au sommet de la tête. Ils osèrent le lendemain venir à bord d’un des vaisseaux pour faire quelques échanges. Tasman, voyant ces dispositions pacifiques, expédia vers la terre une chaloupe pour prendre une connaissance plus approfondie du rivage. Des marins qui la montaient, trois furent tués sans provocation par les indigènes, et les autres, se sauvant à la nage, furent recueillis par les embarcations des navires. Lorsqu’on fut en état de faire feu sur les assaillants, ils avaient déjà disparu. Le lieu où s’était passé ce funeste événement reçut le nom de baie des Assassins (Moordenaars bay). Tasman, persuadé qu’il ne pouvait entamer aucune relation avec des peuples si féroces, leva l’ancre et remonta les côtes jusqu’à leur extrémité, qu’il nomma cap Maria-Van-Diemen, en l’honneur de sa « dame, » car une légende veut qu’ayant eu l’audace de prétendre à la main de la fille du gouverneur des Indes orientales, celui-ci l’aurait embarqué sur deux bâtiments délabrés, le Heemskerke et le Zeechen.

La terre ainsi découverte reçut le nom de Terre des États, bientôt changé en celui de Nouvelle-Zélande. Le 21 janvier 1643, Tasman découvrit les îles Amsterdam et Rotterdam, où il trouva une grande quantité de porcs, de poules et de fruits. Le 6 février, les navires donnèrent dans un archipel d’une vingtaine d’îles, qui furent appelées îles du prince Guillaume, et, après avoir vu Anthong-Java, Tasman suivit la côte de la Nouvelle-Guinée, à partir du cap Santa-Maria, passa par les points qui avaient été reconnus antérieurement par Schouten et Lemaire, et mouilla à Batavia, le 15 juin suivant, après dix mois de voyage.

Dans une seconde expédition, Tasman, d’après ses instructions datées de 1664, devait visiter la Terre de Van Diemen et faire une exploration attentive de la côte occidentale de la Nouvelle-Guinée, jusqu’à ce qu’il eût atteint le 17e degré de latitude sud, afin de reconnaître si cette île appartenait au continent austral. Il ne paraît pas que Tasman ait mis à exécution ce programme. Du reste, la perte de ses journaux nous réduit à l’incertitude la plus complète sur la route qu’il suivit et sur les découvertes qu’il put faire. Depuis cette époque, on ignore complétement les événements qui marquèrent la fin de sa carrière, ainsi que le lieu et la date de sa mort.

À partir de la prise de Malacca par Albuquerque, les Portugais comprirent qu’un monde nouveau s’étendait au sud de l’Asie. Leurs idées furent bientôt partagées par les Espagnols, et dès lors une série de voyages se firent dans l’océan Pacifique, à la recherche d’un continent austral, dont l’existence paraissait géographiquement nécessaire pour contre-balancer l’immense étendue des terres connues. Java la grande, désignée plus tard sous les noms de Nouvelle-Hollande et d’Australie, aurait été vue, par des Français peut-être, ou, ce qui est plus probable, par Saavedra, de 1530 à 1540, et elle fut cherchée par une foule de navigateurs, parmi lesquels nous citerons les Portugais Serrao et Meneses, et les Espagnols Saavedra, Hernando de Grijalva, Alvarado, Inigo Ortiz de Retes, qui explorèrent la plupart des îles au nord de la Nouvelle-Guinée et cette grande île elle-même. À la suite viennent Mendana, Torrès et Quiros, sur lesquels nous nous attarderons un peu, à cause de l’importance et de l’authenticité des découvertes qui leur sont dues.

Alvaro Mendana de Neyra était neveu du gouverneur de Lima, don Pedro de Castro, qui appuya vivement, auprès du gouvernement métropolitain le projet conçu par son neveu de chercher de nouvelles terres dans l’océan Pacifique. Mendana avait vingt et un ans lorsqu’il prit le commandement de deux navires et de cent vingt-cinq soldats et matelots. Il appareilla du port de Callao, de Lima, le 19 novembre 1567. Après avoir vu la petite île de Jésus, il reconnut, le 7 février entre 7 et 8° de latitude sud, l’île de Sainte-Isabelle, où les Espagnols construisirent un brigantin, avec lequel ils firent la reconnaissance de l’archipel dont elle faisait partie. « Les habitants, dit la relation d’un compagnon de Mendana, sont anthropophages, ils se dévorent entre eux lorsqu’ils peuvent se faire prisonniers de guerre et même sans être en hostilité ouverte, quand ils réussissent à se prendre par trahison. » Un des chefs de l’île envoya à Mendana, comme un mets délectable, un quartier d’enfant ; mais le général espagnol le fit enterrer en la présence des naturels. Ceux-ci se montrèrent très-choqués d’un acte qu’ils ne pouvaient comprendre. Les Espagnols parcoururent l’île de las Palmas (des Palmiers), l’île de los Ramos, ainsi nommée parce qu’elle fut découverte le jour des Rameaux, l’île de la Galère et l’île Buena-Vista, dont les habitants, sous des démonstrations amicales, cachaient des intentions hostiles, qui ne tardèrent pas à se faire jour. Même accueil à l’île San-Dimas, à Sesarga et à Guadalcanar, où l’on trouva des gingembres pour la première fois. Dans le voyage de retour vers Sainte-Isabelle, les Espagnols suivirent une route qui leur permit de découvrir l’île Saint-Georges, où ils constatèrent la présence de chauves-souris aussi grosses que des milans. À peine le brigantin avait-il rallié le port de Sainte-Isabelle que l’ancre fut levée, car le lieu était si malsain que cinq soldats moururent et un grand nombre d’autres tombèrent malades. Mendana s’arrêta à l’île Guadalcanar, où, de dix hommes qui étaient descendus à terre pour faire de l’eau, un nègre échappa seul aux coups des indigènes, qui avaient vu avec un extrême déplaisir l’enlèvement d’un des leurs par les Espagnols. Le châtiment fut terrible. Vingt hommes furent tués et nombre de maisons incendiées. Puis, Mendana visita plusieurs îles de l’archipel de Salomon, entre autres les Trois-Maries et San-Juan. Dans cette dernière, tandis que l’on radoubait et calfatait les navires, plusieurs rixes eurent lieu avec les naturels, auxquels on fit quelques prisonniers. Après cette relâche accidentée, Mendana reprit la mer, visita les îles San-Christoval, Santa-Catalina et Santa-Anna. Mais, à ce moment, le nombre des malades étant considérable, les vivres, les munitions, à peu près épuisés, les agrès pourris, on reprit la route du Pérou. La séparation du vaisseau amiral, la découverte d’un certain nombre d’îles, qu’il est difficile d’identifier, et probablement des îles Sandwich, de violentes tempêtes, pendant lesquelles les voiles furent emportées, les maladies causées par l’insuffisance et la putréfaction de l’eau et du biscuit, signalèrent ce long et pénible voyage de retour, qui prit fin au port de Colima, en Californie, après cinq mois de navigation.

Le récit de Mendana n’excita pas d’enthousiasme, malgré le nom de Salomon qu’il donna à l’archipel par lui découvert, pour faire croire que de là venaient les trésors du roi des Juifs. Les récits merveilleux n’avaient plus de prise sur ces hommes gorgés des richesses du Pérou. Il leur fallait des preuves ; la plus petite pépite d’or, le moindre grain d’argent aurait bien mieux fait leur affaire. Mendana dut attendre vingt-sept ans avant de pouvoir organiser une nouvelle expédition.

Cette fois, l’armement était considérable, car on se proposait de fonder une colonie dans l’île de San-Christoval, qu’Alvaro de Mendana avait vue à son premier voyage. Aussi, quatre navires portant près de quatre cents personnes, la plupart mariées et parmi lesquelles il convient de citer doña Isabelle, femme de Mendana, les trois beaux-frères du général, et le pilote Pedro-Fernandez Quiros, qui devait s’illustrer plus tard comme commandant en chef d’une autre expédition, partirent du port de Lima le 11 avril 1595. Ils ne laissèrent définitivement que le 16 juin la côte du Pérou, où ils avaient achevé de s’équiper. Au bout d’un mois d’une navigation qui ne fut marquée par aucun incident, on découvrit une île, qui, suivant la coutume, reçut le nom de la sainte qu’on fêtait ce jour-là, et fut appelée Madeleine. Immédiatement, la flotte fut entourée d’une foule de canots, portant plus de quatre cents Indiens presque blancs, d’une belle taille, et qui, tout en donnant aux matelots des cocos et d’autres fruits, semblaient les engager à débarquer. Ils ne furent pas plus tôt montés à bord qu’ils se mirent à piller ; il fallut tirer un coup de canon pour s’en débarrasser, et l’un d’eux, qui avait été blessé dans la bagarre, eut bientôt changé leurs dispositions. On dut répondre par la mousqueterie à la grêle de flèches et de pierres qu’ils lancèrent sur les bâtiments. Non loin de cette île, on en découvrit trois autres, San-Pedro, la Dominica et Santa-Christina. On donna au groupe le nom de las Marquezas de Mendoça, en l’honneur du gouverneur du Pérou. Si amicales avaient été les premières relations, qu’une Indienne, en voyant les beaux cheveux blonds de doña Isabelle de Mendoça, lui avait demandé par signe de lui en donner une boucle ; mais, par la faute des Espagnols, les relations ne tardèrent pas à devenir hostiles, jusqu’au jour où les naturels, s’étant rendu compte de l’énorme infériorité de leurs armes, demandèrent la paix.

Le 5 août, la flottille espagnole reprit la mer et fit quatre cents lieues dans l’ouest-nord-ouest. Le 20 août, furent découvertes les îles Saint-Bernard, appelées depuis îles du Danger, puis les îles de la Reine-Charlotte, sur lesquelles on ne débarqua pas, malgré la pénurie des vivres. Après l’île Solitaire, dont le vocable en dit assez sur sa situation, on atteignit l’archipel de Santa-Cruz. Mais, à ce moment, pendant un orage, le vaisseau amiral se sépara de la flotte, et bien qu’à plusieurs reprises on eût envoyé à sa recherche, on n’en eut plus de nouvelles. Une cinquantaine de canots s’approchèrent aussitôt du navire. Ils étaient montés par une foule de naturels au teint basané ou d’un noir vif. « Tous avaient les cheveux frisés, blancs, rouges ou d’autre couleur (car ils étaient peints) ; les dents de même, teintes de rouge ; la tête à demi rasée ; le corps nu, à l’exception d’un petit voile de toile fine, le visage et les bras peints en noir, reluisants, rayés de diverses couleurs ; le cou et les membres chargés de plusieurs tours de cordon en petits grains d’or ou de bois noir, en dents de poissons, en espèces de médailles de nacre, de perles. Pour armes, ils avaient des arcs, des flèches empoisonnées, à pointes aiguës, durcies au feu ou armées d’os et trempées dans un suc d’herbe, de grosses pierres, des épées de bois lourd, d’un bois raide, avec trois pointes de harpon, de plus d’une palme chacun. Ils avaient en bandoulière des havresacs de feuilles de palmier fort bien travaillés, remplis de biscuits qu’ils font de certaines racines dont ils se nourrissent. »

Mendana crut d’abord les reconnaître pour les habitants des îles dont il était en quête, mais il ne tarda pas à être détrompé. Les vaisseaux furent accueillis par une grêle de flèches. Ces événements étaient d’autant plus fâcheux que Mendana, voyant qu’il ne pouvait retrouver les îles Salomon, s’était déterminé à établir sa colonie dans cet archipel. À ce propos, la discorde divisa bientôt les Espagnols ; une révolte, fomentée contre le général, fut presque aussitôt réprimée, et les coupables furent exécutés. Mais, ces tristes événements et les fatigues du voyage avaient si profondément atteint la santé du chef de l’expédition, qu’il mourut, le 17 octobre, après avoir eu le temps de désigner sa femme pour lui succéder dans la conduite de l’expédition. Mendana mort, les hostilités avec les naturels redoublèrent ; plusieurs Espagnols étaient si épuisés par les maladies et les privations qu’une vingtaine d’indigènes bien déterminés en auraient eu facilement raison. Persister à vouloir fonder un établissement dans de telles conditions, c’eût été folie ; tous le comprirent, et l’ancre fut levée le 18 novembre. Le projet de doña Isabelle de Mendoça était de gagner Manille, où l’on recruterait des colons pour revenir fonder un établissement. Elle consulta tous les officiers, qui approuvèrent par écrit son projet, et elle trouva dans Quiros un dévouement et une habileté qui n’allaient pas tarder à être mis à une rude épreuve. On s’écarta tout d’abord de la Nouvelle-Guinée, afin de ne pas s’embarrasser dans les nombreux archipels qui l’environnent et pour gagner au plus tôt les Philippines, comme l’exigeait l’état de délabrement des navires. Après avoir passé en vue de plusieurs îles entourées de récifs madréporiques, où les équipages voulaient aborder, permission que Quiros refusa toujours avec beaucoup de prudence, après avoir été séparé d’un des bâtiments de l’escadre, qui ne pouvait ou ne voulait pas suivre, on atteignit les îles des Larrons, qui devaient bientôt prendre le nom d’îles Mariannes. Les Espagnols allèrent plusieurs fois à terre pour acheter des vivres ; les indigènes ne voulaient ni de leur or ni de leur argent, mais faisaient le plus grand cas du fer et de tous les outils de ce métal. La relation contient ici quelques détails sur le culte des sauvages pour leurs ancêtres, et ils sont assez curieux pour que nous les reproduisions textuellement : « Ils désossent les cadavres de leurs parents, brûlent les chairs et avalent la cendre mêlée avec du tuba, qui est un vin de coco. Ils pleurent les défunts tous les ans, pendant une semaine entière. Il y a un grand nombre de pleureuses qu’on loue exprès. Outre cela, tous les voisins viennent pleurer dans la maison du défunt ; on leur rend la pareille quand le tour vient de faire la fête chez eux. Ces anniversaires sont fort fréquentés, parce qu’on y régale copieusement les assistants. On pleure toute la nuit et l’on s’enivre tout le jour. On récite, au milieu des pleurs, la vie et les faits du mort, à partir du moment de sa naissance, durant tout le cours de son âge, racontant sa force, sa taille, sa beauté, en un mot tout ce qui peut lui faire honneur. S’il se rencontre dans le récit quelque action plaisante, la compagnie se met à rire à gorge déployée, puis subitement on boit un coup et l’on se remet à pleurer à chaudes larmes. Il se trouve quelquefois deux cents personnes à ces ridicules anniversaires. » Lorsqu’il arriva aux Philippines, l’équipage espagnol n’était plus qu’une réunion de squelettes, hâves, à demi morts de faim. Doña Isabelle débarqua à Manille, le 11 février 1596, au bruit du canon, et fut reçue solennellement, au milieu des troupes sous les armes. Le reste des équipages, qui avaient perdu cinquante hommes depuis le départ de Santa-Cruz, fut logé et nourri aux frais du public, et les femmes trouvèrent toutes à se marier à Manille, sauf quatre ou cinq qui entrèrent en religion. Quant à doña Isabelle, elle fut reconduite quelques temps après au Pérou par Quiros, qui ne tarda pas à soumettre au vice-roi un nouveau projet de voyage. Mais Luis de Velasco, qui avait succédé à Mendoza, renvoya le navigateur au roi d’Espagne et au conseil des Indes, en prétextant qu’une semblable décision dépassait les bornes de son autorité. Quiros passa donc en Espagne, puis à Rome, où il trouva un bienveillant accueil auprès du pape, qui le recommanda chaudement à Philippe III. Enfin, après des démarches et des sollicitations sans nombre, il obtint, en 1605, les pouvoirs nécessaires pour armer à Lima les deux vaisseaux qu’il jugerait les plus convenables, pour aller à la recherche du continent austral et continuer les découvertes de Mendana. Avec deux navires et un bâtiment léger, Quiros partit du Callao, le 21 décembre 1605. À mille lieues du Pérou, il n’avait encore découvert aucune terre. Par 25 degrés de latitude méridionale, il eut connaissance d’un groupe de petites îles qui appartiennent à l’archipel Dangereux. C’étaient la Convercion-de-San-Pablo, l’Osnabrugh de Wallis, et la Decena, ainsi nommée parce qu’elle fut vue la dixième. Bien que cette île fût défendue par des rochers, on se mit en relations avec les naturels, dont les habitations étaient éparses au bord de la mer, au milieu des palmiers. Le chef de ces indigènes, forts et bien proportionnés, portait sur la tête une sorte de couronne faite de petites plumes noires, si fines et si souples qu’on les eût prises pour de la soie. Une chevelure blonde, qui lui descendait jusqu’à la taille, excita l’admiration des Espagnols. Ceux-ci, ne pouvant comprendre qu’un homme au visage si basané pût avoir une chevelure d’un blond si flavescent, « aimèrent mieux croire qu’il était marié et qu’il portait les cheveux de sa femme. » Cette couleur singulière n’était due qu’à l’usage habituel de la poudre de chaux, qui brûle les cheveux et les fait jaunir.

Cette île, qui reçut de Quiros le nom de Sagittaria, est, d’après Fleurieu, l’île de Taïti, l’une des principales du groupe des îles de la Société. Les jours suivants, Quiros reconnut encore plusieurs îles, sur lesquelles il ne débarqua pas, et auxquelles il imposa des noms empruntés au calendrier, suivant une coutume qui a transformé en une véritable litanie tous les vocables indigènes de l’Océanie. Il atteignit, notamment, une île, qui fut appelée de la Gente Hermosa, à cause de la beauté de ses habitants, de la blancheur et de la coquetterie des femmes, que les Espagnols déclarèrent l’emporter en grâces et en attraits même sur leurs propres compatriotes de Lima, dont la beauté est cependant proverbiale. Cette île était située, suivant Quiros, sous le même parallèle que Santa-Cruz, où il avait l’intention de se rendre. Il fit donc route à l’ouest et gagna une île appelée Taumaco par les indigènes, sur 10° de latitude méridionale et à quatre-vingts lieues dans l’est de Santa-Cruz. Ce serait l’une des îles Duff. Là, Quiros apprit que, s’il dirigeait sa course au sud, il découvrirait une grande terre dont les habitants étaient plus blancs que ceux qu’il avait rencontrés jusqu’alors. Cette information le décida à abandonner son projet de gagner Santa-Cruz. Il fit route dans le sud-ouest, et, après avoir découvert plusieurs petites îles, il arriva, le 1er mai 1606, dans une baie large de plus de huit lieues. Il donna à cette île le nom de Saint-Esprit, qu’elle a conservé. C’était une des Nouvelles-Hébrides. Quels événements se passèrent pendant cette relâche ? La relation est muette sur ce sujet. Mais nous savons, d’autre part, que l’équipage révolté fit Quiros prisonnier, et, abandonnant le second vaisseau et le brigantin, reprit, le 11 juin, la route d’Amérique, où il arriva, le 3 octobre 1606, après neuf mois de voyage. M. Ed. Charton n’éclaircit pas cet événement. Il se tait sur la révolte de l’équipage et jette même tout le tort de la séparation sur le commandant du second bâtiment, Luis Vaes de Torrès, qui aurait abandonné son général en quittant la Terre du Saint-Esprit. Or, on sait, par une lettre même de Torrès au roi d’Espagne, — publiée par lord Stanley à la fin de son édition anglaise de l’Histoire des Philippines par Antoine de Morga, — qu’il resta « quinze » jours à attendre Quiros dans la baie de Saint-Philippe et de Saint-Jacques. Les officiers, réunis en conseil, résolurent de lever l’ancre le 26 juin, et de continuer la recherche du continent austral. Retardé par les mauvais temps, qui l’empêchent de faire le tour de l’île du Saint-Esprit, assailli par les réclamations d’un équipage sur lequel souffle un vent de révolte, Torrès se décide à faire route au nord-est pour gagner les îles espagnoles. Par onze degrés et demi, il découvre une terre qu’il pense être le commencement de la Nouvelle-Guinée. « Toute cette terre est terre de Nouvelle-Guinée, dit Torrès, elle est peuplée par des Indiens qui ne sont pas très-blancs, et qui vont nus, quoique leur ceinture soit couverte d’écorces d’arbres...... Ils combattent avec des javelines, des boucliers et certaines massues de pierre, le tout orné de beaucoup de belles plumes. Le long de cette terre sont d’autres îles habitées. Il y a sur toute la côte de nombreux et vastes ports avec de très-larges rivières et beaucoup de plaines. En dehors de ces îles s’étendent récifs et bas-fonds ; les îles sont entre ces dangers et la terre ferme, et un chenal court au milieu. Nous prîmes possession de ces ports au nom de Votre Majesté… Ayant couru trois cents lieues sur cette côte, et vu décroître notre latitude de deux degrés et demi, jusqu’à nous trouver par neuf degrés, en ce point a commencé un banc de trois à neuf brasses qui longeait la côte par sept degrés et demi. Ne pouvant aller plus loin à cause des basses nombreuses et des puissants courants que nous rencontrions, nous nous décidâmes à tourner notre course au sud-ouest par le chenal profond dont il a été parlé jusque vers le onzième degré. Il y a là, d’un bout à l’autre, un archipel d’îles innombrables, par lequel je passai. À la fin du onzième degré, le fond devient plus bas. Il y avait là de très-grandes îles, et il en paraissait davantage vers le sud ; elles étaient habitées par un peuple noir, très-robuste et tout nu, ayant pour armes de longues et fortes lances, des flèches et des massues de pierre mal façonnées. »

Dans les parages ainsi désignés, les géographes modernes ont été d’accord pour reconnaître cette patrie de la côte australienne qui se termine par la péninsule York, et l’extrémité de la Nouvelle-Guinée, récemment visitée par le capitaine Moresby. On savait que Torrès avait embouqué le détroit qui a reçu son nom et qui sépare la Nouvelle-Guinée du cap York ; mais l’exploration toute récente de la partie sud-est de la Nouvelle-Guinée, où l’on a constaté la présence d’un peuple au teint relativement clair, très-différent des Papous, est venue donner un degré de certitude inattendu aux découvertes de Quiros. C’est pourquoi nous avons tenu à nous y arrêter quelque peu, en nous référant à un très-érudit travail de M. E. T. Hamy, paru dans le Bulletin de la Société de géographie.

Nous devons dire maintenant quelques mots de voyageurs qui ont parcouru des contrées peu fréquentées et qui ont fourni à leurs contemporains une connaissance plus exacte d’un monde naguère tout à fait inconnu. Le premier de ces voyageurs est François Pyrard, de Laval. Embarqué en 1601, sur un navire malouin, pour aller commercer aux Indes, il fit naufrage sur l’archipel des Maldives. Ces îlots, ou attolls, au nombre de douze mille au moins, situés au sud de la côte de Malabar, descendent dans l’océan Indien depuis le cap Comorin jusqu’à l’équateur. Le bon Pyrard nous raconte son naufrage, la fuite d’une partie de ses compagnons de captivité dans l’archipel, et le long séjour de sept années qu’il fit aux Maldives, séjour rendu presque agréable par le soin qu’il avait eu d’apprendre la langue indigène. Il eut tout le temps de s’instruire des mœurs, des habitudes, de la religion, de l’industrie des habitants, ainsi que d’étudier les productions et le climat du pays. Aussi sa relation est-elle très-riche en détails de toute sorte. Jusqu’à ces dernières années, elle avait conservé son attrait, parce que les voyageurs ne fréquentent pas volontiers cet archipel malsain, dont l’isolement avait écarté les étrangers et les conquérants. La relation de Pyrard est donc encore instructive et agréable à lire.

En 1607, une flotte fut envoyée aux Maldives par le roi de Bengale, afin de s’emparer des cent ou cent vingt canons que leur souverain devait au naufrage de nombreux bâtiments portugais. Pyrard, malgré toute la liberté qu’on lui laissait et bien qu’il fût devenu propriétaire, voulait revoir sa chère Bretagne. Aussi, saisit-il avec empressement cette occasion de quitter l’archipel avec les trois compagnons qui lui restaient seuls de l’équipage entier. Mais l’odyssée de Pyrard n’était pas complète. Conduit d’abord à Ceylan, il fut transporté au Bengale et essaya de gagner Cochin. Emprisonné par les Portugais dans cette dernière ville, il tomba malade et fut soigné dans l’hôpital de Goa. Il n’en sortit que pour servir pendant deux ans comme soldat, au bout desquels il fut de nouveau jeté en prison. C’est en 1611 seulement qu’il put revoir sa bonne ville de Laval. Après tant de traverses, Pyrard dut sans doute sentir le besoin du repos, et l’on est fondé à croire, par le silence de l’histoire sur la fin de sa vie, qu’il sut enfin trouver le bonheur.

Si l’honnête bourgeois François Pyrard fut, pour ainsi dire, malgré lui et pour avoir voulu faire fortune trop rapidement, lancé dans des aventures où il faillit laisser sa vie, ce furent des circonstances autrement romanesques qui décidèrent Pietro della Valle à voyager. Descendant d’une noble et antique famille, il est tour à tour soldat du pape et marin, faisant la chasse aux corsaires barbaresques. À son retour à Rome, il trouve, auprès d’une jeune fille qu’il devait épouser, la place prise par un rival qui a profité de son absence. Un si grand malheur appelle un remède héroïque. Della Valle jure de visiter, en pèlerin, le tombeau du Christ. Mais s’il n’est chemin, dit le proverbe, qui ne mène à Rome, il n’est si long détour qui ne conduise à Jérusalem. Della Valle devait le prouver. Il s’embarque en 1614 à Venise, passe treize mois à Constantinople, gagne par mer Alexandrie, puis le Caire, et se joint à une caravane qui le mène enfin à Jérusalem. Mais, chemin faisant, della Valle avait sans doute pris goût à la vie de voyage, car il visite successivement Bagdad, Damas, Alep, et pousse même une pointe jusqu’aux ruines de Babylone. Il faut croire que della Valle avait été marqué comme une victime facile, car, à son retour, il tombe amoureux d’une jeune chrétienne de Mardin, d’une merveilleuse beauté, et il l’épouse. On pourrait penser que voilà fixée la destinée de cet infatigable voyageur. Il n’en est rien. Della Valle trouve moyen d’accompagner le shah dans sa guerre contre les Turcs et de parcourir pendant quatre années consécutives les provinces de l’Iran. Il quitte Ispahan en 1621, perd sa femme au mois de décembre de la même année, la fait embaumer et se fait suivre de son cercueil pendant quatre autres années, qu’il consacre à explorer Ormuz, les côtes occidentales de l’Inde, le golfe Persique, Alep et la Syrie, pour débarquer enfin à Naples en 1626.

Les pays que visita ce singulier original, poussé par un entraînement vraiment extraordinaire, sont par lui décrits en style alerte, gai, naturel, avec une certaine fidélité même. Mais il inaugure la pléiade des voyageurs amateurs, des curieux et des marchands. Il est le premier de cette féconde race de touristes qui encombrent, tous les ans, la littérature géographique de nombreux volumes, où le savant ne trouve guère à glaner que de maigres renseignements.

Tavernier est un curieux insatiable. À vingt-deux ans, il a parcouru la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse, la Pologne, la Hongrie et l’Italie. Puis, quand l’Europe n’offre plus un aliment suffisant à sa curiosité, il part pour Constantinople, où il s’arrête un an, et gagne la Perse, où l’occasion et

Quelque diable, aussi, le poussant,


il se met à acheter des tapis, des tissus, des pierres précieuses et ces mille bibelots, pour lesquels la curiosité allait se passionner et qu’elle devait payer des sommes fabuleuses. Le bénéfice que Tavernier tira de sa cargaison l’engage à recommencer son voyage. Mais, en homme sage et prudent, avant de se mettre en route, il apprit chez un joaillier l’art de connaître les pierres précieuses. Pendant quatre voyages successifs, de 1638 à 1663, il parcourut la Perse, le Mogol, les Indes, jusqu’à la frontière de Chine, et les îles de la Sonde. Aveuglé par l’immense fortune que son trafic lui avait procurée, Tavernier voulut jouer au grand seigneur et se vit bientôt à la veille de la ruine. Il espérait la conjurer en envoyant un de ses neveux en Orient avec une pacotille considérable ; mais elle fut au contraire consommée par ce jeune homme, qui, jugeant à propos de s’approprier le dépôt qui lui avait été confié, s’établit à Ispahan.

Tavernier, qui était instruit, a recueilli nombre d’observations intéressantes sur l’histoire, les productions, les mœurs, les usages des pays qu’il a visités. Sa relation a certainement contribué à donner à ses contemporains une idée beaucoup plus juste que celle qu’ils se faisaient des contrées de l’Orient.

Au reste c’est de ce côté que, pendant le règne de Louis XIV, se dirigent tous les voyageurs, quel que soit le but qu’ils se proposent. L’Afrique est entièrement délaissée, et si l’Amérique est le théâtre d’une véritable exploration, elle se fait sans l’aide du gouvernement.

Pendant que Tavernier accomplissait ses dernières et lointaines excursions, un archéologue distingué, Jean de Thévenot, neveu de Melchisédec Thévenot, l’érudit à qui l’on doit la publication d’une intéressante série de voyages, parcourait l’Europe d’abord, puis Malte, Constantinople, l’Égypte, Tunis et l’Italie. Il rapportait, en 1661, une importante collection de médailles, d’inscriptions de monuments, aujourd’hui d’un si puissant secours pour l’historien et le philologue. En 1664, il partait de nouveau pour le Levant, visitait la Perse, Bassorah, Surate et l’Inde, où il vit Masulipatam, Berampour, Aurengabad et Golconde. Mais les fatigues qu’il avait éprouvées l’empêchèrent de regagner l’Europe, et il mourut dans l’Arménie en 1667. Le succès de ses relations, bien mérité par le soin et l’exactitude d’un voyageur dont la science en histoire, en géographie, en mathématiques, dépassait, de beaucoup, le niveau moyen de ses contemporains, fut considérable.

Il nous faut maintenant parler de l’aimable Bernier, le « joli philosophe », ainsi qu’il était appelé dans son cercle galant. Là, se rencontraient Ninon et La Fontaine, madame de la Sablière, Saint-Évremont et Chapelle, sans compter tant d’autres bons et gais esprits, réfractaires à la solennité gourmée qui pesait alors sur l’entourage de Louis XIV. Bernier ne pouvait échapper à la mode des voyages. Après avoir vu sommairement la Syrie et l’Égypte, il résida douze ans dans l’Inde, où ses connaissances spéciales en médecine lui concilièrent la faveur du grand Aureng-Zeb et lui permirent de voir, en détail et avec fruit, un empire alors dans tout l’épanouissement de sa prospérité.

Au sud de l’Indoustan, Ceylan réservait plus d’une surprise à ses explorateurs. Robert Knox, fait prisonnier par les indigènes, dut à cette triste circonstance de résider longtemps dans le pays et de recueillir, sur les immenses forêts et les peuples sauvages de Ceylan, les premiers documents authentiques. Les Hollandais, par une jalousie commerciale dont ils ne furent pas les seuls à donner l’exemple, avaient jusqu’alors tenu secrets les renseignements qu’ils s’étaient procurés sur une île dont ils cherchaient à faire une colonie.

Encore un négociant, Jean Chardin, fils d’un riche joaillier de Paris, qui, jaloux des succès de Tavernier, veut, comme lui, faire fortune dans le commerce des diamants. Les pays qui les attirent, ces marchands, ce sont ceux dont la renommée de richesse et de prospérité est devenue proverbiale ; ce sont la Perse et l’Inde, aux riches costumes étincelants de pierreries et d’or, aux mines de diamants d’une grosseur fabuleuse. Le moment est bien choisi pour visiter ces pays. Grâce aux empereurs Mogols, la civilisation et l’art se sont développés ; les mosquées, les palais, les temples se sont élevés, des villes ont surgi tout d’un coup. Leur goût, — ce goût si étrange, si nettement caractérisé, si différent du nôtre, — éclate dans la construction des édifices gigantesques, tout aussi bien que dans la bijouterie et l’orfévrerie, dans la fabrication de ces riens coûteux pour lesquels l’Orient commençait à se passionner. En habile homme, Chardin prend un associé, aussi connaisseur que lui-même. Il ne fait d’abord que traverser rapidement la Perse pour gagner Ormuz et s’embarquer pour les Indes. L’année suivante, il est de retour à Ispahan et s’empresse d’apprendre la langue du pays, afin de traiter les affaires directement et sans intermédiaire. Il a le bonheur de plaire au shah Abbas II. Dès lors sa fortune est faite, car il est à la fois de bon ton et d’un courtisan avisé d’avoir le même fournisseur que son souverain. Mais Chardin eut un autre mérite que celui de faire fortune. Il sut recueillir sur le gouvernement de la Perse, les mœurs, les croyances, les usages, les villes, la population de ce pays, une masse considérable de renseignements qui ont fait de son récit, jusqu’à nos jours, le vade-mecum du voyageur. Ce guide est d’autant plus précieux que Chardin avait eu soin d’engager à Constantinople un habile dessinateur du nom de Grelot, par lequel furent reproduits les monuments, les cités, les scènes, les costumes, les cérémonies qui peignent si bien ce que Charron appelait « le tous les jours d’un peuple. »

Quand Chardin revint en France, en 1670, la révocation de l’édit de Nantes avait chassé de leur patrie, à la suite de persécutions barbares, une foule d’artisans, qui allèrent enrichir l’étranger de nos arts et de notre industrie. Chardin, protestant, comprit très-bien que sa religion l’empêcherait d’arriver ce à ce qu’on appelle honneurs et avancement. » Comme, suivant son expression, « on n’est pas libre de croire ce qu’on veut, » il résolut de retourner aux Indes, « où, sans être pressé de changer de religion, » il ne pouvait manquer d’atteindre une position honorable. Ainsi donc, la liberté de conscience était alors plus grande en Perse qu’en France. Cette assertion, de la part d’un homme qui a fait la comparaison, est peu flatteuse pour le petit-fils de Henri IV.

Mais, cette fois, Chardin ne suivit pas la même route. Il passa par Smyrne, par Constantinople, et de là, traversant la mer Noire, il débarqua en Crimée sous un costume religieux. En passant à travers la région du Caucase, il eut l’occasion d’étudier les Abkases et les Circassiens. Il pénétra ensuite dans la Mingrélie, où il fut dépouillé d’une partie des bijoux qu’il rapportait d’Europe, de ses effets et de ses papiers. Lui-même ne put échapper que grâce au dévouement des théatins, chez lesquels il avait reçu l’hospitalité. Ce ne fut cependant que pour tomber entre les mains des Turcs, qui le rançonnèrent à leur tour. Il arriva, après d’autres mésaventures, à Tiflis, le 17 décembre 1672. Comme la Géorgie était alors gouvernée par un prince tributaire du shah de Perse, il lui fut facile de gagner Erivan, Tauris, et enfin Ispahan.

Après un séjour de quatre années en Perse et un dernier voyage dans l’Inde, pendant lequel il réalisa une fortune considérable, Chardin revint en Europe et se fixa en Angleterre, car sa patrie lui était interdite pour cause de religion.

Le journal de son voyage forme un ouvrage considérable, dans lequel tout ce qui a trait à la Perse est particulièrement développé. Son long séjour dans le pays et sa fréquentation des premiers personnages de l’État lui permirent de réunir des documents nombreux et authentiques. Aussi peut-on dire que la Perse était mieux connue au XVIIe siècle qu’elle ne le fut cent ans plus tard.

Les contrées que Chardin venait de visiter furent revues quelques années après par un peintre hollandais, Corneille de Bruyn, ou Le Brun. Ce qui fait le prix de son ouvrage, c’est la beauté et l’exactitude des dessins qui l’accompagnent, car, pour le texte, on n’y trouve rien qu’on ne connût auparavant, si ce n’est cependant sur les Samoyèdes, qu’il fut le premier à visiter.

Il nous faut parler maintenant du Westphalien Kæmpfer, presque naturalisé Suédois par le long séjour qu’il avait fait dans les pays scandinaves. Il y refusa la brillante position qu’on lui offrait, pour accompagner, comme secrétaire, un ambassadeur qui se rendait à Moscou. Il put ainsi voir les principales cités de la Russie, pays alors à peine entré dans la voie de la civilisation occidentale ; puis il gagna la Perse, où il abandonna l’ambassadeur Fabricius, afin de s’engager au service de la Compagnie hollandaise des Indes et de continuer ses voyages. C’est ainsi qu’il vit tout d’abord Persépolis, Schiraz, Ormuz sur le golfe Persique, où il fut gravement malade et où il s’embarqua, en 1688, pour les Indes orientales. L’Arabie heureuse, l’Inde, la côte de Malabar, Ceylan, Java, Sumatra et le Japon, tels sont les pays qu’il visita plus tard. Le but de ces voyages était exclusivement scientifique. Médecin, mais adonné spécialement aux études d’histoire naturelle, Kæmpfer récolta, décrivit, dessina ou dessécha un nombre considérable de plantes alors inconnues en Europe, donna, sur leur emploi pharmaceutique ou industriel, des renseignements nouveaux, et recueillit un immense herbier, aujourd’hui conservé avec la plupart de ses manuscrits au British museum de Londres. Mais la partie la plus intéressante de sa relation, aujourd’hui bien vieillie, bien incomplète, depuis que le pays est ouvert à nos savants, a longtemps été celle qui est relative au Japon. Il avait su se procurer les livres traitant de l’histoire, de la littérature et des sciences du pays, quand il n’avait pu tirer de certains personnages, auprès desquels il avait su se faire bien venir, des renseignements qu’on n’était pas dans l’habitude de communiquer aux étrangers.

En somme, si tous les voyageurs dont nous venons de parler ne sont pas à proprement parler des découvreurs, s’ils n’explorent pas des pays inconnus avant eux, ils ont tous, à degrés inégaux et suivant leurs aptitudes ou leurs études, le mérite d’avoir mieux fait connaître les contrées qu’ils visitèrent. En outre, ils ont su reléguer dans le domaine des fables bien des récits que d’autres, moins éclairés, avaient acceptés naïvement, et qui étaient depuis lors si bien passés dans le domaine public que personne ne songeait à les contester.

Grâce à eux, l’histoire de l’Orient était un peu connue ; on commençait à soupçonner les migrations des peuples, et à se rendre compte des révolutions de ces grands empires dont l’existence avait été si longtemps problématique.