Décaméron, nouvelle IX de la 3e journée

Boccace
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Extraits du Décaméron
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
tome VI : Les comédies de l’amour
Paris, Pagnerre, 1869
p. 493-503
Peines d’amour perdues Wikisource

EXTRAIT DU DÉCAMÉRON DE BOCCACE

TRADUIT PAR MAÎTRE ANTOINE LEMAÇON.

NOUVELLE IX
De la Troisème Journée.

Il y eut au royaume de France un gentilhomme nommé Esnard, comte de Roussillon, lequel, pour ce qu’il n’était guères sain, tenait toujours auprès de lui un médecin nommé maître Gérard de Narbonne : ce comte avait un sien seul petit-fils nommé Bertrand, très-beau et jeune garçon avec lequel l’on faisait nourrir plusieurs autres enfants de son âge, entre lesquels y avait une fille dudit médecin, appelée Gillette[1], laquelle devint éprise d’amour pour ce Bertrand, jusques au point qu’on ne le pourrait penser et plus qu’il n’était convenable à si grande jeunesse.

Auquel Bertrand, quand son père fut mort, il convint aller à Paris, dont la jeune fille demeura désespérément déconfortée. Peu de temps après, son père étant aussi mort, elle fût volontiers allée à Paris pour voir seulement le jeune comte, si elle eût eu quelque bonne occasion. Mais étant soigneusement gardée par ses parents, parce qu’elle était demeurée seule et riche, elle n’y voyait point d’honnête moyen, dont déjà prête à marier, n’ayant jamais pu oublier le jeune comte, elle avait refusé plusieurs à qui ses parents l’avaient voulu marier, sans leur témoigner aucunement l’occasion de son refus.

Or, advint qu’elle, brûlant de l’amour de Bertrand plus que jamais, pour ce qu’elle oyait dire qu’il était devenu beau jeune gentilhomme, elle entendit des nouvelles comme il était demeuré une fistule au roi de France, par une enflure d’estomac qu’il avait eue dont il avait été mal pansé, qui lui causait une merveilleuse douleur et angoisse ; et n’avait-on pu encore trouver médecin, combien que plusieurs s’en fussent mêlés, qui l’en eût pu guérir, mais tous l’avaient empiré. Pourquoi le Roi comme désespéré ne voulait plus ni conseil ni aide de personne. La jeune fille fut sans comparaison fort aise et pensa d’avoir par ceci non-seulement occasion légitime d’aller à Paris, mais, si la maladie était telle qu’elle croyait, de pouvoir facilement venir à bout d’avoir le comte Bertrand pour mari. Et comme celle qui avait appris auparavant plusieurs choses de son père, ayant fait une poudre de certaines herbes propres pour la maladie qu’elle pensait que ce fut, elle monta à cheval et alla à Paris.

La première chose qu’elle fit, ce fut qu’elle s’efforça de voir le comte Bertrand. Après, étant venue devant le Roi, elle lui requit de grâce qu’il lui montrât sa maladie. Le Roi la voyant belle jeune fille et avenante, ne l’en sut éconduire et lui montra. Incontinent qu’elle l’eut vue, aussitôt elle se persuada de le pouvoir guérir et lui dit :

— Sire, quand il vous plaira, j’ai l’espérance en Dieu que, sans vous faire ennui ni fâcherie, je vous aurai rendu sain dedans huit jours de cette maladie.

Le roi se moqua en soi-même des paroles de cette fille, disant : Comment est-il possible que ce que les plus grands médecins du monde n’ont pu ni su faire, une jeune femme le fasse ? et répondit qu’il avait proposé en soi-même de ne suivre aucun conseil de médecin.

À qui la jeune fille répondit :

— Sire, vous méprisez mon art, pour ce que je suis jeune et femme, mais je vous advise que je ne médecine point avec ma science, mais avec l’aide de Dieu et la science de maître Gérard de Narbonne, qui fut mon père et médecin de grande renommée tant qu’il vécut.

Le Roi dit alors en soi-même : Celle-ci par aventure m’est envoyée de Dieu ; pourquoi n’éprouverai-je ce qu’elle sait puisqu’elle promet de me guérir en peu de temps sans me faire ennui ? Et s’étant accordé, il dit :

— Damoiselle, si vous ne me guérissez, me faisant rompre ma délibération, que voulez-vous qu’il s’ensuive ?

— Sire, dit la jeune fille, faites-moi mettre en bonne et sûre garde ; et si je ne vous guéris dedans huit jours, faites-moi brûler ; mais aussi, si je vous guéris, quelle récompense en aurai-je ?

À qui le roi répondit : — Il me semble que vous êtes encore à marier et, pour ce, si vous me guérissez, je vous marierai bien hautement.

Auquel la fille répondit : — Certes, Sire, je suis bien contente que vous me mariiez, mais je veux un mari tel que je vous demanderai, sans prétendre à pas un de vos enfants ni de votre sang.

Le Roi lui promit incontinent de le faire.

La jeune fille commença à faire sa médecine et, en bref, voire avant le terme qu’elle avait promis, le Roi fut guéri, dont étant bien satisfait, il lui dit :

— Damoiselle, vous avez bien gagné le mari que vous demanderez.

— J’ai donc, Sire, dit-elle, gagné le comte Bertrand de Roussillon, lequel j’ai dans mon enfance commencé à aimer, et depuis l’ai toujours aimé de tout mon cœur.

Le Roi crut le lui devoir donner puisqu’il le lui avait promis : ne voulant manquer à sa promesse, il le fit appeler et lui dit :

— Comme vous êtes désormais grand et puissant, je veux que vous vous en retourniez en votre maison gouverner votre état, et que vous emmeniez une damoiselle que je vous ai donnée pour femme.

Alors le comte dit : — Et qui est, Sire, la Damoiselle ?

À qui le roi répondit : — C’est celle qui avec ses médecines m’a guéri.

Le Comte, qui bien la connaissait et déjà l’avait vue, combien qu’elle lui semblât belle, sachant qu’elle n’était de lignage convenable à sa noblesse, tout dégaigneux, dit :

— Vous me voulez donc, Sire, bailler une médecine pour femme ? jà à Dieu ne plaise que j’épouse une telle femme !

À qui le Roi répondit : — Vous voulez donc que je faille de ma foi que j’ai donnée à la Damoiselle pour recouvrer ma santé : qui pour récompense vous demande pour mari.

— Sire, dit Bertrand, vous me pouvez ôter tout mon bien et me donner moi-même à qui vous plaît, comme votre homme que je suis, mais je vous fais certain que je ne serai jamais content d’un tel mariage.

— Si ferez, dit le Roi, parce que la Damoiselle est belle et sage, et si vous aime beaucoup : parquoi j’espère que vous mènerez plus joyeuse vie avec elle que vous ne feriez avec une autre de plus grande maison.

Le Comte se tut et le Roi fit faire grand appareil pour la fête de noces. Quand le jour qu’on avait déterminé fut venu, le Comte en la présence du Roi, quoique mal volontiers, épousa la Damoiselle qui l’aimait plus que soi-même.

Ceci fait, comme celui qui avait pensé en soi-même ce qu’il avait à faire, feignant qu’il s’en voulait retourner en son pays, et là, consommer le mariage, il demanda congé au Roi, et, quand il fut monté à cheval, s’en vint en Toscane, où ayant su que les Florentins avaient guerre contre les Génois, il se délibéra d’être de leur parti et, y étant volontiers reçu, et avec honneur fait capitaine de certain nombre de gens, avec bon état d’eux, il se mit en leur service et y fut longtemps.

La nouvelle mariée peu contente de telle aventure, espérant par son adresse de le faire revenir en son pays, s’en vint à Roussillon, où elle fut reçue de tous leurs sujets comme leur dame. Là, ayant trouvé que pour le longtemps qu’on avait été sans Comte, tout était gâté et en désordre, elle remit comme sage Dame, et par grande diligence et sollicitude, tout en ordre. Dont les sujets se contentèrent grandement et l’eurent moult chère, et eurent aussi amour pour elle, blâmant fort le Comte de ce qu’il ne s’en contentait pas. Ayant la Dame remis sus tout le pays, elle le fit entendre par deux chevaliers au Comte son mari, le suppliant que, si c’était pour elle qu’il ne venait pas en son pays, il le lui mandât, et qu’elle, pour lui complaire, se retirerait, auxquels il dit rudement :

— Qu’elle en fasse comme elle voudra. Quant est de moi, je m’en irai demeurer avec elle quand elle aura cet anneau de moi et un fils de moi entre ses bras.

Il aimait fort cet anneau et le tenait bien cher et jamais ne l’ôtait de son doigt, pour quelque vertu qu’on lui avait fait entendre qu’il avait. Les chevaliers entendirent la terrible condition par lui mise sur ces deux choses quasi impossibles ; et, voyant que par leurs paroles ils ne le surent fléchir, ils s’en retournèrent devers la Dame, et lui racontèrent sa réponse ; laquelle, fort dolente, après qu’elle eut longtemps pensé, résolut de vouloir savoir si elle pourrait venir à chef de ces deux choses, afin que par conséquent elle pût ravoir son mari. Ayant avisé ce qu’elle devait faire, elle assembla une partie des plus grands et plus gens de bien de son pays, leur contant par ordre et pitoyablement ce qu’elle avait déjà fait pour l’amour du Comte, lui remontrant la conséquence de son procédé, et à la fin elle leur dit que son intention n’était pas que, pour la demeure qu’elle faisait là, le Comte demeurât en perpétuel exil ; mais qu’elle délibérerait de consommer le reste de ses jours en pèlerinage, et en œuvres de miséricorde pour le salut de son âme, les priant qu’ils prissent la charge et gouvernement du pays, et qu’ils fissent entendre au Comte qu’elle lui avait laissé la possession d’icelui toute vide et toute nette, s’étant lors éloignée, avec intention de ne jamais plus retourner à Roussillon. Là furent répandues, cependant qu’elle parlait, plusieurs larmes par ces bonnes gens, et lui furent faites de très-grandes prières qu’il lui plût changer d’opinion, mais tout cela ne servit de rien.

Par quoi les ayant recommandés à Dieu, elle se mit en chemin avec un sien cousin et une sienne servante, en habit de pèlerin, bien garnie d’argent, et de précieuses bagues sans qu’aucun sût où elle allait, et jamais elle ne s’arrêta qu’elle ne fût à Florence. Où arrivée par fortune en un petit logis que tenait une bonne femme veuve, elle se contentait tout bellement comme une pauvre pèlerine désirant avoir des nouvelles de son seigneur, lequel de fortune elle vit le jour suivant passer devant le logis à cheval avec sa compagnie. Or, quoiqu’elle le connût très-bien, si demanda-t-elle toutefois à la bonne femme du logis qui il était. À qui l’hôtesse répondit :

— C’est un gentilhomme étranger lequel se nomme le Comte Bertrand de Roussillon, courtois et gracieux et fort aimé en cette ville, et si est le plus amoureux homme du monde d’une notre voisine qui est gentille femme, mais pauvre. Il est vrai qu’elle est honnête jeune fille et que par pauvreté elle ne se marie point, mais demeure avec une sienne mère, très-sage et honnête dame, et par aventure, n’était cette mère, elle eût déjà fait une partie de ce que le Comte eût voulu.

La Comtesse recueillit bien ces paroles, et examinant par le menu chaque particulier d’icelles, et ayant compris toute chose, elle prit conclusion de ce qu’elle avait à faire. Quand elle eut appris la maison et le nom de la Dame, et de la fille aimée du Comte, elle s’y en alla un jour en habit de pèlerine, et les trouvant assez pauvres en leur ménage, elle les salua, et dît à la mère que, quand il lui plairait, elle parlerait volontiers à elle. La gentille femme s’étant levée lui dit qu’elle était toute prête de l’écouter.

Étant entrées toutes seules en une chambre et assises, la Comtesse commença à dire :

— Madame, il me semble que vous êtes des ennemies de fortune aussi bien que moi ; mais si vous voulez, vous pourrez consoler et vous et moi.

La dame répondit qu’elle ne désirait chose en ce monde tant que se consoler honnêtement.

La Comtesse suivit son propos, lui disant :

— J’ai besoin de votre foi, en laquelle si je me remets et que vous me trompiez, vous gâteriez votre fait et le mien.

— Dites-moi, dit la gentille femme, assurément ce qu’il vous plaira ; car vous ne vous trouverez jamais trompée de moi.

Alors ayant la Comtesse commencé dès le premier jour qu’elle devint amoureuse, lui conta qui elle était et ce qui lui était advenu jusques à ce jour-là, de telle sorte que la gentille femme croyant ce qu’elle disait comme celle qui déjà en avait ouï dire quelque chose à d’autres qu’à elle, commença à en avoir compassion, et, après que la comtesse lui eût raconté tout son fait, elle continua son propos, en disant :

— Or vous avez oui entre mes autres fâcheries quelles sont les deux choses qu’il me convient avoir, si je veux recouvrer mon mari ; lesquelles je ne connais autre personne qui me les puisse faire avoir, sinon vous, s’il est vrai ce que j’entends, c’est à savoir que le Comte mon mari aime votre fille.

À qui la gentille femme dit :

— Si le Comte aime ma fille, je n’en sais rien, toutefois il en fait de grands semblants, mais que puis-je faire qui vous soit agréable ?

— Madame, répond la Comtesse, je vous le dirai, mais je vous veux premièrement montrer ce qui vous en adviendra, si vous me voulez secourir en ceci. Je vois votre fille belle et grande, prête à marier, mais à ce que j’ai entendu et que je puis comprendre, ce qui vous fait la garder tant est faute d’avoir le moyen de la marier, partant je délibère, par le mérite du plaisir que vous me ferez, de lui donner promptement de mes deniers autant en mariage que vous-même trouverez être suffisant pour la marier honorablement.

L’offre de la Comtesse fut fort agréable à la Dame, comme nécessiteuse qu’elle était, mais toutefois ayant le cœur noble, elle lui dit :

— Madame, dites-moi ce que je puis faire pour vous, et, si c’est chose honnête à moi, je le ferai volontiers, et puis après vous ferez ce qu’il vous plaira.

Lors dit la comtesse :

— Il est de besoin que vous fassiez dire au Comte mon mari, par quelque personne en qui vous ayez grande confiance, que votre fille est toute prête de faire ce qui lui plaira, pourvu qu’elle puisse être assurée qu’il l’aime autant comme il en fait le semblant : ce qu’elle ne croira jamais s’il ne lui envoie l’anneau qu’il a au doigt, qu’elle a ouï dire qu’il aime tant : lequel, s’il vous l’envoie, vous me le baillerez, et après vous lui enverrez dire que votre fille est prête d’accomplir son désir ; et lors le ferez secrètement venir ici, et me mettrez en échange de votre fille auprès de lui ; par aventure que notre seigneur me fera tant de grâce de devenir grosse, et ainsi ayant son anneau au doigt et l’enfant en mes bras engendré de lui, je le recouvrerai et demeurerai par votre moyen avec lui, comme la femme doit demeurer avec son mari.

Cette chose sembla difficile à la gentille femme, craignant qu’il ne s’ensuivît quelque blâme ; mais toutefois pensant que c’était chose honnête de donner moyen que la bonne dame recouvrât son mari, et qu’elle se mettrait à faire cela pour bonne fin, se confiant dans sa bonne et honnête affection, non-seulement promit à la Comtesse de le faire, mais en peu de jours, avec grande cautelle suivant l’ordre qu’elle avait donné, elle eut l’anneau, combien qu’il en fît mal au cœur du Comte, et si la mit en échange de sa fille coucher avec lui.

À cette première rencontre tant affectueusement désirée par le Comte, notre Seigneur voulut que la Comtesse devînt grosse de deux beaux fils, ainsi que son enfantement, quand le temps en fut venu, en rendit certaine assurance, et non-seulement cette fois la gentille femme contenta la Comtesse de la compagnie de son mari, mais plusieurs autres, si secrètement qu’il n’en fut jamais rien su, croyant toujours le Comte avoir été non avec sa femme, mais avec celle qu’il aimait. À laquelle quand ce venait au matin qu’il fallait déloger, il donnait plusieurs belles et précieuses bagues, lesquelles la Comtesse gardait toutes très-soigneusement ; et, quand elle se sentit enceinte, elle ne voulut davantage importuner la gentille femme d’un tel plaisir, mais lui dit.

— Madame, par la grâce de Dieu et la vôtre, j’ai ce que je désirais, et par ainsi il est désormais temps que je fasse ce qu’il vous plaira, afin que puis après je m’en aille.

La gentille femme lui dit que, si elle avait eu chose qui lui fût agréable, qu’elle en avait grand plaisir ; mais qu’elle ne l’avait point fait pour aucune espérance de récompense, mais pour ce qu’il lui semblait qu’elle, pour bien faire, le devait ainsi faire. À qui la Comtesse dit :

— Cela me plaît : aussi de ma part je n’entends point de vous donner ce que vous me demanderez pour récompense du plaisir que vous m’avez fait, mais pour bien faire, et qu’il me semble que je le dois ainsi faire.

Alors la gentille femme, contrainte de nécessité, lui demanda, avec très-grande honte, cent livres pour marier sa fille. La Comtesse, connaissant sa honte et ayant sa demande si courtoise, lui en donna cinq cents, et de belles bagues qui valaient par aventure autant. De quoi la gentille femme plus que contente rendit les plus grandes grâces qu’il lui fut possible à la Comtesse : laquelle partie d’avec la gentille femme, s’en retourna en son premier logis. La gentille femme, pour ôter le moyen au Comte de plus venir, ni envoyer à son logis, s’en alla avec sa fille au village chez ses parents : puis le Comte étant de là à peu de jours rappelé par ses sujets pour venir à la maison, averti que la Comtesse s’était retournée, il s’y en retourna.

La Comtesse sachant qu’il était parti de Florence et retourné en son pays, en fut fort contente et demeura longtemps audit Florence jusques à ce que le temps de ses couches vint, et enfanta deux fils ressemblant fort à leur père : lesquels elle fit soigneusement nourrir, et, quand il lui sembla être temps, elle se mit en chemin sans être connue de personne, et s’en vint à Montpellier. Où s’étant reposée quelques jours et ayant su nouvelles du Comte, où il était, elle ouït dire que, le jour de la Toussaint, il se devait faire à Roussillon une grande assemblée de dames et de gentilshommes. Par quoi elle s’y en alla toujours en guise de pèlerine, comme elle en était sortie, et sachant qu’ils étaient tous assemblés au palais du Comte, prêts à se mettre à table, elle passa entre les gens sans changer d’habit, avec ses deux fils entre ses bras.

Quand elle fut montée en la salle jusques au milieu où elle vit le Comte, elle, se jetant à ses pieds, lui dit en pleurant :

— Monseigneur, je suis ta pauvre et infortunée femme, laquelle, pour te laisser retourner et demeurer en ta maison, suis allée longtemps coquinant par le monde. Je te requiers, pour l’honneur de Dieu, que tu me tiennes les conditions que les deux chevaliers que je t’envoyai me rapportèrent de ta part : car voici entre mes bras non-seulement un fils de toi, mais deux, et pareillement ton anneau ; il est donc temps que, suivant ta promesse, je doive être reçue de toi comme ta propre femme.

Le Comte oyant ceci fut fort étonné et reconnut l’anneau et pareillement les enfants qui lui ressemblaient, toutefois il dit : — Comment cela peut-il être arrivé ?

La Comtesse, avec grande admiration du Comte et de tous les autres qui étaient présents, conta par ordre tout le fait, et comme il était advenu ; pour laquelle chose le Comte connaissant qu’elle disait vrai, et voyant sa persévérance et son bon sens, et deux si beaux petits garçons, aussi pour garder ce qu’il avait promis et complaire à tous ses sujets et aux dames qui le priaient toutes de la recueillir désormais comme sa légitime épouse et l’honorer, relâcha son obstinée rigueur et la fit lever, puis l’embrassa, et la baisa, et la reconnut pour sa légitime épouse et les deux garçons pour ses enfants. Et après l’avoir fait vêtir d’habits convenables à elle, avec grand plaisir de tous ceux qui y étaient, et de tous les autres vassaux qui le surent, il fit non-seulement tout ce jour-là, mais plusieurs autres, très-grandes chères, et de ce jour en avant l’aima et honora comme sa femme et épouse. Et elle lui fut très-grandement chère.


  1. Hélène dans Tout est bien qui finit bien.
Peines d’amour perdues
Extraits du Décaméron