Cyropédie (Trad. Talbot)/Texte entier

Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 191-430).


CYROPÉDIE
OU
ÉDUCATION DE CYRUS.


LIVRE PREMIER[1].


CHAPITRE PREMIER.


Instabilité des gouvernements et difficulté de gouverner les hommes. — Cyrus prouve cependant que l’homme peut commander a ses semblables, s’il sait bien user du pouvoir. — Les grandes actions de Cyrus ont engagé Xénophon à écrire la vie de cet homme extraordinaire.


Une pensée nous venait un jour à l’esprit : c’est le grand nombre de démocraties renversées par des gens qui préféraient tout autre gouvernement à la démocratie, puis le nombre de monarchies et d’oligarchies détruites par des factions démocratiques, enfin le nombre d’hommes qui, voulant exercer la tyrannie, ont été renversés en un clin d’œil, tandis que d’autres, pour s’être maintenus quelque temps, sont admirés comme gens prudents et chanceux. Nous réfléchissions aussi que, dans les maisons privées, composées, les unes d’une foule de domestiques, les autres d’un personnel peu nombreux, il se trouve des maîtres qui ne sauraient se faire obéir même de ce petit nombre. Nous songions encore que les bouviers commandent aux bœufs, les palefreniers aux chevaux, et qu’enfin tous ceux qu’on appelle pasteurs sont considérés comme les chefs de ces animaux qu’ils surveillent. Or, il nous semblait voir que ces troupeaux obéissent plus volontiers à ceux qui les conduisent, que les hommes à ceux qui les gouvernent. Car les troupeaux vont où les pasteurs les mènent, paissent dans les endroits où on les lâche, s’abstiennent de ceux dont on les écarte, et laissent les pasteurs user de ce qu’ils rapportent absolument comme ils l’entendent. En effet, nous n’avons jamais appris qu’aucun troupeau se soit révolté contre le pasteur, ou pour ne point obéir, ou pour ne pas leur permettre d’user du produit qu’il leur donne. Il y a plus, les troupeaux sont moins faciles à tous les étrangers qu’à ceux qui les gouvernent et qui en tirent profit. Les hommes, au contraire, conspirent de préférence contre ceux qu’ils voient entreprendre de les gouverner.

Ces réflexions nous conduisaient à conclure qu’il est facile à quiconque est né homme de gouverner toute espèce d’animaux, plutôt que des hommes. Mais quand nous eûmes considéré que jadis Cyrus le Perse eut sous sa domination une immense quantité d’hommes qui lui obéirent, une immense quantité de villes et une quantité immense de nations, nous fûmes obligé de changer d’avis et de reconnaître que ce n’est point une œuvre impossible, ni même difficile, de gouverner les hommes, quand on s’y prend avec adresse. En effet, nous savons que des hommes se sont empressés d’obéir à Cyrus, bien qu’éloignés de lui d’une marche d’un grand nombre de journées et même de mois, quelques-uns ne l’ayant jamais vu, et d’autres sachant qu’ils ne le verraient jamais : et cependant ils voulaient être ses sujets. Aussi laissa-t-il bien loin derrière lui les autres rois qui ont hérité du pouvoir paternel ou qui ont acquis par eux-mêmes leur empire. En effet, le roi des Scythes ne pourrait se rendre maître d’aucun autre peuple, quoique les Scythes soient très-nombreux, mais il se contenterait de demeurer chef de sa propre nation ; le roi de Thrace voudrait demeurer chef des Thraces, l’Illyrien des Illyriens, et de même pour toutes les autres nations connues. De là vient qu’il y a, dit-on, encore aujourd’hui en Europe tant d’États indépendants et détachés les uns des autres. Mais Cyrus, ayant trouvé les nations de l’Asie également indépendantes, se met d’abord en campagne avec une petite armée de Perses, devient chef des Mèdes et des Hyrcaniens[2], qui s’empressent de lui obéir, et subjugue les Syriens, les Assyriens, les Arabes, les Cappadociens, les Phrygiens des deux pays[3], les Lydiens, les Cariens, les Phéniciens, les Babyloniens ; il dicte des lois aux Bactriens[4], aux Indiens[5], et aux Ciliciens ; il en est de même des Saques[6], des Paphlagoniens, Mariandyns et d’un nombre infini de peuples dont on aurait peine à dire même les noms. Enfin il commande aux Grecs d’Asie et, descendant vers la mer, il conquiert l’île de Cypre et l’Égypte[7].

Et toutefois, ces peuples qu’il gouvernait ne parlaient point son langage et ne s’entendaient pas entre eux. Cependant son ascendant s’étendait par la crainte sur cette immense étendue de pays au point d’effrayer tout le monde, sans que personne ait osé rien entreprendre contre lui : c’est qu’aussi il sut inspirer à tous un si vif désir de lui plaire, que l’on désirait ne jamais cesser d’être gouverné par sa volonté. Voilà pourquoi il a réuni des nations si nombreuses, que ce serait toute une affaire de les parcourir, en commençant le voyage de la résidence royale, et en se dirigeant vers le matin, vers le soir, vers l’ourse ou vers le midi. Pour nous, considérant que ce grand homme est digne d’admiration, nous nous sommes enquis de sa naissance, de son naturel et de son éducation, qui l’ont placé si haut dans l’art de gouverner les hommes ; et tout ce que nous ayons appris et que nous croyons avoir découvert sur lui, nous essayerons de le raconter.


CHAPITRE II.


Naissance de Cyrus. — Ses qualités physiques et morales. — Son éducation d’après les coutumes de la Perse.


Le père de Cyrus était, dit-on, Cambyse, roi de Perse. Ce Cambyse était de la race des Perséides : les Perséides tirent leur nom de Persée. Sa mère, d’après l’opinion commune, est Mandane. Mandane était fille d’Astyage, roi des Mèdes. Cyrus, s’il faut en croire les récits et les chants conservés encore chez les Barbares, était fort beau de figure, très-humain de caractère, très-ami de l’étude et de la gloire, au point d’endurer toute fatigue et d’affronter tout péril, pour mériter d’être loué. Telle est la tradition relative aux qualités de son âme et de son corps. Il fut élevé d’après les lois des Perses. Or, ces lois paraissent s’occuper du bien public, à un moment où l’on ne s’en occupe point dans la plupart des États. La plupart des États laissent chacun élever ses enfants comme il veut, et les plus âgés se conduire comme ils l’entendent, défendant de voler, de rapiner, de s’introduire de force dans une maison, de frapper injustement, de commettre un adultère, de désobéir aux magistrats, et ainsi du reste : si l’on y manque, elles infligent un châtiment.

Mais les lois perses vont au-devant du mal et pourvoient à ce que, dès le principe, les citoyens ne se laissent pas entraîner à rien faire de mauvais ou de honteux. Elles y pourvoient ainsi : il y a chez eux une place appelée Éleuthéra, où sont bâtis le palais du roi et les autres édifices du gouvernement. Les marchandises et les marchands, leurs cris et leurs inconvenances, sont relégués de cet emplacement et portés ailleurs, afin que leur tumulte ne se mêle point à l’ordre décent des gens qu’on y élève.

La place ménagée autour de ces édifices est divisée en quatre parties. L’une est destinée aux enfants, l’autre aux adolescents, la troisième aux hommes faits, et la quatrième à ceux qui ont passé l’âge de porter les armes. La loi exige que chacun d’eux se trouve dans son quartier, les enfants et les hommes faits à la pointe du jour, les vieillards dès qu’ils le peuvent, dans les jours fixés où il faut qu’ils se présentent. Mais les adolescents couchent toutes les nuits autour des édifices, avec leurs armes d’exercices, à l’exception de ceux qui sont mariés : ceux-ci en sont dispensés, s’ils n’ont un ordre antérieur de présence ; mais il est mal de s’absenter souvent.

Les chefs de ces sections sont au nombre de douze : car il y a aussi douze tribus chez les Perses. Pour les enfants, on choisit parmi les vieillards ceux qui semblent pouvoir rendre les enfants meilleurs : pour les adolescents, ceux des hommes faits qui semblent pouvoir rendre les adolescents meilleurs, et, pour les hommes faits, ceux qui semblent pouvoir les rendre plus capables d’obéir aux prescriptions et aux ordres de l’autorité suprême. Enfin les vieillards ont aussi leurs chefs, tirés de leurs classes, afin de veiller à ce qu’eux-mêmes accomplissent leurs devoirs.

Ce qui est prescrit à chaque âge, nous allons le retracer, afin de bien faire comprendre les moyens dont on use pour former d’excellents citoyens. Les enfants vont aux écoles pour apprendre les lettres. Leurs gouverneurs passent la plus grande partie de la journée à leur rendre la justice. Car il y a entre les enfants, aussi bien qu’entre les hommes faits, des accusations de vol, de rapine, de violence, de tromperie, d’injures et autres délits semblables ; et, si quelqu’un est convaincu de ces délits, on lui en inflige la peine. On châtie de même ceux qu’on prend à porter une fausse accusation. On juge encore un délit, qui est la source de toutes les haines parmi les hommes, et qui cependant n’est point poursuivi en justice : c’est l’ingratitude. Quand on voit qu’un enfant a pu être reconnaissant, et qu’il ne l’a pas été, on le châtie, et sévèrement. On croit que les ingrats se soucient fort peu des dieux, de leurs parents, de leur patrie, de leurs amis. Il leur semble aussi que l’ingratitude a pour compagne l’impudence : c’est, en effet, le guide le plus sûr vers tout ce qu’il y a de honteux.

Ils enseignent encore aux enfants la tempérance ; et ce qui contribue grandement à leur apprendre à être tempérants, c’est qu’ils voient chaque jour les plus âgés se montrer tempérants eux-mêmes. Ils leur enseignent aussi à obéir aux chefs ; et ce qui contribue grandement à leur éducation, sous ce rapport, c’est qu’ils voient les plus âgés pratiquer la même obéissance. Ils leur enseignent enfin à se régler pour le manger et pour le boire, et ce qui contribue à les rendre sobres, c’est qu’ils voient que les plus âgés ne vont prendre leur repas que quand leurs gouverneurs leur en ont accordé la permission. De plus, les enfants ne mangent pas chez leur mère, mais chez l’instituteur et aux heures que les gouverneurs prescrivent. Ils apportent de chez eux, pour nourriture principale, du pain, et pour assaisonnement, du cresson, puis une tasse pour aller boire, quand ils ont soif, en puisant à la rivière. En outre, ils apprennent à tirer de l’arc, à lancer le javelot. Tels sont les exercices des enfants depuis leur naissance jusqu’à seize ou dix-sept ans : après quoi ils entrent dans la classe des adolescents.

Voici, pour les adolescents, quel est leur régime : durant dix ans, à dater de leur sortie de l’enfance, ils couchent autour des édifices publics, comme nous l’avons dit plus haut, pour veiller à la sûreté de la ville et pratiquer la tempérance. Cet âge, en effet, a besoin d’une surveillance toute spéciale. Le jour, ils s’offrent à leurs gouverneurs qui disposent d’eux, s’il y a lieu, pour le service public ; ou bien, s’il le faut, ils demeurent tout près des édifices du gouvernement. Quand le roi sort pour la chasse, ce qu’il fait plusieurs fois le mois, il emmène la moitié de cette garde. Il faut que ceux qui sortent avec lui aient un arc, un carquois, et dans le fourreau un sabre ou une sagaris, puis un bouclier d’osier et deux javelots, afin de lancer l’un, et d’avoir l’autre en main, s’il est nécessaire. Or, si les Perses font de la chasse un exercice public, si le roi, comme s’il marchait en guerre, se met à la tête des chasseurs, s’il chasse lui-même et veille à ce que chacun fasse son devoir, c’est que cet exercice lui paraît la véritable école de la guerre. En effet, il habitue à se lever matin, à supporter le froid et le chaud ; il exerce aux marches, aux courses, et force à tirer de l’arc sur la bête, à lancer le javelot, de quelque part qu’elle arrive. Souvent aussi, de toute nécessité, la chasse aiguise l’âme, quand on a devant soi des bêtes vigoureuses ; car alors il faut que le chasseur frappe la bête qui se présente de près ou s’en garantisse quand elle fond sur lui. Il serait donc difficile de trouver dans la chasse quelque chose qui ne se retrouvât pas dans la guerre.

Quand ils sortent pour la chasse, ils prennent avec eux des vivres pour un repas qui, sans différer de celui des enfants, est naturellement plus copieux. Tant que la chasse dure, ils ne mangent point ; mais si la bête qu’ils poursuivent les oblige à s’arrêter ou qu’ils veuillent, pour tout autre motif, prolonger la chasse, ils mangent ce qu’ils ont, et chassent de nouveau jusqu’au souper, et ils ne comptent les deux journées que pour une, parce qu’ils n’ont mangé que la portion d’un jour. Or, ils agissent ainsi pour s’accoutumer, quand il le faudra, à le faire en guerre. Ces jeunes gens n’ont encore d’autre nourriture accessoire que leur chasse : autrement, c’est du cresson. Mais si l’on se figure qu’ils aient moins d’appétit à ne manger que du cresson avec leur pain, et qu’ils éprouvent moins de plaisir à boire, parce qu’ils n’ont que de l’eau, que l’on songe quelles délices on éprouve, quand on a faim, à manger une croûte de pain bis, quelles délices, quand on a soif, à boire de l’eau pure.

Les tribus des jeunes gens, de séjour à la ville, s’occupent des mêmes exercices qu’ils ont appris dans leur bas âge, tirer de l’arc, lancer le javelot : il ne cesse d’y avoir entre eux, sur ce point, une grande rivalité. Quelquefois ces concours sont publics, et on y propose des prix. La tribu dans laquelle se trouve le plus grand nombre de jeunes gens recommandables par leur science, leur courage, leur soumission, reçoit les éloges des citoyens, qui font honneur non-seulement à leur gouverneur actuel, mais à tous ceux qui les ont élevés dès l’enfance. Ces jeunes gens qui restent sont encore employés, au besoin, par les magistrats pour monter la garde, découvrir des malfaiteurs, poursuivre des voleurs, et autres services analogues, qui exigent de la vigueur et de la promptitude. Telle est la façon de vivre des adolescents. Après avoir passé dix ans de la sorte, ils entrent dans la classe des hommes faits.

À dater du moment où ils sont sortis des adolescents, ils vivent vingt-cinq ans de la façon que nous allons dire. Et d’abord, comme les adolescents, ils se mettent à la disposition des magistrats, pour le service public, quand il exige des hommes à qui l’âge a donné la maturité du conseil et n’a pas encore ôté la vigueur de l’action. S’il faut, par hasard, aller en guerre, les hommes ainsi élevés ne portent plus ni flèches ni javelots : ils n’ont plus que les armes qu’on dit faites pour combattre de près, une cuirasse autour de la poitrine, un bouclier au bras gauche, comme on représente les Perses, et à la main droite un coutelas ou un sabre. C’est de cette classe qu’on tire tous les magistrats, excepté les instituteurs de l’enfance. Quand ils ont accompli les vingt-cinq ans et qu’ils en ont un peu plus de cinquante, ils entrent dans la classe de ceux qu’on appelle vieillards, et qui le sont en effet.

Les vieillards ne vont plus à la guerre hors de leur patrie, mais ils restent chez eux et y jugent toutes les affaires publiques ou privées. Ils prononcent les arrêts de mort, et choisissent toutes les autorités. Si quelqu’un des adolescents ou des hommes faits a manqué aux devoirs prescrits par la loi, les phylarques, ou quiconque le veut, se chargent de l’accusation. Les vieillards, après audition, dégradent le coupable, et l’homme ainsi dégradé demeure infâme le reste de sa vie.

Mais afin de mieux faire comprendre tout le gouvernement des Perses, je reprends d’un peu plus haut, ce peu de paroles suffisant pour être clair d’après ce qui a été dit. On dit que les Perses ne sont pas plus de douze myriades[8]. Pas un d’eux n’est exclu par la loi des charges ni des honneurs. Il est permis à tous les Perses d’envoyer leurs enfants aux écoles communes de justice. Cependant il n’y a que ceux qui peuvent élever leurs enfants à ne rien faire, qui les y envoient ; ceux qui ne peuvent pas ne les y envoient pas. Les enfants instruits dans ces écoles communes peuvent seuls passer dans la classe des jeunes gens. Ceux qui n’y ont pas été instruits en sont exclus. D’autre part, ceux qui ont fait leur temps légal parmi les adolescents, peuvent passer dans la classe des hommes faits, et prendre part aux dignités et aux honneurs ; tandis que ceux qui n’ont point passé par la classe des enfants et celle des adolescents n’entrent pas dans celle des hommes faits. Enfin ceux qui ont demeuré, sans donner lieu de plainte, le temps prescrit parmi les hommes faits, prennent place parmi les vieillards. Ainsi la classe des vieillards se compose de ceux qui ont passé par tous les degrés du bien. Telle est l’organisation du gouvernement, par laquelle les Perses croient parvenir à se rendre meilleurs.

Au reste, il dure encore aujourd’hui chez eux des marques de leur extrême frugalité et de leur attention à digérer par l’exercice. C’est une honte encore aujourd’hui chez les Perses de cracher, de se moucher, et de se montrer allant à l’écart pour quelque besoin semblable ; ce qui leur serait impossible, s’ils n’étaient fort sobres dans leur manger, et s’ils ne dissipaient par l’exercice les humeurs forcées ainsi de prendre un autre cours. Voilà ce que nous avions à dire des Perses en général : parlons maintenant de Cyrus, qui est l’objet de cet écrit, et traitons de ses actions, à partir de son enfance.


CHAPITRE III.


Enfance de Cyrus. — Sa mère le conduit chez son grand-père. — Leçons qu’il en reçoit. — Il demeure près d’Astyage.


Cyrus, jusqu’à douze ans au moins, fut élevé d’après ce système d’éducation, et se distingua visiblement de tous ceux de son âge par sa facilité à apprendre ce qu’il fallait, par son adresse et son courage dans tous les exercices. Vers cette époque, Astyage envoya chercher sa fille et son enfant : il désirait le voir, ayant entendu dire qu’il était beau et bon. Mandane arrive auprès de son père, ayant avec elle Cyrus, son fils. Aussitôt qu’elle est arrivée et que Cyrus sait qu’Astyage est le père de sa mère, à l’instant même, entraîné par sa nature d’enfant aimant, il l’embrasse comme on embrasserait quelqu’un avec qui l’on aurait été nourri et qu’on aimerait depuis longtemps. Le voyant ensuite bien paré, les yeux peints, le visage fardé, avec des cheveux postiches, toutes choses accoutumées chez les Mèdes, car les Mèdes connaissaient tout cela, et les tuniques de pourpre, et les manteaux, et les colliers au cou et les bracelets aux, mains, tandis que les Perses, aujourd’hui même encore, quand ils ne sortent pas de leur pays, ont des vêtements plus simples et des habitudes beaucoup moins raffinées ; voyant donc le luxe de son grand-père, et le regardant fixement, il dit : « Mère, il est beau mon grand-père. » Sa mère lui demande qui des deux lui paraît le plus beau, de son père ou de celui-ci. Cyrus lui répond : « Mère, mon père est de beaucoup le plus beau des Perses ; mais de tous les Mèdes que j’ai vus par les chemins ou sur les portes, mon grand-père que voici est le plus beau. » Astyage l’embrasse, lui met une belle robe, le pare et l’embellit de colliers et de bracelets. Quand il va quelque part à cheval, il l’emmène en promenade sur un cheval à bride d’or, ainsi qu’il avait coutume d’aller lui-même. Cyrus, comme un enfant, aimant l’élégance et le luxe, était charmé de sa robe, et prenait grand plaisir à apprendre à monter à cheval. Chez les Perses, en effet, à cause de la difficulté d’élever des chevaux et de monter à cheval, puisque le pays est montagneux, c’est une rareté que de voir un cheval.

Astyage soupait un jour avec sa fille et Cyrus. Or, voulant que l’enfant trouvât beaucoup d’agrément à souper pour qu’il regrettât moins son pays, il lui fit servir du ragoût, des sauces et des mets de toute espèce. On raconte que Cyrus dit alors : « Grand-père, comme tu as à faire dans le repas, si tu es obligé de tendre la main vers tous ces plats et de goûter les mets de toute espèce ! — Comment ! dit Astyage, est-ce que ce repas ne te semble pas beaucoup plus beau que ceux de la Perse ? » À cela Cyrus répond, dit-on : « Mais non, grand-père ; au contraire, c’est par une route bien plus simple et bien plus directe qu’on arrive à se rassasier chez nous plus tôt que chez vous. Chez nous on y va tout droit avec du pain et de la viande : vous aussi, vous allez au même but que nous, mais ce n’est qu’après avoir erre du haut en bas, par mille détours, que vous parvenez à grand’peine où nous sommes arrivés depuis longtemps. — Mais, mon garçon, dit Astyage, nous ne sommes pas fâchés de faire tous ces détours : goûte toi-même, et tu verras que tout cela est agréable. — Mais, reprend Cyrus, toi-même, grand-père, tu n’aimes pas ces mets, je le vois bien. » Alors Astyage : « Et sur quoi te fondes-tu, garçon, pour dire cela ? — Parce que je vois que, quand tu as touché au pain, tu ne t’essuies point la main, tandis que quand tu as touché à l’un de ces plats, tu t’essuies tout de suite la main ta serviette, comme si tu étais fâché de te l’être remplie de ces plats. » À cela Astyage répond : « Eh bien garçon, si tu te figures cela, régale-toi du moins de ces viandes, afin de t’en retourner jeune homme chez toi. » Et tout en disant cela, il lui sert force venaison et chair d’animaux domestiques. Alors Cyrus, voyant toutes ces viandes, lui dit : « Grand-père, est-ce que tu me donnes toutes ces viandes pour faire ce que je voudrai ? — Oui, par Jupiter, je te tes donne pour cela, mon garçon. » Alors Cyrus prend les viandes et les distribue aux servants qui sont autour de son grand-père, puis il dit à chacun d’eux : « Ceci à toi, parce que tu m’apprends de bon cœur à monter à cheval. À toi, parce que tu m’as donné un javelot. Je n’ai que cela pour le moment. À toi, parce que tu sers bien le, grand-père. À toi, parce que tu as des égards pour ma mère. » Et il continue ainsi jusqu’à ce qu’il ait distribué toutes les viandes qu’il a reçues.

« Et Sacas[9], dit Astyage, mon échanson, que j’estime tant, tu ne lui donnes rien ? » Or, Sacas était un bel homme, ayant pour fonction d’introduire auprès d’Astyage ceux qui demandaient à le voir, et d’éloigner ceux qu’il ne jugeait pas à propos de laisser entrer. Cyrus à l’étourdie, et comme un enfant qui n’a peur de rien : « Pourquoi donc, grand-père, estimes-tu ainsi celui-là ? » Alors Astyage dit en se raillant : « Ne vois-tu pas comme il verse le vin avec adresse et avec élégance ? » Or, les échansons de ces rois sont d’habiles échansons ; ils versent proprement, et, prenant la coupe avec trois doigts, ils la donnent et la présentent de manière à la placer commodément aux mains de celui qui la prend pour boire. « Commande donc à Sacas, grand-père, dit Cyrus, de me donner la coupe, afin que, moi aussi, je te verse bien à boire, et que je gagne aussi ton cœur si je puis. » Astyage la lui fait donner. Cyrus prend la coupe, la rince proprement comme il avait vu faire à Sacas, puis, faisant son visage, il apporte et tend la coupe à son grand-père de l’air le plus sérieux et le plus gracieux du monde, si bien que sa mère et Astyage se prennent à éclater de rire. Cyrus rit à son tour, saute vers son grand-père, l’embrasse et dit : « Ô Sacas ! tu es perdu : je t’évince de ta fonction : je serai en tout meilleur échanson que toi, et je ne boirai pas le vin comme tu fais. » En effet, les échansons des rois, quand ils donnent la coupe, y puisent avec le cyathe et versent dans leur main gauche un peu de vin qu’ils avalent : de la sorte, s’ils y versaient du poison, ils n’en seraient pas plus avancés[10]. Sur ce propos, Astyage dit en plaisantant : « Eh bien, Cyrus, puisque tu imites si bien Sacas, pourquoi n’as-tu pas avalé du vin ? — Parce que j’ai craint, par Jupiter, qu’il n’y eût du poison dans la coupe. Le jour où tu as régalé tes amis pour célébrer ta naissance, je me rappelle bien que Sacas vous en a versé. — Et comment donc, garçon, as-tu su cela ? — Parce que, par Jupiter, je vous ai vus tous chopper d’esprit et de corps. Et d’abord ce que vous ne nous laissez pas faire à nous enfants, vous le faisiez. Vous criiez tous ensemble ; vous ne faisiez pas attention à ce que vous disiez les uns des autres, vous chantiez d’une façon ridicule, et, sans entendre celui qui chantait, vous juriez qu’il chantait à ravir. Chacun de vous vantait sa force ; et cependant, quand il fallut se lever pour danser, loin de pouvoir danser en mesure, vous ne pouviez pas même vous tenir debout. Vous aviez oublié complètement, toi que tu étais roi, et les autres que tu étais leur souverain. C’est alors que moi, pour la première fois, j’ai appris ce que c’est que l’égalité de la parole, car vous ne vous taisiez pas un seul instant. » Astyage lui dit : « Et ton père, garçon, quand il boit, est-ce qu’il ne s’enivre pas ? — Non, par Jupiter ! — Alors, comment fait-il ? — Il cesse d’avoir soif ; mais il ne s’en trouve point mal. C’est, je pense, grand-père, parce qu’il n’a pas de Sacas qui lui verse du vin. » Alors sa mère lui dit : « Mais pourquoi donc, garçon, fais-tu ainsi la guerre à Sacas ? — Parce que, ma foi, dit Cyrus, je le déteste. Souvent, quand je veux aller voir mon grand-père, ce scélérat m’en empêche. Mais je t’en prie, grand-père, laisse-moi lui commander pendant trois jours. — Et que lui commanderais-tu, dit Astyage ? — Comme lui, dit Cyrus, je me tiendrais près de l’entrée, et, quand il voudrait aller dîner chez le roi, je lui dirais : « Ce n’est pas possible d’aller dîner ; le roi est en affaire avec quelques personnes ; » puis, quand il viendrait pour souper, je lui dirais : « Le roi est au bain ; » et, s’il avait encore plus hâte de manger, je lui dirais : « Il est chez les femmes. » Enfin je le vexerais, comme il me vexe, quand il m’empêche d’aller chez toi. » C’est ainsi que Cyrus leur donnait des divertissements durant le repas. Le jour, s’il s’apercevait que son grand-père ou le frère de sa mère avait besoin de quelque chose, il eût été difficile de le prévenir pour le leur donner ; tant Cyrus était enchanté de pouvoir leur rendre service.

Or, quand le temps fut venu que Mandane devait retourner auprès de son mari, Astyage la pria de lui laisser Cyrus. Elle répondit qu’elle désirait en tout être agréable à son père, mais qu’elle croyait difficile de laisser l’enfant malgré lui. Astyage dit donc à Cyrus : « Garçon, si tu restes avec moi, d’abord Sacas ne t’empêchera plus d’entrer chez moi, mais quand tu voudras entrer, cela dépendra de ta volonté : et même plus tu viendras, plus je t’en saurai gré. Ensuite tu te serviras de mes chevaux et de tant d’autres que tu voudras, et, quand tu t’en iras, tu emmènera ceux qu’il te plaira. Et puis encore, au repas, pour arriver à ce qui te paraît frugal, tu suivras la voie qui te fera plaisir. Et puis enfin, je te donne les bêtes qui sont actuellement dans le parc, et j’en ferai rassembler d’autres de toute espèce, afin que, dès que tu sauras monter à cheval, tu aies le plaisir de les poursuivre et de les tuer à coups de flèches ou de javelots, comme les grandes personnes. Je te donnerai aussi des enfante de ton âge pour jouer avec toi : et, si tu veux autre chose, tu n’as qu’à me le dire, rien ne te manquera. »

Quand Astyage a fini de parler, Mandane demande à Cyrus s’il veut rester ou partir. Celui-ci n’hésite point, il dit tout de suite qu’il veut rester. Sa mère lui ayant encore demandé pourquoi : « Parce que, dit-il, chez nous, ma mère, je suis et je parais le plus habile de ceux de mon âge à tirer l’arc et à lancer le javelot ; mais ici je vois bien que je suis le plus faible de ceux de mon âge pour monter à cheval ; et, sache-le bien, mère, cela me chagrine beaucoup. Si tu me laisses ici, et que j’apprenne à monter à cheval, quand je serai chez les Perses, je pense que je vaincrai même les plus forts dans les exercices à pied, et que, quand je viendrai ici chez les Mèdes, j’essayerai, étant le meilleur des bons cavaliers, de venir en aide à mon grand-père. » Sa mère lui dit : « Et la justice, garçon, comment l’apprendras-tu ici, puisque tes maîtres sont là-bas ? » Cyrus répond : « Mais, ma mère, je sais déjà parfaitement la justice. — Comment sais-tu cela, dit Mandane ? — Parce que le maître, voyant que je connaissais bien la justice, m’avait donné mission de juger les autres. Et même un jour je reçus des coups pour n’avoir pas bien jugé. Voici quelle était l’affaire. Un enfant grand, qui avait une petite robe, déshabille un enfant petit qui avait une robe grande, lui met la sienne et se revêt de l’autre. Chargé de les juger, je décide qu’il vaut mieux que chacun d’eux ait la robe qui lui va. Alors le maître me frappe en disant que, quand je serais nommé juge de ce qui convient ou non, il faudrait juger comme j’avais fait, mais que, puisqu’il fallait décider auquel des deux était la robe, je devais considérer si celui qui l’avait prise de force devait plutôt l’avoir que celui qui l’avait faite ou achetée. Il ajoutait que ce qui est conforme aux lois est juste, tandis que ce qui est contraire aux lois est tyrannique, et il voulait que le juge donnât toujours un suffrage conforme à la loi. Ainsi, ma mère, je sais parfaitement à présent ce qui est juste ; et, s’il me manque encore quelque chose, mon grand-père me l’apprendra. — Oui, mon garçon ; mais ce qui paraît juste à ton grand-père n’est pas reconnu pour tel chez les Perses. Ainsi, il s’est rendu maître absolu chez les Mèdes, et chez les Perses l’égalité c’est la justice. Ton père, tout le premier, ne fait que ce que l’État lui prescrit, ne reçoit que ce que l’État lui donne : la mesure pour lui n’est point son caprice, mais la loi. Afin donc de ne pas périr sous le fouet, quand tu serais chez nous, si tu venais après avoir appris de ton grand-père à être tyran au lieu de roi, évité ce qui consiste à se figurer qu’il faut avoir plus que les autres. — Mais, ma mère, répond Cyrus, ton père excelle à enseigner comment i} faut avoir pin tôt moins que plus. Eh ! ne vois-tu pas comment il a appris, à tous les Mèdes à se contenter de peu ? Ainsi sois tranquille, ton père ne me renverra ni moi, ni personne, instruit à désirer plus qu’il ne faut. »


CHAPITRE IV.


Cyrus se concilie l’amitié des Mèdes. — Preuve de son attachement à Astyage. — Qualités naïves de Cyrus. — Cyrus à la chasse. — Grande chasse donnée par Astyage. — Guerre entre les Assyriens et les Mèdes. — Premiers exploits de Cyrus. — Victoire des Mèdes. — Cyrus est rappelé par Cambyse. — Générosité de Cyrus envers ses compagnons.


Telles étaient les causeries de Cyrus. Enfin sa mère s’en va ; Cyrus reste et est élevé chez Astyage. En peu de temps, il fait amitié avec ceux de son âge, et devient leur intime. Bientôt il gagne l’affection de leurs pères en les visitant, et en donnant des marques visibles de son attachement à leurs fils ; de sorte que, s’ils avaient quelque grâce à demander au roi, ils faisaient prier Cyrus par leurs enfants de l’obtenir pour eux. Or Cyrus, par bonté et par amour-propre, s’employait de son mieux à obtenir ce que les enfants lui demandaient. De son côté, Astyage ne pouvait rien refuser de ce que lui demandait Cyrus ; et cherchait à lui être agréable. Car, durant une maladie ; Cyrus n’avait pas quitté son grand-père d’un seul instant ; il n’avait pas cessé de pleurer ; mais tout le monde l’avait vu en proie à la crainte que son grand-père ne mourût. Et si Astyage avait besoin de quelque chose la nuit, Cyrus le premier s’en apercevait et s’élançait le plus vite de tous, pour lui offrir ce qu’il pensait lui être agréable ; si bien qu’il avait complètement gagné Astyage.

Cependant Cyrus était peut-être un peu bavard ; ce qui venait en partie de son éducation, qui l’obligeait perpétuellement à rendre compte à son maître de ce qu’il faisait, et d’entendre les raisons des autres, quand il jugeait. Ajoutez que, désireux de s’instruire, il adressait toujours des questions à ceux avec lesquels il se trouvait ; puis, quand les autres-le questionnaient, comme il avait l’esprit très-vif, il était prompt à la réplique : tout cela le rendait grand parleur. Seulement, de même que pour le corps, les jeunes gens qui ont pris vite leur croissance, conservent cependant un air enfantin qui accuse leur âge, de même aussi chez Cyrus on ne trouvait aucune prétention, mais une sorte de naïveté simple et caressante, qui faisait qu’on préférait son babil à son silence quand on était avec-lui. Toutefois, à mesure qu’avec la croissance il approcha de la puberté, il commença à parler moins et d’une voix moins tranchante : il devint même si modeste, qu’il rougissait, dès qu’il se trouvait avec des personnes plus âgées ; cette habitude pétulante de petit chien, d’aborder indistinctement tout le monde, finit par disparaître en lui. Il n’en était que plus posé et plus aimable dans les réunions. Dans les exercices où les jeunes gens se défient souvent les uns les autres, il ne provoquait jamais ses compagnons aux choses qu’il était assuré de faire mieux qu’eux ; mais dans celles où il savait qu’il était le moins adroit, il commençait en disant qu’il essayerait de les vaincre. Ainsi, il commençait en sautant à cheval, en lançant le javelot, en tirant l’arc de dessus un cheval, n’y étant point encore solide ; et vaincu, il riait de lui du meilleur cœur.

Comme il ne se rebutait point d’un exercice parce qu’il y était faible, mais qu’il s’y attachait obstinément pour y devenir plus fort, il parvint d’abord bientôt à être de la force de ceux de son âge en équitation ; puis il les dépassa vite, grâce à son ardeur à cet exercice. Il ne tarda guère à dépeupler le parc de bêtes fauves, poursuivant, frappant, abattant ; si bien qu’Astyage ne savait plus où lui trouver du gibier. Cyrus, ayant remarqué que son bon vouloir à lui procurer beaucoup de bêtes vivantes demeurait sans effet, lui dit : « Grand-père, pourquoi te donner tant de peine à chercher des bêtes ? Envoie-moi à la chasse avec mon oncle ; tout ce que je verrai de bêtes, je croirai qu’elles ont été élevées pour moi. » Cependant, malgré son vif désir de sortir en chasse, il ne pouvait pas encore, lui, un enfant, faire trop d’instances, mais il abordait son grand-père avec une grande réserve. Et comme il se plaignait jadis de Sacas, qui l’empêchait d’aller voir son grand-père, il était devenu pour lui-même un Sacas : car il ne l’abordait qu’après s’être assuré de l’opportunité ; et il priait Sacas de lui faire savoir le moment où il pourrait se présenter, et celui où il ne le devait pas ; de sorte que Sacas le chérissait tendrement, comme tous les autres.

À la fin, Astyage, ayant remarqué qu’il avait une forte passion d’aller chasser au dehors, lui permit d’accompagner son oncle et lui donna des gardes à cheval d’un certain âge, pour veiller sur lui dans les pas difficiles et contre les bêtes sauvages qui pourraient se présenter. Cyrus s’informe avec soin auprès de ceux qui le suivent, de quelles bêtes il faut se garder et quelles sont celles qu’on peut poursuivre en confiance. Ceux-ci lui disent que les ours, les lions, les sangliers et les léopards ont tué parfois beaucoup d’hommes qui s’en sont approchés ; mais que les cerfs, les chevreuils, les brebis et les onagres sont inoffensifs. Ils lui disent encore qu’il faut prendre garde aux mauvais chemins tout autant qu’aux bêtes, et que bien des gens se sont jetés dans des précipices, eux et leurs chevaux.

Cyrus écoute tout cela avec beaucoup d’attention ; mais voyant partir un cerf, il oublie tout ce qu’il vient d’entendre, s’élance à sa poursuite et ne songe plus qu’à tenir la voie. Dans son élan, son cheval tombe sur les genoux et lui fait presque faire la culbute, mais Cyrus se retient de son mieux ; le cheval se relève, Cyrus entre en plaine, pousse au cerf son dard et le jette sur le flanc : c’était une grande et belle bête. Cyrus est au comble de la joie : les gardes arrivent au galop, le grondent et lui disent le danger qu’il a couru, et ajoutent qu’ils s’en plaindront. Cyrus, qui avait mis pied à terre, se tient debout et n’est pas content de leur réprimande. Mais il entend un cri, saute à cheval, comme plein d’enthousiasme, aperçoit un sanglier qui fond du côté opposé, se porte à sa rencontre, le vise avec adresse, le frappe en plein front et abat le sanglier.

Son oncle ne peut s’empêcher de le gronder en voyant sa témérité ; mais Cyrus, pendant cette réprimande, le prie néanmoins de lui permettre d’emporter et de donner à son grand-père les deux bêtes qu’il a tuées. Son oncle, dit-on, lui répond : « Mais s’il apprend que tu as chassé, non-seulement il te grondera, mais moi aussi pour t’avoir laissé faire. — Eh bien, dit Cyrus, qu’il me fasse fouetter, s’il veut, après que je lui aurai donné ma chasse. Quant à toi, mon oncle, si tu le veux, punis-moi à ton gré, mais accorde-moi cette grâce. » Alors Cyaxare finit par lui dire : « Agis comme tu voudras ; car tu me fais l’effet à présent d’être notre roi. »

Aussitôt Cyrus fait emporter les deux bêtes, les présente à son grand-père et lui dit qu’il les a chassées exprès pour lui. Il ne lui montre pas, il est vrai, les javelots, mais il les place tout sanglants où il pensait que son grand-père les verrait. Astyage lui dit donc : « Oui, mon garçon, je reçois avec plaisir ce que tu me donnes ; cependant je n’ai pas tellement besoin de tout cela, que tu t’exposes à des dangers. » Cyrus répond. « Si tu n’en as pas besoin, je te supplie, grand-père, donne-moi ces bêtes pour que je les distribue à mes compagnons d’âge. — Eh bien, va, mon garçon, dit Astyage, prends-les, donne-les à qui tu voudras, et toutes celles qu’il te plaira parmi les autres. » Cyrus les prend, les donne aux enfants et leur dit en même temps : « Enfants, que nous étions donc naïfs, quand nous chassions des bêtes dans le parc ! cela me produit l’effet d’une chasse à des bêtes attachées. D’abord elles étaient resserrées dans un petit espace ; puis chétives et pelées : celle-ci était boiteuse, celle-là mutilée ; mais les bêtes des montagnes et des prairies, comme je les ai trouvées belles, grandes et grasses ! Les cerfs, on eût juré qu’ils avaient des ailes et s’envolaient au ciel : les sangliers, comme on le dit des hommes braves, couraient sus à l’ennemi, et leur grosseur était telle qu’il n’y avait pas moyen de les manquer. Mortes, je l’assure, elles me paraissent plus belles que ne le sont en vie les bêtes captives dans nos enclos. Mais enfin, vos pères vous laisseront-ils aussi venir à la chasse ? — Très-facilement sans doute, dirent-ils, si Astyage le prescrit. » Alors Cyrus leur dit : « Et qui de vous se chargerait d’en parler à Astyage ? — Mais qui donc, répondent-ils, est plus capable que toi de le convaincre ? » Cyrus leur dit : « Oui, mais par Jupiter, je ne sais pas, en vérité, ce que je suis devenu. Je n’ai plus le courage de parler à mon grand-père, ni même de le regarder en face. Si je fais des progrès dans ce sens-là, j’ai peur de devenir tout à fait un niais et un imbécile. Quand j’étais tout petit, il me semble que j’étais grand parleur. » Les enfants lui disent : « Voilà, certes, une fâcheuse affaire, si tu ne peux rien faire pour nous ; il faudra que nous en cherchions quelque autre pour demander ce qui dépend de toi. » Ces paroles piquent vivement Cyrus : il se retire sans dire un mot, s’encourage lui-même, et, après avoir rêvé aux moyens de rendre la proposition le moins désagréable possible à son grand-père, et d’obtenir pour lui et pour les enfants ce qu’ils désiraient, il va le trouver. Là, il commence ainsi : « Dis-moi, grand-père, si un de tes serviteurs s’était enfui et que tu l’eusses repris, que lui ferais-tu ? — Pas autre chose que de le mettre aux fers et le forcer à travailler. — Et, s’il revenait de lui-même, comment ferais-tu ? — Pas autre chose que le fouetter, afin qu’une commît plus la même faute, et puis je m’en servirais comme auparavant. — Eh bien dit Cyrus, il faut te préparer à me fouetter car je guette le moment de m’échapper et de prendre mes amis pour aller à la chasse. » Alors Astyage : « Tu as bien fait, dit-il, de me prévenir, et je te défends absolument de bouger. Il serait bien que pour quelques morceaux de chair l’enfant de ma fille s’égarât par ma faute. »

En entendant cela, Cyrus obéit et demeure ; mais, morne et affligé, il passe le temps sans dire un mot. Alors Astyage, le voyant plongé dans ce profond chagrin, veut lui être agréable, et le conduire à la chasse. Il fait assembler force gens de pied et de cheval, ainsi que les enfants, et après avoir fait pousser les bêtes dans les terrains propres aux chevaux, il arrange une grande chasse. Suivi de son cortège royal, il vient lui-même et défend à qui que ce soit de lancer un seul trait avant que Cyrus soit las de la chasse ; mais Cyrus le prie de ne pas faire cette défense, et lui dit : « Si tu veux, grand-père, que j’aie du plaisir à chasser, permets à tous ceux de mon âge de poursuivre à l’envi, et laisse chacun faire de son mieux. »

Là-dessus, Astyage retire sa défense ; et, se tenant dans un lieu favorable, il regarde la troupe s’acharnant sur les bêtes, rivalisant, poursuivant, lançant des javelots. Surtout ce qui le ravit, c’est Cyrus, qui ne peut se taire de plaisir, mais qui, semblable à un chien de bonne race, jette les hauts cris en s’approchant du gibier, et appelle chacun par son nom. il se complaît à le voir railler l’un, et il le considère en louant un autre, sans la moindre apparence de jalousie. À la fin, Astyage fait emporter beaucoup de bêtes et s’en va. Et, par la suite, il était si charmé de cette chasse, que, toutes les fois qu’il le pouvait, il partait avec Cyrus, prenait avec lui un grand nombre de personnes, ainsi que les enfants, à cause de Cyrus. Cyrus passait donc ainsi la plus grande partie de son temps, divertissant et obligeant tout le monde, sans jamais faire aucun mal.

Quand il fut près de quinze ou seize ans, le fils du roi des Assyriens, étant sur le point de se marier, voulut faire une grande chasse. Ayant donc entendu dire que, sur les frontières de son pays et celles des Mèdes, il y avait beaucoup de gibier, parce qu’on n’y avait pas chassé à cause de la guerre, il désira y aller. Mais, afin de chasser en toute sûreté, il prend avec lui un grand nombre, de cavaliers et de peltastes, destinés à lui amener le gibier hors des fourrés, dans les endroits labourables et praticables. Arrivé aux forteresses où il y avait garnison, il s’y arrête pour souper, afin de commencer la chasse dès le lendemain matin.

Le soir même, la garde qui devait relever l’autre arrive de la ville, fantassins et cavaliers. Il lui semble que cela fait une nombreuse armée, les deux gardes se trouvant réunies, et lui-même ayant amené pour sa part beaucoup de cavaliers et de fantassins. Il songe donc que ce serait un bel exploit d’aller butiner sur le territoire médique : il pense que cette entreprise serait plus brillante qu’une chasse, et qu’il en emporterait une grande quantité de bestiaux. S’étant donc levé de bonne heure, il fait avancer son armée, laisse les fantassins réunis sur les frontières, et s’approche lui-même, avec les chevaux, des forteresses des Mèdes, suivi de ses soldats les plus nombreux et les meilleurs : là il s’arrête, afin que les gardes des Mèdes ne fassent pas de sortie sur les coureurs, et il envoie le reste, par escadrons, battre la campagne de côté et d’autre, leur recommandant de fondre sur tout ce qui se présenterait et de le lui amener. Ainsi font-ils. Astyage, averti que les ennemis sont dans le pays, part au secours de sa frontière avec les troupes qu’il avait auprès de lui. Son fils le suit avec des cavaliers rassemblés à la hâte, après l’avoir donné aux autres troupes l’ordre de venir toutes au secours. Voyant les hommes des Assyriens en bon nombre, bien rangés, et leurs chevaux immobiles, les Mèdes font halte également. Cyrus, voyant tout le monde partir en masse, part lui-même et revêt alors pour la première fois ses armes ; il n’y comptait plus, tant il avait à cœur de se voir armé. Et, en effet, ces armes étaient magnifiques ; elles lui allaient admirablement, son grand-père les ayant fait faire à sa taille. Il s’arme donc, monte à cheval et part. Astyage est tout étonné de le voir arriver, ne sachant d’après quel ordre il venait. Il lui dit cependant de rester auprès de lui.

Cyrus, voyant les nombreux cavaliers qu’il avait en face, fait cette question : « Est-ce que ce sont les ennemis, grand-père, ces gens qui se tiennent là tranquillement sur leurs chevaux ? — Oui, ce sont les ennemis, dit Astyage. — Et ceux là-bas qui galopent ? — Également. — Par Jupiter, grand-père, dit Cyrus, ce sont de pauvres gens, et montés sur de pauvres chevaux, qui nous enlèvent nos biens sous nos yeux. Il faut détacher sur eux quelques-uns d’entre nous. — Mais ne vois-tu pas, garçon, quelle longue file de cavaliers se développe pour soutenir les autres ? Si nous les attaquons, ils viendront nous couper par derrière : et nous ne sommes pas encore en force. — Mais si tu restes pour attendre le renfort, ces gens-là auront peur et ne bougeront pas, et les pillards lâcheront prise aussitôt qu’ils verront qu’on se porte sur eux. »

Quand Cyrus a dit ces mots, Astyage trouve qu’il y a du bon dans son avis. Admirant sa prudence et son intelligence éveillée, il ordonne à son fils de prendre un escadron de cavalerie et de se porter sur ceux qui enlevaient le butin. « Pour moi, dit-il, je me porterai sur les autres, s’ils font mine de remuer, et je les forcerai à ne faire attention qu’à nous. » Cyaxare prend donc des chevaux et des hommes vigoureux et part au galop. Cyrus, les voyant partir, s’élance avec eux et marche promptement en tête, tandis que Cyaxare le suit et crie les autres ne demeurent point en arrière. En les voyant approcher, les maraudeurs laissent là leur butin et s’enfuient.

Mais Cyrus et sa troupe leur coupent le chemin et frappent sur ceux qu’ils saisissent, Cyrus en tête ; tandis que ceux qui avaient gagné de vitesse par un autre côté, ils les poursuivent de près et ne les lâchent pas avant d’en avoir pris quelques-uns. Comme un chien de bonne race, mais sans expérience, se jette inconsidérément sur un sanglier, de même Cyrus se porte avec ardeur, ne songeant qu’à frapper celui qu’il saisit, et pas à autre chose. Cependant les ennemis, voyant le danger des leurs, font avancer la cavalerie de réserve, espérant que la poursuite cesserait, quand on apercevrait leur mouvement. Mais Cyrus, sans reculer, appelle son oncle avec grands cris et grands transports de joie, et poussant avec force, il précipite la fuite des ennemis. Cyaxare le suit : il aurait eu honte sans doute devant son père : leurs gens viennent après, avec une grande ardeur de poursuite, même ceux qui, d’ordinaire, n’étaient pas très-braves contre l’ennemi. Mais quand Astyage voit d’une part leur poursuite inconsidérée, et de l’autre les ennemis serrés et bien rangés s’avançant à leur rencontre, il craint que son fils et Cyrus ne tombent sans ordre au milieu d’hommes bien préparés et n’éprouvent un échec, et s’élance vivement sur les ennemis. De leur côté, les ennemis, voyant les Mèdes s’ébranler, font halte le javelot et la flèche en arrêt, s’imaginant que, quand les Mèdes seront à la portée du trait, ils s’arrêteront comme d’habitude. En effet, jusque-là, quand ils étaient proches, ils s’avançaient les uns contre les autres, et escarmouchaient souvent jusqu’au soir. Mais quand les ennemis voient leurs coureurs revenir sur eux à toute bride, Cyrus les serrer de près, et Astyage s’approcher avec ses chevaux jusqu’à la portée du trait, ils plient et prennent la fuite. Les autres, lessuivant au galop, en prennent un grand nombre, frappent ceux qu’ils prennent, hommes et chevaux, et tuent ceux qui tombent : on ne les quitte pas, avant d’être arrivés à l’infanterie assyrienne : mais là, craignant qu’il n’y eût quelque grande embuscade, l’on s’arrête.

Astyage s’en retourne après cela, tout ravi de l’avantage remporté par sa cavalerie ; mais pour Cyrus, il ne sait que lui dire : il voyait bien qu’il était la cause du succès ; mais il trouvait qu’il y avait de la folie dans son audace. En effet, au moment où tout le monde se retirait chez soi, Cyrus, resté seul, s’amusait à se promener à cheval pour regarder les morts. Ceux qui avaient ordre de le ramener, après avoir eu peine à l’arracher de là, le conduisent à Astyage ; mais il se cache derrière ceux qui remmènent, ayant remarqué le front courroucé de son grand-père à son aspect.

Voilà ce qui se passa avec les Mèdes. Dès lors tous ont à la bouche le nom de Cyrus, soit dans leurs discours, soit dans leurs chansons ; et Astyage, qui déjà l’avait en estime, est alors plein d’admiration pour lui. Cambyse, père de Cyrus, est enchanté en apprenant ces nouvelles ; puis, quand on lui dit que Cyrus fait déjà les actions d’un homme, il le rappelle, pour lui faire achever son éducation à la façon nationale des Perses. On dit que Cyrus répond aussitôt qu’il est prêt à partir pour ne pas fâcher son père, ni se faire blâmer par ses compatriotes. Astyage d’ailleurs juge nécessaire de le renvoyer. Il lui donne à choisir parmi ses chevaux ceux qu’il désire prendre, lui fait encore plusieurs autres présents en le congédiant, pour montrer la tendresse qu’il a pour lui, et les grandes espérances qu’il a conçues de le voir un jour capable d’être utile à ses amis et de nuire à ses ennemis. Quand Cyrus part, tout le monde lui fait cortège à cheval, enfants, jeunes gens, hommes, vieillards, et Astyage aussi : et l’on dit qu’il n’y avait personne qui ne s’en allât en versant des larmes.

On dit encore que Cyrus partit les yeux baignés de larmes, qu’il distribua à ses camarades d’âge une grande partie des dons qu’Astyage lui avait faits, et qu’à la fin il se dépouilla de sa robe médique pour la donner à quelqu’un, montrant par là qu’il le chérissait plus que tous les autres. Cependant on conte que ceux qui avaient pris et accepté les présents les renvoyèrent à Astyage. Astyage les reçut et les renvoya à Cyrus, qui les fit de nouveau remettre aux Mèdes, en disant : « Grand-père, si tu veux que je revienne un jour auprès de toi sans rougir, permets à chacun de garder ce que je lui ai donné. » Astyage, en entendant cela, fit comme Cyrus le demandait.

Il faut ici parler d’une anecdote amoureuse. On dit que quand Cyrus s’en allait et qu’on se séparait les uns des autres, ses parents le baisèrent sur la bouche, à la façon persique, comme le font encore les Perses aujourd’hui. Un certain Mède, homme beau et bon, avait été frappé depuis longtemps de la beauté de Cyrus. Quand il voit les parents lui donner le baiser, il s’arrête à l’écart ; puis, quand tout le monde est parti, il s’approche de Cyrus et lui dit : « Suis-je donc le seul de tes parents que tu ne reconnaisses point, Cyrus ? — Comment, lui dit Cyrus, est-ce que tu es aussi de mes parents ? — Certainement, dit-il. — C’est donc pour cela, dit Cyrus, que tu me regardais tant : car il me semble t’avoir vu souvent me regarder. — Je voulais toujours m’approcher de toi, mais, par les dieux, j’avais honte. — Il ne le fallait pas, dit Cyrus, étant un parent. » Et cela dit, Cyrus s’avance et lui donne le baiser. Le Mède ainsi baisé lui dit : « Est-ce que c’est aussi chez les Perses la mode de donner le baiser aux parents ? — Certainement ; quand il y a longtemps qu’ils ne se sont vus, ou quand ils se séparent les uns des autres. — C’est donc le moment, dit le Mède, de me donner un second baiser, car je m’en vais comme tu vois. » Cyrus lui donne un second baiser d’adieu, et l’autre s’en va. Ils n’avaient pas encore fait beaucoup de chemin, quand le Mède revient sur son cheval tout en sueur. Cyrus le voyant : « Eh quoi ! dit-il, as-tu donc oublié quelqu’une des choses que tu voulais me dire ? — Non, par Jupiter, mais j’arrive après bien longtemps. — Par Jupiter, dit Cyrus, après bien peu de temps. — Comment ! après bien peu de temps ! dit le Mède ; tu ne sais donc pas, Cyrus, que même le temps de cligner l’œil me semble tout à fait long, parce que je ne te vois plus, toi qui es ce que tu es ? » Alors Cyrus, passant des larmes au sourire, lui dit, en le quittant, de ne pas se mettre en peine, que dans peu il sera de retour, et qu’alors il aura pleine liberté de le voir à son aise, sans cligner de l’œil.


CHAPITRE V.


Cyrus en Perse. — Il reste encore un an dans la classe des enfants et entre dans celle des jeunes gens, où il se distingue par son exactitude et son zèle à remplir ses devoirs. — Ligue de l’Asie contre Cyaxare, successeur d’Astyage. — Cyrus est envoyé au secours de la Médie. — Son discours aux officiers de l’armée.


Cyrus retourne donc en Perse, et l’on dit qu’il y demeure encore un an dans la classe des enfants. D’abord ses compagnons se moquent de lui à son retour, comme s’il avait appris à vivre mollement chez les Mèdes. Mais quand ils le voient manger et boire avec le même plaisir qu’eux-mêmes, quand ils remarquent que, lorsqu’il y a un régal dans une fête, il donne plutôt de sa portion qu’il n’en redemande ; quand ils voient, en outre, qu’il les surpasse également dans le reste, ceux de son âge s’inclinent devant lui. Après avoir traversé cette discipline, il entre parmi les adolescents. Là, il se place encore au-dessus d’eux, soit dans les exercices qu’il faut faire, soit par la patience qu’il faut déployer, respectant les vieillards, obéissant aux chefs.

Cependant, avec le temps, Astyage meurt chez les Mèdes, et Cyaxare, fils d’Astyage et frère de la mère de Cyrus, prend le gouvernement des Mèdes. Le roi des Assyriens, après avoir soumis tous les Syriens, nation considérable, s’être rendu tributaires le roi des. Arabes et les Hyrcaniens, et s’être mis en guerre avec les Bactriens, se figure que, s’il peut affaiblir les Mèdes, il deviendra facilement maître de tous les peuples qui l’environnent. Il députe donc à toutes les nations qui lui sont soumises, à Crésus, roi des Lydiens, au roi des Cappadociens, aux peuples des deux Phrygies, aux Cariens, aux Paphlagoniens aux Indiens, aux Ciliciens, calomniant les Mèdes et les Perses, disant que ces peuples grands, puissants, resserrés en un seul corps, se sont réunis par des mariages, et qu’ils lui font l’effet, si l’on ne se hâte de les affaiblir, de devoir aller subjugue chaque nation successivement. Les uns font alliance avec lui convaincus par ces discours, les autres gagnés par des présent et de l’argent ; car il en avait beaucoup.

Cependant Cyaxare, fils d’Astyage, à la nouvelle de ces intrigues et des préparatifs des alliés ligués contre lui, prend lui même ses disposions du mieux qu’il peut. Il députe à la république des Perses et à Cambyse, mari de sa sœur et roi des Perses. Il députe aussi à Cyrus, le priant de tâcher de venir à a tête de l’armée, si la république des Perses envoyait quelques soldats. Car Cyrus, après avoir achevé les dix ans de l’adolescence, était déjà parmi les hommes faits. Cyrus accepte, et les vieillards, après en avoir délibéré, le nomment chef de l’armée envoyée chez les Mèdes. Ils lui permettent de choisir deux cents des homotimes, et permettent à chacun de ceux-ci d’en prendre quatre du même rang : ils étaient donc tous ensemble au nombre de mille. Chacun de ces mille a ensuite la permission de choisir dans le peuple perse dix peltastes, dix frondeurs et dix archers. De la sorte, il y avait dix mille archers, dix mille peltastes, dix mille frondeurs, sans comprendre les mille homotimes. Telle était l’armée confiée à Cyrus. À peine élu, il commence aussitôt par les dieux, obtient des présages favorables, et choisissait les deux cents, qui, à leur tour, choisissent les quatre, il les assemble et leur tient tout d’abord ce discours : « Amis, je vous ai choisis, non pour vous avoir éprouvés aujourd’hui pour la première fois, mais parce que je vous ai vus rechercher avec un laborieux empressement depuis votre enfance ce que notre cité considère comme beau, et ce qu’elle considère comme honteux, le rejeter sans réserve. Maintenant pourquoi ai-je voulu me voir élever à ce commandement, et pourquoi vous ai-je convoqués, je veux vous l’expliquer. J’ai toujours eu l’idée que nos ancêtres n’étaient pas pires que nous : car ils vivaient en pratiquant les exercices que nous nommons œuvres de vertu. Cependant quel bien leur manière d’être a-t-elle procuré à la république, je ne puis le voir encore. Je ne crois pas toutefois que les hommes pratiquent une seule vertu pour que les bons n’en tirent pas plus avantage que les méchants. Ainsi ceux qui se privent des plaisirs présents, ne le font pas dans le dessein de n’en goûter jamais aucun ; c’est, au contraire, afin de se ménager, pour l’avenir une jouissance beaucoup plus grande au moyen de cette tempérance. Ceux qui désirent devenir habiles dans l’art de la parole, ne s’y exercent pas pour parler bien sans cesse en public mais ils espèrent, par leur talent de bien parler, convaincre les hommes et faire un jour des choses grandes et bonnes. Ceux qui se livrent aux exercices militaires, ne se proposent pas de passer leur vie à combattre ; mais ils pensent qu’en devenant habiles dans les travaux guerriers, ils acquerront une grande fortune, uns grande prospérité, de brillants honneurs pour eux et pour leur pays.

« Si quelques-uns, après avoir beaucoup travaillé, sont devenus incapables, par la vieillesse, d’en recueillir quelque fruit, je les comparerai à un homme qui, désirant devenir un bon agriculteur, sèmerait bien, planterait bien, mais qui, au moment de la récolte, laisserait son grain tombe à terre, au lieu de le recueillir. De même, un athlète qui, par beaucoup d’exercices, se serait rendu capable de vaincre, et qui resterai là sans lutter, me paraîtrait encourir justement le reproche de folie. Pour nous, soldats, ne tombons point dans ce défaut, Et puisque nous savons que, dès l’enfance, nous avons été exercés pour les actions belles et bonnes, marchons contre les ennemis qui, je le sais les ayant vus, ne sont que des novices à lutter contre nous. Car je n’appelle pas antagonistes sérieux des hommes qui savent tirer de l’arc, lancer le javelot ou monter à cheval, et qui, s’il faut supporter la fatigue, en sont incapables : or, ceux-ci ne sont que des novices en fait de fatigue ; ni des hommes qui, lorsqu’il faut veiller, en sont incapables : or, ceux-ci ne sont que des novices en fait de veille ; ni des hommes qui, tout en étant capables de fatigue et de veille, ne savent pas se conduire avec des alliés et des ennemis : or, ceux-ci ne connaissent pas évidemment cette science, la plus importante de toutes.

« Vous, au contraire, vous usez de la nuit, comme les autres du jour ; vous regardez le travail comme la source de bien vivre ; la faim vous sert d’assaisonnement, et vous buvez de l’eau avec plus de plaisir que les lions. Surtout vous possédée dans vos âmes la passion la plus belle pour un guerrier : vous aimez les louanges par-dessus tout le reste ; or, quand on aime les louanges, on doit acquérir ce qui les procure, on doit supporter, pour y atteindre toutes les fatigues, tous les dangers. Si en vous parlant ainsi de vous-mêmes je pensais autrement, c’est moi-même que je tromperais. Car, si jamais vos actions venaient à me démentir, votre défaillance retomberait sur moi. Mais je suis sûr, grâce à votre expérience, à votre affection pour moi et à l’ignorance des ennemis, que ces espérances ne seront point trompées. Marchons avec confiance, puisque nous ne pouvons pas même être soupçonnés de convoiter injustement le bien d’autrui. Ce sont les ennemis dont les mains injustes commencent par nous attaquer ; ce sont des amis qui nous appellent à leur défense. Y a-t-il rien de plus juste que de repousser une attaque, rien de plus beau que de secourir ses amis ?

« Je crois aussi que ce qui vous donne plus de confiance encore, c’est que je n’ai point négligé les dieux à notre départ. Pour avoir vécu longtemps avec moi, vous savez que non-seulement dans les grandes entreprises, mais même dans les petites, mon premier soin est de commencer par les dieux, toujours. Enfin, que vous dirai-je ? Allez, choisissez, prenez les hommes qu’il vous faut, préparez tout le reste, et partez pour la Médie. Pour moi, je retourne auprès de mon père, et puis je pars, après m’être informé avant tout de l’état de nos ennemis, et avoir tout préparé de mon mieux, pour que le succès, avec l’aide de Dieu, soit assuré à notre lutte. » Tout s’exécute ainsi.


CHAPITRE VI[11].


Cyrus retourne auprès de Cambyse : ils s’entretiennent longuement des devoirs d’un bon général.


Cyrus retourne à la maison, adresse des prières à Vesta nationale[12], à Jupiter national et aux autres dieux, et part pour l’armée. Son père lui fait la conduite. Quand ils sont hors de la maison, on dit que des éclairs brillèrent à leurs yeux et qu’on entendit des tonnerres de bon augure. Ces signes s’étant produits, ils marchent sans attendre d’autres présages que ces signes éclatants du grand Dieu. Chemin faisant, le père de Cyrus lui adresse ainsi la parole : « Oui, mon fils, les dieux propices et bienveillants favorisent ton expédition : les victimes l’attestent, et ces signes qui se manifestent dans le ciel. Toi-même tu le reconnais. Car je t’ai toujours instruit de ces pratiques, afin que tu comprennes directement les volontés des dieux sans autres interprètes, c’est-à-dire, que tu voies ce qui peut être vu, que tu entendes ce qui peut être entendu, et que tu ne sois pas à la discrétion des devins, qui, voulant te tromper, te disent autre chose que ce qui est annoncé par les dieux ; ou bien encore afin que, si par hasard tu te trouves sans devin, loin d’être embarrassé d’expliquer les signes divins, la divination te fasse connaître la volonté des dieux et te mette en état d’y obéir. — Mon père, dit Cyrus, pour mériter que les dieux propices veuillent me conseiller, je continuerai toujours, tant que je le pourrai, de me conformer à ton langage. Car je me rappelle t’avoir entendu dire un jour qu’un moyen efficace d’obtenir ce qu’on souhaite des dieux aussi bien que des hommes, c’est de ne point attendre qu’on soit dans la détresse pour leur rendre hommage, mais que la prospérité est le moment même où il faut se souvenir des dieux ; tu disais également que c’est ainsi qu’on doit agir avec ses amis. — N’est-ce donc pas, mon fils, en raison même de ces maximes, que tu viens avec plus de plaisir prier les dieux, et que tu espères davantage obtenir ce que tu leur demandes, attendu que ta conscience ne te reproche point de les avoir négligés ? — Cela est vrai, mon père, je considère les dieux comme des amis pour moi. — Te souvient-il aussi, mon fils, de ce que nous avons dit un jour à ce propos ? Les hommes qui savent ce que les dieux ont mis à notre portée, réussissent mieux que ceux qui les ignorent ; ceux qui travaillent vont plus vite que ceux qui demeurent oisifs ; le soin est une voie plus sûre que l’incurie, et il faut se montrer tel qu’on doit être, quand on veut demander quelques biens aux dieux. — Oui, par Jupiter, dit Cyrus, je me rappelle t’avoir entendu dire ces paroles ; et j’ai dû me rendre à l’évidence de ton langage. Je sais que tu disais encore qu’il n’est pas permis de demander aux dieux, quand on ne sait pas monter à cheval, de vaincre dans un combat à cheval ; quand on ne sait pas tirer de l’arc, de l’emporter en tirant de l’arc sur ceux qui le savent ; quand on ne sait pas gouverner, de vouloir sauver un vaisseau en le gouvernant ; quand on ne sème pas de grains, de demander de faire une bonne récolte ; quand on n’a rien fait pour se défendre à la guerre, de demander à n’être pas Vaincu. Tout cela, en effet, est contraire aux lois établies par les dieux ; et tu disais que, quand on demande des choses injustes, il est aussi naturel de ne pas les obtenir des dieux, que de ne rien obtenir des hommes quand on leur demande des choses illégales. — Mais, as-tu donc oublié, mon fils, ce que nous disions encore moi et toi ? qu’il est beau pour un homme de pouvoir veiller à devenir lui-même beau et bon à toute épreuve, et de se procurer les moyens d’avoir largement le nécessaire, lui et ses serviteurs. Mais si c’est là un grand point savoir gouverner les autres hommes de manière à leur procurer abondamment le nécessaire et les rendre tous tels qu’ils doivent être, nous paraissait une œuvre réellement admirable. — Oui, par Jupiter, mon père, dit Cyrus, je me rappelle que tu disais cela. Aussi me semblait-il qu’une œuvre gigantesque, c’est de bien gouverner. Et maintenant même encore je suis dans la même idée, quand, en y réfléchissant, je considère le gouvernement en lui-même. Seulement, quand, regardant les autres hommes, je considère et ce que sont les gouvernants, et ce que sont particulièrement nos antagonistes, il me semble qu’il serait honteux de craindre ces gens-là et de ne pas vouloir les attaquer. En effet, je vois que tous, à commencer par nos alliés, s’imaginent que la principale différence entre le gouvernant et les gouvernés, c’est de faire meilleure chère, d’avoir plus d’or dans ses coffres, de dormir plus longtemps, de vivre en se donnant moins de peine que les gouvernés. Moi, au contraire, je pense que la différence entre le gouvernant et les gouvernés ne consiste pas dans la vie plus facile, mais dans une prévoyance plus active et un plus grand amour du travail. — Oui, mais, mon garçon, il y a des circonstances où il faut lutter non pas contre les hommes, mais contre les choses elles-mêmes, et il n’est pas toujours facile d’en triompher sans obstacle. Par exemple, tu sais que, si ton armée n’a pas le nécessaire, ton commandement s’évanouira bientôt. — Cela est vrai, mon père ; mais Cyraxare a dit qu’il fournira ce qu’il faut à tous ceux qui lui viennent d’ici, quel qu’en soit le nombre. — Tu pars donc, mon garçon, sur la foi des richesses de Cyaxare ? — Mais oui, dit Cyrus. — Et sais-tu précisément ce qu’il a ? — Non, par Jupiter, dit Cyrus, je n’en sais rien. — Tu comptes donc sur ce que tu ne sais pas ? Ainsi, tu auras besoin de bien des choses, il te faut même, dès à présent, faire mille et mille dépenses, ne le sais-tu pas ? — Je le sais, dit Cyrus. — Et s’il n’a pas le moyen de dépenser, s’il ment avec connaissance de cause, comment ira ton armée ? Il est évident que cela n’ira pas bien. — Alors, mon père, dit Cyrus, si tu vois quelque ressource qui s’ajoute aux miennes, tant que nous sommes encore en pays ami, dis-le-moi.

— Tu me demandes, mon garçon, s’il y a quelque ressource qui s’ajoute aux tiennes ? Mais qui peut mieux trouver des ressources que celui qui a la force en main ? Tu pars d’ici avec une infanterie qui n’a pas, j’en suis sûr, son égale au monde : la cavalerie des Mèdes, qui est très-forte va être ton alliée. Quelle est alors la nation d’alentour qui ne s’empresse de te venir en aide soit par désir de te plaire, soit par crainte d’éprouver quelque mal ? Tu dois te concerter avec Cyaxare pour qu’il ne te manque rien de ce qu’il faut avoir ; et pour le courant, te ménager des ressources assurées. Mais retiens-moi bien ce point-ci, le plus essentiel de tous : il ne faut jamais attendre pour te procurer le nécessaire que la nécessité t’y oblige ; mais quand tu seras surtout dans l’abondance, songe à te munir contre la disette. Car, moins tu paraîtras avoir besoin de ce que tu demandes, plus tu l’obtiendras facilement ; tes soldats n’auront rien à te reprocher, et de plus tu obtiendras le respect des autres. Si tu veux, selon ton pouvoir, faire du bien ou du mal à quelqu’un, tant que tes soldats auront le nécessaire, ils t’obéiront plus vite, et, sache-le bien, tu trouveras des paroles plus persuasives, quand on verra que, de plus, tu es en état de faire, si tu veux, du bien ou du mal. — Tout ce que tu dis, mon père, me paraît fort juste : ajoutons que ce que les soldats vont, dit-on, recevoir aujourd’hui, il n’y en a pas un qui m’en saura gré. Car ils savent à quelle condition Cyaxare les fait venir pour alliés ; tandis que, s’ils reçoivent de moi la moindre chose, ils regarderont cela comme un honneur et ils en sauront, j’en suis sûr, un gré infini à celui qui leur aura donné. Quand on a une armée avec laquelle on peut servir ses amis à charge de revanche, et essayer de punir ses ennemis, et quand on néglige de se procurer des ressources, n’est-ce pas, selon toi, aussi honteux que d’avoir des champs, d’avoir des travailleurs pour y travailler et de laisser la terre en friche et inutile ? Aussi, pour ma part, jamais je ne négligerai le moyen de donner le nécessaire à mes soldats, soit en pays ami, soit en pays ennemi ; tu peux en être certain.

— Mais n’y a-t-il pas, mon garçon, d’autres choses que nous croyions nécessaires de ne pas négliger ? T’en souviens-tu ? — Comment aurais-je oublié le jour où je vins te demander de l’argent pour payer les leçons de celui qui prétendait m’avoir donné des leçons de stratégie ? En me le donnant, tu me fis à peu près cette question : « Dis-moi, mon garçon, l’homme à qui tu portes cet argent, t’a-t-il parlé de l’économie comme rentrant dans les devoirs d’un général ? Car enfin les soldats n’ont pas moins besoin de choses nécessaires, que les domestiques dans une maison. » Et lorsque, te disant la vérité, je te répondis qu’il ne m’en avait pas dit un mot, tu me demandas s’il m’avait touché quelque chose de la santé et de la vigueur, comme préoccupations nécessaires du général au sujet de son armée. Comme je te dis qu’il ne m’en avait point parlé, tu me demandas encore s’il ne m’avait point enseigné quelques ruses propres à rendre les alliés très-habiles dans chacun des travaux militaires. Je te dis qu’il ne m’en avait pas dit un mot, et alors que tu cherchas à savoir s’il m’avait appris comment je pourrais inspirer du courage à une armée, disant qu’en toute entreprise il y a une différence énorme entre le courage et la timidité, je te répondis qu’il n’en avait pas été question, et tu t’informas si, dans ses leçons, il m’avait donné quelques conseils sur le meilleur moyen de se faire obéir de son armée. Je te répondis qu’il ne m’avait pas ouvert la bouche de tout cela, et enfin tu me demandas ce qu’il m’avait appris pour dire qu’il m’avait appris la stratégie. Je te répondis que c’était la tactique. Tu te mis à rire et à m’expliquer ensuite, en reprenant par les détails, à quoi pourrait servir la tactique, en fait de stratégie, sans les choses nécessaires ; à quoi, sans la santé, à quoi, sans savoir les ruses de guerre ; à quoi, sans l’obéissance. Et quand tu m’eus démontré clairement que la tactique est la moindre partie de la stratégie, comme je te demandais si tu étais en mesure de m’enseigner quelqu’une de ces choses, tu m’engageas à aller m’en entretenir auprès des hommes réputés bons stratégistes, et à m’informer comment chacune d’elles se pratique.

« Depuis lors, j’ai toujours fréquenté ceux que j’entendais dire savants sur ces matières. Ainsi pour la nourriture, j’ai cru pouvoir m’en remettre aux soins de Cyaxare ; pour la santé, j’ai entendu dire et j’ai vu que, comme les villes qui veulent être en bonne santé se choisissent des médecins, les généraux emmènent avec eux des médecins pour leurs soldats : par conséquent, à peine entré en fonctions, je m’en suis préoccupé, et je crois, mon père, que j’ai avec moi des hommes habiles dans l’art médical. »

À cela le père de Cyrus lui répond : « Les gens dont tu parles, mon garçon, me font l’effet de certains raccommodeurs d’habits déchirés : les médecins, quand on est malade, viennent vous guérir ; mais pour toi, il y a une mesure plus noble à prendre relativement à la santé, c’est d’empêcher ton armée d’être malade : telle doit être ta préoccupation. — Et quelle est la marche à suivre, mon père, pour arriver à cela ? — Quand tu dois rester quelque temps au même endroit, aie soin avant tout de t’assurer d’un campement salubre ; et tu ne seras pas en défaut sur ce point, si tu t’en donnes la peine. Il n’est mention chez les hommes que des endroits malsains ou salubres : et de plus, on a dans les deux cas des témoignages manifestes dans la constitution et dans le teint des habitants. Cependant il ne suffit pas de considérer la localité, mais il faut te souvenir des soins que tu prends toi-même pour conserver ta santé. — Par Jupiter, répond Cyrus, je veille avant tout à ne point trop me remplir ; c’est chose fort incommode ; puis je prends de l’exercice pour digérer ; et ce moyen me paraît excellent pour me conserver la santé et y ajouter de la vigueur. — C’est bien, mon garçon, mais il faut penser aux autres. — Oui, mon père ; mais les soldats ont-ils le temps de s’exercer le corps ? — Par Jupiter, dit le père de Cyrus, ce n’est pas seulement une chose bonne, mais indispensable. Il faut qu’une armée, pour accomplir ses devoirs, ne cesse pas un instant de faire du mal aux ennemis, ou du bien à elle-même. Or, s’il est difficile, mon garçon, de nourrir un homme oisif, s’il est plus difficile de nourrir une maison entière, le plus difficile de tout c’est de nourrir une armée oisive. Car il y a dans une armée beaucoup de bouches qui mangent, qui se mettent en campagne avec très-peu de chose et qui consomment largement ce qu’on leur donne ; ainsi une armée ne doit pas rester oisive. — Tu veux dire, mon père, que, s’il n’y arien à faire d’un laboureur paresseux, il n’y a rien à faire d’un général oisif. — Aussi j’affirme qu’un général actif, si quelque dieu ne traverse son action, saura mettre sous nos yeux des soldats bien pourvus du nécessaire, et leur donner des corps bien portants. — Quant aux manœuvres militaires, je pense, mon père, qu’il sera bon d’établir certaines luttes et de proposer un prix : ce sera un bon moyen d’encourager les soldats à bien faire et de les avoir tout préparés pour s’en servir au besoin. — Tu as raison, mon garçon. En faisant cela, sois sûr que tu verras que tes troupes seront aussi bien dressées que des chœurs de danse.

— Je te dirai encore, reprend Cyrus, que, pour donner du cœur aux soldats, je ne vois rien de meilleur que de remplir ses hommes de belles espérances. — Oui, mon garçon ; mais c’est faire là comme si à la chasse on appelait toujours ses chiens du cri usité quand on aperçoit la bête. D’abord, je le sais bien, ils s’empressent d’obéir ; mais, si on les trompe plusieurs fois, ils finissent, même quand on les appelle réellement, au vu de la bête, par ne plus obéir. Il en est de même de l’espérance. Si l’on fait souvent entrevoir l’attente d’un bien mensonger, on finit par ne plus persuader, même quand on parle d’un espoir qui est réel. Il faut donc se garder de parler, mon garçon, de choses qu’on ne sait point parfaitement, bien que parfois ce moyen ait réussi à d’autres. Quant aux exhortations réservées pour les grands dangers, il faut en ménager le plus possible le crédit. — Oui, par Jupiter, tu me sembles, mon père, parler avec justesse, et cette conduite m’agrée ainsi. Toutefois, en ce qui concerne l’art de rendre les soldats obéissants, je crois, mon père, en avoir quelque expérience. Car, dès mon enfance, tu m’as appris à t’obéir, puis, quand tu m’as mis aux mains des maîtres, ils m’ont fait suivre la même pratique ; enfin, lorsque nous étions parmi les adolescents, notre chef y donnait une scrupuleuse attention. Au reste, la plupart de nos lois ne m’ont pas semblé enseigner autre chose que ces deux principes, commander et obéir. Or, en y réfléchissant, je crois que ce qui conduit le mieux à obéir, c’est que l’obéissance soit louée et honorée, la désobéissance humiliée et punie. — Sans doute, mon garçon, c’est la marche à suivre pour te faire obéir par contrainte ; mais, ce qui vaut bien mieux, pour se faire obéir volontairement, il y a une voie beaucoup plus courte. Quand les hommes croient que quelqu’un sait mieux qu’eux ce qui est de leur intérêt, ils lui obéissent volontiers. C’est une remarque que tu peux faire dans mille circonstances, mais particulièrement chez les malades : ils s’empressent d’appeler les médecins pour se faire prescrire les remèdes nécessaires. Sur mer, tout l’équipage s’empresse d’obéir aux pilotes ; et généralement, quand on croit que quelqu’un connaît mieux la route, on n’hésite point à marcher derrière lui. Au contraire, quand on croit que l’obéissance peut tourner mal, on ne cède point aux punitions et l’on ne se laisse point séduire par les présents. Car jamais personne de gaieté de cœur ne reçoit des présents pour son propre mal. — Ainsi, mon père, tu dis qu’il n’y a rien de meilleur pour se faire obéir que de paraître plus habile que ceux auxquels on commande. — C’est ce que je dis. — Eh bien, mon père, comment arrive-t-on le plus vite à donner de soi cette opinion ? — Il n’y a pas, mon garçon, de voie plus courte que de devenir habile dans les choses où tu souhaites paraître plus habile. Or, en parcourant, une à une, les différentes conditions, tu verras que ce que je t’ai dit est vrai. Si tu veux, n’étant pas bon laboureur, paraître bon laboureur, ou cavalier, ou médecin, ou joueur de flûte, ou toute autre profession, pense à tout ce dont il faudrait s’ingénier pour le paraître. Et même si tu gagnais quelques personnes pour te louer, afin de te donner de la réputation, si tu achetais les plus beaux instruments pour chacun de ces métiers, tu pourrais d’abord tromper le monde ; mais, avant peu, quand on t’aurait mis à l’épreuve, tu serais découvert et tu passerais pour un charlatan. — Mais quel est le moyen de devenir réellement habile dans un art qui doit être utile ? — Il est clair, mon fils, que c’est en apprenant tout ce qui peut être appris-, comme tu as appris la tactique. Si ce sont des choses que les hommes ne peuvent pas apprendre, que la pénétration humaine ne peut pas pénétrer, il faut les demander aux dieux par la divination, et tu deviendras plus habile que les autres ; puis, quand tu verras quelque chose de meilleur à faire, tu veilleras à ce que cela soit fait. Car le soin de ce qu’il faut est plutôt d’un homme habile que la négligence. Au reste, pour se faire aimer de ceux auxquels on commande, ce qui me paraît la chose du monde la plus importante, il faut suivre la même voie que quand on désire se faire aimer de ses amis. Je crois qu’il faut évidemment faire du bien. Il est vrai, mon fils, qu’il est difficile de faire toujours du bien à qui l’on veut ; mais partager la joie de ceux auxquels il arrive quelque bien, la douleur de ceux qui éprouvent quelque mal, s’empresser de venir en aide à leurs besoins, craindre qu’ils ne réussissent pas dans leurs projets, essayer par sa prévoyance de les garantir d’un échec : telles sont les preuves manifestes d’une affection réciproque.

« Entrons dans la pratique : si l’on est en été, le chef doit ostensiblement s’exposer davantage au soleil ; en hiver, au froid ; quand il faut peiner, aux travaux : tout cela le fait chérir encore plus de ceux auxquels il commande. — Tu dis donc, mon père, qu’il faut qu’un chef ait plus de courage à tout, que ceux auxquels il commande ? — C’est ce que je dis. Cependant rassure-toi, mon fils. Sache bien que les mêmes travaux n’affectent pas de la même manière le chef et celui qui obéit ; mais la gloire allège les travaux du chef, et la conscience qu’il a que rien de ce qu’il fait ne demeure caché. — Mais enfin, mon père, quand les soldats auront le nécessaire, la santé, l’habitude de la fatigue, l’exercice des manœuvres militaires, l’ardeur de montrer leur bravoure, le désir plus vif d’obéir que de désobéir, te paraîtrait-on sage alors en voulant les conduire aussitôt à l’ennemi ? — Oui, par Jupiter, si l’on doit avoir l’avantage : autrement, plus je croirais être vaillant et avoir de vaillants soldats, plus je me tiendrais sur la réserve. Car d’ordinaire les objets que nous croyons les plus précieux, nous nous efforçons de les déposer dans l’endroit le plus sûr. — Comment donc mon père, peut-on avoir l’avantage sur les ennemis ? — Par ma foi, mon garçon, tu me demandes là une chose qui n’est point une petite affaire, ni toute simple. Car, sache-le bien, pour faire ce que tu dis, il faut être insidieux, dissimulé, rusé, trompeur, voleur, pillard et supérieur en tout aux ennemis. — Par Hercule, reprend Cyrus en riant, quel homme, mon père, tu me conseilles de devenir ! — Mais oui, mon fils, le plus juste et le plus loyal des hommes. — Pourquoi donc alors, mon père, quand nous étions enfants et adolescents, nous enseigniez-vous tout le contraire ? — Par Jupiter, c’est encore aujourd’hui la même chose, quand il s’agit de vos rapports avec vos amis et vos concitoyens. Mais dès qu’il s’agit de faire du mal à vos ennemis, ne sais-tu pas qu’on vous apprend mille détours ? — Pour moi, mon père, je n’en ai point appris. — Et pourquoi donc avez-vous appris à tirer de l’arc ; pourquoi à lancer le javelot ; pourquoi à prendre des sangliers dans des filets et dans des fosses ; pourquoi des cerfs dans des pièges et dans des lacets ? pourquoi enfin ne combattiez-vous pas de plain-pied contre les lions, les ours et les léopards, mais tâchiez-vous toujours de prendre sur eux quelque avantage ? Ignores-tu que ce sont là des détours, des tromperies, des ruses, des moyens de succès ? — Oui, par ma foi, dit Cyrus, avec des bêtes ; mais avec des hommes, j’ai voulu un jour en tromper un, et je sais que j’ai reçu force coups. — Je ne crois pas cependant, dit Cambyse, que nous vous ordonnions de viser de l’arc ou de lancer le javelot sur un homme, mais nous vous apprenions à frapper un but, de manière à ce que, sans faire de mal dans ce moment à vos amis, une guerre échéant, vous pussiez viser les hommes[13]. Et de même nous ne vous enseignions pas à tromper les hommes et à prendre avantage sur eux, mais à le faire avec des bêtes, de manière à ce que, sans nuire à vos amis, vous fussiez, une guerre échéant, exercés à ces manœuvres. — Cependant, mon père, puisqu’il est utile de savoir également faire du bien et du mal aux hommes, il me semble qu’il faudrait que les hommes apprissent l’un et l’autre. — Aussi dit-on, mon garçon, que du temps de nos pères, il y eut un maître de l’enfance, qui enseignait aux enfants la justice comme tu le demandes : ne pas mentir et mentir, ne pas tromper et tromper, ne pas calomnier et calomnier, ne pas prendre avantage et prendre avantage. Il faisait ensuite une distinction entre ce qu’il fallait faire avec ses amis et avec ses ennemis. Il allait jusqu’à enseigner qu’il peut être juste de tromper ses amis pour le bien, de voler même ses amis pour le bien. Comme conséquence de ses leçons, il exerçait les enfants à les pratiquer entre eux, comme on dit que les Grecs enseignent à tromper dans la lutte, et il exerçait les enfants à agir de la sorte les uns contre es autres. Quelques-uns donc, ayant de leur nature de bonnes dispositions pour bien tromper et pour bien prendre avantage, et n’en ayant peut-être pas de mauvaises pour l’appât du gain, ne s’abstenaient pas de s’exercer sur leurs amis et d’en tirer avantage. Il en résulta un décret, qui est encore en vigueur, d’après lequel il faut instruire les enfants, comme nous instruisons nos serviteurs, à dire simplement la vérité, à ne pas tromper, à ne pas voler, à ne pas essayer de tirer avantage ; et l’on punit les délinquants. Il en résulte qu’avec cette habitude on a des citoyens dont les mœurs sont plus douces.

« Mais quand ils ont atteint l’âge que tu as maintenant, on croit pouvoir leur enseigner sans danger comment on doit se comporter avec les ennemis, parce qu’il ne paraît guère possible que vous deveniez des citoyens de mœurs sauvages, après avoir été nourris à vous respecter les uns les autres. Ainsi nous ne parlons pas d’amour aux trop jeunes gens, de crainte que la vivacité du désir, s’ajoutant à la légèreté de leur âge, ne les entraîne à des excès. — Par Jupiter, dit Cyrus, je suis bien en retard pour ce qui concerne ces ruses de guerre : ne tarde donc pas, mon père, si tu en connais, de me les apprendre, afin que j’obtienne des avantages sur les ennemis. — Tâche donc, dit Cambyse, autant que possible, de surprendre avec des troupes bien rangées les ennemis en désordre, avec des soldats armés des troupes sans armes, éveillés, des gens endormis : tâche de les voir en leur demeurant invisible ; d’être dans un lieu avantageux, quand ils sont dans un mauvais poste. — Est-il donc possible, mon père, de prendre l’ennemi dans de pareilles fautes ? — Il est de toute nécessité, mon garçon, que vous et les ennemis vous vous trouviez souvent en pareilles conjonctures. Ainsi, de part et d’autre, il faut manger ; il faut dormir ; il faut aller de bon matin aux choses indispensables ; il faut passer, bon gré mal gré, par les routes telles qu’elles sont. Il faut donc que tu considères, avant tout, les points sur lesquels tu sens que vous êtes faibles, pour te mettre sur tes gardés, et ceux sur lesquels les ennemis sont le plus faciles à vaincre, pour les y attaquer. — Est-ce dans ces occasions seulement, dit Cyrus, qu’on peut avoir l’avantage, ou y en a-t-il encore d’autres ? — Il n’en faut pas douter, mon garçon. Dans ces occasions, tous ceux qui connaissent leur faible se tiennent particulièrement sur leurs gardes. Mais c’est bien savoir tromper les ennemis que de leur inspirer de la confiance pour les surprendre à l’improviste, et de les mettre en désordre en feignant de fuir devant eux, de les attirer par la fuite dans un mauvais pas, pour les y attaquer. D’ailleurs, mon garçon, puisque tu désires apprendre toutes ces ruses, il ne faut pas t’en tenir seulement à celles que tu auras apprises, mais devenir toi-même un inventeur de machinations contre les ennemis. C’est ainsi que les musiciens ne se contentent pas des airs qu’ils ont appris, mais ils essayent de composer de nouvelles mélodies. Et comme dans la musique les chants nouveaux et frais sont es. plus grande estime, de même à la guerre les stratagèmes les plus récents sont les plus estimés, parce qu’ils trompent le mieux les ennemis. Au reste, mon garçon, quand tu ne ferais que transporter aux hommes les ruses dont tu te servais contre les petits animaux, ne crois-tu pas que tu serais assez avancé dans l’art de prendre avantage sur l’ennemi ? Tu te levais quelquefois la nuit, au cœur de l’hiver, pour aller faire la chasse aux oiseaux, et, avant qu’ils fussent levés, tu leur tendais des pièges dans les endroits où tu voulais les attirer, de manière à ce que la terre remuée parût ne pas l’avoir été ; puis tu avais des oiseaux dressés à servir tes desseins, et à tromper ceux de leur race. Alors tu les épiais de façon à n’en pas être vu, et, après t’y être exercé, tu tirais le filet avant qu’ils pussent s’enfuir. Pour chasser le lièvre qui broute la nuit, et qui le jour se tient au gîte, tu nourrissais des chiens qui le suivaient à l’odeur, et qui le faisaient lever. Comme il est vite à fuir, une fois découvert, tu avais d’autres chiens dressés à le prendre sur pied ; et s’il venait à s’échapper, toi, après avoir épié ses passages et les refuites familières aux lièvres, tu y tendais des filets invisibles, où il tombait et se liait lui-même dans la rapidité de sa fuite. Enfin, de crainte qu’il ne s’échappât encore, tu plaçais à côté des pièges des surveillants, qui devaient se tenir au plus près, puis, toi-même sur la piste du lièvre, et poussant des grands cris, tu l’enrayais de manière à le prendre tout ahuri. Seulement, tu recommandais le silence à ceux que tu avais fait cacher en embuscade. Comme je l’ai dit, si tu voulais user de toutes cas ruses avec les hommes, je ne pense pas qu’un seul de tes ennemis pût s’échapper. S’il faut parfois combattre en rase campagne, en plein jour, et bien armé des deux parts, c’est alors, mon garçon, que les avantages ménagés de longue main sont d’une grande utilité : je veux dire des soldats dont le corps a été bien exercé, l’âme bien aiguisée, l’éducation militaire bien faite. Mais il faut aussi ne pas perdre de vue que ceux de qui tu veux être obéi, veulent à leur tour que ta prévoyance s’étende sur eux. N’aie donc pas un instant d’insouciance ; mais songe la nuit à ce que ceux qui t’obéissent auront à faire, quand le jour sera venu ; puis le jour, à ce que la nuit les choses marchent à merveille. Comment il faut ranger une armée en bataille, comment il faut la mener de jour ou de nuit, dans un défilé, sur une route unie, dans les montagnes ou dans les plaines, asseoir un camp, placer des sentinelles de nuit et de jour, mener à l’ennemi, battre en retraite, se comporter auprès d’une ville ennemie, s’approcher ou s’éloigner d’un rempart, traverser un bois ou une rivière, se garder de la cavalerie, des gens de trait ou des archers, se ranger promptement en bataille, si les ennemis se présentent quand on marche en colonne, leur faire face s’ils se présentent pour charger en queue ou sur les flancs, éventer de son mieux leurs secrets, et leur cacher de ton mieux les tiens, tout cela, pourquoi t’en parlerais-je ? Tout ce que j’en ai dit, tu l’as souvent entendu, et d’ailleurs tous ceux que tu as crus versés dans ces matières, il n’en est pas un que tu aies négligé d’entendre, pas un dont les leçons ne t’aient profité. Il faut donc, d’après l’occurrence, je crois, te servir des moyens que tu jugeras les plus convenables.

« Mais surtout, mon fils, apprends de moi la chose importante entre toutes : quand les victimes, quand les présages ne sont point favorables, ne t’expose jamais, ni toi ni ton armée. Songe que les hommes forment leurs desseins sur de simples conjectures, et ne savent pas ce qui doit leur être le plus utile. Tu le comprendras par ce qui arrive tous les jours. Nombre d’hommes, qui passaient pour de grands politiques, ont souvent engagé leur patrie dans des guerres contre des peuples qui les ont précipités à leur perte. Beaucoup d’autres ont fait prospérer des particuliers et des États, et, pour prix de leurs services, ils ont souffert les plus grands maux. D’autres, pouvant se créer des amis par un échange de bons offices, ont mieux aimé traiter ces amis en esclaves ; ils ont été punis par ceux-là mêmes qu’ils voulaient asservir. D’autres encore, peu contents de ce qui leur assurait une vie douce, ont désiré tout posséder, et ils ont perdu même ce qu’ils avaient d’abord. Beaucoup enfin, après avoir acquis cet or tant désiré, y ont trouvé leur perte. Ainsi la sagesse humaine ne met pas plus de prudence à choisir le meilleur que si, après avoir tiré au sort, l’on agissait sur la foi du hasard. Mais les dieux, mon fils, qui sont éternels, savent tout, et ce qui a été, et ce qui est, et ce qui doit suivre ; et, consultés par des hommes auxquels ils sont propices, ils leur indiquent ce qu’il faut faire ou non. Seulement, s’ils ne veulent pas donner ces conseils à tout le monde, il n’y a rien d’étonnant ; rien, en effet, ne les oblige à s’occuper de ce qu’ils ne veulent point. »




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LIVRE II.


CHAPITRE PREMIER.


Cambyse et Cyrus se séparent. — Entrevue de Cyaxare et de Cyrus. — Dénombrement de l’armée ennemie et de celle de Cyaxare. — Détails sur les armes des ennemis. — Renfort demandé en Perse. — Discours de Cyrus aux homotimes et aux soldats. — Exercices en attendant l’ennemi. — Récompenses. — Constructions de tentes. — Recommandation aux soldats de ne manger qu’après un grand exercice. — Cyrus invite à sa table les officiers, les soldats et même les valets d’armée.


Tout en devisant de la sorte, ils arrivent aux frontières de la Perse. Là, ils aperçoivent un aigle qui vole à leur droite et qui les guide. Ils prient les dieux et les héros qui veillent sur la Perse de leur être propices et bienveillants durant le voyage, et ils franchissent les frontières. Dès qu’ils les ont franchies, ils prient de nouveau les dieux qui veillent sur la Médie, de leur faire un accueil propice et bienveillant. Cela fait, ils s’embrassent : Cambyse reprend le chemin de la Perse, Cyrus se dirige chez les Mèdes vers Cyaxare.

Aussitôt que Cyrus est arrivé chez les Mèdes auprès de Cyaxare, ils commencent, naturellement, par s’embrasser. Ensuite Cyaxare demande à Cyrus de combien se compose l’armée qu’il lui amène. Cyrus lui dit : « De trente mille hommes, qui jadis sont venus ici comme mercenaires ; les autres sont des homotimes qui ne sont pas même sortis du pays. — Et combien y en a-t-il ? dit Cyaxare. — Le nombre, dit Cyrus, ne te plaira peut-être point, quand tu le sauras ; mais songe que, malgré leur petit nombre, ces gens, qu’on appelle homotimes, commandent aisément au reste des Perses qui sont nombreux. Enfin, en as-tu besoin ? Est-ce pour rien que tu t’effrayais ? Les ennemis ne viennent-ils pas ? — Par Jupiter, ils sont venus, et en grand nombre encore. — Comment le sait-on ? — Beaucoup de gens qui arrivent de là disent tous la même chose, chacun à sa manière. — Il nous faut donc combattre contre ces hommes-là ? — Il le faut. — Dis-moi, reprend Cyrus, à combien peuvent se monter leurs troupes et les nôtres, afin que, quand nous le saurons, nous puissions prendre les mesures propres à nous assurer le succès. — Écoute-moi donc, dit Cyaxare. Crésus, roi de Lydie, a, dit-on, dix mille cavaliers, et un peu plus de quarante mille peltastes et archers. Artamas, gouverneur de la grande Phrygie, amène, dit-on, huit mille chevaux, et environ quarante mille peltastes et lanciers. Aribée, roi des Cappadociens, amène six mille cavaliers, et au moins trente mille archers et peltastes. L’Arabe Maragdus conduit dix mille cavaliers, cent chars, et je ne sais combien de frondeurs. Quant aux Grecs d’Asie, on ne sait pas au juste s’ils suivront. Mais ceux qui occupent la partie de la Phrygie voisine de l’Hellespont doivent joindre dans la plaine du Caystre les troupes de Gabée, qui peut avoir six mille chevaux et vingt mille peltastes. On dit que les Cariens, les Ciliciens, les Paphlagoniens, ne veulent pas répondre à l’appel. Pour l’Assyrien, le roi de Babylone, qui est maître du reste de l’Assyrie, doit amener, je le présume, au moins vingt mille cavaliers ; ses chars, je le sais, sont au moins deux cents : et il a, je le crois, un grand nombre de fantassins ; c’est là son habitude, quand il fait invasion chez nous.

— D’après ce que tu dis, reprend Cyrus, les ennemis ont soixante mille cavaliers, et plus de vingt myriades de peltastes et d’archers. Voyons maintenant, quel est, dis-tu, le nombre de tes troupes ? — J’ai plus de dix mille cavaliers mèdes : pour les peltastes et les archers, notre pays en fournira au moins soixante mille. Les Arméniens, nos voisins, viendront avec quatre mille cavaliers et vingt mille hommes de pied. — D’après ce que tu dis, il s’en faut de plus des deux tiers que tu aies autant de cavalerie que les ennemis, et à peine as-tu la moitié de leur infanterie. — Eh quoi, dit Cyaxare, pour combien comptes-tu donc les Perses que tu dis nous amener ? — Si nous avons besoin de monde, ou non, dit Cyrus, nous en parlerons une autre fois. Mais commence par me dire quelle est la façon de combattre de chacune de ces nations. — C’est à peu près la même que celle de tout le monde : car ils ont des archers et des porteurs de javelots comme les nôtres. — Avec ces armes-là, dit Cyrus, on est forcé de combattre de loin. — On y est forcé, dit Cyaxare. — Et par conséquent, dit Cyrus, la victoire est du côté où il y a le plus de combattants ; car une grosse troupe blessera beaucoup plus de gens dans une petite, que la petite n’en pourra blesser dans la grande. — Si cela est vrai, dis-moi, Cyrus, qu’y a-t-il de mieux à faire que d’envoyer chez les Perses, et de leur dire que, si les Mèdes éprouvent un échec, le danger gagnera la Perse, et de leur demander un renfort ? — Mais, répond Cyrus, sois bien sûr que, quand tous les Perses viendraient, nous ne serions pas encore supérieurs en nombre aux ennemis. — Eh bien, vois-tu quelque chose de mieux à faire ? — Si j’étais à ta place, dit Cyrus, je ferais faire pour tous les Perses qui viennent ici des armes telles qu’en portent ceux que nous nommons homotimes : c’est une cuirasse pour couvrir la poitrine, un petit bouclier pour le bras gauche, un sabre ou une sagaris pour la main droite. En les armant ainsi, tu feras que nos gens iront à la rencontre de l’ennemi avec plus d’assurance, et que les ennemis aimeront mieux fuir que de tenir ferme. Nous nous rangeons nous-mêmes contre ceux qui tiennent bon ; puis, s’ils viennent à fuir, nous vous les laissons à vous et à vos chevaux pour qu’ils n’aient pas le temps de reprendre pied et de revenir à la charge. »

Ainsi parle Cyrus. Cyaxare juge qu’il a raison, et, sans plus songer à demander de nouvelles troupes, il fait faire les armes en question. Elles étaient bientôt prêtes, quand les homotimes des Perses arrivent, suivis de l’année perse. On dit qu’alors Cyrus les réunit et leur adressa ainsi la parole :

« Mes amis, je crois, en vous voyant armés de la sorte et le cœur bien préparé, que vous êtes tout prêts à en venir aux mains avec les ennemis. Quand je songe que les Perses qui vous suivent n’ont d’armes que pour combattre rangés de loin, je crains qu’étant si peu nombreux et-privés d’alliés, une mêlée avec ces nombreux ennemis n’entraîne un échec. Aujourd’hui vous venez avec des hommes dont le corps est en bon état ; mais il leur faut des armes semblables aux nôtres. Pour ce qui est d’aiguiser leur courage, c’est votre affaire : car il ne suffit pas à celui qui commande de se montrer vaillant, il doit veiller à ce que tous ceux auxquels il commande soient aussi vaillants que possible. » Ainsi parle Cyrus. Tous sont enchantés de ses paroles, en pensant qu’ils lutteraient mieux contre un ennemi plus fort, et l’un d’eux prenant la parole : « Peut-être, dit-il, mes paroles sembleront assez étranges, si je conseille à Cyrus de parler pour nous, quand ceux qui doivent combattre sous nos ordres recevront leurs armes. Mais je sais par expérience que les discours de ceux qui peuvent, à leur gré, faire du bien ou du mal, pénètrent plus intimement dans l’âme de ceux qui les écoutent ; il en est ainsi de leurs présents ; lors même qu’ils ont moins de valeur que ceux qui sont offerts par des égaux, ils sont beaucoup plus prisés par ceux qui les reçoivent. Maintenant donc les Perses, exhortés par Cyrus, seront beaucoup plus contente que si nous les excitions nous-mêmes. Élevés au rang des homotimes, ils se tiendront plus assurés dans la possession d’une dignité qui leur vient du fils du roi et de leur général, que s’ils étaient élevés par nous. Cependant nous ne devons point leur faire défaut, mais nous devons, par tous les moyens, enflammer vivement le cœur de ces hommes. Car notre intérêt veut qu’ils soient encore plus courageux. »

Alors Cyrus fait déposer les armes par terre, convoque tous les soldats de Perse, et leur dit : « Soldats perses, vous êtes tous nés et vous avez tous été élevés dans le même pays que nous ; vous avez des corps aussi robustes que les nôtres, et vos courages ne sont point inférieurs à nos courages. Cependant, tels que vous êtes, vous, n’êtes point avec nous, dans la patrie, sur le pied de l’égalité, non que vous ayez été exclus par nous-mêmes, mais parce qu’il y avait pour vous nécessité de vous procurer le nécessaire. Aujourd’hui, j’aurai soin, avec l’aide des dieux, de vous procurer ce qu’il vous faut ; vous pouvez donc, si vous voulez, prendre des armes semblables aux nôtres, avoir les mêmes dangers que nous, et, s’il en résulte quelque action belle et bonne, obtenir des récompenses égales aux nôtres.

« Jusqu’à présent nous ne nous sommes servis, les uns et les autres, que de l’arc et du javelot ; et si votre adresse était moindre que la nôtre dans ces exercices, il n’y a rien d’étonnant ; vous n’aviez pas le même loisir que nous pour vous y livrer. Mais, quand vous aurez pris ces nouvelles armes, nous n’aurons plus d’avantage sur vous. Une cuirasse qui s’ajuste à la poitrine est là pour chacun de vous ; un bouclier pour le bras droit, comme nous avons l’habitude d’en porter, un sabre ou une sagaris pour la main droite, afin d’en frapper l’ennemi, sans craindre de porter des coups mal assurés.

« Dès lors, en quoi différerons-nous les uns des autres, si ce n’est parle courage ? Il ne vous est plus permis d’en montrer moins que nous. Le désir de la victoire, qui donne et maintient tous les biens et tous les honneurs, nous est-il donc plus naturel qu’à vous ? Et le triomphe qui assure au vainqueur tous les avantages du vaincu, en avons-nous besoin plus que vous-mêmes ? Vous avez entendu tout cela, dit-il en terminant ; vous voyez les armes : que chacun prenne celles qui lui seront nécessaires, et qu’il se fasse inscrire sur le rôle de son taxiarque, pour être du même rang que nous. Cependant celui qui se contente de sa condition de mercenaire, peut demeurer dans ses armes d’esclave. »

Ainsi parle Cyrus. En l’entendant, les Perses jugent qu’après cet appel, s’ils refusent par le partage des mêmes travaux d’obtenir les mêmes avantages, ils mériteront de vivre toujours sans ressources. Ils se font donc tous inscrire, et tous prennent les armes.

Cependant les ennemis ne paraissant pas encore, quoiqu’on annonçât leur venue, Cyrus s’efforce d’exercer les corps de ceux qui sont avec lui, pour leur donner de la vigueur, de leur apprendre la tactique, et d’exciter leurs âmes à toutes les actions guerrières. Et d’abord il leur fait donner par Cyaxare des serviteurs, chargés de fournir largement à chacun des soldats tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Cela fait, il ne leur laisse plus d’autre désir que de s’exercer aux travaux guerriers. Il savait que le moyen d’exceller en quoi que ce soit, c’est de renoncer à tout le reste et d’être tout entier à l’œuvre dont on s’occupe. Aussi, même dans leurs exercices militaires, il leur fait abandonner Tare et le javelot, et les accoutume à se battre armés du sabre, du bouclier et de la cuirasse. Il les amène bien vite à reconnaître qu’il faut aller droit aux ennemis ou convenir qu’ils ne servent de rien à leurs alliés. Or, il leur eût été difficile d’en convenir, sachant bien qu’ils n’étaient pas nourris dans une autre intention que de combattre pour ceux qui les nourrissaient.

Ayant pris garde aussi que les hommes se plaisent surtout aux exercices qui entretiennent l’émulation, il propose des luttes pour tous les exercices où il juge que les soldats doivent exceller, recommandant au simple soldat de se montrer docile à ses chefs, laborieux, hardi sans indiscipline, sachant bien son métier, soigneux de ses armes, se piquant de bien faire en toutes choses ; au pempadarque, de se comporter comme un bon simple soldat, et d’y amener ses cinq hommes ; au décadarque, sa décade ; au lochage, son loche ; et de même pour le taxiarque ; et de même encore pour les autres chefs ; d’être eux-mêmes irrépréhensibles et d’avoir l’œil sur les commandants en sous-œuvre, afin que ceux-ci, à leur tour, agissent de même avec ceux qui sont sous leurs ordres.

Pour récompense, il promet aux taxiarques dont la troupe sera parfaitement organisée, de les élever au grade de chiliarque ; aux lochages dont les loches se distingueront par une excellente tenue, de les faire porter au grade de taxiarque ; aux chefs de décades bien tenues, d’en faire des lochages ; aux pempadarques, de les nommer décadarques ; enfin aux bons simples soldats, de les faire pempadarques. De cette manière tous les chefs obtiennent d’abord l’obéissance des subalternes ; puis les honneurs affectés à chacun leur sont scrupuleusement accordés. Enfin, il ne manque point de faire espérer un plus grand avancement aux gens de mérite, dès que l’occasion viendra de le leur faire obtenir.

Il propose également des récompenses à des bataillons entiers, à des loches, à des décades, à des pempades tout entières, quand elles se sont montrées dociles aux chefs et fidèles à la discipline qu’il a établie. Ces récompenses étaient telles qu’il convient à la multitude. Voilà quelle était l’organisation, ainsi que les exercices de l’armée.

Il fait faire aussi des tentes, suivant le nombre de ses taxiarques, et d’une grandeur suffisante pour y loger un bataillon composé de cent hommes. Ils sont donc tous logés sous des tentes par bataillon. Cette communauté de tentes lui paraissait utile pour les combats à venir, en ce que, chacun voyant que ses camarades étaient nourris comme lui, il n’y aurait aucun sujet de plainte, aucun lieu de se relâcher ou d’être moins brave en face de l’ennemi ; et puis cette communauté de tentes avait encore l’avantage qu’on se faisait connaître les uns aux autres. Or, quand on se connaît, on a un certain sentiment de retenue réciproque, tandis que quand on ne se connaît pas, on paraît plus prompt à mal faire, comme il arrive à ceux qui sont dans l’obscurité. Enfin, le grand avantage de cette communauté de tentes, c’était de connaître exactement les bataillons. Car les taxiarques avaient là chacun son bataillon sous sa surveillance, comme quand on marchait en corps, et les lochages leurs loches, et les décadarques leurs décades, et les pempadarques leurs pempades. Or, cette connaissance exacte des bataillons lui paraissait excellente pour éviter le désordre et pour se rallier aisément, si un désordre avait lieu ; de même que, quand il s’agit d’ajouter des pierres ou des pièces de bois, aussi brouillées qu’on le suppose, il est facile de les ajuster, quand elles ont des marques faites pour montrer clairement la place où chacune doit être mise.

Il trouvait encore un autre avantage à les faire manger ensemble : c’est qu’ils seraient moins disposés dans le besoin à s’abandonner les uns les autres. Il avait remarqué que les bêtes elles-mêmes, quand elles ont été nourries ensemble, éprouvent un vif regret lorsqu’on les sépare. Cyrus avait aussi le soin de ne faire prendre le dîner ou le souper à ses soldats, que trempés de sueur. Il les menait à la chasse pour les faire suer, ou inventait quelque jeu qui devait les mettre en sueur ; ou bien, s’il avait besoin d’agir lui-même, il les engageait dans une action qui ne leur permettait pas d’en revenir sans suer. Il regardait cela comme un excellent moyen de manger avec plaisir, de se porter mieux et d’être prêt à travailler. Pour ce qui est d’être sociables, il regardait le travail comme un excellent moyen de le devenir, puisque les chevaux qui travaillent ensemble deviennent plus doux. En somme, les soldats ont plus de cœur contre les ennemis, quand ils ont la conscience d’avoir été bien exercés.

Cyrus avait disposé pour lui-même une tente assez spacieuse pour y recevoir ceux qu’il invitait à dîner : il invitait, en effet, la plupart du temps, parmi les taxiarques, ceux qu’il croyait opportun d’engager ; il invitait même parfois des lochages, des décadarques et des pempadarquee, et jusqu’à de simples soldats. D’autres fois, c’était une pempade, une décade tout entière, un loche, un bataillon tout entier. Il honorait également de cette invitation ceux qu’il voyait faire des choses qu’il eût voulu voir faire à tous. On servait absolument les mêmes plats qu’à lui à tous les invités du repas. Il veillait à ce que les valets de l’armée fussent sur le pied de l’égalité avec tous les autres. Il croyait qu’il ne fallait pas moins honorer les valets de service militaire que des hérauts ou des députés. Il pensait que de telles gens doivent être fidèles, entendus en fait de guerre, prudents, actifs, prompts, diligents, amis de l’ordre. En un mot, toutes les qualités des meilleurs soldats, Cyrus les croyait nécessaires aux valets d’armée, et il les voulait habitués à ne se rebuter d’aucune besogne, mais à regarder comme de leur ressort tout ce que le chef leur commandait.


CHAPITRE II.


Conversations de la table de Cyrus. — Récits d’Hystaspe et d’un autre officier. — Réflexions de Cyrus. — Reproches d’Agiaïtadas. — Justification de l’un des conteurs. — Proposition de Chrysantas. — Réponse de Cyrus. — Réflexions de Cyrus sur les soldats vicieux ou paresseux. — Histoire de Sambaulas.


Toujours Cyrus avait soin, quand on dînait sous la tente, qu’on mît en avant des propos intéressants et capables de conduire au bien. Un jour il lui arriva de proposer une question : « Camarades, est-ce que chez nous ce n’est pas un désavantage pour une partie des habitants de n’avoir pas été élevés de la même manière que nous ? Croyez-vous que ceux-là nous valent dans les réunions, ou quand il faut combattre contre les ennemis ? » Hystaspe répond : « Comment ces gens-là se conduiront en face de l’ennemi, je n’en sais rien ; mais, pour les réunions, par tous les dieux, il y en a certains qui ne sont pas commodes à vivre. L’autre jour, Cyaxare envoie des victimes à chaque bataillon, et chacun de nous pouvait avoir à sa discrétion trois pièces de viande et même plus. Le cuisinier commence par moi, en faisant la première tournée, puis, quand il revient pour la seconde, je lui ordonne de commencer par le dernier et de faire le tour en sens inverse. Un des soldats couchée vers le milieu du cercle, s’écrie : « Par Jupiter, il n’y a pas ici d’égalité, car jamais on ne commencera par nous, qui sommes au milieu. » Moi qui l’entends, je trouve mauvais qu’il se plaigne, puisqu’il n’avait pas moins que les autres, et je l’appelle aussitôt près de moi. Il obéit avec une grande docilité. Quand le plat arrive à nous, qui étions les derniers, il n’y trouve, comme de juste, que de très-petits morceaux. Une put cacher son désappointement, et il se dit à lui-même : « Quelle chance d’être venu là, quand on m’a appelé ! » Je lui dis : « Ne te chagrine pas, on va faire encore un tour qui commencera par notre bout, et tu prendras le premier la plus grosse part. » En ce moment, en effet, on commence la troisième tournée, qui était la dernière, et il prend le second après moi. Mais à peine le troisième a-t-il pris sa part, que notre homme croit cette part meilleure que la sienne, et il remet aussitôt celle qu’il a prise, afin d’en prendre une plus grosse. Le cuisinier, croyant qu’il n’en veut pas, passe outre avant que l’autre ait eu le temps de prendre un autre morceau de viande. Cet homme est si fâché de sa mésaventure, d’avoir ainsi perdu la part qu’il avait prise, que, comme il lui restait encore de la sauce, il la renverse dans un accès d’humeur et de dépit contre la fortune. Le lochage qui était le plus près de nous bat des mains en voyant cela, et se donne à cœur joie de rire. Pour moi, je fais semblant de tousser, car je ne pouvais m’empêcher de rire aussi. Voilà quelle est, Cyrus, l’humeur d’un de nos compagnons. »

En entendant ce récit, tout le monde, comme de juste, éclate de rire. Alors un autre des taxiarques : « Mon camarade, dit-il, a trouvé là, Cyrus, à ce qu’il paraît, un homme peu commode. Pour moi, après que tu nous eus fait connaître comment tu désirais qu’on fît faire l’exercice aux soldats, et que tu eus commandé à chaque taxiarque d’enseigner à son bataillon ce que tu leur avais enseigné toi-même, moi, comme tous les autres, je pris un loche pour l’instruire. Je place un lochage en tête, et derrière lui un jeune homme, suivi de plusieurs autres sur la même file, comme je croyais qu’il fallait faire ; après quoi, je me mets vis-à-vis d’eux, et en regardant le loche, je donne, quand le moment me paraît opportun, l’ordre de marcher en avant. Alors mon jeune homme, passant par-devant le lochage, se met à marcher en avant. Je le vois et lui dis : « Hé ! l’homme, que fais-tu là ? » Il me répond : « Je marche en avant, d’après ton ordre. » Je lui dis : « Mais ce n’est pas à toi seul que j’ai donné l’ordre, c’est à tout le monde. » Alors lui, en entendant ces mots, et se tournant vers les autres lochites : « Est-ce que vous n’entendez pas, dit-il, qu’on TOUS ordonne de marcher tous en avant ? » Et, à l’instant même, tous mes hommes, passant par-devant le lochage, s’avancent de mon côté. Le lochage les rappelle. Ils se fâchent, et disent : « À qui donc obéir ? Maintenant l’un ordonne d’avancer et l’autre ne veut pas. » Pour moi, je vois la chose avec patience, et, remettant le monde en place, je défends à quiconque se trouve derrière de bouger, avant que ceux de devant se soient d’abord avancés, et je leur recommande à tous de ne faire attention qu’à une chose, de suivre celui qui les précède immédiatement. Là-dessus, un de mes amis qui s’en allait en Perse, vient me trouver, et me prie de lui donner une lettre que j’avais écrite pour envoyer chez moi. Alors moi, comme le lochage savait où était ma lettre, je le prie de courir la chercher. Il se met à courir ; le jeune homme susdit suit son lochage avec sa cuirasse et son sabre, un autre suit celui-ci, et bientôt tout le loche est en course. Puis ils reviennent tous apportant la lettre. Et voilà, dit-il, comment mon loche observe exactement les ordres émanés de toi. »

Tous les assistants se mettent à rire, comme de raison, de la lettre ainsi escortée. Mais Cyrus s’écrie : « Ô Jupiter et tous les dieux, quels compagnons d’armes nous avons ici ! Les uns sont si faciles à traiter, qu’un maigre repas suffit pour gagner complètement leur affection, et les autres si dociles qu’avant de savoir ce qu’on leur commande, ils obéissent. Pour ma part, je ne sais si l’on pourrait souhaiter d’avoir de meilleurs soldats. » Et Cyrus se met à rire, en faisant ainsi leur éloge. Il y avait sous la tente un certain lochage nommé Aglaïtadas, homme d’une humeur très-sévère. Il s’exprime à peu près ainsi : « Est-ce que tu crois, Cyrus, dit-il, que ces gens-là ont dit la vérité ? — Et quel intérêt, dit Cyrus, auraient-ils à mentir ? — Pourquoi ? par la volonté de faire rire. Et c’est là la raison pour laquelle ils parlent ainsi et se vantent eux-mêmes. » Alors Cyrus : « Plus de réserve, dit-il, ne les traite point de vantards. Le vantard, selon moi, est un homme qui se donne pour plus riche ou pour plus brave qu’il n’est, et qui promet de faire des choses dont il est incapable, et cela, avec l’intention évidente de recevoir quelque chose et de tirer quelque profit. Mais ceux qui s’ingénient de faire rire leurs amis, sans profit pour eux-mêmes, sans tort pour les écouteurs et sans dommage pour eux-mêmes, comment ne pas les appeler spirituels et aimables plutôt que vantards ? »

C’est ainsi que Cyrus justifie ceux qui ont fait Tire. Mais le taxiarque, qui avait raconté l’aventure plaisante du loche, ajoute : « Dis-moi donc, Aglaïtadas, est-ce que tu ne nous aurais pas fortement blâmés, si nous avions essayé de te faire pleurer, comme ces gens qui étudient tout exprès certains discours ou certaines chansons lugubres pour tirer des larmes ? Et maintenant que nous voulons, tu le sais bien toi-même, vous égayer un peu, sans vous nuire en rien, tu nous rabaisses le plus possible. — Oui, par Jupiter, répond Aglaïtadas, car j’ai raison. Il me semble qu’il est souvent plus utile de faire pleurer ceux qu’on aime que de les faire rire. Et tu trouveras toi-même, si tu veux y réfléchir, que je dis vrai. C’est par des pleurs que les pères enseignent la sagesse à leurs fils et les maîtres de bonnes connaissances aux enfants. Les lois ne dirigent les citoyens vers la justice qu’en leur imposant des pleurs, tandis que ceux qui font rire, pourrais-tu me dire en quoi ils sont utiles au corps ou à l’esprit, comment ils apprennent à bien gouverner les maisons ou les États ? » Hystaspe répond : « Si tu m’en crois, Aglaïtadas, tu dépenseras sans hésiter avec les ennemis ce précieux trésor, et tu essayeras de leur donner à pleurer ; mais avec nous, continua-t-il, et avec tes amis, tu prodigueras avec largesse ton modeste trésor de rire. Je sais que tu en as tenu un grand fonds en réserve ; car tu n’en dépenses pas pour ton usage, et tu n’es pas pressé de fournir du rire à tes hôtes et à tes amis. Si bien que tu n’as aucune excuse à nous donner pour ne pas nous faire rire. — Quoi donc, Hystaspe, répond Aglaïtadas, veux-tu donc que je vous prête à rire ? — Non, ma foi, dit le taxiarque, ce serait folie : on tirerait plutôt du feu de ton corps, en le frottant, que la moindre étincelle de rire. »

À ces paroles, tous les conviés éclatent, connaissant bien l’humeur d’Aglaïtadas, et lui-même se laisse aller jusqu’à sourire. Alors Cyrus se tournant vers celui qui s’était ainsi égayé : « Tu es injuste, taxiarque, lui dit-il ; tu nous gâtes le plus sérieux des hommes, en lui conseillant de rire, et cela quand il en est si grand ennemi. » La chose en reste là. Chrysantas alors se met à dire : « Pour moi, Cyrus et vous tous qui êtes ici présents, je pense que tous ceux qui sont, venus ici avec nous ont un mérite les uns supérieur, les autres inférieur. Cependant si nous obtenons quelque succès, ils voudront tous avoir la même part. Eh bien, selon moi, il n’y a rien de plus inégal parmi les hommes que de traiter également le bon et le mauvais. » Alors Cyrus : « Le meilleur, mes amis, dit-il, j’en atteste les dieux, n’est-il pas d’introduire cette question auprès de l’armée, et de savoir s’il est plus juste, au cas où la divinité nous accorderait quelque avantage, de donner à chacun une part égale, ou bien, après examen, d’attribuer à chacun sa part, selon ses œuvres. — Pourquoi, dit Chrysantas, porter ailleurs cette question, et ne pas annoncer que tu feras ainsi ? N’as-tu pas proclamé les luttes et les prix ? — Mais, par Jupiter, dit Cyrus, les choses ne sont plus les mêmes : les soldats, je crois, penseront que ce qu’ils pourront acquérir à la guerre sera tout en commun ; tandis qu’ils croient sans doute que le commandement de l’armée est à moi par droit de naissance ; de sorte qu’ils croient également que je ne fais aucune injustice, lorsque j’en nomme les chefs. — Et crois-tu donc aussi, dit Chrysantas, que la multitude réunie décrète que chacun ne puisse obtenir des parts égales, mais que les plus braves aient une plus large part d’honneurs et de présents ? — Je le crois, dit Cyrus, et parce que vous appuierez tous cette opinion, et parce qu’il y a de la honte à ne vouloir pas que celui qui a le mieux servi soit le mieux récompensé. Je suis certain que même les plus lâches trouveront qu’il est utile de mieux récompenser les braves. »

Or, Cyrus désirait que ce décret fût rendu particulièrement en vue des homotimes : il savait bien que c’était le moyen d’augmenter leur courage que de les assurer qu’on jugerait d’eux et qu’on les récompenserait selon leurs œuvres. Aussi ne voulait-il point laisser échapper cette occasion de faire voter sur une question où les homotimes eussent été mécontents d’avoir une part égale à celle du commun des soldats. Il est donc convenu que ceux qui étaient sous la tente introduiraient la question, et chacun jugea qu’elle serait appuyée par tous les braves. — Pour moi, dit un des taxiarques en souriant, je sais un homme du peuple qui ne manquera pas de dire avec nous que le partage ne doit pas être aveuglément égal. — Et qui est-ce donc, lui demanda-t-on ? — C’est, par Jupiter, un de mes compagnons de tente, qui veut, en tout, avoir plus que les autres. — Même en fait de travail, lui dit un autre ? — Oh ! non, par Jupiter ! vous m’avez pris à mentir sur ce point ; car pour les choses pénibles, il les laisse volontiers à qui veut en prendre plus que lui. — Quant à moi, mes amis, dit Cyrus, je crois que les gens du caractère de celui que l’on vient de dire, quand on veut avoir une armée active et docile, doivent en être bannis. Car je remarque que les soldats vont d’ordinaire comme on les mène : ainsi, selon moi, les bons conduisent au bien et les méchants au mal. Seulement, il arrive le plus souvent que les méchants trouvent beaucoup plus de gens qui veulent les suivre que les bons : car le vice, en marchant à travers des plaisirs tout actuels, en use pour attirer à lui les volontés et les cœurs, tandis que la vertu, montant par un sentier à pic, n’a pas grand charme pour attirer à elle les esprits, surtout quand d’autres cherchent à ramener vers la route facile et douce. Aussi, quand les soldats n’ont pas d’autres défauts que la fainéantise et la paresse, je les compare aux frelons, vu qu’ils ne nuisent à leurs compagnons que par la dépense. Mais ceux qui manquent de cœur quand il faut prendre la part de travail, et qui se montrent violents et impudents à se prévaloir, ceux-là sont des guides vers le mal, parce que souvent leur méchanceté peut avoir le dessus. Il faut donc retrancher tout à fait de nous de pareils hommes. Et ne soyez point en peine si vous remplirez vos rangs avec des gens de notre pays. Il en est ici comme des chevaux. C’est pour les avoir bons, et non pas de votre pays, que vous en faites recherche ; de même dans le choix des hommes, ce sont ceux que vous croyez les plus capables de fortifier votre parti et de vous faire honneur que vous prenez avec vous. Voici encore une preuve au sujet du bien en question : un char n’a garde d’aller vite, attelé de chevaux pesants, ni d’une course égale, attelé de chevaux inégaux ; une maison ne peut être bien administrée, quand elle a de mauvais serviteurs ; et celle qui n’a pas du tout de serviteurs est moins en danger de ruine que celle où des serviteurs injustes mettent le désordre. Sachez donc bien, mes amis, qu’après avoir banni les méchants nous aurons non-seulement l’avantage de n’avoir plus de méchants avec nous, mais que ceux qui resteront, si déjà la contagion les gagnait, reprendront leur ancienne santé, et que les bons, voyant les méchants couverts d’infamie, s’attacheront avec plus de cœur à la vertu. » Ainsi parla Cyrus : tous ses amis l’approuvèrent et agirent en conséquence.

Cependant Cyrus voulut de nouveau égayer les convives. S’étant aperçu qu’un lochage amenait avec lui et faisait asseoir sur le même lit un homme très-velu et très-laid, il appelle le lochage par son nom et lui dit : « Sambaulas, est-ce à cause de sa beauté, qu’à la mode des Grecs, tu mènes partout ce jeune homme assis auprès de toi ? — Par Jupiter, dit Sambaulas, j’aime à me trouver avec lui et à le regarder. » À ces mots, ses compagnons de tente jettent les yeux sur lui, et en voyant la physionomie de cet homme d’une laideur repoussante, ils éclatent tous de rire : « Au nom des dieux, Sambaulas, dit l’un d’eux, qu’a donc fait cet homme pour t’attacher ainsi à lui ? — Par Jupiter, répond Sambaulas, je vais vous le dire. Toutes les fois que je l’ai appelé, soit le jour, soit la nuit, il n’a jamais allégué de prétexte pour s’en dispenser, et il n’est pas venu à pas lents, mais toujours au pas de course : toutes les fois que je lui ai donné un ordre, je le lui ai vu toujours exécuter, dût-il se mettre en sueur ; il a rendu comme lui tous les hommes de sa décade, non par des paroles, mais par des actions. — Mais alors, dit quelqu’un, puisqu’il est tel que tu le dis, pourquoi ne lui donnes-tu pas le baiser comme entre parents ? » À cela l’homme très-laid se met à dire : « Oh ! non, par Jupiter : il n’aime pas la besogne difficile ; s’il voulait me donner le baiser, cela lui vaudrait une dispense de tous les autres exercices. »


CHAPITRE III.


Cyrus rassemble l’armée pour la question des parts égales. — Discours de Cyrus, de Chrysantas et de Phéraulas. — On convient que chacun aura le prix selon sa valeur. — Récit d’un combat grotesque. — Cyrus invite quelques-uns des soldats à souper. — Autres exercices. — Cyrus reçoit à sa table un bataillon tout entier.


Telles étaient les paroles et les actions, plaisantes ou sérieuses, qui se disaient et se faisaient sous la tente. À la fin, on verse les troisièmes libations, on demande les biens aux dieux, et l’on sort de la tente pour se mettre au lit. Le lendemain, Cyrus rassemble tous les soldats et leur dit : « Mes amis, la bataille approche : les ennemis s’avancent. Le prix de notre victoire, si nous sommes vainqueurs, car enfin il faut toujours parler et agir dans ce sens, ce sont, vous le savez, nos ennemis eux-mêmes et les biens de nos ennemis ; mais si nous éprouvons uns défaite, alors tous les biens des vaincus sont également le prix des vainqueurs. Il faut donc que vous sachiez que, quand les hommes réunis pour faire une guerre en commun ont la conviction intime que, si chacun d’eux manque de cœur, rien ne se fera de ce qui doit se faire, ils exécuteront promptement de nombreuses et belles actions : car personne ne demeure inactif dans ce qui doit être fait ; mais quand chacun se dit qu’il y en aura d’autres pour agir et pour combattre, encore qu’il reste lui-même en repos, alors, sachez-le bien, avec des gens de cette trempe, tout ira mal, puisque tout les accablera. La divinité l’a voulu ainsi. Ceux qui ne veulent pas s’imposer à eux-mêmes de faire de belles actions, elle les soumet à l’empire des autres. Maintenant donc qu’on se lève et qu’on réponde à cette question : le courage, selon vous, ne sera-t-il pas mieux pratiqué chez nous, si celui qui affrontera volontairement le plus de travaux et de périls obtient une plus grande récompense, ou bien si nous convenons qu’il ne diffère en rien du lâche ? et alors nous aurons tous des récompenses égales. »

À ces mots, Chrysantas se lève. C’était un des homotimes : il n’était, à le voir, ni grand ni vigoureux, mais il avait une rare prudence ; il dit : « Je crois, Cyrus, que ta pensée n’est pas que les lâches doivent avoir une part égale à celle des braves, quand tu nous proposes cette question : tu feux éprouver s’il y a un homme capable, si c’est là son idée, de ne faire aucun acte bel et bon, et de prétendre à une part égale à celle que d’autres auront acquise par leur valeur. Or, pour ce qui est de moi, je ne suis ni agile des pieds, ni robuste des mains ; je sais qu’à me juger aux œuvres de mon corps, je ne puis être estimé ni le premier, ni le second, ni le millième, je crois, ni peut-être même le dix-millième. Mais je sais positivement que, si les hommes vigoureux se mettent résolument à l’œuvre, j’aurai ma part de quelque avantage, et aussi grande que le veut la raison, tandis que, si les lâches ne font rien, et si les vaillants, les capables se découragent, je crains fort de n’avoir qu’une part plus large que je ne voudrais de toute autre chose que du bien. »

Ainsi parle Chrysantas. Après lui, Phéraulas se lève : c’était un Perse de la classe des plébéiens, homme, depuis longtemps, familier et agréable à Cyrus, bien fait de corps, et d’une Âme qui l’égalait aux gens de la noblesse, il s’exprime ainsi : « Pour ma part, Cyrus et vous tous Perses qui m’écoutez, il me semble que nous pouvons tous nous élancer du même point vers le prix de la valeur. Je vois que nous nous développons tous le corps par une nourriture semblable, qu’on nous accueille tous dans les mêmes compagnies, qu’on nous enseigne à tous la même direction vers le bien ; nous obéissons aux mêmes chefs, entre nous tout est en commun ; celui qui s’acquitte de ses devoirs sans murmurer est en honneur auprès de Cyrus : la valeur déployée contre les ennemis n’est pas le privilège plus de l’un que de l’autre, c’est aux yeux de tous la plus belle de toutes les qualités. Quant aux moyens de combattre, que je vois suggérés à tous les hommes par la nature, chacun des animaux les connaît également, et ils n’ont pas eu d’autres maîtres que la nature elle-même : ainsi le bœuf frappe de la corne, le cheval du sabot, le chien de la gueule, le sanglier du boutoir. Tous les êtres donc savent se garder de ce dont ils doivent avant tout se défendre, et cela, sans avoir jamais été à l’école de personne. Moi-même, lorsque j’étais tout enfant, je savais me défendre de tout ce que je croyais pouvoir me frapper. Je me servais de mes mains, quand je n’avais pas d’autre arme, pour me garantir contre celui qui voulait me battre : et certes je le faisais sans l’avoir appris, puisque même on me frappait quand je portais les mains en avant. Étant enfant, partout où je voyais un sabre, je le saisissais et personne autre que la nature, ainsi que je le dis, ne m’avait appris par où il fallait le prendre. Je le faisais, quoiqu’on m’en empêchât, et sans qu’on me l’eût enseigné. Il en est de même pour bien d’autres choses que m’empêchaient de faire mon père et ma mère, et auxquelles la nature m’entraînait. Ainsi, par Jupiter, je frappais de mon épée tout ce que je pouvais frapper sans être vu ; et ce n’était pas seulement un besoin de la nature, comme de marcher et de courir ; mais, outre l’instinct naturel, j’en éprouvais un vif plaisir. Maintenant donc qu’on nous donne un moyen de combattre qui exige plus de courage que d’art, comment ne trouverions-nous pas de plaisir à lutter contre les homotimes ? Les récompenses proposées à leur courage sont les mêmes qui nous attendent, mais nous marchons au danger en risquant moins qu’ils ne risquent : ils exposent une vie honorable, la plus douce et la plus agréable qu’on puisse avoir, et nous, une vie de travaux, privée de tout honneur, et, à mon gré, la plus misérable. Ce qui m’excite encore davantage à cette lutte, compagnons, c’est que Cyrus en sera le juge, et un juge impartial. Oui, j’en atteste les dieux, Cyrus aime autant que lui-même ceux qu’il voit braves, et je vois qu’il prend plus de plaisir à leur donner ce qu’il possède qu’il n’en a lui-même à le posséder. Je n’ignore pas toutefois que les homotimes ont d’eux-mêmes une haute idée, parce qu’ils sont élevés à endurer la faim, la soif, le froid, mais ils ne savent pas que nous avons pris les mêmes leçons d’un maître meilleur que le leur. Car il n’est pas de meilleur maître que la nécessité qui nous a donné, sous ce rapport, un enseignement complet. Il a fallu leur apprendre à porter les armes, que tous les hommes ont inventées de manière à être faciles à porter ; mais nous qui sommes habitués à marcher et à courir avec d’énormes fardeaux, nous les trouvons si légers, qu’il me semble plutôt que ce sont des ailes qu’un fardeau. Sache donc bien, Cyrus, que je suis résolu à me battre vaillamment, et que je prétends, selon ce que je ferai, être honoré suivant mon mérite. Et vous, plébéiens, je vous conseille de vous élancer à cette lutte de bravoure guerrière avec ceux qui y ont été élevés ; car les voilà maintenant provoqués à lutter avec des plébéiens. » Ainsi parle Phéraulas. Plusieurs autres se lèvent pour appuyer les orateurs. Il est décidé, en conséquence, que chacun sera récompensé selon son mérite, et que Cyrus en sera le juge. Ainsi se termine cet incident.

Un jour, Cyrus invita à souper un bataillon entier avec son taxiarque, qui lui avait fait voir un jeu fort agréable. Il les avait partagés en deux bandes de cinquante hommes chacune, et les avait rangées en face l’une de l’autre : tous avaient leur cuirasse et le bouclier au bras gauche. Il met alors de grosses cannes dans la main droite de la moitié des soldats, et dit aux autres de commencer l’attaque en frappant avec des mottes de terre. Quand les deux bandes sont ainsi organisées, il donne le signal du combat, et à l’instant les mottes de terre sont lancées et vont frapper les cuirasses et les boucliers, les cuisses et les jambes. Mais la mêlée s’engageant, les soldats armés de cannes frappent les autres aux cuisses, aux jambes, aux mains, et, quand ils se baissent vers les mottes de terre, ils leur frappent le cou et le dos. Enfin, les porte-cannes les mettent en fuite et les poursuivent en les frappant, avec force rire et gaieté. Puis la réciproque a lieu : les gens aux mottes prennent les cannes et font la même chose à ceux qui leur jettent des mottes. Ce passe-temps réjouit beaucoup Cyrus, et l’invention du taxiarque, et l’obéissance des troupes, et l’exercice mêlé de plaisir, et surtout la victoire demeurant à ceux qui étaient armés à la perse. Ravi de tout cela, il les invite à dîner ; et sous la tente voyant quelques-uns d’entre eux pansés l’un à la jambe, et l’autre au bras, il leur demande ce qui leur est arrivé. Ils répondent qu’ils ont été blessés par les mottes de terre. Il leur demande encore s’ils ont été blessés dans la mêlée ou bien à distance. Ils lui disent que c’est à distance. Alors les porte-cannes prétendent que la mêlée avait été un jeu superbe, mais ceux qui avaient reçu des coups de cannes s’écrient que les coups reçus de près n’étaient point du tout un jeu : et en même temps ils montrent les coups que les porte-cannes leur ont donnés sur les mains, sur le cou, quelques-uns même au visage. Et alors, comme de juste, on se met à rire les uns des autres. Le lendemain, toute la plaine était remplie de gens qui faisaient le même exercice : et depuis, dès qu’on n’avait rien de sérieux à faire, on jouait à ce jeu.

Une autre fois, Cyrus voit un taxiarque qui mène son bataillon le long de la rivière, en faisant filer ses soldats sur la gauche, un par un ; puis, à un moment voulu, il commande au second loche, au troisième et quatrième de s’avancer au front. Alors, quand les lochages se trouvent de front, il fait avancer leurs loches deux par deux : cela fait, les décadarques s’avancent au front ; puis, au moment voulu, il leur commande de mener leurs loches quatre par quatre : à leur tour les pempadarques s’avancent au front, et leurs loches marchent quatre par quatre ; arrivés à la porte, il commande le mouvement : « Marche un par un ! » puis il fait entrer le premier loche, ordonne au second de suivre à la queue du premier, puis le troisième, et enfin le quatrième ; après quoi il les fait asseoir au dîner dans l’ordre où ils les a conduits. Cyrus, ravi de l’aménité, du talent d’instruction et du soin de ce taxiarque, ne manque pas de l’inviter avec toute son bataillon.

Un autre taxiarque invité également à dîner : « Et mon bataillon, Cyrus, dit-il, ne l’appelleras-tu pas aussi sous ta tente ? Jamais, quand il vient prendre son repas, il ne manque d’exécuter tout ce mouvement : et de plus, quand le repas est fini, le serre-file du dernier loche sort le premier en tête des hommes du dernier rang ; puis le second serre-file conduit ceux du second loche, le troisième ceux du troisième, le quatrième ceux du quatrième, de sorte que, s’il fallait faire une retraite devant les ennemis, ils sauraient comment l’opérer. Si nous voulons nous mettre au pas de course, à l’endroit où nous nous promenons, nous tournons le visage vers l’orient, et alors moi, je marche en tête, puis vient le premier loche à son rang ordinaire, et ensuite le second, le troisième et le quatrième, ainsi que les décades et pempades, jusqu’à ce que je fasse un commandement. Maintenant, quand nous nous retrouvons vers le couchant, c’est la queue qui est en tête, et les premiers se trouvent les derniers, et l’on ne m’obéit pas moins, quoique je marche derrière. Par là mes hommes s’habituent à obéir quand ils marchent en tête ou en queue. » Cyrus lui dit : « Est-ce que vous faites toujours cela ? — Mais, par Jupiter, toutes les fois que nous allons dîner. — Eh bien, je veux vous inviter aussi, d’abord parce que vous faites l’exercice en entrant et en sortant, et ensuite parce que, jour et nuit, vous exercez les corps par des marches et vous rendes service aux âmes par vos instructions. Or, comme vous travaillez double, on vous doit double régal. — Par ma foi, dit le taxiarque, ce ne sera pas cependant le même jour, à moins que tu ne nous fournisses double ventre. » Et là-dessus chacun se retire. Le lendemain, Cyrus invite ce bataillon, comme il avait mandé l’autre. Voyant cela, tous les autres imitaient ces exemples.


CHAPITRE IV.


Cyaxare reçoit des envoyés indiens. — Il mande Cyrus qui fait ranger ses troupes sur plusieurs plans. — Entretien avec les envoyés indiens relativement à la guerre. — Nécessités financières. — Cyrus promet à Cyaxare de réduire le roi d’Arménie. — Plan de campagne. — Instructions données à Chrysantas.


Un jour que Cyrus passait l’inspection et la revue de ses troupes sous les armes, il arrive un messager de la part de Cyaxare, lui annonçant qu’il est venu des envoyés des Indiens. « Il te prie donc de venir le plus tôt possible. Je t’apporte, ajoute le messager, une très-belle robe que t’envoie Cyaxare ; car il veut que tu sois richement et brillamment vêtu, attendu que les Indiens y feront attention, quand tu arriveras. » À cette nouvelle, Cyrus commande au taxiarque du premier rang de se placer au front du bataillon, en se tenant lui-même à droite, et de faire défiler un par un : il fait passer le même commandement au second taxiarque et ainsi de suite, sur toute la ligne. L’ordre donné s’exécute aussitôt, et il se forme, en un instant, un grand corps de trois cents de front, c’était le nombre de taxiarques, sur cent de profondeur.

Les troupes ainsi disposées, Cyrus leur commande de le suivre, et s’avance au pas de course. Mais ayant réfléchi que le chemin qui mène au palais est trop étroit pour y marcher dans cette ordonnance, il commande au premier mille de continuer la marche, puis au second de suivre en queue, et ainsi de suite jusqu’au dernier. Lui-même, sans s’arrêter, fait avancer la tête ; et les autres mille suivent chacun en queue du précédent. Il envoie en même temps deux officiers à l’entrée de la rue, pour indiquer ce qu’il faut faire, si quelqu’un vient à l’ignorer. Arrivés aux portes de Cyaxare, il ordonne au premier taxiarque de ranger son bataillon sur douze de profondeur, et de placer les dodécadarques sur le front autour du palais, puis il fait donner e même ordre au second taxiarque et ainsi de suite jusqu’au dernier. Tous ces mouvements s’exécutent.

Il entre ensuite chez Cyaxare, vêtu d’une robe persique, qui n’avait rien d’insolent. Cyaxare le voyant se réjouit de sa promptitude, mais il se fâche de la simplicité de sa robe et lui dit : « Qu’est-ce donc, Cyrus ? Que fais-tu donc de te montrer ainsi aux Indiens ? Je voulais que tu parusses en brillant costume. C’est un honneur pour moi, qu’étant le fils de ma sœur, tu te présentes splendidement vêtu. » Cyrus lui répond : « Et t’aurais-je fait plus d’honneur, Cyaxare, si j’avais une robe de pourpre, des bracelets aux poignets, un collier au cou, et si j’avais mis un long temps à t’obéir, qu’en t’obéissant, comme aujourd’hui, avec une rapidité qui t’honore, en me faisant honneur, ainsi qu’à toi, par la sueur et par le zèle, et en montrant une armée si docile à tes ordres ? » Voilà ce que dit Cyrus. Cyaxare, jugeant qu’il a bien parlé, fait introduire les Indiens.

Les Indiens introduits disent que le roi des Indiens les envoie s’enquérir pourquoi il y a guerre entre les Mèdes et l’Assyrien. « Quand nous t’aurons entendu, il nous a ordonné d’aller ensuite trouver l’Assyrien, et de lui faire aussi la même question, et à la fin, de vous dire à tous deux que lui, roi des Indiens, après avoir considéré le bon droit, se mettra du côté de l’offensé. » À cela Cyaxare répond : « Écoutez-moi donc vous dire que nous n’avons en rien offensé l’Assyrien. C’est à lui, si vous le voulez, qu’il faut aller à présent pour savoir ce qu’il dit. » Cyrus présent demande à Cyaxare : « Et moi, dit-il, puis-je dire mon avis ? À Cyaxare l’y ayant engagé : « Vous direz donc au roi des Indiens, ajoute Cyrus, à moins que Cyaxare ne soit d’un avis contraire, que nous sommes décidés, si l’Assyrien se dit offensé par nous, à choisir le roi des Indiens pour juge. » Cette réponse entendue, les envoyés se retirent.

Quand les Indiens sont sortis, Cyrus entre en discours avec Cyaxare et lui dit : « Cyaxare, je suis venu ici, sans avoir apporté beaucoup d’argent de chez moi. Cependant, si peu que j’en avais, il m’en reste maintenant à peine. J’ai tout dépensé pour les soldats. Peut-être es-tu surpris que j’aie fait cette dépense, toi les ayant nourris. Mais sache bien que je n’ai pas fait autre chose que de récompenser et de gratifier tous les soldats dont j’étais satisfait. Car il me semble que quiconque veut avoir de bons auxiliaires, en quoi qu’il veuille faire, doit plutôt provoquer l’obéissance par de bonnes paroles et de bons offices que par la rigueur et la contrainte. Mais c’est surtout pour la guerre qu’il faut, selon moi, quand on veut avoir des auxiliaires dévoués, essayer de les prendre par de bonnes paroles et de bons offices. C’est l’amitié et non la haine qu’il faut faire naître dans le cœur de ceux qui doivent être des alliés éprouvés, incapables de jalousie envers le chef dans les succès, et de trahison dans les revers. Ce plan que j’ai suivi fait que je me trouve aujourd’hui sans argent. Recourir à toi en toute occurrence, quand je te vois dépenser beaucoup, me semblerait déraisonnable. Mais je pense que nous pouvons aviser, toi et moi, aux moyens de ne pas manquer d’argent. Du moment que tu en auras en abondance, je suis sûr que je pourrai en prendre ce qu’il me faudra, surtout quand je l’emploierai de manière que la dépense te porte intérêt. Il n’y a pas longtemps, si je ne me trompe, je t’ai entendu dire que l’Arménien commençait à te mépriser, pour avoir su que les ennemis s’avancent contre nous, et que, depuis lors, il ne t’envoie plus d’armée et ne paye plus le tribut qu’il te doit. — Oui, Cyrus, c’est ce qu’il fait ; et j’en suis à me demander s’il vaut mieux marcher contre lui et le ranger par force à son devoir, ou s’il ne vaut pas mieux le laisser tranquille pour le moment, afin de ne pas ajouter ce nouvel ennemi aux autres. — Ses places, demande Cyrus, sont-elles dans des lieux fortifiés ou abordables ? — Ses places, dit Cyaxare, sont dans des lieux peu fortifiés. J’y ai toujours eu l’œil. Mais il y a des montagnes où il peut se retirer, et dans lesquelles il ne serait pas aisé de mettre la main sur lui, ni de reprendre ce qu’il aurait emporté, à moins de l’y assiéger, comme fit jadis mon père. — Eh bien, dit Cyrus, si tu veux me laisser aller par là, avec les cavaliers qui nous paraîtront nécessaires, je pense, avec l’aide des dieux, le mettre au point de t’envoyer une armée et de te payer le tribut ; mais, en outre, j’espère nous en faire un ami plus dévoué qu’il n’est en ce moment. — J’espère, dit Cyaxare, qu’ils viendront plus vite à toi qu’à nous, car on m’a dit que ses enfants ont été tes camarades de classe ; ce qui fait qu’ils viendront volontiers à toi : or, ceux-là devenus soumis, tout ira, je présume, comme nous le voulons. — Ne crois-tu pas à propos, dit Cyrus, de déguiser notre dessein ? — Sans doute, dit Cyaxare, c’est le moyen qu’ils tombent mieux entre tes mains, ou, si l’on fond sur eux, de les prendre mieux au dépourvu. — Écoute donc, dit Cyrus, si mon avis te semble utile. J’ai souvent été à la chasse avec tous mes Perses sur les frontières qui séparent ton pays de celui des Arméniens, et parfois même j’ai conduit avec moi quelques cavaliers de mes amis d’ici. — Oui, et en faisant la même chose, dit Cyaxare, tu n’éveilleras point de soupçons, tandis que, si tu mènes plus de monde que tu n’en conduis d’ordinaire à la chasse, cela pourra devenir suspect. — Il ne sera pas difficile, dit Cyrus, de trouver un prétexte vraisemblable, même ici : on n’a qu’à dire là-bas que je veux faire une grande chasse, et je n’ai qu’à te demander ouvertement des cavaliers. — À merveille, dit Cyaxare, et moi j’aurai l’air de ne vouloir t’en donner que très-peu, comme si j’avais dessein d’aller vers ces places fortes d’Assyrie. Et de fait, ajoute-t-il, j’ai dessein d’y aller pour les fortifier encore. Quand tu es parti avec ta troupe, et que tu as chassé deux jours, je t’envoie les meilleurs cavaliers et fantassins de ceux que j’ai rassemblés, et avec ce renfort, tu fais tout de suite ton invasion. Moi-même, avec le reste des troupes, je tâche de n’être pas très-loin de vous, et, s’il en est besoin, je me montre. »

Aussitôt Cyaxare rassemble cavaliers et fantassins vers les forteresses, et dirige sur la route des forteresses des chariots chargés de blé. Cyrus, sans plus tarder, fait un sacrifice pour le voyage, et envoie demander à Cyaxare ses plus jeunes cavaliers. Cyaxare, quoiqu’un grand nombre veuille le suivre, ne lui en donne que quelques-uns. Pendant que Cyaxare s’avance avec ses troupes, fantassins et cavaliers, sur la route des places fortes, Cyrus, ayant eu des présages favorables, marche du côté de l’Arménien. Il se met en campagne, équipé comme pour une chasse.

Il commençait à marcher, quand au premier endroit un lièvre se lève ; aussitôt un aigle qui volait d’un vol favorable, apercevant le lièvre en fuite, fond dessus, le frappe, l’enlève dans ses serres, et, le portant sur un coteau voisin, fait tout ce qu’il veut de sa proie. Cyrus, à la vue de ce présage, est ravi, adore Jupiter roi, et dit aux assistants : « La chasse sera bonne, mes amis, si le Dieu le permet. »

Arrivé près des frontières, il se met en chasse comme d’habitude, et ses soldats, fantassins et cavaliers, le suivent comme pour faire lever le gibier. Cependant les meilleurs fantassins et cavaliers se divisent pour recevoir la bête et la poursuivre ; ils prennent une grande quantité de sangliers, de cerfs, de daims et d’onagres ; car il y a même encore de nos jours beaucoup d’onagres dans ces contrées.

La chasse finie, Cyrus arrive sur les frontières d’Arménie, et y fait prendre le repas. Le lendemain, il chasse de nouveau, en s’avançant vers les montagnes qu’il voulait gagner ; puis, la chassa terminée, il fait prendre le repas. Informé de l’approche des troupes de Cyaxare, il leur fait dire de prendre leur repas à la distance d’environ deux parasanges, jugeant qu’il couvrirait mieux par là ses desseins, et il mande à celui qui les commande, le repas fait, de venir vers lui. Pour lui, après le repas. Il convoque les taxiarques, et, quand ils sont réunis, il leur dit : « Mes amis, l’Arménien était autrefois l’allié et le tributaire de Cyaxare. Aujourd’hui, voyant l’approche des ennemis, il le méprise, il n’envoie plus de troupes, et ne paye plus le tribut. Il faut donc lui donner la chasse si nous pouvons. Or, voici ce que je crois bon de faire. Toi, Chrysantas, après quelques instante de sommeil, tu prends la moitié des Perses qui sont avec nous’, tu suis la route des montagnes, et tu t’empares des montagnes elles-mêmes, où l’on dit que, quand il a peur, l’Arménien s’enfuit ; des guides, je t’en donnerai. On dit donc que ces montagnes sont boisées, de sorte qu’il y a espoir qu’il ne vous verra point. Cependant si tu envoyais devant l’armée quelques hommes armes à la légère, ayant l’air d’une troupe de voleurs et par leur marche et par leurs habits, peut-être ces hommes-là rencontreraient-ils quelques Arméniens qu’ils prendraient et empêcheraient ainsi d’aller répandre l’alarme. Ceux qu’ils ne pourraient prendre, ils les mettraient en fuite, ce qui les empêcherait de voir l’armée tout entière et de croire à autre chose qu’à une attaque de voleurs. Voilà ce que tu as à faire. Moi, au point du jour, je m’avance avec l’autre moitié de l’infanterie et tous les cavaliers, et je marche, à travers la campagne, droit à la demeure du roi. S’il se met en défense, il est clair qu’il faudra combattre ; s’il se retire de la plaine, il est clair qu’il faudra courir après ; et s’il fuit vers les montagnes, là c’est ton affaire qu’il n’en échappe pas un. Figure-toi que c’est une chasse que nous allons faire ; nous, nous faisons la battue ; toi, tu te tiens aux filets. Souviens-toi qu’il faut attendre que les passages soient bouchés, avant de commencer la chasse, et n’oublie pas que ceux qui sont aux échappées doivent se cacher, afin de ne pas effaroucher les bêtes qu’on leur pousse. Cependant, Chrysantas, ne fais pas ici ce que tu fais parfois, vu ta passion pour la chasse. Souvent tu passes toute une nuit sans dormir. Aujourd’hui, laisse prendre à tes hommes ce qu’il leur faut de sommeil, afin qu’ils puissent y résister ailleurs. Ne te laisse pas non plus égarer à travers les montagnes, non pas faute de guides, mais parce que tu suis la bête où elle t’entraîne : ici ne te jette point dans des pas impraticables ; ordonne aux guides de te mener par le chemin le plus facile, à moins qu’un autre ne t’abrège de beaucoup ; pour une armée, le plus facile est le plus court. Enfin, comme c’est ton habitude sur les montagnes, ne te mets pas à courir et à te faire suivre à la course ; prends un pas que tout le monde puisse suivre, et hâte-toi lentement. Il est bon aussi que quelques-uns des plus dispos et des plus robustes demeurent quelquefois derrière, pour entraîner les autres : l’aile une fois passée, c’est un stimulant pour tout le monde de voir courir auprès de soi quand on marche. » Chrysantas, après avoir entendu ces recommandations, tout fier de la mission de Cyrus, prend des guides, sort, donne les ordres nécessaires à ceux qui doivent le suivre, et va se reposer. Quand ils ont dormi le temps convenable, ils s’avancent vers les montagnes. Cyrus, au point du jour, envoie un messager à l’Arménien avec mission de lui dire : « Arménien, Cyrus te prie de t’arranger de manière à lui amener au plus vite le tribut et l’armée. Et s’il te demande où je suis, dis-lui la vérité : que je suis sur les frontières. S’il te demande si je viens en personne, dis-lui la vérité : que tu n’en sais rien. S’il s’informe combien nous sommes, dis-lui d’envoyer quelqu’un s’en assurer. »

Le messager ainsi stylé, Cyrus l’envoie avec la pensée qu’il était plus amical d’agir ainsi que d’entrer sans avis préalable. Lui-même, après avoir assuré tout au mieux pour la route et pour le combat, s’il était nécessaire, se met en campagne. Il fait défendre à ses soldats de commettre aucun dégât ; et, si l’on rencontre quelque Arménien, de l’engager à avoir confiance, et à venir sans crainte vendre des vivres, partout où l’on serait, s’ils désiraient faire acheter de quoi manger ou de quoi boire.


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LIVRE III.


CHAPITRE PREMIER.


Le roi d’Arménie est pris avec les siens. — Son fils le fait recevoir à discrétion et à des conditions équitables. — Alliance étroite avec les Arméniens.


Cyrus en était là. L’Arménien, en entendant le message de Cyrus, est saisi de peur, quand il songe au grief de n’avoir pas payé de tribut, ni envoyé d’armée ; mais ce qui l’effraye surtout, c’est qu’on va voir qu’il commence à fortifier sa capitale, pour la mettre en état de défense. Tout cela le faisant trembler, il envoie de côté et d’autre rassembler ses troupes, et fait passer dans les montagnes le plus jeune de ses fils, Sabaris, sa femme et celle de son fils, ses filles, ses joyaux, ses meubles les plus précieux, le tout gardé par une nombreuse escorte. Il envoie en même temps épier ce que fait Cyrus, et il arme tous les Arméniens qu’il a autour de lui. Au même instant, on vient lui annoncer que Cyrus arrive en personne. Alors, loin d’oser en venir aux mains, il s’éloigne. En le voyant faire ainsi, les Arméniens regagnent en hâte chacun leur demeure, pour mettre leur avoir en sûreté. Cyrus, voyant la plaine remplie de gens courant et se sauvant avec leurs bêtes, leur envoie dire qu’il ne fera la guerre à aucun de ceux qui demeureront, mais que tous ceux qui seront pris à fuir, seront traités en ennemis. Le plus grand nombre reste : il y en a qui se sauvent avec le roi. Cependant l’escorte des femmes tombe au milieu de la troupe qui garde la montagne : ils jettent un grand cri et sont presque tous pris dans leur fuite. Enfin, on prend le fils du roi ses femmes et ses filles, avec tous les trésors qui sont avec eux. Le roi apprenant ce qui est arrivé, et ne sachant que faire, se sauve sur une hauteur. Cyrus, qui avait vu le mouvement, investit la hauteur avec les troupes qu’il a sous la main, puis, envoyant vers Chrysantas, il lui ordonne de laisser la garde de la montagne et de venir. Pendant que Cyrus rassemble son armée, il envoie à l’Arménien un héraut, chargé de lui faire cette question : « Dis-moi, Arménien, préfères-tu rester là-haut, à lutter contre la faim et la soif, ou bien descendre dans la plaine pour combattre avec nous ? » L’Arménien répond qu’il aimerait mieux n’avoir à lutter ni contre l’un ni contre l’autre. Cyrus envoie une seconde fois lui demander : « Pourquoi restes-tu là-haut et ne descends tu pas ? — Parce que je ne sais pas ce que je dois faire. — Mais, répond Cyrus, il n’y a pas d’hésitation. Il ne tient qu’à toi de descendre pour te disculper. — Et qui sera mon juge ? — Ce sera naturellement celui auquel la Divinité a donné de disposer de toi à son gré, et sans autre forme de procès. » Alors, l’Arménien, contraint par la nécessité, descend de la colline. Cyrus le reçoit, avec toute sa suite, au milieu de son armée, complétée par l’arrivée du reste de ses troupes.

Sur ces entrefaites, le fils aîné du roi d’Arménie revient d’un voyage : il avait été souvent compagnon de chasse de Cyrus. Informé de ce qui se passe, il se rend, en équipage de voyage, auprès de Cyrus. Quand il voit prisonniers son père, sa mère, ses sœurs et sa propre femme, il se prend à pleurer, comme de juste. Cyrus, en le voyant, ne lui fait pas d’autre accueil amical que de lui dire : « Tu arrives à temps pour assister au jugement de ton père. » Bientôt il assemble les chefs des Perses et ceux des Mèdes ; il fait mander également tout ce qu’il y a de grands d’Arménie, il ne fait point retirer les femmes, placées sur les chariots, mais il leur permet d’écouter et commence ainsi : « Arménien, je te conseille, avant tout, de ne rien dire que de vrai dans ta défense, afin d’éloigner de toi le plus odieux des crimes. Car le mensonge, sache-le bien, est le plus grand obstacle chez les hommes à obtenir un pardon. Et puis, tes enfants, ces femmes, savent tout ce que tu as fait, ainsi que les Arméniens ici présents. S’ils t’entendent dire autre chose que ce qui s’est fait, ils jugeront que tu te condamnes toi-même aux derniers supplices, quand je viendrai à savoir la vérité. — Demande-moi, Cyrus, ce qu’il te plaira, je dirai la vérité, advienne que pourra. — Réponds donc. As-tu jamais fait la guerre à Astyage, père de ma mère, et aux autres Mèdes ? — Je l’ai faite. — Vaincu par lui, n’es-tu pas convenu de lui payer un tribut, de te mettre en campagne avec lui partout où il te le dirait, et de ne point avoir de fortifications ? — C’est vrai. — Pourquoi donc n’as-tu envoyé ni tribut, ni soldats ? pourquoi as-tu fait construire des fortifications ? — Je désirais la liberté ; car il me semblait beau d’être libre et de léguer la liberté à mes enfants. — Il est beau, sans doute, dit Cyrus, de combattre pour échapper à l’esclavage ; mais si un homme, vaincu dans une guerre ou asservi de toute autre manière, essayait ouvertement de se dérober à ses maîtres, dis-moi toi-même, le récompenserais-tu comme un homme loyal et agissant bien, ou bien, si tu le prenais, le châtierais-tu comme un coupable ? — Je le punirais, puisque tu ne veux pas que je mente. — Réponds nettement, dit Cyrus, à chacune de mes paroles. Si tu avais quelque homme en dignité qui fît une faute, lui laisserais-tu ses fonctions ou en mettrais-tu un autre à sa place ? — J’y mettrais un autre. — Ensuite, s’il avait de grande biens, le laisserais-tu riche ou le ferais-tu pauvre ? — Je lui ôterais ce qu’il posséderait. — Et si tu découvrais qu’il est d’intelligence avec tes ennemis, que ferais-tu ? — Je le tuerais : eh ! ne vaut-il pas mieux que je meure, disant la vérité que convaincu de mensonge ? »

À ces mots, son fils arrache sa tiare de dessus sa tête et déchire ses vêtements : les femmes poussent de grands cris et se meurtrissent le visage, comme si leur père n’était déjà plus et qu’eux tous fussent déjà perdus. Cyrus ordonne le silence et continue : « Bien, dit-il ; voilà donc, Arménien, ta règle de justice. D’après cela, que nous conseilles-tu de faire ? » L’Arménien, réduit à se taire, ne sait s’il doit conseiller à Cyrus de le condamner à mort ou lui conseiller le contraire de ce qu’il a dit lui-même. Alors son fils Tigrane s’adressant à Cyrus : « Dis-moi, Cyrus, demande-t-il, puisque mon père a l’air d’hésiter, puis-je te conseiller ce que je crois être le meilleur ? » Cyrus se rappelant que, quand Tigrane chassait avec luit il avait près de lui un certain sophiste que Tigrane admirait beaucoup, désira beaucoup savoir ce qu’il dirait en cette rencontre ; il l’engage donc volontiers à dire ce qu’il pense.

« Pour moi donc, dit Tigrane, si tu approuves tous les desseins de mon père, toutes ses actions, je te conseille sincèrement de l’imiter ; mais, si tu crois qu’il est de tout point en faute, je te conseille de ne pas l’imiter. — Eh bien, dit Cyrus, en pratiquant la justice, je n’imiterai point un coupable. — C’est vrai. — Ainsi, de ton propre aveu, il faut punir ton père, puisqu’il est juste de punir un coupable. — Mais lequel vaut mieux Cyrus, selon toi, de punir à ton avantage ou bien à ton désavantage ? — Dans le dernier cas, je me punirais moi-même. — Et cependant, dit Tigrane, ce sera un grand désavantage pour toi, si tu fais mourir des gens qui t’appartiennent, au moment où il t’importe le plus de les conserver. — Et comment, dit Cyrus, peut-on compter sur des gens convaincus d’infidélité ? — S’ils deviennent sages, je crois ; car, selon moi, Cyrus, il en va de la sorte ; sans la sagesse, les autres vertus sont inutiles. À quoi sert à un homme d’être fort et courageux, s’il n’est sage ? à quoi lui sert d’être bon écuyer, riche, puissant dans sa patrie ? Mais avec la sagesse, tout ami est utile, tout serviteur est bon. — Tu dis donc que, dans un même jour, ton père d’insensé est devenu sage ? — Assurément. — La sagesse, selon toi, est donc une affection de l’âme, comme la douleur, et non point une science acquise. Cependant, s’il faut être sensé pour devenir sage, jamais on ne peut dans un instant devenir sage d’insensé. — Comment, Cyrus ! N’as-tu donc jamais observé qu’un homme, qui ose se battre contre un plus fort, est aussitôt guéri de sa témérité par sa défaite ? N’as-tu jamais vu que de deux États en guerre, celui qui est vaincu cesse aussitôt de vouloir combattre contre l’autre ? — Quelle est donc cette défaite, dit Cyrus, que ton père a éprouvée, pour devenir aussi sage que tu le dis ? — C’est, par Jupiter, après avoir désiré sa liberté, de se voir plus esclave que jamais ; c’est, chaque fois qu’il a cru devoir ou tenir ses plans secrets ou attaquer de vive force, de voir échouer ses desseins. Il t’a vu toi, quand tu as voulu le tromper, le tromper aussi facilement qu’on trompe des aveugles, des sourds, des hommes dépourvus de sens. Quand tu as voulu rester impénétrable, il t’a vu demeurer si impénétrable pour lui, que les places qu’il croyait avoir fortifiées pour s’y défendre, tu en as fait, sans qu’il s’en aperçût, de vraies prisons : tu l’as si bien prévenu de vitesse, que tu es arrivé de loin avec une nombreuse armée, avant qu’il ait eu rassemblé ses troupes autour de lui. — Et tu penses, dit Cyrus, qu’un tel revers est capable de rendre un homme sage, ainsi que la conviction que les autres hommes valent mieux que lui ? — Beaucoup mieux, dit Tigrane, que s’il est vaincu dans un combat. Car il peut se faire que celui qui est vaincu par la force, croie qu’en s’exerçant le corps il pourra se représenter à la lutte : une ville subjuguée espère qu’en prenant des alliés, elle pourra renouveler le combat. Mais, quand on reconnaît la supériorité d’un homme, souvent on consent à lui obéir sans contrainte. — Tu me parais croire que les hommes violents n’admettent pas qu’on soit modéré, ni les voleurs qu’on ne vole point, ni les menteurs qu’on dise la vérité, ni les injustes qu’on pratique la justice. Ignores-tu que ton père, en nous trompant constamment, et en n’observant point nos traités, savait que nous, de notre côté, nous observions exactement ceux qui nous liaient avec Astyage ? — Aussi, je ne dis pas qu’il suffise, pour devenir sage, d’admettre qu’il y a des gens meilleurs, sans être sous le coup de la justice d’un plus fort, comme il arrive à mon père en ce moment. — Mais, dit Cyrus, ton père n’a point encore éprouvé le moindre mal : cependant il craint, je le sais bien, d’être condamné à tout souffrir. — Crois-tu, dit Tigrane, qu’il y ait rien qui rende une âme plus servile qu’une crainte violente ? Ne sais-tu pas que des hommes, frappés par le fer de la loi, ce qui est la punition la plus forte, veulent encore résister, tandis que, quand on éprouve une forte crainte, on n’ose pas regarder en face ceux que l’on craint, même lorsqu’ils parlent avec bonté ? — Tu dis donc que la crainte du châtiment punit plus les hommes que le châtiment réel ? — Et toi, tu sais par expérience que je dis vrai. Tu as remarqué que ceux qui craignent d’être exilés de leur patrie, qui, au moment de combattre, craignent d’être vaincus, manquent tout à fait de cœur : et de même pour ceux qui, en s’embarquant, redoutent le naufrage, pour ceux qui ont peur de l’esclavage et des chaînes ; tous ces gens-là ne peuvent prendre ni nourriture ni sommeil, à cause de leur crainte ; mais une fois exilés, une fois vaincus, une fois esclaves, on les voit manger et dormir mieux que des hommes heureux. Voici qui prouve plus clairement encore quel fardeau c’est que la peur. On a vu des gens qui, dans la crainte de mourir, s’ils étaient pris, se donnaient la mort par crainte, les uns en se précipitant, les autres en s’étranglant, d’autres en s’égorgeant : ainsi, de toutes les affections la crainte est celle qui frappe le plus fortement les âmes. Et mon père, te figures-tu l’état de son âme, quand il doit craindre l’esclavage, non-seulement pour lui, mais pour moi, mais pour sa femme, mais pour ses enfants ? — Je n’ai pas de peine à croire, dit Cyrus, à cet état de son âme. Seulement, je sais aussi que le même homme, insolent dans le bonheur, est promptement accablé par le revers, et qu’une fois relevé, il revient à sa première arrogance et à ses anciennes manœuvres. — Oui, par Jupiter, Cyrus, nos fautes sont des motifs pour que tu n’aies point de confiance en nous. Mais tu es libre de construire des forteresses, d’occuper nos places fortes, de faire tout ce qui peut t’assurer notre fidélité. Et cependant jamais tu ne nous entendras nous plaindre. Nous nous souviendrons que nous nous sommes attiré nos malheurs. Si, en donnant ce gouvernement à quelque homme irréprochable, tu as l’air de te défier de lui, prends garde que ce bienfait ne rompe en même temps votre amitié. D’un autre côté, si, pour éviter sa haine, tu n’imposes pas un frein à son insolence, prends garde qu’il n’ait bientôt plus besoin que nous d’être ramené à la raison. — J’en atteste les dieux, dit Cyrus, j’aurais de la répugnance à user de serviteurs dont je ne devrais les services qu’à la contrainte : il me semble que je supporterais plus facilement les fautes d’un homme qui, avec de bonnes intentions, avec de l’amitié, m’aiderait à accomplir mon office, que de me sentir haï par un homme remplissant ses devoirs exactement, mais par contrainte. — Mais cette amitié, dit Tigrane, de qui peux-tu mieux en ce moment l’obtenir crue de nous ? — De ceux, je crois, qui n’ont jamais été mes ennemis, si je veux leur faire le bien que tu me presses de vous faire. — Y a-t-il donc, Cyrus, en ce moment, quelqu’un au monde à qui tu puisses faire autant de bien qu’à mon père ? Et d’abord crois-tu donc qu’un homme, qui ne t’aura point offensé, te sache gré de lui laisser la vie ? Puis, si tu ne lui enlèves ni ses enfants ni sa femme, t’aimera-t-il plus pour ce bienfait que celui qui avoue que tu es en droit de les lui enlever ? Enfin, s’il ne doit plus avoir le royaume d’Arménie, sais-tu quelqu’un qui puisse en ce moment en être plus affligé que nous ? Il est donc évident que celui qui ressentirait le plus vif chagrin de ne plus être roi, celui-là, en reprenant le pouvoir, t’en aurait la plus vive reconnaissance. Si tu as à cœur de laisser tout ici dans le meilleur ordre à ton départ, vois si tu crois que tout sera plus tranquille en introduisant une nouvelle autorité, ou bien en laissant subsister l’ancienne. Si tu songes à emmener d’ici le plus de troupes possible, qui sera plus capable, selon toi, de te les choisir, que celui qui en a fait un long usage ? Si tu as besoin d’argent, qui penses-tu qui soit en état de te le mieux fournir que celui qui connaît et qui a en main toutes les ressources ? Ainsi, mon bon Cyrus, prends garde, en nous perdant, de te faire plus de tort à toi-même que mon père n’a pu t’en faire. » Ainsi parle Tigrane.

Cyrus l’avait écouté avec plaisir, en voyant s’accomplir tout ce qu’il avait promis à Cyaxare. Il se rappelait avoir dit à celui-ci qu’il pensait faire de l’Arménien un ami plus fidèle que par le passé. Il s’adresse donc de nouveau à l’Arménien : « Si je me laisse convaincre par toutes ces raisons, Arménien, lui dit-il, combien de troupes m’enverras-tu, combien d’argent me payeras-tu pour la guerre ? — Je ne pois, Cyrus, dit l’Arménien, te répondre avec plus de franchise et de vérité qu’en t’exposant l’état de nos forces actuelles, afin que, d’après ce que tu verras, tu emmènes ce qu’il te plaira de troupes, et que tu laisses le reste pour la garde du pays. Il me semble juste de t’exposer de la même manière l’état de nos finances ; quand tu le connaîtras, tu en prendras suivant ton bon plaisir, et tu nous en laisseras ce que tu jugeras à propos. — Eh bien, dit Cyrus, expose-moi l’état de vos forces, et dis-moi à quoi se montent vos finances. — La cavalerie des Arméniens, dit le roi d’Arménie, est forte de huit mille hommes, et leur infanterie de quarante mille. Nos richesses, en y comprenant les trésors laissés par mon père, peuvent être évaluées en argent à la somme de plus de trois mille talents. — De tes troupes, dit aussitôt Cyrus, sans hésiter, puisque vous êtes en guerre avec les Chaldéens, vos voisins, tu ne me donneras que la moitié ; et pour tes richesses, au lieu de cinquante talents que tu devais comme tribut à Cyaxare, tu lui en payeras cent, à cause de ton infidélité. Mais tu m’en prêteras cent autres, et je te promets, si le ciel me seconde, en retour de ce que tu m’auras prêté, de te rendre de plus grands services ou de te compter la somme, si je puis. Si je ne puis pas, on pourra m’accuser d’impuissance, mais d’injustice, ce ne serait pas juste. — Au nom des dieux, dit l’Arménien, Cyrus, ne parle pas ainsi : autrement, tu ne me donnerais pas confiance. Songe que ce que tu me laisses n’est pas moins à toi que ce que tu emporteras. — Soit, dit Cyrus ; mais, pour recouvrer ta femme, combien me donnes-tu ? — Tout ce que je possède. — Bien ! et pour tes enfants ? — Encore tout ce que je possède. — C’est, dit Cyrus, une fois de plus que ce que tu as réellement. Et toi, Tigrane, que donnerais-tu pour recouvrer ta femme ? » Tigrane était nouvellement marié et éperdument épris de sa femme. « Moi, Cyrus, je vendrais ma vie, pour empêcher ma femme d’être esclave. — Reprends-la donc, eue est à toi. Je ne la regarde point comme captive, puisque tu n’as jamais abandonné notre parti. Et toi, Arménien, reprends aussi ta femme et tes enfants sans rançon ; ils sauront par toi qu’ils n’ont pas cessé d’être libres. Maintenant vous allez souper avec nous ; puis, après le souper, vous irez où il vous plaira. » Ils restèrent.

Après le souper achevé sous la tente, Cyrus reprenant la conversation : « Dis-moi, Tigrane, où est donc cet homme qui chassait avec nous et dont tu faisais tant de cas ? Eh ! mon père, ici présent, ne l’a-t-il pas fait mourir ? — Pour que crime ? — Il a dit qu’il me corrompait. Cependant, Cyrus, il avait l’âme si belle et si bonne, que, près d’expirer, il me fit appeler et me dit : « Je t’en prie, Tigrane, quoique ton père me fasse mourir, ne t’irrite pas contre lui : ce n’est point par malveillance, c’est par ignorance qu’il agit ainsi. Or, toutes les fautes que les hommes commettent par ignorance, je les estime « involontaires. » — Le pauvre homme ! s’écrie alors Cyrus. — Cyrus, dit l’Arménien, tous ceux qui, surprenant un autre homme en commerce criminel avec leur femme, lui donnent la mort, n’allèguent point pour raison que cet homme affolait leur femme, mais, convaincus qu’il leur ravissait l’affection qui leur est due, voilà pourquoi ils le traitent en ennemi. Moi, de même, j’avais conçu de la jalousie contre cet homme. — Oui, dit Cyrus, j’en atteste les dieux, Arménien, ta faute est un effet de la faiblesse humaine. Et toi, Tigrane, pardonne à ton père. »

Après cet entretien et les marques d’amitié, suites naturelles d’une réconciliation, ils montent sur leurs chariots avec leurs femmes et s’en retournent la joie dans le cœur. Arrivés à leur demeure, ils ne parlent que de Cyrus : l’un vante sa sagesse, l’autre sa valeur ; celui-ci sa douceur, celui-là sa beauté et sa taille. Là-dessus Tigrane dit à sa femme : « Et toi, Arménienne, Cyrus fa-t-il semblé beau ? — Mais, par Jupiter, je ne l’ai point regardé. — Et qui regardais-tu ? dit Tigrane. — Par Jupiter, celui qui disait qu’il vendrait sa vie pour m’empêcher d’être esclave. » Comme l’on doit croire, ils s’en allèrent tous se reposer les uns avec les autres.

Le lendemain, l’Arménien envoie à Cyrus toutes ses troupes avec des présents hospitaliers, et ordre donné à tous ceux qui doivent entrer en campagne d’être prêts dans trois jours. En même temps il compte à Cyrus le double de ce que celui-ci avait dit. Cyrus prend ce qu’il a dit et renvoie le reste. Il demande qui conduira l’armée, le fils ou le roi en personne. Ils s’empressent de répondre tous deux, le père : « Celui des deux que tu voudras ; » le fils : « Et moi, Cyrus, je ne te quitterai point ; non, quand même il faudrait te suivre comme skeuophore. » Cyrus se prenant à sourire : « Et pour combien voudrais-tu, dit-il, que ta femme apprît que tu es skeuophore ? — Il ne sera pas nécessaire de le lui apprendre ; car je l’emmènerai, afin qu’elle voie tout ce que je pourrai faire. — Eh bien, alors, préparez-vous. — Compte que nous serons prêts et que nous aurons tout ce que mon père doit nous donner. » Les soldats, après une réception hospitalière, vont prendre du repos.


CHAPITRE II.


Soumission et alliance des Chaldéens. — Envoi d’une députation au roi des Indiens.


Le lendemain, Cyrus, prenant avec lui Tigrane, les meilleurs cavaliers des Mèdes, et ceux de ses amis qu’il juge convenable d’emmener, parcourt à cheval le pays, pour examiner où il peut construire un fort. Arrivé à une éminence, il demande à Tigrane où sont les montagnes d’où les Chaldéens descendent pour marauder. Tigrane les lui montre. Cyrus lui demande : « Et maintenant, sont-elles abandonnées ? — Non, par Jupiter ! il y a là leurs espions, qui donnent avis aux autres de tout ce qu’ils voient. — Et que font-ils, ainsi avertis ? — Ils arrivent à la défense des montagnes, chacun de son mieux. » Après cette réponse, Cyrus remarque qu’une grande partie du pays des Arméniens est abandonnée et inculte à cause de la guerre[14]. Ils retournent alors au camp, soupent et vont se reposer.

Le jour suivant, Tigrane arrive avec tout son équipage ; il avait rassemblé environ quatre mille cavaliers, près de dix mille archers et autant de peltastes. Pendant que ces troupes se réunissent, Cyrus offre un sacrifice. Les présages ayant été favorables, il rassemble les chefs des Perses, ainsi que ceux des Mèdes, et leur tient ce discours : « Mes amis, ces montagnes que nous voyons sont aux Chaldéens : mais, si nous en devenons maîtres, et si nous construisons un fort sur le sommet, il faudra bien que les Arméniens et les Chaldéens soient sages avec nous. Les présages sont favorables, Et d’ailleurs, dans une entreprise qui dépend de l’activité humaine, il n’y a pas de meilleur auxiliaire que la promptitude. Si nous atteignons le haut de la montagne avant que les Chaldéens s’y assemblent, ou nous nous y établirons sans coup férir, ou du moins nous n’aurons affaire qu’à des ennemis faibles et peu nombreux, Il n’y a pas d’entreprise plus facile ni moins périlleuse, si nous nous hâtons d’un zèle soutenu. Courez donc aux armes. Vous, Mèdes, avancez par la gauche ; et vous, Arméniens, marchez moitié à droite, moitié à notre avant-garde ; et vous, cavaliers, suivez pour nous pousser et pour hâter la marche : s’il y a des traînards, pressentes. » Cela dit, Cyrus se met à la tête de sa troupe formée en colonnes.

Les Chaldéens, voyant la marche se diriger vers la montagne, se donnent le signal, jettent des cris et se rassemblent. Cyrus, encourageant les siens : « Perses, dit-il, ils nous font signe de nous hâter. Si nous arrivons là-haut avant eux, les ennemis n’y pourront rien. » Les Chaldéens avaient un bouclier d’osier et deux javelots. Ils passent pour les plus belliqueux de cette contrée : ils se mettent à la solde de qui les demande, vu leur humeur guerrière et leur pauvreté, leur pays étant montagneux, stérile, et la partie qui offre des ressources, fort restreinte.

Lorsque les troupes de Cyrus se sont rapprochées de la montagne, Tigrane, qui marchait à côté de Cyrus, lui dit : « Cyrus, sais-tu qu’il nous faudra bientôt combattre ? Les Arméniens ne pourront pas tenir contre les ennemis. » Cyrus lui répond qu’il le sait, et il encourage les Perses à poursuivre l’ennemi, « dès que les Arméniens, en fuyant, dit-il, l’auront attiré près de nous. » Les Arméniens continuent d’avancer. Ceux des Chaldéens qui sont présents à rapproche des Arméniens, poussent le cri de guerre et fondent sur eux, suivant leur coutume. Les Arméniens, suivant leur coutume, ne peuvent tenir bon. Les Chaldéens les poursuivent ; mais, quand ils aperçoivent le reste des troupes qui monte le sabre au poing, quelques-uns de ceux qui s’étaient trop avancés sont tués ou pris, les autres s’enfuient ; et l’on est maître des hauteurs. Dès que les troupes de Cyrus se sont emparées des hauteurs, ils découvrent les habitations des Chaldéens et voient ceux qui étaient le plus près d’eux abandonner leurs habitations. Cyrus, quand tous ses soldats sort réunis, leur ordonne de dîner. Le repas fini, Cyrus ayant observé que le lieu d’observation des Chaldéens était fortifié et fourni d’eau, il veut y faire construire un fort. Il ordonne à Tigrane de mander à son père de venir joindre promptement l’armée avec tout ce qu’il pourra réunir de charpentiers et de maçons. Le messager se rend auprès de l’Arménien, et Cyrus se met à l’œuvre avec ceux qui sont présents.

Sur ces entrefaites, on lui amène plusieurs prisonniers, les uns enchaînés, les autres libres ; il les voit, fait ôter les chaînes aux premiers, et met les blessés entre les mains des médecins, avec ordre de les soigner. Il dit ensuite aux Chaldéens qu’il n’est venu ni pour les détruire, ni par envie de guerroyer, mais pour établir la paix entre les Arméniens et les Chaldéens. « Avant que je fusse maître de ces montagnes, ajoute-t-il, je sais que vous pouviez vous passer de la paix : votre avoir était en sûreté, et vous emportiez celui des Arméniens. Mais voyez maintenant où vous en êtes. Je vous laisse, vous prisonniers, retourner librement chez vous, et je vous permets à vous, ainsi qu’aux autres Chaldéens, de délibérer si vous voulez nous faire la guerre ou être nos amis. Si vous choisissez la guerre, ne venez pas ici sans armes, si vous n’avez pas perdu le sens ; si vous optez pour la paix, venez sans armes ; le bon état de vos affaires, si vous devenez nos amis, sera l’objet de mes soins. » À ces mots, les Chaldéens, applaudissant vivement Cyrus, lui serrent mille-fois la main en retournant chez eux.

Quand l’Arménien a entendu l’appel de Cyrus et appris ce qu’il a fait, il prend avec lui des ouvriers et tout ce qui lui est nécessaire, et se rend auprès de Cyrus le plus vite possible. Dès qu’il est en sa présence, il lui dit : « Cyrus, j’admire comment, avec si peu de connaissance de l’avenir, nous osons, faibles mortels, former tant de projets. Ainsi, moi, quand je m’ingéniais des moyens de conquérir ma liberté, je suis devenu esclave comme jamais je ne l’avais été. Depuis que nous avons été pris et que nous croyions évidemment tout perdu, nous nous sommes trouvés plus en sûreté que jamais. Car jamais ces ennemis n’avaient cessé de nous faire du mal, et maintenant je vois qu’ils ont ce que je souhaitais. Sache bien, Cyrus, que, pour obtenir qu’ils fussent chassés de ces montagnes, j’aurais donné beaucoup plus que tu n’as exigé de moi. Ce que tu as promis de nous faire de bien, en recevant notre argent, tu l’as déjà payé ; nous avons même de nouvelles obligations envers toi, que nous ne pourrons oublier sans rougir, à moins d’être des lâches ; et d’ailleurs, quoi que nous fassions, notre gratitude ne nous acquittera jamais envers un tel bienfaiteur. » Ainsi parle l’Arménien.

Les Chaldéens reviennent supplier Cyrus de faire la paix avec eux. Cyrus leur adresse cette question : « Et quel autre désir, Chaldéens, avez-vous, en faisant la paix, que d’y trouver plus de sûreté que dans la guerre, maintenant que nous sommes maîtres des montagnes ? » Les Chaldéens en conviennent. Alors Cyrus : « Et si la paix vous procurait encore d’autres biens ? — Alors, disent-ils, nous en serions encore bien plus charmés. — Pour quelle autre raison, crue la stérilité de votre sol, vous regardez-vous comme pauvres ? — Pour mille autres. — Eh bien, dit Cyrus, voudriez-vous, à la charge de payer les mêmes redevances que les autres Arméniens, qu’il vous fût permis de cultiver autant de terrain en Arménie que vous en désireriez ? — Oui, dirent les Chaldéens, mais avec la certitude qu’on ne nous ferait point de tort. — Et toi, Arménien, consentirais-tu à ce qu’on leur donnât à cultiver chez toi les terres incultes, à condition que les cultivateurs payent l’impôt régulier ? — Je payerais beaucoup pour cela, dit l’Arménien, mon revenu s’en accroîtrait d’autant. — Et vous, Chaldéens, dit Cyrus, vous avez des montagnes excellentes. Voudriez-vous permettre aux Armé-niens d’y faire paître, en vous payant un droit équitable ? — Oui, disent les Chaldéens, nous gagnerions beaucoup sans peine.— Et toi, Arménien, voudrais-tu avoir la jouissance de ces pâturages, si, en accordant une légère indemnité aux Chaldéens, tu en retirais un grand profit ? — Certainement, si j’espérais en avoir la tranquille jouissance. — Est-ce que cette jouissance ne serait pas tranquille, si les hauteurs avaient une garnison alliée ? — Oui, dit l’Arménien. — Mais, par Jupiter, disent les Chaldéens, loin de pouvoir cultiver en sûreté les champs des Arméniens, nous ne pouvons pas même travailler aux nôtres, si ce sont eux qui occupent les hauteurs. — Mais si, vous aussi, vous y avez une garnison alliée ? — Alors nos affaires iront bien. — Par Jupiter, dit l’Arménien, les nôtres n’iront pas si bien si ce sont les Chaldéens qui gardent les hauteurs, et surtout les hauteurs fortifiées. — Voici donc, dit Cyrus, ce que je ferai : je ne confierai les hauteurs ni aux uns ni aux autres ; c’est nous qui les garderons ; et, si l’un de vous fait du tort à l’autre, nous serons avec les offensés. »

Quand on a des deux parts entendu ces mots, on applaudit, et l’on convient que c’est l’unique moyen de rendre la paix durable ; puis l’on reçoit et l’on donne des gages de foi, aux conditions d’être indépendant l’un de l’autre, de s’allier par des mariages, de labourer et de faire paître en commun, de se secourir réciproquement, si l’on attaquait l’une des deux parties contractantes. Ainsi fut conclu ce traité, et il dure encore aujourd’hui entre les Chaldéens et celui qui gouverne l’Arménie. L’alliance faite, les deux peuples travaillent de concert et de tout cœur à la construction de la forteresse, et y transportent les objets nécessaires.

Le soir venu, Cyrus invite les gens des deux pays à dîner avec lui, à titre déjà d’amis. Pendant le repas sous la tente, un des Chaldéens se met à dire que cette alliance comblerait les vœux de la majorité de la nation, mais qu’il y a des Chaldéens, vivant de maraude, qui ne savent et ne peuvent labourer, vu leur habitude de subsister par la guerre. Ils n’ont d’autre occupation "que de piller et de se mettre à la solde, tantôt du roi des Indes, qui est, ajoutent-ils, un homme tout cousu d’or, tantôt d’Astyage. « Eh bien ! dit Cyrus, que ne se mettent-ils à la nôtre ? Je leur donnerai autant et plus qu’aucun autre ne leur a jamais donné. » Tous répondent que c’est au mieux, et prétendent qu’il y aura un grand nombre d’adhérents.

Telles sont les conventions faites. Cyrus, apprenant que les Chaldéens se rendent souvent auprès de l’Indien, et se rappelant qu’il était venu des envoyés de ce roi chez les Mèdes pour examiner ce qui se passait, et que de là ils étaient allés chez les ennemis pour voir aussi ce qui s’y faisait, résolut d’instruire l’Indien de ce que lui-même venait de faire. Il entre donc ainsi en propos. « Arméniens et vous Chaldéens, dites-moi, si je dépêchais aujourd’hui quelqu’un des miens auprès de l’Indien, voudriez-vous lui adjoindre quelques-uns des vôtres, pour lui servir de guides dans la route et agir de concert avec lui, afin d’obtenir pour nous de l’Indien ce que je désire ? Je désirerais avoir plus d’argent pour accorder une bonne paye à ceux qui en ont besoin, ainsi que des honneurs et des présents à ceux de nos compagnons d’armes qui les méritent. C’est pour cela que je veux avoir des ressources abondantes, considérant que j’en ai besoin. Mais il me serait agréable de ménager vos fonds, car je vous regarde comme des amis, tandis que j’en recevrais volontiers de l’Indien, s’il m’en donnait. Le messager, auquel je vous propose d’adjoindre des vôtres pour guides et pour seconds, doit parler ainsi de ma part : « Indien, Cyrus m’envoie vers toi : il dit qu’il a besoin de fonds, et qu’il attend une nouvelle armée venant de Perse (or, je l’attends, en effet) ; si donc tu lui envoies selon ton pouvoir, il dit que, pour peu que la Divinité mène les choses à bonne fin, il se conduira de sorte que tu croiras avoir travaillé pour toi en l’obligeant. » Voilà ce qu’il dira de ma part. Quant à vos gens, chargez-les, de votre côté, de tout ce qui vous paraîtra de votre intérêt. Si nous recevons de lui, nous serons plus au large ; si nous ne recevons pas, nous ne lui saurons pas le moindre gré, et nous pourrons prendre avec lui le parti qui nous paraîtra le plus avantageux pour nous. » Tel est le langage de Cyrus, pensant bien que les envoyés arméniens et chaldéens diraient de lui ce qu’il voulait qu’on entendît et qu’on répétât parmi tous les hommes. Tout étant donc pour le mieux, on sort de la tente, et chacun va prendre du repos.


CHAPITRE III.


Retour de Cyrus auprès de Cyaxare. — Entrée sur le territoire ennemi. Premières hostilités. — Les Assyriens sont repoussés dans leur camp.


Lie lendemain, Cyrus envoie son messager stylé sur tout ce qu’il a dit. L’Arménien et les Chaldéens députent, en même temps, ceux qu’ils croient les plus propres à agir de concert avec lui et à dire ce qu’il faut pour Cyrus. Ensuite Cyrus fait disposer le fort avec tout ce qui est nécessaire ; il y laisse pour commandant celui des Mèdes qu’il croit devoir le plus agréer à Cyaxare, et s’en va, conduisant avec lui toutes les troupes qu’il a amenées, celles qu’il a reçues des Arméniens et environ quatre mille Chaldéens, qui se croyaient meilleurs que tous les autres. Quand il est arrivé à la contrée habitée, il ne reste aucun Arménien dans sa maison, ni homme, ni femme, mais tous accourent sur son passage, joyeux de la paix, apportant et amenant ce que chacun a de plus précieux. L’Arménien n’est pas blessé de ces démonstrations, convaincu que Cyrus est ravi de ces hommages unanimes. À la fin, il voit venir à sa rencontre la femme de l’Arménien, ayant avec elle ses filles et son plus jeune fils, et apportant, avec divers présents, l’or que Cyrus n’avait pas voulu recevoir. Cyrus s’en étant aperçu : « Vous ne savez point, dit-il, que mes bienfaits, dans mon expédition, reçoivent un salaire ; toi, femme, retire-toi avec les richesses que tu as, et ne permets plus désormais à l’Arménien de les enfouir ; mais renvoie-moi ton fils, après l’avoir, avec cet or, équipé comme il faut pour la guerre. Avec le reste, acquiers pour toi-même, pour ton mari, pour tes filles et pour tes fils, les objets dont la possession et la parure vous fera mener une vie plus belle et plus douce. Pour la terre, qu’il suffise, ajoute-t-il, d’y enterrer les corps, quand chacun de nous n’est plus. » Cela dit, il pousse en avant. L’Arménien et les autres habitants lui font cortège, en lui donnant les noms de bienfaiteur, d’excellent homme ; et ils font ainsi jusqu’à ce qu’il soit sorti de leur pays. L’Arménien lui adjoint de nouvelles troupes, vu la paix qui règne dans ses États. Cyrus s’en va donc, riche non-seulement des richesses qu’il a reçues, mais de celles que sa bonté lui a conquises pour s’en servir au besoin.

On campe ce jour-là sur les frontières. Le lendemain, il renvoie son armée et son argent à Cyaxare, qui était dans le voisinage, comme il l’avait dit. Quant à lui, avec Tigrane et quelques Perses de distinction, il se met en chasse de toutes les bêtes qu’il rencontre, et il y prend grand plaisir. Dès qu’il est arrivé en Médie, il distribue à chaque taxiarque une somme suffisante pour avoir de quoi accorder des distinctions à ceux qui les ont méritées. Il pensait, en effet, que, si chacun mettait sa troupe sur un bon pied, l’ensemble serait au mieux. Lui-même, quand il voyait quelque chose qui dût faire bien dans son armée, il se le procurait pour en faire présent à ceux qu’il en estimait les plus dignes, convaincu que, s’il avait une belle et bonne armée, il n’y avait pas pour lui de plus bel ornement. Tout en faisant ces distributions, Cyrus prononce ces paroles au milieu du cercle des taxiarques, des lochages et de tous ceux qu’il récompensait : « Mes amis, il me semble que nous avons de quoi nous réjouir, puisque nous sommes dans l’abondance et que nous aurons désormais de quoi accorder des récompenses et honorer chacun suivant son mérite. Mais rappelons-nous bien ce qu’il nous a fallu faire pour acquérir tous ces avantages. Avec un peu de réflexion, vous sentirez que nous en sommes redevables à nos veilles, à nos travaux, à notre célérité, à notre résistance à l’ennemi. Il faut donc continuer à être de braves soldats, convaincus que les plus grands plaisirs et les plus grands biens proviennent de la soumission, de la patience, et, quand il le faut, des travaux et des dangers. »

Cyrus trouvant alors ses soldats le corps endurci aux fatigues, l’âme aguerrie à mépriser les ennemis, exercés au maniement de leurs armes respectives, bien préparés tous à obéir à leurs chefs, songe à exécuter de ce moment même les plans qu’il a formés. Il savait que souvent, en temporisant, un général perd le fruit de grands préparatifs. Voyant d’ailleurs qu’à force de rivalité entre concurrents, beaucoup de ses soldats deviennent jaloux les uns des autres, en raison de ce motif, il voulut les conduire le plus tôt possible en pays ennemi, sachant bien que les dangers communs rendent les hommes disposés à s’aider les uns les autres ; et non-seulement alors ils ne jalousent point ceux qui ont de belles armes ou qui sont passionnés pour la gloire, mais de telles gens louent et aiment ceux qui leur ressemblent, convaincus que leur concours ne tourne qu’à l’intérêt commun. Cyrus fait donc prendre à ses soldats leurs plus belles et leurs meilleures armes, puis il convoque les myriarques, les chiliarques, les taxiarques et les lochages. Ces officiers, placés hors cadre, n’étaient point compris dans le nombre effectif ; maifs, quand il fallait obéir au stratège ou lui rendre compte, afin que rien ne fût abandonne au désordre, les dodécadarques et les hexadarques avaient soin de tout le demeurant.

Lorsque ceux dont la présence était nécessaire sont réunis, Cyrus les fait passer dans les rangs, leur en montre l’excellente tenue et leur indique où se rencontre la principale force des alliés. Après leur avoir inspiré la volonté d’agir, il leur dit de retourner chacun à son poste, de transmettre respectivement à leurs hommes les instructions qu’il vient de leur donner, d’essayer de faire passer dans l’âme de tous le désir de marcher, afin que tous s’élancent avec courage, et de se trouver le matin aux portés de Cyaxare. Ils s’en vont et font tous comme il l’a dit. Le lendemain, au point du jour, ceux qui sont de service se trouvent aux portes Cyrus entre, aborde Cyaxare et lui parle ainsi :

« Je suis certain, Cyaxare, que ce que je viens te dire tu le penses depuis longtemps comme nous. Seulement, il se peut que tu aies honte de le dire, de peur de paraître las de nous nourrir en nous conseillant de sortir de ce pays. Mais, puisque tu gardes le silence, je vais, moi, parler et pour toi et pour nous. Nous tous, nous sommes d’avis, puisque nous sommes prêts, de ne pas attendre pour combattre l’entrée de l’ennemi sur ton territoire, et de ne pas rester assis en pays ami, mais de marcher au plus tôt en guerre. En restant sur tes terres, nous y causons involontairement du dommage. Mais si nous allons en pays ennemi, nous leur faisons du mal de fort bon cœur. D’ailleurs, en ce moment tu fais de grandes dépenses pour notre nourriture ; une fois en campagne, nous serons nourris à leurs frais. S’il devait y avoir plus de danger pour nous là-bas qu’ici, peut-être faudrait-il choisir le parti le plus sûr. Mais ils seront toujours les mêmes hommes, que nous attendions ici, ou que nous allions à leur rencontre dans leur pays ; et nous, nous serons toujours les mêmes dans le combat, que nous attendions ici leur invasion, ou que nous marchions sur eux pour engager la lutte. Et cependant le cœur de nos soldats sera meilleur et plus ferme, si nous marchons contre les ennemis, et si nous n’avons pas l’air de craindre leur venue : ils nous redouteront bien davantage, quand ils sauront que ce n’est point par crainte que nous demeurons chez nous, mais qu’une fois instruits de leur arrivée, nous allons à leur rencontre, pour en venir aux mains au plus vite, sans attendre que notre pays soit ravagé, mais en prenant sur eux l’avance par le ravage de leurs terres. Or, si nous les rendons plus craintifs et nous-mêmes plus hardis, il n’y a pas, que je sache, de supériorité plus grande, et je calcule que le péril diminue pour nous à mesure qu’il augmente pour les ennemis. Mon père dit toujours, tu le dis toi-même, et tout le monde en convient, que les combats se décident plutôt par le courage que par la force du corps. »

Ainsi parle Cyrus ; Cyaxare lui répond : « Que je sois fâché de vous nourrir, ne le soupçonne pas, Cyrus, ni vous autres Perses. Cependant l’entrée en pays ennemi me semble le meilleur de beaucoup. — Puisque c’est notre commun avis, dit Cyrus, faisons ensemble nos préparatifs, et, si les dieux nous secondent au plus vite, partons sans plus tarder. » On ordonne alors aux soldats de préparer leurs bagages. Cyrus offre un sacrifice à Jupiter roi, puis aux autres dieux, et leur demande d’être des guides favorables et propices à l’armée, de puissants appuis, de bons alliés, des conseillers bienveillants. Il invoque aussi les héros habitants et tutélaires de la Médie. Dès qu’il voit les sacrifices favorables à l’armée déjà rassemblée sur la frontière, il part sous les plus heureux auspices. À son arrivée dans le pays ennemi, il se rend la Terre favorable par des libations, les dieux par des victimes, et invoque la bienveillance des héros habitants de l’Assyrie. Cela fait, il offre un nouveau sacrifice à Jupiter national, sans oublier aucun des dieux que sa mémoire lui rappelle.

Toutes les cérémonies achevées, l’infanterie se met en marche et campe à une petite distance de la frontière, tandis que la cavalerie court la campagne, d’où elle revient bientôt chargée d’un immense butin de toute espèce. Ensuite on lève le camp, ayant de tout en abondance et ne cessant de ravager le pays en attendant les ennemis. Quand, en s’avançant, on a appris qu’ils ne sont plus qu’à dix jours de marche, Cyrus dit : « Cyaxare, voici le moment de marcher à la rencontre des ennemis sans avoir l’air de craindre à leurs yeux et à ceux de nos troupes ; mais il faut montrer que nous ne combattons pas malgré nous. » Cyaxare est de cet avis : de ce moment l’armée ne marche plus qu’en bataille, faisant chaque jour autant de chemin qu’il plaît aux chefs. Elle prenait toujours son repas au grand jour, et la nuit, elle n’allumait point de feu dans l’intérieur du camp : on n’en brûlait qu’en avant du camp, afin que, si quelqu’un s’approchait la nuit, on pût le voir au moyen du feu, sans être vu des arrivants. Quelquefois on allumait le feu sur les derrières du camp, pour donner le change aux ennemis ; en sorte que leurs espions tombaient dans les gardes avancées, croyant être loin du camp à cause des feux allumés sur les derrières.

Cependant les Assyriens et leurs alliés, quand les deux armées sont voisines l’une de l’autre, creusent un fossé autour de leur camp, ce que pratiquent encore les rois barbares quand ils campent ; et comme ils ont beaucoup de bras, ils creusent très-vite ce fossé. Ils savent que, durant la nuit, la cavalerie est en désordre et devant le râtelier ; et si l’on vient les attaquer, c’est toute une affaire la nuit de détacher les chevaux, une affaire de les brider, une affaire de les équiper, une affaire d’endosser la cuirasse ; enfin l’on voudrait sauter sur son cheval et traverser le camp au galop, que c’est tout à fait impossible. En raison de tout cela, les Assyriens et les autres barbares se creusent un retranchement, et ils pensent en même temps que ce fossé leur donne la liberté de ne combattre que s’ils le veulent. Tout en agissant ainsi, les deux armées s’approchent l’une de l’autre.

Quand il n’y a plus entre elles que la distance d’une parasange, les Assyriens placent leur camp dans un lieu fortifié de retranchements, comme je viens de le dire, mais découvert ; Cyrus, au contraire, dans l’endroit le plus caché possible, derrière des villages et des collines, convaincu qu’à la guerre les mouvements inopinés sont plus propres à effrayer l’ennemi. Cette nuit, quand les gardes avancées ont été placées aux postes convenables, on va de part et d’autre prendre du repos.

Le lendemain, l’Assyrien, Crésus et les autres chefs laissent leurs troupes tranquilles dans le retranchement ; mais Cyrus et Cyaxare rangent les leurs en bataille, et attendent, si l’ennemi s’avance, le moment de combattre. Quand il est certain qu’ils ne sortiront pas de leur retranchement et qu’il ne se passera rien de tout le jour, Cyaxare, appelant Cyrus et ceux des autres officiers dont la présence est nécessaire : « Il me semble, mes amis, dit-il, puisque nous voici tout rangés, qu’il est bon de marcher contre le retranchement des ennemis et de montrer que nous voulons combattre. S’ils ne marchent pas contre nous, les nôtres n’en auront que plus de courage, et les ennemis, voyant notre intrépidité, auront plus peur de nous, » Alors Cyrus : « Non pas, Cyaxare, dit-il, non pas, au nom des dieux : si nous nous montrons comme tu le demandes, les ennemis nous verront avancer sans frayeur en se sentant à l’abri de toute espèce d’atteinte, puis, quand nous nous retirerons sans avoir rien fait, et qu’ils auront pu remarquer combien notre nombre est inférieur au leur, ils nous dédaigneront, et demain, ils feront une sortie d’un cœur plus assuré. Maintenant, ajoute-t-il, qu’ils nous sentent près d’eux, sans nous voir, sachez-le bien, loin de nous mépriser, ils sont inquiets de ce qui doit avoir lieu, et je suis même certain qu’ils ne cessent de s’entretenir de nous. Quand ils sortiront de leurs retranchements, c’est alors qu’il faut paraître tout à coup, marcher sur eux avec ensemble, et les saisir comme nous le souhaitons depuis longtemps. » Le plan de Cyrus est approuvé de Cyaxare et des autres. Après le souper, on établit des postes, on allume des feux en avant, et l’on va se reposer.

Le jour suivant, au matin, Cyrus, une couronne sur la tête offre un sacrifice, et fait appeler les homotimes avec ordre de se présenter également couronnés ; puis, le sacrifice achevé, il les réunit et leur dit : « Guerriers, les dieux et les devins nous annoncent, et moi-même je reconnais qu’il y aura bataille, avec promesse de la victoire et certitude de salut : c’est là ce que présagent les victimes. Si je vous rappelais ce que vous devez être dans cette circonstance, j’en aurais honte. Je sais que vous connaissez vos devoirs ; vous les avez pratiqués ; et pour les avoir entendus, pour les entendre chaque jour exposer, vous êtes en état, comme moi, de les enseigner à d’autres. Mais il y a un point auquel vous n’avez peut-être pas songé : écoutez donc. Les alliés que nous avons recrutés récemment et que nous nous efforçons de rendre semblables à nous, il faut que vous leur rappeliez pourquoi nous avons été nourris par Cyaxare, pourquoi nous nous sommes exercés, pourquoi nous les avons appelés à des travaux ou ils ont dit qu’ils seraient volontiers nos concurrents ; rappelez-leur aussi que ce jour va mettre à découvert le mérite de chacun. Leur éducation ayant été tardive, il n’est pas étonnant que quelques-uns d’entre eux aient besoin qu’on les fasse ressouvenir ; mais c’est gagner beaucoup que de pouvoir rendre les hommes bons par suggestion. En agissant de la sorte, vous aurez fait vous-mêmes vos preuves : car celui qui peut, en pareille occurrence, rendre les autres meilleurs, a, comme de juste, la conscience d’être un homme parfait, tandis que celui qui n’a que pour lui-même le souvenir des leçons qu’il a reçues et qui s’y tient, ne doit se considérer que comme un demi-brave. Voici pourquoi, moi, je ne leur parle point et je vous engage à leur parler, c’est qu’ils chercheront à vous plaire ; car vous les avez sous les yeux, chacun dans votre compagnie. Sachez que, tant qu’ils vous verront pleins de résolution, vous leur donnerez, ainsi qu’à beaucoup d’autres, une leçon non plus théorique, mais pratique, de courage. Maintenant, ajoute-t-il en terminant, allez dîner sans quitter vos couronnes, faites des libations, et retournez à vos bataillons la tête toujours couronnée. »

Quand ils sont sortis, Cyrus mande les serre-files, et les exhorte en ces mots : « Soldats perses, vous voilà devenus des homotimes, des soldats d’élite, vous qui ressemblez pour tout le reste aux guerriers de distinction, et en outre l’âge a augmenté votre prudence. Vous avez donc un rang non moins honorable que ceux qui occupent le premier : quoique placés au dernier, observez-les, excitez-les à se montrer encore plus braves, et, si quelqu’un d’eux mollit, remarquez-le et ne le lui permettez pas. Il vous convient d’ailleurs plus qu’à tout autre de remporter la victoire, à cause de votre âge et du poids de votre armure. Quand ceux des premiers rangs vous inviteront par des cris à les suivre, écoutez-les, et, pour ne leur céder en rien, pressez-les à votre tour de vous mener plus vite aux ennemis. Allez, dit-il, et, quand vous aurez dîné, revenez, la couronne sur la tête, rejoindre vos camarades aux bataillons. »

Voilà où l’on en était dans le camp de Cyrus. Les Assyriens, qui avaient déjà dîné, sortent résolument de leurs retranchements et se rangent avec assurance. Leur roi en personne préside à leur ordre de bataille, monté sur un char et les stimulant en ces mots : « Soldats assyriens, dit-il, il faut en ce moment être des gens de cœur ; car, en ce moment, vous avez à combattre pour votre vie, pour le pays qui vous a vus naître, le foyer où vous avez été nourris, vos femmes, vos enfants, tous les objets qui vous sont chers. Vainqueurs, vous serez maîtres de tous ces biens, comme par le passé ; vaincus, sachez que vous abandonnerez tout aux ennemis. Animés par le désir de vaincre, combattez donc de pied ferme. Il y aurait folie à vouloir vaincre en ne présentant à l’ennemi, par la fuite, que des corps qui sont sans yeux, sans mains et sans armes ; et celui-là encore serait fou qui voudrait sauver sa vie en fuyant ; car chacun sait que les vainqueurs se sauvent, mais que ceux qui fuient périssent plutôt que ceux qui tiennent bon : enfin, ce serait encore folie, quand on aime les richesses, de se laisser vaincre. Qui donc ignore, en effet, que les vainqueurs gardent tout ce qui leur appartient, tandis que les vaincus perdent à la fois eux-mêmes et tout ce qu’ils possèdent ? » Voilà où en était l’Assyrien.

Cyaxare envoie dire à Cyrus qu’il est temps de marcher à l’ennemi : « Les Assyriens, dit-il, n’ont en ce moment que très-peu de monde hors des retranchements, et, pendant que nous marcherons, ils deviendront plus nombreux. Ainsi n’attendons pas qu’ils soient plus que nous ; chargeons-les pendant que nous croyons pouvoir facilement les accabler. » Cyrus lui répond : « Cyaxare, si nous ne défaisons pas au moins la moitié de leur armée, sois sûr qu’ils diront qu’effrayés de leur nombre nous n’avons osé en attaquer qu’une petite partie ; ils ne se croiront point battus ; il te faudra un second combat, où peut-être ils prendront des dispositions meilleures que leurs dispositions actuelles, vu qu’ils se livrent à notre discrétion et nous laissent maîtres de choisir avec quel nombre d’ennemis nous voulons avoir affaire. » Les messagers s’en retournent avec cette réponse.

Sur ce point arrive le Perse Chrysantas et quelques autres homotimes, amenant des transfuges. Cyrus, comme de juste, questionne les transfuges sur ce qui se passe chez les ennemis. Ils disent que les Assyriens sortent en armes de leur camp ; que le roi en personne les range en bataille, qu’il leur fait beaucoup de belles et fortes exhortations, à mesure qu’ils sont dehors, du moins à ce que leur ont dit ceux qui les ont entendues. Alors Chrysantas dit : « Eh bien, Cyrus, si tu assemblais aussi tes soldats pour les haranguer ; tu en as encore le temps ; est-ce que tu ne les rendrais pas plus braves ? » Cyrus répond : « Chrysantas, ne te mets pas en peine des harangues des Assyriens ; il n’y a pas d’exhortation si belle qu’elle puisse rendre braves sur-le-champ ceux qui ne l’étaient point avant de l’entendre, qui forme des archers, s’ils ne se sont pas instruits auparavant, pas plus que des hommes de trait ou des cavaliers, ni qui donne aux corps une trempe capable de résister à la fatigue, si l’on n’a commencé par l’exercer. » Chrysantas répond : « Mais ce ne serait déjà pas mal, Cyrus, si ta harangue enflammait leurs âmes. — Eh quoi, dit Cyrus, un seul discours tenu sur-le-champ peut-il remplir d’honneur les âmes des écoutants, les éloigner de la lâcheté, leur faire braver, pour la gloire, tout travail, tout danger, faire entrer profondément dans les cœurs qu’il vaut mieux mourir en combattant que de se sauver par la fuite ? Si l’on veut que de tels sentiments s’impriment chez les hommes et y demeurent gravés, il faut d’abord établir des lois qui assurent aux citoyens vertueux une existence honorable et libre, et qui condamnent les lâches à traîner dans l’humiliation une vie misérable et abjecte. Il faut ensuite, je crois, confier ces hommes à des chefs qui les forment par leur exemple, autant que par des préceptes, à la pratique des vertus, jusqu’à ce qu’ils soient accoutumés à regarder comme réellement heureux les hommes braves et renommés, et à considérer les, gens lâches et sans gloire comme les plus malheureux des hommes. Voilà les sentiments dignes de ceux qui veulent faire preuve d’une instruction supérieure à la crainte des ennemis. Si, quand ils vont au combat en armes, moment où la plupart oublient leurs anciennes leçons, on pouvait, par l’emploi de quelque rhapsodie, rendre soudain les hommes braves, il n’y aurait rien de plus facile que d’apprendre soi-même et d’enseigner aux autres la plus grande des vertus humaines. Mais moi, je ne me fierais pas même à la persévérance de nos soldats exercés depuis si longtemps, si je ne vous voyais à leur tête, pour leur apprendre, par votre exemple, comment il faut se conduire, et pour rappeler à leur devoir ceux qui viendraient à l’oublier. Quant à ceux qui n’ont aucune teinture de vertu, je m’étonnerais, Chrysantas, qu’un seul beau discours contribuât plus à les rendre braves qu’un seul air bien chanté ne rendrait musiciens des gens sans aucune teinture de musique. »

Tels étaient leurs discours. Cependant Cyaxare envoie dire, pour la seconde fois, que Cyrus a tort de différer et de ne pas conduire au plus vite à l’ennemi. Cyrus répond : « Qu’il sache donc bien qu’il n’y en a pas encore assez dehors : annoncez-le-lui en présence de tout le monde. Pourtant, s’il y tient, je conduirai dès à présent. » Cela dit, il invoque les dieux et fait sortir l’armée. Le défilé commence au pas redoublé : lui-même est en tête ; le reste soit en bon ordre, grâce à l’habitude prise par l’instruction et par l’exercice de marcher en rang, à leur vigueur, leur émulation, leurs corps fortifiés par la fatigue, la présence de leurs chefs aux premiers rangs, leur joie provenant de leur prudence. Car une longue expérience leur avait appris que rien n’est plus sûr que de se battre corps à corps avec les ennemis, surtout avec les archers, les hommes de trait et les cavaliers. Avant d’arriver à la portée du trait, Cyrus donne pour mot de ralliement : « Jupiter auxiliaire et conducteur. » Puis, quand ce mot, passant de bouche en bouche, lui revient, il entonne le péan d’usage : tous le continuent en chœur avec lui, religieusement et à pleine voix. Dans ces occasions, ceux qui craignent les dieux ont moins peur des hommes. Le péan achevé, les homotimes s’avancent, d’un seul pas, superbes, bien instruits, se regardant l’un l’autre, appelant par leur nom ceux qui sont devant eux et derrière, et par ces mots souvent répétés : « Allons, les amis ! allons, les braves ! » s’excitant mutuellement à suivre. Les derniers rangs répondent aux cris des premiers, les exhortent à leur tour, les pressent de les mener avec vigueur. Ainsi l’armée de Cyrus est pleine de courage, d’amour de la gloire, de vigueur, de confiance, de zèle à s’encourager, de prudence, de discipline, ce qui est, je crois, désespérant pour des ennemis.

Quant aux Assyriens, ceux qui doivent combattre de dessus des chars, y sautent pour engager le combat, à l’approche de l’armée persique, et se replient sur le gros de leur propre armée. Les archers, les gens de trait et les frondeurs font une décharge, mais de trop loin. Pendant ce temps, les Perses avancent en marchant sur les traits lancés, et Cyrus leur dit : « Braves soldats, que l’un de vous double le pas, et que ce soit un signal pour les autres. » L’ordre est transmis aussitôt : plusieurs, entraînés par le courage, l’ardeur, le désir de se hâter, se mirent au pas de course. Bientôt toute la phalange les suit en courant, Cyrus lui-même, accélérant le pas, se met à leur tête en disant : « Qui est-ce qui suit ? Où est le brave qui tuera le premier homme[15] ? » Ceux qui l’entendent répètent ce qu’il dit, et l’on entend sur toute la ligne ce cri d’encouragement : « Qui est-ce qui suit ? Où est le brave ? » Ainsi les Perses sont entraînés en masse au combat. Les ennemis ne peuvent pas tenir, ils sont mis en déroute, et s’enfuient dans leurs retranchements. Tandis qu’ils se poussent aux entrées, les Perses, qui les ont suivis, entrent en grand nombre ; puis, fondant sur ceux qui tombent dans les fossés, ils massacrent tout, hommes et chevaux, car quelques-uns des chars, en fuyant, avaient été entraînés et précipités dans les fossés. Les cavaliers mèdes, à cette vue, chargent les cavaliers des ennemis : ceux-ci ne tiennent pas ; la poursuite est vive, et il y a carnage d’hommes et de chevaux. Ceux des Assyriens en dedans du retranchement, sur la crête du fossé, n’ont ni la pensée ni la force de lancer leurs flèches ou leurs javelots sur ceux qui les égorgent ; frappés de ce spectacle terrible et glacés d’effroi, s’apercevant même que quelques Perses ont forcé l’entrée du retranchement, ils abandonnent la crête intérieure du fossé et s’enfuient. À la vue de cette déroute, les femmes des Assyriens et des alliés se mettent à crier et à courir tout éperdues, les unes tenant leurs enfants, les autres, plus jeunes, déchirant leurs vêtements, se frappant le visage, suppliant tous ceux qu’elles rencontrent de ne pas fuir en les abandonnant, mais de combattre pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour eux-mêmes. Dans ce moment, les rois, suivis de leurs meilleurs soldats, postés à l’entrée du camp et montés sur les crêtes des fossés, combattent en personne et excitent leurs troupes. Cyrus s’aperçoit de ce mouvement : craignant que, s’il entreprend le passage, il n’arrive malheur à ces gens contre un nombre supérieur, il ordonne qu’on gagne au pied hors de la portée du trait ; et qu’on fasse vite. Là on eût pu voir la bonne instruction des homotimes ; aussitôt exécuté par eux, cet ordre est transmis aux autres. Dès qu’on est hors de la portée du trait, les rangs sont repris avec plus d’exactitude qu’un chœur de danse, chacun connaissant l’endroit précis où il doit se placer.


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LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Récompenses accordées après la victoire. — Résolution de poursuivre l’ennemi. — Jalousie et mollesse de Cyaxare, qui essaye d’empêcher ce projet. — Cyrus obtient de se faire suivre des Mèdes de bonne volonté.


Après avoir tenu assez longtemps avec son armée pour montrer à l’ennemi qu’ils étaient prêts à combattre si l’on faisait mine de sortir, personne ne se présentant, Cyrus conduit ses troupes à la distance qu’il juge convenable et y établit son camp. Quand il a posé les sentinelles et envoyé des espions, il rassemble ses soldats et leur dit : « Soldats perses, je commence par remercier les dieux de tout mon cœur, et vous faites tous comme moi, je pense, car nous avons vaincu et nous sommes sauvés. Il est donc juste de payer aux dieux le tribut possible de notre reconnaissance. Pour ma part, je vous loue tous sans exception, car vous avez tous contribué à ce brillant exploit ; puis, à chaque méritant, quand je saurai à quoi m’en tenir, je m’efforcerai d’accorder, suivant son mérite, ce que je lui dois d’éloges et de récompenses. En ce qui regarde le taxiarque Chrysantas, qui était à mes côtés, je n’ai pas besoin de m’enquérir auprès des autres ; je sais par moi-même ce qu’il a été : je ne puis douter que vous en auriez tous fait autant. Dans l’instant même où je commandais la retraite, je l’appelai par son nom : il avait le sabre levé, prêt à frapper un ennemi. Il obéit aussitôt, n’achève pas ce qu’il allait faire, exécute mon ordre, se retire, et transmet avec rapidité le même mouvement aux autres ; en sorte qu’il avait ramené son bataillon hors de la portée des traits avant que les ennemis se fussent aperçus que nous nous retirions et qu’ils eussent détendu leurs arcs et retenu leurs javelots. Grâce à votre obéissance, il est revenu sain et sauf, et sains et saufs avec lui tous les siens. J’en vois d’autres qui sont blessés ; je m’informerai dans quelles circonstances ils ont reçu leurs blessures, et je m’expliquerai sur leur compte. Pour Chrysantas, bras exercé dans la guerre, tête prudente, capable d’obéir et de commander, je lui donne, dès ce moment, le grade de chiliarque ; et, si la Divinité m’accorde quelque nouvelle faveur, je ne l’oublierai pas. Je veux aussi vous rappeler une seule chose, à vous tous. Ce que vous avez vu dans ce combat, ne cessez jamais d’y penser, afin de juger par vous-mêmes lequel vaut mieux pour sauver sa vie, de la valeur ou de la fuite, si ceux qui sont de bon cœur au combat s’en tirent plus facilement que ceux qui marchent contre leur gré, et enfin quel plaisir procure la victoire : vous en jugerez sainement et d’après votre propre expérience et sur le fait qui vient de s’accomplir. En y songeant, vous en deviendrez plus braves. Maintenant, allez dîner en soldats religieux, braves et sages, faites des libations aux dieux, entonnez un péan et tenez-vous prêts à exécuter les ordres. » Cela dit, il monte à cheval et va trouver Cyaxare. Il se réjouit avec lui, comme de juste, observe ce qui se passe de ce côté, lui demande s’il lui faut quelque chose et revient au galop vers son armée. Les soldats de Cyrus, après avoir dîné, posé les sentinelles nécessaires, se livrent au repos.

Cependant les Assyriens, après la mort de leur chef et des meilleurs soldats, sont tous au désespoir : quelques-uns s’enfuient du camp pendant la nuit. Ce que voyant Crésus et les autres alliés, ils sont tous au désespoir : tout, en effet, était critique. Ce qui met le comble à leur découragement, c’est que l’état-major de leur armée semble avoir perdu le sens ; ils abandonnent le camp et se sauvent durant la nuit. Quand le jour est venu, et qu’on voit le camp déserté par les ennemis, Cyrus y fait entrer les Perses les premiers. Les ennemis y avaient laissé quantité de brebis, quantité de bœufs, quantité de chars remplis de toute espèce d’objets utiles. Alors arrivent tous les Mèdes avec Cyaxare, et l’armée entière prend là son repas en cet endroit. Cyrus, ayant ensuite convoqué les taxiarques, leur adresse ces mots :

« Que de biens, et quels biens ! nous échappent, mes amis, quand les dieux cependant nous les donnent ! En ce moment, les ennemis ont pris la fuite, vous le savez. Les gens qui ont abandonné, pour fuir, un retranchement comme celui-là, comment tiendraient-ils devant vous en rase campagne ? Les hommes qui ont lâché pied avant de nous combattre, comment pourraient-ils nous résister, à présent que nous les avons vaincus, accablés de mille maux ? Quand leurs meilleurs soldats sont morts, comment leurs soldats les plus lâches voudraient-ils se mesurer avec nous ? » Alors quelqu’un dit : « Eh bien, pourquoi ne pas les poursuivre au plus vite, quand, nous avons tant l’avantages ? — Parce que, dit Cyrus, nous n’avons pas de cavaliers, et que les plus considérables des ennemis qu’il nous importerait de faire prisonniers ou de tuer, s’en retournent à cheval. — Eh bien alors, lui dit-on, que ne vas-tu le dire à Cyaxare ? — Venez donc tous avec moi, dit Cyrus, afin qu’il sache que nous sommes tous du même avis. » Tous le suivent, et ils disent ce qui leur paraît propre à faire réussir ce qu’ils demandent.

Cependant Cyaxare, moitié jalousie de ce que ceux-ci ouvraient cet avis les premiers, moitié conviction qu’il serait sage de ne pas courir de nouveaux dangers, attendu qu’il se livrait à la joie et voyait beaucoup de Mèdes en faisant autant, reprend en ces mots : « Cyrus, de tous les hommes, vous autres Perses, vous êtes ceux qui n’usez immodérément d’aucun plaisir, je le sais par moi-même et par ouï-dire. Mais, pour ma part, je crois qu’il importe bien davantage de se modérer au milieu des plus grandes jouissances. Or, y en a-t-il qui en procure de plus grandes aux hommes que notre bonheur présent ? Si nous le ménageons sagement, aujourd’hui que nous sommes heureux, peut-être pourrons-nous vieillir loin des dangers ; mais si nous en usons avec excès, et si nous courons de bonheur en bonheur, remarquez que nous nous exposons à éprouver le sort qu’éprouvent, dit-on, les navigateurs que leur prospérité empêche de s’arrêter et qui périssent en naviguant ; ou bien les hommes qui, vainqueurs d’abord, perdent le fruit de leur victoire pour avoir voulu en remporter une autre. En effet, si les ennemis qui ont pris la fuite nous étaient inférieurs en nombre, sans doute nous hasarderions peu à les poursuivre ; mais songe à quelle faible partie de leurs forces toutes les nôtres ont eu affaire dans cette victoire ; les autres n’ont pas combattu. Si nous ne les forçons pas à combattre, ne connaissant ni nos forces, ni les leurs, ils se retireront par ignorance et par couardise ; mais s’ils comprennent qu’ils ne risquent pas moins à fuir qu’à résister, peut-être les contraindrons nous, malgré eux, à devenir braves. Sache que, si tu désires prendre leurs femmes et leurs enfants, ils ne désirent pas moins les sauver. Songe que les laies, une fois vues, s’enfuient, quoique nombreuses, avec leurs petits, tandis que si on donne la chasse à un petit de l’une d’elles, elle ne fuit plus, fût-elle seule, mais elle marche sur celui qui tente de le lui ravir. Les ennemis s’étaient renfermés dans leurs retranchements : nous avons donc pu choisir le nombre des leurs que nous voulions combattre ; mais si nous les joignons en plaine, et qu’ils apprennent à se diviser en plusieurs corps qui nous attaquent, l’un de front, comme tout récemment, deux autres en flanc, un quatrième par derrière, demande-toi si nous aurons assez d’yeux et de bras contre chacun d’eux. Enfin, je ne voudrais pas, lorsque je vois les Mèdes se divertir, tes contraindre à chercher de nouveaux dangers. — Mais ne contrains personne, répond Cyrus ; confie-moi seulement ceux qui voudront bien me suivre, et j’espère que nous te ramènerons, à toi et à chacun de tes amis, de quoi vous réjouir tous. Nous n’irons certainement pas poursuivre le gros de l’armée ennemie ; car, comment l’atteindre ? Mais si nous rencontrons quelque corps détaché ou demeuré en arrière, nous reviendrons et nous te l’amènerons. Songe que, sur ta demande, nous avons fait un long trajet pour t’être agréable : il est juste que tu nous sois agréable à ton tour, afin que nous retournions avec quelque chose à la maison et que nous n’ayons pas tous l’œil tourné vers tes finances. — Mais si l’on veut te suivre de bon cœur, reprend Cyaxare, je serai le premier à te savoir gré. — Envoie donc avec moi un Mède en qui tu aies confiance, pour annoncer aux autres tes intentions. — Prends celui qu’il te plaira de tous ceux qui sont ici. » Il y avait là par hasard celui qui s’était dit autrefois le cousin de Cyrus et lui avait donné le baiser. Cyrus dit donc : « Celui-ci fait mon affaire. — Qu’il se décide donc ; et toi, va dire que chacun est libre d’aller avec Cyrus. » Cyrus prend son homme et part. Quand ils sont sortis, Cyrus lui dit : « C’est maintenant que tu me prouveras si tu disais vrai, quand tu prétendais éprouver du plaisir à me voir. — Eh bien, je ne te quitterai plus, dit le Mède, si tu y consens. — Oui ; et te sens-tu le cœur de m’en amener d’autres ? — Par Jupiter, dit l’autre en faisant un serment, jusqu’à ce que tu arrives toi-même à me voir avec plaisir ! » Dès lors, l’envoyé de Cyaxare, non-seulement remplit avec zèle sa mission auprès des Mèdes, mais il ajouta que, pour lui, il ne quitterait jamais un guerrier si beau et si bon, et, qui plus est, issu des dieux.


CHAPITRE II.


Envoyés des Hyrcaniens. — Cyrus se rend chez eux avec une grande partie des Mèdes. — Il fait éprouver aux ennemis une grande défaite. — Prévoyance de Cyrus.


Sur ces entrefaites, il arrive à Cyrus, comme par une faveur divine, des envoyés des Hyrcaniens. Les Hyrcaniens sont limitrophes des Assyriens ; c’est une nation peu nombreuse, et voilà pourquoi les Assyriens l’avaient assujettie. Elle passait et passe encore pour avoir d’excellents cavaliers. Aussi les Assyriens s’en servaient-ils comme les Lacédémoniens des Scirites[16], ne les ménageant ni dans les travaux, ni dans les dangers. En ce temps même ils avaient placé à la queue de l’arrière-garde près de mille cavaliers, afin que, s’il y avait une attaque sur leurs derrières, ils en eussent le premier choc. Les Hyrcaniens marchaient aussi les derniers de l’armée, ayant avec eux leurs chariots et leurs familles : car c’est ainsi que la plupart des nations asiatiques vont en guerre avec tout leur domestique ; et les Hyrcaniens faisaient ainsi. Réfléchissant donc à ce qu’ils souffraient de la part des Assyriens, considérant que le chef de ces derniers était mort, qu’ils étaient défaits, que la terreur était générale dans leur armée, que leurs alliés étaient découragés et les abandonnaient, pensant à tout cela et jugeant l’occasion favorable pour quitter leur parti, au cas où Cyrus voudrait attaquer leur ennemi avec eux, ils envoient des députés à Cyrus, dont le nom avait singulièrement grandi depuis la bataille.

Les envoyés exposent à Cyrus les motifs de leur haine légitime contre les Assyriens, et lui offrent, s’il veut marcher, de lui servir d’alliés et de guides. En même temps, ils lui expliquent en détail la situation des ennemis, dans l’intention de l’exciter fortement à une expédition. Cyrus leur fait cette demande : « Pensez-vous que nous puissions les atteindre avant qu’ils aient gagné leurs forteresses ? Car nous regardons comme un rêve qu’ils nous aient échappé à notre insu. » Or, en disant cela, il leur donnait la plus haute idée des siens. Les envoyés répondant que des hommes agiles peuvent les joindre le lendemain de grand matin, que leur nombre et leurs chariots rendent leur marche lente. « En outre, ajoutent-ils, comme ils n’ont pas dormi la nuit précédente, ils n’ont fait en ce moment qu’une petite marche avant d’asseoir leur camp. » Alors Cyrus : « Avez-vous à me donner quelques gages qui nous prouvent que vous nous dites la vérité ? — Des otages, disent-ils, que nous te donnerons, quand nous partirons demain, au point du jour. Engage-nous seulement ta foi, en présence des dieux, et donne-nous la main afin que nous portions aux autres les assurances que nous avons reçues de toi. » Cyrus leur engage sa foi que, s’ils tiennent leurs promesses, il les regardera comme de fidèles amis, et ne les traitera pas moins bien que les Perses et les Mèdes. Et aujourd’hui même encore on voit les Hyrcaniens jouissant d’une grande confiance et admis à tous les emplois, comme les Mèdes et les Perses les plus considérés.

Les troupes avaient soupé : comme il était encore jour, Cyrus fait sortir son armée et prie les Hyrcaniens d’attendre pour partir ensemble. Tous les Perses, comme cela devait être, sont bientôt hors du camp, ainsi que Tigrane avec ses troupes. Les Mèdes s’offrent à Cyrus, les uns parce qu’enfants ils ont été les amis de Cyrus ; les autres parce qu’en chassant avec lui, ils n’ont eu qu’à se louer de sa douceur ; ceux-ci lui savent gré de les avoir délivrés d’une grande crainte, ceux-là sont pleins d’espérance, en le voyant si bon, qu’il sera plus tard un souverain heureux, grand et puissant. D’autres veulent s’acquitter des services qu’il leur a rendus, quand il était élevé chez les Mèdes, car il avait fait accorder par son grand-père nombre de faveurs à nombre de gens, en raison de sa bonté d’âme. Beaucoup ayant entendu dire que les Hyrcaniens qu’ils voyaient allaient les conduire à de nombreux trésors, s’offrent pour en aller prendre leur part. Ainsi presque tous les Mèdes sortent du camp, excepté ceux qui se trouvent sous la tente de Cyaxare : ceux-là seuls demeurent avec ceux qui sont sous leurs ordres. Les autres partent avec l’allégresse et l’ardeur de gens qui s’en vont sans contrainte, de plein gré et par un sentiment de reconnaissance. Dès qu’ils sont dehors, Cyrus vient trouver les Mèdes les premiers, les félicite et prie les dieux de les assister aux et les siens, puis de le mettre lui-même en état de reconnaître leur zèle. Il ordonne ensuite que l’infanterie marche la première, que la cavalerie mède la suite, et que, toutes les fois qu’on prendra du repos, qu’on fera halte pendant la route, on ait soin de détacher vers lui quelques cavaliers, pour leur donner les ordres nécessaires.

Ces dispositions faites, il commande aux Hyrcaniens de se mettre en tête. Ceux-ci lui demandent. : « Mais pourquoi n’attends-tu pas les otages que nous devons amener, afin d’avoir des garants de notre foi en te mettant en marche ? » Cyrus, dit-on, leur répond : « Parce que je songe que nous avons tous des garants dans nos courages et dans nos bras. Nous sommes dans une position telle que, si vous dites vrai, nous pourrons vous en récompenser ; si vous nous trompez, nous croyons que, loin de dépendre de vous, nous saurons, avec la protection des dieux, devenir les arbitres de votre sort. Du reste, Hyrcaniens, ajoute-t-il, puisque vous dites que vos compatriotes sont à la queue de l’armée, montrez-nous-les, dès que vous les découvrirez, afin que nous les épargnions. » Les Hyrcaniens, à ces mots, se mettent, selon son commandement, à la tête de ces troupes, tout pleins d’admiration pour sa magnanimité : ils ne redoutaient ni les Assyriens, ni les Lydiens, ni leurs alliés ; mais ils craignaient seulement que Cyrus ne jugeât d’un faible poids leur présence ou leur absence.

Pendant qu’ils marchent, la nuit étant survenue, on dit qu’une lumière brillante, partie du ciel, se répand sur Cyrus et sur l’armée, ce qui inspire à tous une frayeur religieuse et de la confiance contre les ennemis. Comme ils marchaient promptement et armés à la légère, ils font naturellement tant de chemin, qu’à la pointe du jour ils se trouvent à peu de distance du camp des Hyrcaniens. Les messagers les reconnaissent et disent à Cyrus que ce sont là les leurs. Ils ajoutent qu’ils les reconnaissent à leur place en queue et à la multitude des feux. Aussitôt Cyrus envoie l’un des messagers leur dire que, s’ils sont amis, ils viennent à lui au plus vite, la main droite levée : il adjoint à cet envoyé l’un des siens avec ordre de dire aux Hyrcaniens que, comme on les verra agir, on agira. Ainsi l’un des deux messagers reste auprès de Cyrus, tandis que l’autre va trouver les Hyrcaniens. Cependant Cyrus, afin d’observer comment les Hyrcaniens vont se comporter, ordonne à son armée de faire halte. Alors les chefs des Mèdes et Tigrane accourent vers lui au galop et lui demandent ce qu’il faut faire. Cyrus leur répond : « Ce corps, que vous voyez près de nous, sont les Hyrcaniens : un de leurs envoyés, accompagné de quelqu’un des nôtres, est allé leur dire que, s’ils sont amis, ils viennent à nous, la main droite levée. S’ils font ainsi, montrez-leur aussi la main droite sur toute la ligne et rassurez-les par là : mais, s’ils prennent leurs armes ou cherchent à s’enfuir, ne manquez pas de faire qu’il n’en échappe aucun. » Ainsi parle Cyrus. Les Hyrcaniens ont à peine entendu les propositions des envoyés, que, transportés de joie, ils montent à cheval et arrivent, comme il était convenu, la main droite levée. Les Mèdes et les Perses lèvent aussi la main et leur donnent courage. Alors Cyrus dit : « Pour nous, Hyrcaniens, nous avons dès à présent en vous toute confiance : il faut que vous ayez une confiance égale en nous. Commencez par nous dire à quelle distance nous sommes du lieu qu’occupent les chefs des ennemis avec le gros de leurs troupes. » Ils répondent que c’est à la distance d’une parasange.

Cyrus dit alors : « Allons, Mèdes et Perses, et vous, Hyrcaniens, car je vous regarde dès ce jour comme des alliés et des compagnons, sachez bien que nous sommes dans une situation où la mollesse attirerait sur nous les plus grands malheurs. Les ennemis savent pourquoi nous venons. En allant à eux, en les attaquant avec vigueur et courage, vous les verrez aussitôt, comme des esclaves fugitifs que l’on retrouve, les uns se jeter à genoux, les autres s’enfuir, d’autres ne savoir quel parti prendre. Ce n’est que vaincus qu’ils nous apercevront ; et, avant même de savoir que nous arrivons, avant de s’être rangés et préparés à combattre, ils seront assaillis. Si donc nous voulons souper gaiement, dormir tranquilles et vivre heureux dès à présent, ne leur donnons pas le temps de délibérer, ni de faire d’utiles préparatifs, ni même de reconnaître qu’ils ont affaire à des hommes ; qu’ils ne voient partout que des boucliers, que des sabres, que des sagaris, que des coups de toutes parts. Vous, Hyrcaniens, vous marcherez en avant pour couvrir notre front, afin que la vue de vos armes entretienne le plus longtemps possible l’erreur des ennemis. Lorsque je serai près de leur camp, qu’on laisse près de moi un escadron de chaque nation, dont je puisse me servir, suivant l’occurrence, sans quitter mon poste. Vous chefs, et vous, vétérans, si vous êtes prudents, marchez serrés, de peur qu’en donnant dans un épais détachement, vous ne soyez repoussés. Laissez les jeunes gens poursuivre, et qu’ils tuent ; le plus sûr pour nous est d’épargner le moins possible d’ennemis. Si nous remportons la victoire, gardons-nous de ce qui a trop souvent ruiné les vainqueurs, je veux dire du pillage : celui qui pille n’est plus un homme, c’est un skeuophore, et il est permis de le traiter en esclave. Il faut bien comprendre qu’il n’y a rien de plus lucratif que la victoire. Le vainqueur tient en son pouvoir les hommes, les femmes, les richesses, tout le pays : n’ayons d’autre objet que de conserver la victoire : elle vous livre jusqu’au pillard même. Mais, dans la poursuite, n’oubliez pas de revenir à moi quand il fait encore jour ; la nuit venue, nous ne recevrons plus personne. » Cela dit, il envoie chacun à son poste avec ordre, en s’y rendant, de faire les mêmes recommandations chacun à ses décadarques : les décadarques, en effet, placés au premier rang, étaient à portée d’entendre : les décadarques ont à leur tour l’ordre de transmettre les instructions chacun à la décade. Alors les Hyrcaniens se remettent en tête, et Cyrus, occupant le centre avec les Perses, reprend la marche : sur le flanc, comme de juste, il a rangé la cavalerie.

Parmi les ennemis, quand le jour a paru, les uns s’étonnent de ce qu’ils voient, d’autres comprennent ce qui se passe, ceux-ci donnent des nouvelles, ceux-là jettent des cris ; on détache les chevaux, on plie bagage, on jette précipitamment les armes de dessus les bêtes de somme ; on s’arme, on saute sur les chevaux, on les bride, on fait monter les femmes sur les chariots, on prend ce qu’on a de plus précieux, comme pour le sauver, on en surprend qui cherchent à l’enfouir ; la plupart se jettent dans la fuite. On s’imagine aisément qu’ils font tout, excepté de combattre ; ils périssent sans coup férir.

Crésus, roi des Lydiens, en raison de l’été, avait fait partir ses femmes la nuit sur des chariots, afin que leur voyage se fit mieux par la fraîcheur, et lui-même suivait avec ses cavaliers. On dit que le Phrygien, chef de la Phrygie des bords de l’Hellespont, en avait fait autant. Mais lorsqu’ils ont appris des fuyards qui les atteignent ce qui vient de se passer, ils se mettent à fuir à bride abattue. Le roi des Cappadociens et celui des Arabes qui se trouvent tout près, et qui n’ont pas eu le temps d’endosser leurs armes, sont tués par les Hyrcaniens. Mais la plus grande perte est parmi les Assyriens et les Arabes, qui, se trouvant dans leur pays, s’avançaient d’une marche fort lente. Les Mèdes et les Hyrcaniens, usant du droit des vainqueurs, se mettent à leur poursuite. Cyrus ordonne aux cavaliers restés près de lui d’investir le camp ; et tous ceux qu’ils en verraient sortir armés, de les tuer : quant à ceux des ennemis qui n’en sortent pas, quels qu’ils soient, cavaliers, peltastes et archers, il leur fait ordonner d’apporter leurs armes liées et de laisser leurs chevaux auprès des tentes. Quiconque ne le fera point, sera condamné à perdre la tête sur-le-champ Le sabre au poing, les cavaliers se rangent autour du camp. Les ennemis qui ont des armes les jettent, et les apportent-dans un lieu déterminé, et alors des hommes désignés pour cet office y mettent le feu.

Cyrus n’ignorait pas que les troupes étaient venues sans apporter de quoi manger et de quoi boire, provisions sans lesquelles il est impossible de faire une expédition ou toute autre chose. Comme il songeait aux moyens de s’en procurer des meilleures, et au plus vite, il réfléchit qu’il y a de toute nécessité, dans une armée, des gens chargés du service de la tente et du soin de préparer aux soldats ce qui leur est nécessaire, quand ils y rentrent. Il juge que, selon toute probabilité, c’est surtout cette sorte de gens qu’on vient de prendre dans le camp, puisqu’ils étaient occupés autour des bagages. Il fait donc publier par un héraut que tous les pourvoyeurs se présentent sur-le-champ ; que, s’il en manque quelqu’un, il vienne alors le plus ancien de la tente ; que le manquant s’expose aux dernières rigueurs. Les pourvoyeurs, voyant leurs maîtres eux-mêmes se soumettre, obéissent promptement. Quand ils sont arrivés, Cyrus ordonne que ceux qui ont dans leur tente des vivres pour plus de deux mois, aient à s’asseoir ; puis, quand il les a vus, il donne le même ordre à ceux qui n’en ont que pour un mois ; presque tous ceux qui s’assoient se trouvent dans ce cas. Cette donnée recueillie, il leur parle ainsi : « Allons, vous autres, dit-il, si quelques-uns d’entre vous craignent les mauvais traitements, et que vous vous vouliez gagner mes bonnes grâces, ayez soin de veiller à ce qu’il y ait de préparé dans chaque tente une ration de boire et de manger du double de celles que vous fournissez aux maîtres et aux valets. Faites d’ailleurs tout ce qu’il faut pour leur donner un bon repas, car nos gens reviendront aussitôt qu’ils seront complètement vainqueurs, et ils voudront qu’on leur fournisse abondamment tout ce qui est nécessaire. Sachez donc bien que votre intérêt veut qu’ils n’aient pas à se plaindre de la réception. »

Ces gens, après avoir entendu Cyrus, s’empressent d’obéir à ses ordres. Celui-ci, appelant alors les taxiarques, leur adresse ces mots : « Mes amis, je vois qu’il ne tient qu’à nous de nous mettre à table en l’absence de nos alliés, et de profiter du boire et du manger préparés avec tant de soin. Mais je crois que nous gagnerons moins à faire bonne chère qu’à montrer que nous nous préoccupons de nos alliés ; et ce bon repas ne nous rendrait pas plus forts que le moyen d’avoir des alliés dévoués. Si pendant qu’ils poursuivent et tuent nos ennemis, pendant même qu’ils combattent ceux qui peut-être résistent, nous leur témoignions assez d’indifférence pour nous mettre à table avant d’être informés de ce qu’ils deviennent, nous nous couvririons de honte et nous nous affaiblirions faute d’alliés. Mais si, au contraire, pendant qu’ils affrontent et travaux et dangers, nous veillons à ce qu’ils aient au retour ce qui leur est nécessaire, ce repas, dis-je, sera beaucoup plus agréable que si nous pensons avant tout à satisfaire notre ventre. Songez, ajoute-t-il, que, quand nous n’aurions point à rougir devant nous, il ne nous convient nullement de les abandonner à l’excès du manger et à l’ivresse : car, nous n’avons pas encore terminé ce que nous voulons, mais tout est dans une situation critique qui exige un surcroît de vigilance. Nous avons dans notre camp des ennemis beaucoup plus nombreux que nous, et qui ne sont point enchaînés : il faut donc, tout à la fois, nous en défier et prendre garde qu’ils ne nous échappent, attendu qu’ils doivent nous servir pour tout ce qui est nécessaire. De plus, nos cavaliers sont absents, nous ignorons où ils sont, et s’ils voudront, à leur retour, demeurer ici. En conséquence, je suis d’avis que chacun de nous boive et mange si sobrement, qu’il résiste au sommeil et conserve sa raison. Il y a aussi beaucoup de richesses dans le camp, et je n’ignore pas qu’il nous est possible, ces richesses nous étant communes avec ceux qui nous ont aidés à les prendre, d’en mettre de côté tout ce qu’il nous plairait. Mais il ne me semble pas plus avantageux de prendre ces richesses que de nous montrer justes et de redoubler ainsi l’affection qu’ils ont pour nous. Mon avis est de ne faire ce partage qu’à leur retour, et de les confier aux Mèdes, aux Hyrcaniens et à Tigrane. Si notre part s’en trouve amoindrie, regardons cela comme un profit ; car l’intérêt les fera rester plus volontiers avec nous. Un excès de cupidité nous donnerait pour le moment un ridicule éphémère : mais l’abandon de ces trésors, pour la conquête du pays où naît la richesse, doit nous procurer, j’en suis sûr, une source inépuisable de fortune pour nous et tous les nôtres. Je crois que chez nous l’on nous exerçait à vaincre notre ventre et le désir des gains honteux, afin que nous puissions, au besoin, profiter de cette éducation. Or, où trouver une plus utile occasion de mettre ces leçons en pratique ? Je n’en vois pas. »

Ainsi parle Cyrus. Hystaspe, guerrier perse, un des homotimes, lui répond : « Il serait étrange, Cyrus, qu’à la chasse, nous eussions le courage de supporter la faim, pour prendre un chétif animal, qui n’est que de médiocre valeur, et que, quand nous sommes sur la piste du bonheur parfait, le moindre obstacle qui commande à des lâches, mais qui cède à des braves, nous fît négliger nos devoirs. » Ainsi parle Hystaspe. Tous les autres applaudissent avec lui aux paroles de Cyrus. Il répond : « Eh bien, puisque nous sommes tous du même avis, envoyez par chaque loche cinq hommes des plus intelligents. Ils parcourront le camp, et tous ceux qu’ils verront occupés à nous procurer le nécessaire, ils les féliciteront, tandis que les négligents, ils les châtieront, sans y rien épargner comme des monstres. » Ainsi font-ils.


CHAPITRE III.


Projet de former une cavalerie perse.


Cependant quelques Mèdes s’étant emparés des chariots partis en avant et remplis d’objets nécessaires à la guerre, leur font rebrousser chemin et les ramènent ; d’autres, ayant suivi des chariots pleins de femmes très-belles, épouses ou maîtresses, qu’on avait emmenées pour leur beauté, les font prisonnières et les conduisent au camp. C’est, en effet, aujourd’hui même encore, la coutume des Asiatiques, quand ils vont à la guerre, de se faire suivre de ce qu’ils ont de plus précieux : ils disent qu’ils se battent mieux en présence de ce qu’ils chérissent le plus au monde, qu’il y a là pour eux nécessité de se défendre avec vigueur. Peut-être est-ce vrai, peut-être n’agissent-ils ainsi que par amour du plaisir.

Cyrus, en voyant ce qu’avaient fait les Mèdes et les Hyrcaniens, ressent un peu de dépit contre lui-même et contre ceux qui sont avec lui : dans le temps même où les autres avaient fait briller leur valeur et conquis des avantages, les siens étaient demeurés en place, condamnés à l’inaction. Ceux qui amenaient le butin au camp le lui montraient et retournaient aussitôt à la poursuite des ennemis, suivant l’ordre qu’ils disaient avoir reçu de leurs chefs. Quoique piqué au vif, Cyrus fait ranger séparément ces objets ; il assemble de nouveau ses taxiarques, et, les plaçant dans un endroit où ils peuvent entendre ce qu’il allait expliquer, il s’exprime ainsi :

« Que si nous possédions, mes amis, tout ce qui s’étale en ce moment sous nos yeux, cela ferait un grand bien à tous les Perses, et sans doute un plus grand encore à nous, par les mains desquels cela se passe, vous le savez tous, j’en suis certain. Mais comment nous en emparer, incapables que nous sommes de nous en rendre maîtres, puisque les Perses n’ont pas de cavalerie nationale ? je ne le vois pas. Réfléchissez a ceci : nous avons, nous autres Perses, des armes avec lesquelles, selon toute apparence, nous pouvons mettre en déroute les ennemis, dans une mêlée. Mais, une fois en déroute, le moyen, avec de telles armes et sans chevaux, de prendre ou de tuer des cavaliers, des archers, des peltastes, des gens de trait en fuite ? Qui les empêchera de fondre sur nous et de nous faire du mal, quand ces archers, gens de trait et cavaliers, sauront qu’ils ne courent pas plus de risque d’éprouver quelque mal de notre part, que s’ils avaient affaire à des arbres ? S’il en est ainsi, il est clair que les cavaliers, en ce moment avec nous, pensent que tous les objets sur lesquels ils ont fait main basse sont à eux non moins qu’à nous, et, par Jupiter, plus encore. Or, il en est ainsi de toute nécessité. Si donc nous pouvons nous créer une cavalerie qui ne le cède point à la leur, n’est-il pas évident pour vous tous que nous pourrons, sans eux, faire aux ennemis ce que nous faisons maintenant avec eux, et que nous les verrons se montrer moins fiers avec nous ? Qu’ils veuillent, en effet, demeurer ou s’en aller, nous nous en soucierons fort peu, quand nous pourrons, sans eux, nous suffire à nous-mêmes. Soit. Maintenant, je le crois, il n’est personne de vous qui ne convienne qu’il y a urgence à former chez les Perses une cavalerie nationale. Mais vous vous demandez peut-être comment on peut la créer. Ne pouvons-nous pas examiner, voulant former une cavalerie, ce que nous avons et ce qui nous manque ? Nous avons dans le camp toute cette immense quantité de chevaux qui ont été pris, et des freins pour les conduire, et tous les harnais nécessaires aux chevaux. Nous avons aussi tout ce dont a besoin le cavalier, des cuirasses pour couvrir le corps, des javelots à lancer ou à tenir à la main. Que faut-il de plus ? Évidemment des hommes. Or, c’est ce qui nous manque le moins. Car rien n’est plus à nous que nous-mêmes. Peut-être me dira-t-on que nous ne savons pas manier un cheval. Oui, par Jupiter : mais ceux qui le savent maintenant l’ignoraient avant de l’avoir appris. Mais, dira-t on, ils l’ont appris, étant enfants. Est-ce que les enfants ont plus de dispositions pour apprendre ce qu’on leur dit et ce qu’on leur montre ? Et lesquels ont un corps mieux fait, pour exécuter ce qu’ils ont appris, des enfants ou des hommes ? J’ajoute que nous avons plus de loisir pour apprendre que les enfants et les autres hommes. Nous n’avons pas à apprendre à tirer de l’arc, comme les enfants : nous le savons ; ni à lancer le javelot : nous le savons encore. Nous ne sommes pas obligés, comme la plupart des hommes, d’employer notre temps à la culture de la terre, ni à un métier, ni aux soins domestiques. Nous sommes soldats, non-seulement par état, mais par nécessité. Mais il n’en est point ici comme de certaines pratiques militaires, qui sont utiles, mais pénibles. L’équitation n’est-elle pas plus agréable pour cheminer que la marche sur les deux jambes ? Pour la promptitude, n’est-il pas plus agréable de voler vite au secours d’un ami, s’il le faut, de saisir vite à la poursuite, soit un homme, soit une bête ? N’est-il pas commode, puisqu’il faut porter les armes, que le cheval les porte avec vous ? C’est tout ensemble les avoir et les porter. On pourrait appréhender que, s’il fallait combattre à cheval avant d’être rompus à cet exercice, nous ne fussions devenus de mauvais fantassins, sans être encore de bons cavaliers ; mais voilà qui est impossible. Dès que nous le voudrons, il nous sera permis de combattre à pied sur-le-champ, et nous ne désapprendrons pas les manœuvres de l’infanterie pour avoir appris celles des cavaliers.  »

Ainsi parle Cyrus. Chrysantas lui répond en ces mots : « Pour ma part, je désire vivement apprendre à monter à cheval ; il me semble que, devenu cavalier, je serai un homme avec des ailes. Maintenant, quand je me mets à courir contre un homme but à but, je m’estime heureux si je le gagne seulement d’une tête ; je suis content si, voyant un animal fuir devant moi, je parviens en courant à l’approcher pour l’atteindre d’un javelot ou d’une flèche avant qu’il soit trop éloigné. Une fois devenu cavalier, je pourrai tuer un ennemi, à quelque distance que je l’aperçoive : je pourrai, en poursuivant les bêtes fauves, joindre les unes, pour les frapper de la main, et percer les autres du javelot comme si elles ne bougeaient pas : car, si agiles que soient deux animaux, lorsqu’ils s’approchent, ils sont l’un à l’égard de l’autre comme s’ils ne bougeaient pas. Par suite, il n’est pas d’être dont j’aie plus envié l’existence que les Hippocentaures, si tant est qu’ils aient existé, puisqu’ils avaient la prudence de l’homme pour raisonner, des mains pour accomplir tout ce qu’il faut, la vitesse et la vigueur du cheval pour atteindre ce qui fuit et arracher ce qui résiste. Devenu cavalier, je réunirai tous ces avantages : pour prévoir tout, j’aurai la prudence humaine ; de mes mains je porterai mes armes ; je poursuivrai, avec mon cheval, ce qui me résistera, je le renverserai d’un choc de ma tête ; et cependant je ne ferai point corps avec lui comme les Hippocentaures. Ce qui vaut mieux que d’être deux natures en une seule. Je m’imagine que les Hippocentaures ne devaient user ni de certains avantages dont jouissent les hommes, ni de certains plaisirs accordés aux chevaux. Pour moi, quand je serai cavalier, je ferai, à cheval, ce que faisait l’Hippocentaure : une fois descendu, je pourrai manger, m’habiller, et dormir comme les autres hommes. Ainsi je serai un Hippocentaure qui se détache et se rattache à volonté. J’aurai encore un autre avantage sur l’Hippocentaure : il ne voyait que de deux yeux, n’entendait que de deux oreilles ; moi, j’aurai quatre yeux pour observer, et quatre oreilles pour entendre. Car on dit que le cheval voit de ses yeux beaucoup de choses avant l’homme, et qu’entendant beaucoup de choses de ses oreilles, il en donne avis. Inscrivez-moi donc sur la liste de ceux qui désirent être cavaliers. — Par Jupiter, s’écrient tous les autres, et nous aussi ! » Cyrus reprend alors : « Puisque tel est le vœu général, pourquoi ne pas déclarer par une loi que ce sera un déshonneur chez nous pour tous ceux à qui je fournirai un cheval d’être remonté à pied, si peu de chemin qu’il y ait à faire ? De cette manière, partout les hommes nous prendront pour des Hippocentaures. » Ainsi parle Cyrus, et tous d’applaudir. De là l’usage qui s’observe encore chez les Perses, que jamais Perse, réputé beau et bon, n’y est vu, sauf contrainte, marchant à pied. Voilà quels étaient leurs propos.


CHAPITRE IV.


Renvoi des captifs.


Peu après le milieu du jour, les cavaliers mèdes et hyrcaniens reviennent, amenant avec eux des chevaux et quelques prisonniers : tous ceux qui avaient rendu les armes ils les avaient épargnés. À peine arrivés, Cyrus commence par s’informer si personne d’entre eux n’est blessé. Sur leur réponse affirmative, il leur demande ce qu’ils ont fait. Ils lui racontent ce qu’ils ont fait et vantent chacune de leurs actions d’éclat. Cyrus les écoute avec plaisir et leur répond parce mot d’éloge : « On voit bien que vous vous êtes comportés en hommes de cœur : car vous avez l’air plus grands, plus beaux et plus fiers qu’auparavant. » Ensuite il les questionne sur les chemins qu’ils ont parcourus, sur la population du pays. Ils lui disent qu’ils en ont parcouru une grande partie, que le pays est très-peuplé rempli de brebis, de chèvres, de bœufs, de chevaux, de blé, de denrées de toute espèce. « Deux soins, dit alors Cyrus, nous regardent ; il faut assujettir les maîtres de ces biens et les contraindre à demeurer : un pays peuplé est une possession précieuse ; privé d’hommes, il est également privé de ses produits. Ceux qui ont voulu résister, vous les avez tués, je le sais ; vous avez bien fait : c’est le meilleur moyen d’assurer la victoire. Ceux qui ont mis bas les armes, vous les avez faits prisonniers : si nous les relâchons, nous ferons là un acte des plus avantageux, c’est mon avis. D’abord nous nous délivrerons du soin de nous garder d’eux, de les garder eux-mêmes et de les nourrir, notre intention n’étant pas de les laisser mourir de faim ; ensuite, en les relâchant, nous augmenterons le nombre des prisonniers : car, si nous nous emparons du pays, tous les habitants seront à nous, et, quand ils verront que nous avons donné la vie et la liberté à leurs camarades, les autres aimeront mieux rester et obéir que de combattre. Tel est mon avis : si quelqu’un en a un meilleur à proposer, qu’il parle. » Les écoutants sont unanimes pour qu’il soit fait ainsi.

Alors Cyrus, faisant assembler les prisonniers, leur parle ainsi : « Assyriens, dit-il, votre soumission vous a sauvé la vie ; si vous vous conduisez de même à l’avenir, il ne vous arrivera aucun mal, vous n’aurez fait que changer de maître. Vous habiterez les mêmes maisons, vous cultiverez la même terre, vous vivrez avec les mêmes femmes, vous aurez la même autorité sur vos enfants : seulement, vous ne combattrez plus ni contre nous, ni contre personne. Si l’on vous fait quelque tort, c’est nous qui combattrons pour vous. Afin même qu’il ne soit pas possible qu’on vous appelle à une expédition, apportez-nous vos armes : les apporter, c’est la paix, et tout ce que nous disons, c’est avec sincérité ; mais tous ceux qui ne livreront pas leurs armes de guerre, nous marcherons certainement contre eux. Si quelqu’un de vous se donne à nous d’assez bon cœur pour chercher à nous être utile par actions ou par conseils, nous le traiterons en bienfaiteur, en ami, et non pas en esclave. Retenez donc bien tous ceci et l’annoncez aux autres. S’il y en a qui ne veulent pas se rendre à vos désirs, conduisez-nous auprès d’eux, afin qu’ils sachent que c’est à vous de faire la loi, et non de leur obéir. » Ainsi parle Cyrus : ces gens se prosternent à ses pieds et lui promettent d’agir ainsi.


CHAPITRE V.


Repas et garde du camp. — Colère de Cyaxare qui rappelle Cyrus. — Cyrus retient le messager de Cyaxare. — Envoi en Perse pour obtenir un renfort. — Lettre à Cyaxare. — Partage du butin.


Quand ils sont partis, Cyrus parle en ces mots : « Il est temps, Mèdes et Arméniens, de prendre tous notre repas. Tout ce qui vous était nécessaire, nous vous l’avons fait préparer du mieux que nous avons pu. Allez donc, et envoyez-nous la moitié des pains qu’on a faits : on en a fait assez pour nous tous : ne nous envoyez ni viande ni boisson, nous en avons suffisamment de préparée pour nous. Pour vous, Hyrcaniens, conduisez-les aux tentes : vous donnerez les grandes aux chefs ; vous savez où elles sont : les autres seront partagées aux soldats de la manière que vous croirez la plus convenable : vous souperez ensuite à votre aise : vos tentes ne sont point endommagées ; elles sont restées intactes : tout y est prêt comme dans les autres. Sachez aussi des deux parts avec nous ferons la garde cette nuit hors du camp : veillez seulement à celle des tentes et placez bien vos armes ; car ceux qui sont sous ma tente ne sont pas encore nos amis. » Les Mèdes et les soldats de Tigrane commencent par se laver[17], puis ils changent de vêtements et se mettent à table. Les chevaux aussi reçoivent ce qu’il leur faut. On envoie aux Perses la moitié des pains, mais sans viande ni via, croyant que Cyrus avait dit que les siens en avaient en abondance. Or, il avait voulu dire que la viande c’était la faim, et que pour boire il suffisait de l’eau courante du fleuve. Le repas des Perses fini et la nuit venue, Cyrus fait partir plusieurs des siens par pempades et par décades, avec ordre de ai mettre en campagne autour du camp, afin que personne n’y entre, et qu’on arrête ceux qui voudraient en sortir avec du butin. C’est en effet ce qui arriva. Plusieurs tentent de s’évader ; bon nombre sont repris : Cyrus laisse aux soldats qui les ont pris l’argent qu’ils emportaient, et fait égorger les fugitifs. A l’avenir, vous n’auriez pas pu, avec la meilleure volonté, rencontrer un homme rôdant la nuit. Pendant que les Perses se comportent ainsi, les Mèdes boivent, se régalent, dansent à la flûte et mènent joyeux déduit ; car on avait pris de quoi ne pas laisser dans l’embarras des gens prêts à demeurer éveillés.

Cyaxare, roi des Mèdes, la nuit même où Cyrus était parti, s’était enivré avec ceux qui étaient admis sous sa tente, en réjouissance de la victoire, et il se figurait que tous les Mèdes étaient revenus au camp, sauf quelques-uns, vu le grand bruit qu’il entendait. En effet, les valets des Mèdes, en l’absence de leurs maîtres, buvaient d’autant et faisaient du train, après avoir pris sur l’armée des Assyriens et du vin et beaucoup d’autres vivres. Le jour venu, personne ne se présente aux portes, excepté les convives du roi ; alors Cyaxare, apprenant que la camp est vide des Mèdes et de leurs cavaliers, et voyant, à la sortie, que la nouvelle est vraie, entre dans une vive colère contre Cyrus et contre les Mèdes, qui l’ont laissé seul ; et aussitôt, comme il était, dit-on, dur et violent, il charge un de ceux qui se trouvent près de lui de prendre quelques cavaliers, de courir après le détachement de Cyrus et de dire à celui-ci : « Je ne croyais pas, Cyrus, que tu fusses capable de me traiter si légèrement, et, dans le cas où Cyrus aurait cette pensée, que vous, Mèdes, vous eussiez voulu aujourd’hui m’abandonner ! Que Cyrus revienne donc, s’il le veut ; mais vous, du moins, revenez au plus vite. » Tels sont les ordres qu’il envoie. L’envoyé lui répond : « Mais, seigneur, où les trouverai-je ? — Par la route où Cyrus et les siens ont été trouver les autres. — Mais, par Jupiter, dit l’envoyé, l’on m’a dit qu’il était venu ici quelques Hyrcaniens, déserteurs de l’ennemi, et qu’ils leur avaient servi de guides. » À ces mots, Cyaxare, beaucoup plus irrité de ce que Cyrus ne lui en avait rien dit, envoie avec plus de hâte encore vers l’armée des Mèdes, afin de l’affaiblir, et prend un ton plus menaçant contre les Mèdes qu’il rappelle et contre l’envoyé, s’il n’exécute pas sa commission avec vigueur.

L’envoyé part à la tête d’une centaine de cavaliers, fort affligé de n’avoir pas lui-même suivi Cyrus. Arrivé à un endroit où le chemin se partage en plusieurs routes, il en prend une qui les égare, et ils ne rejoignent l’armée de Cyrus qu’après avoir rencontré par hasard un détachement ami d’Assyriens fugitifs, qu’ils obligent de les conduire vers Cyrus : encore n’y arrivent-ils qu’en voyant des feux et au milieu de la nuit. Quand ils sont près du camp, les guides, conformément aux ordres de Cyrus, ne les laissent pas entrer avant le jour. Dès la pointe du jour, Cyrus, faisant appeler les mages, leur ordonne de choisir dans le butin les dons qu’il était d’usage d’offrir aux dieux, pour reconnaître leurs faveurs ; et, pendant qu’ils exécutent cet ordre, il convoque les homotimes et leur dit :

« Soldats, c’est à la Divinité que nous devons toutes ces richesses ; mais, nous autres Perses, nous sommes en ce moment trop peu nombreux pour les garder. D’une part, si nous ne veillons pas à la garde de ces biens que nous avons pris, ils retomberont en d’autres mains ; de l’autre, si nous laissons ici des troupes pour les garder, nous paraîtrons nous être dépouillés de toute notre force. Je suis donc d’avis que quelqu’un de vous aille au plus tôt instruire les Perses de la situation que je dis, et les presser de nous envoyer sans délai un renfort, si les Perses aspirent à l’empire de l’Asie et à la possession de toutes ses richesses. Va donc, toi qui es le plus âgé, va leur dire ce qu’il en est ; dis-leur que les soldats qu’ils nous enverront, une fois arrivés, c’est moi qui me charge de leur nourriture. Tu vois les trésors que nous avons ; ne leur cache rien. Pour les biens que j’envoie en Perse, comme je veux agir pieusement et légalement, consulte mon père sur la part qui revient aux siens, et les magistrats sur celle qui revient au trésor. Qu’on nous envoie aussi des inspecteurs qui examinent ce qui se passe ici, et des conseillers que nous puissions consulter Et maintenant prépare-toi et prends un loche pour escorte. »

Il fait ensuite appeler les Mèdes. L’envoyé de Cyaxare paraît au milieu d’eux, et parle publiquement de la colère de Cyaxare contre Cyrus, de ses menaces contre les Mèdes, et finit par dire qu’il ordonne aux Mèdes de revenir chez eux, lors même que Cyrus voudrait rester. À ces paroles de l’envoyé, les Mèdes demeurent silencieux, ne sachant s’ils doivent obéir à cet appel, et craignant l’effet des menaces d’un roi dont ils connaissent la dureté. Cyrus dit : « Pour ma part, messager, et vous, Mèdes, je ne m’étonne pas que Cyaxare, en voyant une foule d’ennemis, et ignorant nos succès, tremble pour nous et pour lui ; mais quand il saura qu’un grand nombre d’ennemis sont morts et que tous sont en fuite, d’abord il cessera de craindre, puis il reconnaîtra qu’il n’a pas été abandonné, puisque ses amis détruisaient ses ennemis. Le moyen, en effet, de se plaindre de nous qui le servons si bien, et qui n’entreprenons rien de notre propre mouvement ? Pour moi, ce n’est qu’après avoir obtenu de lui qu’il me laissât vous emmener avec moi que j’agis de la sorte ; et vous, vous n’avez point demandé à partir comme des gens qui veulent s’en aller, et vous êtes venus ici sur l’invitation qu’il en avait faite à quiconque voudrait bien me suivre. Sa colère, j’en suis sûr, tombera devant nos succès, et disparaîtra quand cesseront ses craintes. De ton côté, dit-il, messager, va te reposer, car tu dois être fatigué ; et nous, Perses, puisque nous présumons que les ennemis approchent, ou pour combattre ou pour se soumettre, rangeons-nous en bataille dans le meilleur ordre : en nous montrant ainsi, peut-être avançons-nous la réalisation de nos projets. Et toi, chef des Hyrcaniens, prends sur toi d’ordonner à tes chefs de mettre leurs soldats sous les armes. »

L’Hyrcanien transmet cet ordre et vient rejoindre Cyrus, qui lui dit : » Je vois avec plaisir, Hyrcanien, que non-seulement tu nous donnes des preuves d’amitié, mais que tu me parais avoir de l’intelligence. Il st clair que nous avons aujourd’hui les mêmes intérêts. Les Assyriens sont mes ennemis, mais ils sont encore plus tes ennemis que les miens. Agissons donc de concert, afin qu’aucun de nos alliés ne nous abandonne, et que nous en attirions de nouveaux, si nous pouvons. Tu as entendu le Mède qui rappelle ses cavaliers : s’ils s’en vont, nous ne resterons ici que des fantassins. Il faut donc que nous fassions en sorte, moi et toi, que celui qui les rappelle désire lui-même demeurer auprès de nous. Donne-lui une tente où il puisse trouver tout ce qui lui conviendra le mieux. De mon côté, je m’efforcerai de lui donner un emploi qui lui soit plus agréable que de s’en retourner. Parle-lui aussi de l’espoir des grands biens qui attendent tous nos amis, si tout va bien. Cela fait, reviens auprès de moi. »

L’Hyrcanien s’en va conduire le Mède à la tente, et celui qui est envoyé en Perse se présente, tout prêt à partir. Cyrus lui recommande de rendre compte aux Perses de tout ce qui a été expliqué dans leur entretien, et le charge d’une lettre pour Cyaxare. « Je veux, dit-il, te lire ce que je lui écris, afin que, la connaissant, tu répondes dans le même sens, s’il te demande quelque chose là-dessus. » Or, voici ce qu’il y avait dans cette lettre : « Cyrus à Cyaxare, salut. Nous ne l’avons point abandonné : personne, quand il triomphe de ses ennemis, n’est alors abandonné de ses amis. En te quittant, nous n’avons pas cru te mettre en péril : au contraire, plus nous sommes éloignés, plus nous pensons t’avoir procuré de sécurité ; car les amis qui restent assis près de leurs amis ne leur procurent pas une sécurité parfaite, mais ce sont ceux qui repoussent les ennemis le plus loin possible qui mettent leurs amis à l’abri du danger. Examine quel je suis à ton égard, et quel tu es envers moi pour m’adresser des reproches. Je t’ai amené des alliés, pas autant que tu le conseillais, mais autant que j’en ai pu rassembler. Tu m’as permis d’emmener, quand j’étais en pays ami, tous ceux que je pourrais emmener : maintenant que je suis en pays ennemi, tu ne rappelles pas qui veut, mais tout le monde. Je comptais partager ma reconnaissance entre toi et les tiens ; maintenant tu me forces à l’oublier et à la réserver tout entière à ceux qui m’ont accompagné. Cependant je ne puis devenir semblable à toi : j’envoie en Perse demander un renfort, à condition que tous ceux qui viendront me rejoindre s’informent si tu as besoin d’eux avant devenir à nous, non pour suivre leur volonté, mais pour se soumettre à la tienne. Je te conseille donc, quoique plus jeune que toi, de ne jamais retirer ce que tu as donné, de peur que, au lieu de la reconnaissance, tu ne recueilles de la haine. Quand tu désires qu’on se rende vite auprès de toi, que ton appel ne soit point menaçant : ne fais pas observer que tu es seul, quand tu menaces un grand nombre, de peur que tu n’apprennes aux autres à te mépriser. Au reste, nous tâcherons de te rejoindre dès que nous aurons exécuté des projets dont nous croyons le succès également avantageux à toi et à nous. Porte-toi bien. » « Remets-lui cette lettre, et, s’il te questionne sur tout cela, règle ta réponse sur ce qui est écrit. Les instructions que je te donne, relativement aux Perses, sont conformes à ce qui est écrit. » Après ces recommandations, il lui remet la lettre et le congédie, avec ordre, puisqu’il y a urgence, de revenir au plus tôt.

En ce moment, Cyrus aperçoit déjà tout armés les Mèdes, les Hyrcaniens et les soldats de Tigrane. Les Perses sont également armés. Il arrive, en même temps, quelques habitants du voisinage, amenant des chevaux et des armes. Cyrus donne l’ordre de jeter les javelots à l’endroit où les ennemis avaient jeté les leurs, et à ceux qui en ont, la mission de les brûler, sauf ceux qui leur sont alors indispensables. À l’égard des chevaux, il ordonne à ceux qui les ont amenés de rester dans le camp pour les garder et d’attendre ses ordres ; après quoi, il appelle les chefs de la cavalerie mède, ainsi que ceux des Hyrcaniens, et leur dit : « Amis et alliés, ne soyez pas surpris si je vous convoque souvent. Le présent nous étant nouveau, il y a beaucoup de choses qui se font avec confusion ; or, quand il y a confusion, il y a nécessairement de l’embarras, jusqu’à ce que tout soit à sa place. Nous avons fait un butin immense, et de plus, nombre de prisonniers ; mais, comme chacun de nous ignore ce qui lui appartient dans ces prises, comme nul de ces prisonniers ne sait quel est son maître, on en voit peu qui s’acquittent de leur devoir : presque tous sont incertains de ce qu’ils ont à faire. Pour que cela cesse, faites des partages. Celui qui a rencontré une tente bien pourvue de vivres, de vin, de serviteurs, de lits, de vêtements, et de tout ce qui meuble bien une tente militaire, celui-là n’a besoin de rien de plus que de savoir, après se l’être appropriée, qu’il doit en prendre soin dorénavant comme de son propre bien ; mais si quelqu’un habite une tente mal pourvue, à vous d’examiner ce qui lui manque et d’y suppléer ; vous aurez encore bien du superflu, j’en réponds : car les ennemis avaient bien plus de choses qu’il ne nous en faut pour nos gens. Il est venu des trésoriers du roi des Assyriens et des autres seigneurs pour me dire qu’ils ont chez eux de l’argent monnayé, provenant de tributs dont ils me parlent. Faites-leur annoncer par un héraut qu’ils aient à apporter le tout dans un endroit que vous indiquerez, et faites peur à quiconque ne ferait pas ce qui est prescrit. Cet argent reçu, donnez au cavalier le double du fantassin, et vous aurez ainsi de quoi acheter ce qui peut vous manquer. Annoncez dès à présent un marché dans le camp ; qu’on ne fasse tort à personne ; que les marchands puissent vendre tout ce qu’ils ont de denrées, puis, celles-là vendues, en amener d’autres, afin que votre camp soit fréquenté. »

On fait aussitôt la proclamation. Alors les Mèdes et les Hyrcaniens : « Mais comment, disent-ils, opérer ce partage sans vous et les vôtres ? » Cyrus à cette observation répond ainsi : « Et croyez-vous, guerriers, que rien ne doive se faire ici sans que nous y assistions tous ? Ne suffit-il pas, quand il le faut, que j’agisse pour vous et que vous agissiez pour moi ? En procédant autrement, n’est-ce pas multiplier les affaires et diminuer les chances de succès ? Mais voyez vous-mêmes : nous vous avons gardé le butin, et vous avez la certitude que nous l’avons bien gardé ; à votre tour, distribuez-le, et nous, nous aurons la certitude que vous l’avez bien distribué. De notre côté, nous essayerons d’agir aussi dans l’intérêt commun. Ainsi, voyez d’abord le nombre de chevaux que nous avons, ou qu’on nous amène. Si nous les laissons sans les monter, ils ne nous serviront à rien, et nous embarrasseront à soigner ; mais, si nous les donnons à des cavaliers, nous serons délivrés de ce soin et nous augmenterons notre force. Si vous avez à qui les donner, et avec qui vous préfériez courir les hasards de la guerre plutôt qu’avec nous, donnez-les-leur ; mais si vous préfériez nous avoir pour compagnons, donnez-les-nous. Lorsqu’en poursuivant les ennemis sans nous vous couriez des dangers, nous craignions beaucoup qu’il ne vous arrivât malheur, et vous nous faisiez rougir de ne pas être où vous étiez ; mais quand nous aurons des chevaux, nous vous suivrons. Si nous vous semblons plus utiles en combattant à cheval, notre ardeur ne sera point en défaut ; si vous nous croyez plus propres à vous seconder en restant à pied, nous mettons pied à terre, et, redevenus aussitôt fantassins, nous sommes à vous. Nous aurons sous la main des gens à qui donner nos chevaux. » Ainsi parle Cyrus. Ceux-ci lui répondent : « Mais nous n’avons personne, Cyrus, à faire monter sur ces chevaux, et, nous aurions quelqu’un, du moment que tu le désires, nous ne choisirions point ailleurs. Et maintenant, ajoutent-ils, prends-les et fais-en ce que bon te semblera. — Je les accepte, dit Cyrus, et bonne chance à nous, pour devenir cavaliers, et à vous, pour partager le butin commun ! Commencez par mettre de côté pour les dieux ce que les mages vous indiqueront ; puis choisissez pour Cyaxare ce que vous croirez devoir lui être le plus agréable. » Ils disent, en riant, qu’il faut lui choisir des femmes. « Des femmes, soit, dit Cyrus, et autre chose encore, si vous voulez. Quand vous aurez fait votre choix, faites autant que possible, Hyrcaniens, que ceux qui m’ont suivi volontairement n’aient point à se plaindre, de votre côté, Mèdes, traitez ceux-ci, nos premiers alliés, de manière qu’ils se félicitent d’être nos amis. Admettez au partage du tout l’envoyé de Cyaxare, ainsi que ceux qui sont avec lui ; pressez-le de rester avec nous, cet avis étant conforme au mien, afin que, mieux instruit de ce qui se passe, il en rende un compte exact à Cyaxare. Pour les Perses qui sont avec moi, ce qu’il y aura dè trop, quand vous aurez été abondamment pourvus, leur suffira. En effet, dit-il, nous n’avons pas été élevés dans la mollesse, mais d’une façon rustique, si bien que vous ririez de nous peut-être, si vous nous voyiez quelque ornement de luxe, comme nous vous donnerons, je le sais, beaucoup à rire assis à cheval, et, je le crois, aussi, tombant par terre. »

Sur ce point, l’on s’en va faire le partage, riant surtout de la future cavalerie. Cyrus appelle les taxiarques, leur ordonne de prendre les chevaux, les harnais et les palefreniers en nombre fixe, et de les faire tirer au sort également par chaque compagnie. Ensuite il fait publier dans le camp que, s’il se trouve parmi les Assyriens, Syriens ou Arabes, des esclaves pris de force chez les Mèdes, les Perses, les Bactriens, les Cariens, les Ciliciens et les Grecs, ou ailleurs, ils se présentent. Le héraut à peine entendu, il en accourt avec empressement un grand nombre. Cyrus choisit les mieux faits et leur dit que, devenus libres, ils devront porter les armes qu’il leur donne, et qu’il veillera, lui, à ce qu’ils aient le nécessaire. Aussitôt il les mène aux taxiarques, leur fait donner des boucliers et des sabres légers, pour qu’ils soient en état de suivre la cavalerie, et distribuer la même ration qu’aux Perses qui sont avec lui : il recommande à ceux-ci d’avoir toujours la cuirasse et la pique quand ils sont à cheval, ainsi qu’il le pratique lui-même, et à ceux des homotimes qui sont restés à pied, de choisir un commandant à la place de chacun des autres homotimes.


CHAPITRE VI.


Gobryas passe à Cyrus. — Rapport sur le partage du butin.


Voilà où l’on en était. Sur ces entrefaites, Gobryas, vieillard assyrien, arrive à cheval suivi d’une escorte de cavaliers : ils avaient tous les armes ordinaires à la cavalerie. Ceux qui étaient préposés pour recevoir les armes, leur demandent leurs piques pour les brûler comme le reste. Mais Gobryas dit qu’il veut d’abord voir Cyrus. Les valets font rester ses cavaliers à l’endroit où ils se sont arrêtés, et conduisent Gobryas à Cyrus. Celui-ci, dès qu’il a vu Cyrus, lui parle ainsi : « Maître, je suis Assyrien de naissance ; j’ai un château fort et je commande à un vaste pays ; je dispose d’environ deux mille trois cents chevaux que je fournissais au roi des Assyriens, et j’étais son ami intime. Mais maintenant qu’il est mort sous vos coups, cet excellent homme, et que son fils lui a succédé, mon ennemi mortel, je viens à toi, je tombe suppliant à tes genoux, et je me donne à toi comme esclave et comme allié, te demandant, en retour, d’être mon vengeur. Je fais de toi mon fils, comme je le puis, car je n’ai point d’enfants mâles. J’en avais un, ô mon maître, qui était beau et bon ; il m’aimait, il me respectait avec la déférence d’un fils qui fait le bonheur de son père. Le roi régnant, père du roi actuel, le mande un jour pour donner sa fille à mon enfant ; et moi je l’envoie, tout fier de voir mon fils épouser la fille du roi : le roi actuel l’invite à une chasse, et le laisse courir en toute liberté après la bête, l’estimant beaucoup meilleur cavalier que lui : mon fils croit chasser avec un ami : une ourse paraît : tous deux la poursuivent : le roi actuel vise, et manque ; plût aux dieux qu’il n’eût pas manqué ! Mon fils, plus adroit qu’il n’eût fallu, lance son javelot et abat l’ourse. L’autre fâché dissimule sa jalousie. Quelques instants après, un lion se présente : le prince manque son coup une seconde fois, accident qui n’a rien d’extraordinaire, tandis que mon fils, par un second bonheur, atteint ce lion, et s’écrie : « Ainsi par deux fois j’ai visé et par deux fois j’ai abattu la bête ! » Le traître alors ne contient plus sa jalousie ; mais saisissant la javeline de l’un de ceux qui le suivaient, il la lance dans la poitrine de mon fils unique et bien-aimé et lui ôte la vie. Et moi, père infortuné, au lieu d’un fiancé je retrouve un cadavre, et je mets au tombeau, à mon âge, le meilleur, le plus cher des fils, à peine adolescent. On eût dit que l’assassin s’était défait d’un ennemi : nul repentir apparent, en expiation de son crime, nul honneur rendu à celui qui était sous la terre. Son père seul me plaignit et se montra sensible à mon malheur. Aussi moi, s’il vivait encore, je ne viendrais pas implorer ton secours contre lui : car j’ai reçu de lui autant de preuves d’amitié que je lui en ai donné de dévouement. Mais maintenant que le pouvoir est au meurtrier de mon fils, je ne puis avoir pour lui des sentiments de bienveillance ; et lui-même, j’en suis sûr, ne saurait me considérer comme ami. Il sait bien comment je suis pour lui, qu’avant son crime je vivais heureux, et que maintenant je traîne ma faiblesse dans l’abandon et dans les larmes. Si tu me reçois dans ton alliance et si tu me donnes quelque espoir de venger mon fils chéri, je croirai renaître à la jeunesse ; la vie ne me paraîtra plus une honte, et la mort m’arrivera sans regret. »

Ainsi parle Gobryas ; Cyrus lui répond : « Si tu as dans le cœur, Gobryas, tout ce que tu viens de nous dire, je te reçois comme suppliant, et je te promets, avec l’aide des dieux, de punir le meurtrier de ton fils. Mais, dis-moi, si nous faisons cela pour toi et que nous te laissions ton château, avec le pays et la puissance que tu avais autrefois, en retour, quel service nous rendrais-tu ? » Gobryas répond : « Mon château, si tu y viens, sera ta demeure : je te payerai le tribut des terres que je payais à l’autre ; partout où tu feras la guerre, je t’accompagnerai avec toutes les forces de mon pays. J’ai de plus une fille nubile, que je chéris, et que je croyais élever pour être la femme du roi actuel : ma fille elle-même est venue tout en larmes me supplier de ne pas la donner au meurtrier de son frère ; et je partage ses sentiments. Maintenant je remets son sort entre tes mains ; sois pour elle ce que tu vois que moi-même je te semble être pour toi. » Cyrus lui dit : « À ces conditions sincères, je te donne ma main et je reçois la tienne : les dieux nous soient témoins ! » Cela fait, il engage Gobryas à se retirer avec ses armes, et lui demande à quelle distance il est de chez lui, s’il veut y aller. Gobryas lui répond : « En partant demain, dès le matin, le jour suivant tu logeras chez nous. » Sur cela, Gobryas se retire, laissant un guide.

Cependant les Mèdes retiennent après avoir délivré pour les dieux ce que les mages eux-mêmes ont demandé, et mis à part pour Cyrus une tente magnifique et une femme susienne, qu’on estimait la plus belle de toutes les femmes de l’Asie, et deux musiciennes excellentes ; les objets de seconde qualité sont réservés à Cyaxare : pour le reste, ils se pourvoient abondamment de tout ce qui leur est nécessaire, de manière à n’avoir besoin de rien durant la campagne. Or, il y avait de tout en quantité. Les Hyrcaniens prennent également ce qu’il leur faut, et ils font part égale au messager de Cyaxare. Les tentes de reste sont données à Cyrus pour l’usage des Perses. Quant à l’argent monnayé, on convient de le distribuer, quand tout sera recueilli ; et on le distribue.



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LIVRE V.


CHAPITRE PREMIER.


Épisode de Panthéa. — Cyrus s’assure des intentions des Mèdes.


Voilà ce qui se dit et ce qui se fait.. Cyrus ordonne que le butin réservé à Cyaxare soit confié à la garde de ceux qu’il lui sait particulièrement attachés : « Quant à ce que vous me donnez, dit-il, je le reçois de bon cœur, mais il est à la disposition de celui de vous qui voudra surtout en user. » Un des Mèdes, amateur de musique, lui ait : « Cyrus, j’ai entendu le soir les musiciennes qui sont à toi maintenant, et je les ai entendues avec beaucoup de plaisir : si tu m’en donnais une, la vie du camp me semblerait plus agréable que le séjour à la maison. » Cyrus lui répond : « Eh bien, je te la donne et je te sais plus de gré de me l’avoir demandée que tu ne dois m’en savoir de l’obtenir, tant j’ai soif de vous être agréable. » Ainsi la musicienne est emmenée par celui qui l’a demandée.

Cyrus faisant appeler le Mède Araspe, son ami d’enfance, celui-là même auquel il avait donné sa robe médique, quand il retourna de chez Astyage en Perse, lui confie le soin de lui garder la femme et la tente. Cette femme était l’épouse d’Abradatas le Susien. Dans le temps où l’on prenait le camp des Assyriens, le mari ne s’y trouvait pas, mais il était allé en députation auprès du roi des Bactriens, chez lequel l’Assyrien l’avait envoyé pour traiter de l’alliance, vu les liens d’hospitalité qui l’unissaient au roi des Bactriens. Cyrus donc fait garder cette femme par Araspe, jusqu’à ce qu’il la redemande. Sur cet ordre, Araspe lui dit : « As-tu vu, Cyrus, la femme que tu me donnes à garder ? — Non, par Jupiter, répond Cyrus. — Et moi, je l’ai vue, quand nous la choisissions pour toi. En entrant dans sa tente, nous ne la distinguions point d’abord ; elle était assise, et toutes ses servantes autour d’elle : elle avait des vêtements semblables à ceux des esclaves. Lorsque, voulant connaître quelle est leur maîtresse, nous les avons considérées toutes, l’une après l’autre, elle nous paraît alors bien différente de toutes celles qui l’entourent, couverte d’un voile, quoique assise, et les yeux attachés à la terre. Nous la prions de se lever : toutes les femmes se lèvent en même temps : elle les surpasse d’abord par sa taille, puis par sa vertu et par sa décence, malgré l’extrême simplicité de son extérieur. On pouvait voir couler ses larmes, les unes le long de ses vêtements, les autres jusqu’à ses pieds. Alors le plus âgé d’entre nous : « Courage, femme, lui dit-il ; nous savons que ton mari est beau et bon ; mais celui auquel nous te destinons, sache-le bien, ne lui est inférieur ni en beauté, ni en esprit, ni en puissance. Oui ; d’après notre estime, si quelqu’un est digne d’admiration, c’est Cyrus, de qui tu vas dépendre désormais. À peine cette femme a-t-elle entendu ces mots, qu’elle déchire le voile qui lui couvre la tête et se lamente : toutes ses servantes se mettent à jeter des cris avec elle. Elle nous laisse voir ainsi la plus grande partie de son visage, son cou, ses mains : et sois certain, Cyrus, d’après ce que j’ai pu en juger aussi bien que ceux qui étaient avec moi, qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura jamais en Asie de créature aussi belle. Mais d’ailleurs, viens la voir. » Cyrus répond : « Non pas, par Jupiter, surtout si elle est telle que tu dis. — Et pourquoi ? dit le jeune homme. — Parce que, si, maintenant que j’entends dire qu’elle est belle, je me laisse aller à désirer la voir, je crains, ayant peu de temps à moi, qu’elle ne m’engage beaucoup plus vite encore à revenir la voir : et je négligerais ainsi ce dont j’ai à m’occuper, pour demeurer sans cesse à la regarder. »

Alors le jeune homme se mettant à sourire : « Crois-tu donc, Cyrus, dit-il, que la beauté puisse contraindre un homme qui ne le veut pas, à agir contre son devoir ? Si la beauté de la nature avait ce pouvoir, elle nous contraindrait tous également. Tu vois le feu ; il brûle également tout le monde, parce que c’est sa nature ; mais les uns aiment la beauté, les autres ne l’aiment pas : l’un aime l’un, l’autre l’autre. L’amour, en effet, dépend de la volonté, et l’on aime qui l’on veut aimer. Un frère n’est point amoureux de sa sœur, mais un autre l’aime ; un père n’est point amoureux de sa fille, elle est aimée d’un autre : c’est que la crainte et la loi peuvent réprimer l’amour. Si cependant une loi défendait d’avoir faim, quand on a besoin de manger, soif, quand on est altéré, froid, l’hiver, et chaud, l’été, il n’est pas de puissance qui la ferait observer, parce qu’il est ici dans la nature de l’homme d’obéir ; il est fait pour céder à ces sensations ; l’amour, au contraire, est soumis à la volonté : chacun aime où il veut, comme on aime un vêtement, une chaussure.

— Comment donc se fait-il, dit Cyrus, si l’amour est volontaire, qu’on ne soit pas maître de cesser d’aimer quand on le veut ? Pour ma part, j’ai vu des gens pleurer de la douleur que l’amour leur causait, et cependant demeurer esclaves de l’objet aimé, tandis qu’avant d’aimer, la servitude leur paraissait un mal ; je les ai vus donner beaucoup de choses, dont il n’était pas de leur intérêt de se priver, et souhaiter d’être délivrés de leur amour comme d’une maladie, sans pouvoir se guérir, liés par une puissance plus forte que des chaînes de fer. Aussi les amants se montrent-ils esclaves des caprices de la personne qu’ils aiment, et, malgré les maux qu’ils endurent, ils n’essayent point de s’enfuir, mais ils veillent à ce que l’objet aimé ne puisse leur échapper. »

Le jeune homme lui répond : « C’est bien là ce qu’ils font ; seulement, de tels amants sont des lâches : voilà pourquoi, je pense, il y en a qui se croient assez malheureux pour souhaiter de mourir, et qui, avec mille moyens de sortir de la vie, ne la quittent pourtant pas. Ce sont de ces gens-là qui entreprennent de voler, et qui ne s’abstiennent point du bien d’autrui ; puis, quand ils ont volé ou dérobé, tu vois que tu es le premier à leur faire un crime de leur larcin et de leur vol, parce qu’ils n’étaient point entraînés fatalement à voler : aussi, loin de leur pardonner, tu les châties. Il en est de même de la beauté : elle ne force point les hommes à l’aimer, à désirer ce qui leur est interdit, mais il y a des êtres vils que leurs passions maîtrisent, et qui ensuite accusent l’amour, tandis que les hommes bons et beaux désirent, il est vrai, de l’or, de bons chevaux, de belles femmes ; mais ils savent s’en passer plutôt que de se les procurer par une injustice. Ainsi, moi, j’ai vu cette femme et elle m’a paru fort belle ; cependant je suis à cheval auprès de toi et je m’acquitte de tous mes autres devoirs. — Oui, par Jupiter, dit Cyrus ; mais peut-être es-tu parti avant le temps qu’il faut à l’amour pour s’emparer d’un homme. Le feu, quand on y touche, ne brûle pas tout de suite, et le bois ne s’enflamme pas tout à coup ; mais cependant, moi, je ne m’expose ni à toucher le feu, ni à regarder une belle personne. Je ne te conseillerais pas, Araspe, de laisser toi regard trop longtemps fixé sur un bel objet. Car le feu ne brûle que quand on y touche, et la beauté, même de loin, enflamme ceux qui la regardent. — Soit tranquille, Cyrus ; lors même que je ne cesserais de regarder, jamais je ne serai subjugué, au point de rien faire de ce que je ne dois pas. — Parfaitement dit : garde-la donc, comme je te le prescris, et prends-en soin ; peut-être, dans la suite, sera-t-il à propos pour nous d’avoir entre nos mains cette femme. » Cela dit, ils se séparent.

Le jeune homme, voyant cette femme si belle, et frappé de la noblesse de ses sentiments, s’apercevant, en outre, que ses soins lui agréent et qu’elle ne les reçoit pas avec indifférence, qu’elle-même lui en rend par ses servantes, qu’ainsi lorsqu’il entre dans latente, on prévient ses besoins, que, s’il est malade, on veille à ce que rien ne lui manque ; le jeune homme, avec tout cela réuni, finit par être pris d’amour ; et cela n’a rien d’étrange. Voilà donc ce qui se passait.

Cependant Cyrus, voulant que les Mèdes et les autres alliés restent volontairement avec lui, convoque tous ceux qu’il faut, et leur parle ainsi : ce Mèdes, et vous tous qui êtes ici présents, je sais que ce L’est ni l’amour de l’argent, ni l’envie de servir Cyaxare qui vous a mis en campagne ; c’est parce que vous vouliez m’être agréables et m’honorer que vous avez affronté les marches nocturnes et les dangers avec moi. Je dois vous en savoir gré, à moins d’injustice. Seulement, je n’ai point encore le pouvoir de reconnaître dignement vos services : je ne rougis pas de l’avouer ; mais ces mots : « Si vous restez avec moi, je m’acquitterai pour sûr, » je rougirais de les prononcer. Je craindrais, en effet, de paraître ne vous faire cette promesse que pour vous déterminer à rester plus volontiers. Au lieu de cela, voici ce que je vous dis : Si vous me quittez pour obéir à Cyaxare, je ne laisserai pas, en cas de réussite, de me comporter avec vous de manière que vous ayez à vous louer de moi : car je ne m’en retourne pas. Je suis lié aux Hyrcaniens par des serments. Je ne trahirai point la foi donnée, et l’on ne me prendra pas à les trahir. Et maintenant, ce Gobryas qui nous livre sas murs, son pays, son pouvoir, je m’efforcerai de faire en sorte qu’il n’ait point à se repentir de sa venue vers moi. Mais, chose essentielle entre toutes, quand les dieux nous accordent si visiblement leurs faveurs, je craindrais et j’aurais bonté de les négliger et de partir. Vous toutefois, décidez ce que vous voudrez et agissez ainsi : dites-moi seulement ce que vous faites. » Ainsi parle Cyrus.

Le Mède, qui jadis s’était dit parent de Cyrus, lui répond le premier : « Pour ce qui me concerne, grand roi, car, à mes yeux, la nature ne t’a pas moins fait roi que ne l’est dans la ruche le chef des abeilles ; or, les abeilles lui obéissent constamment d’elles-mêmes ; partout où il demeure, il n’en est pas une qui s’éloigne ; s’il sort pour se rendre ailleurs, il n’en est pas une qui le quitte, tant il y a en elles un amour de lui obéir ; eh bien, selon moi, tous ces hommes me paraissent attachés à toi par de semblables liens. Quand de la Perse tu es venu chez nous, quel Mède, jeune ou vieux, demeura en arrière, au lieu de t’accompagner, jusqu’au moment où Astyage nous rappela ? Lorsque ensuite tu es revenu de Perse à notre secours, nous avons vu presque tous nos amis empressés à te suivre. Quand tu as entrepris cette dernière expédition, tous les Mèdes, de leur propre mouvement, t’ont suivi. Voilà comme nous sommes pour toi ; de sorte que, même en pays ennemi, nous marchons de confiance, et sans toi nous craignons de retourner même dans notre pays. Que les autres donc disent ce qu’ils veulent faire ; moi. Cyrus, et ceux auxquels je commande, nous restons auprès de toi ; en te voyant, nous aurons du courage, de la patience, animés par tes bienfaits. »

Tigrane alors prenant la parole : « Ne sois pas surpris, Cyrus, dit-il, si je garde le silence ; mon cœur ne se croit pas fait pour délibérer, mais pour exécuter tes ordres. » L’Hyrcanien prenant ensuite la parole : « Quant à moi, Mèdes, dit-il, si vous vous en alliez, je vous croirais poussés par un mauvais génie, qui ne veut pas vous voir heureux. Quel homme sensé tournerait le dos à des ennemis en fuite ? Quand ils livrent leurs armes, qui ne les recevrait ? Quand ils se livrent eux-mêmes, qui ne les accepterait, surtout ayant un général comme le nôtre, qui, j’en atteste tous les dieux, aime mieux nous enrichir que lui-même ? » À ces mots, tous les Mèdes s’écrient : « C’est toi, Cyrus, qui nous as fait sortir de notre patrie ; à toi, quand tu le jugeras opportun, de nous y faire rentrer avec toi. » En entendant ces mots, Cyrus fait cette prière : « Grand Jupiter, je t’en supplie, accorde-moi de surpasser leur affection respectueuse par mes bienfaits ! » Il leur ordonne alors de placer des sentinelles, et de se tenir ensuite en repos, recommandant aux Perses de donner aux cavaliers des tentes convenables, aux fantassins des tentes suffisantes, et de veiller à ce que les hommes chargés du service des tentes portent tout ce qu’il faut aux Perses dans chaque compagnie et tiennent les chevaux pansés : de sorte que les Perses n’aient d’autre œuvre à exécuter que les travaux de la guerre. Voilà comment ils passent cette journée.


CHAPITRE II.


Cyrus se rend chez Gobryas, qui se livre corps et biens à Cyrus. — Gobryas dans le camp des Perses. — Conversation de Cyrus avec Gobryas et l’Hyrcanien. — On marche droit sur Babylone.


Le lendemain matin, on se lève et l’on se met en marche pour se rendre chez Gobryas, Cyrus à cheval, avec les cavaliers perses, au nombre d’environ deux mille, suivis d’autant de gens de pied, portant boucliers et épées. Le reste des troupes marche ensuite en bon ordre. Cyrus enjoint d’avertir les fantassins nouvellement au service que quiconque d’entre eux sera surpris hors des rangs, soit au delà de l’arrière-garde, soit en avant, sur le front de l’armée ou sur les côtés, sera puni.

Le jour suivant, dans l’après-midi, l’on arrive au château de Gobryas, et l’on voit une place très-forte, avec remparts garnis de tout ce qui sert à repousser vigoureusement une attaque : on voit rassemblés derrière ces ouvrages extérieurs une grande quantité de bœufs et de menu bétail. Gobryas fait prier Cyrus de visiter à cheval les dehors du château pour examiner s’il y a quelque endroit faible, et de lui envoyer des hommes de confiance qui puissent, à leur retour, lui rendre compte de l’état de l’intérieur. Cyrus, voulant s’assurer si la place est vraiment imprenable, et si Gobryas le trompe, en fait le tour : il remarque qu’elle est si bien fortifiée de toutes parts, que l’accès en est impossible. Ceux qui avaient été envoyés à Gobryas rapportent à Cyrus que les munitions de l’intérieur sont en telle quantité, qu’il y aurait de quoi nourrir un siècle entier ceux qui y habitent. Ce rapport cause à Cyrus quelque inquiétude. Lorsque Gobryas lui-même vient à lui, accompagné de tous ceux de l’intérieur, apportant vin, orge et blé, amenant bœufs, chèvres, brebis, cochons, enfin tout ce qu’il y a de comestibles, ils les apportent de manière à donner à dîner à l’armée entière de Cyrus : les découpeurs se mettent à l’œuvre, et l’on commence le repas.

Gobryas, ayant fait sortir tout le monde du château, invite Cyrus à y entrer avec les précautions qu’il jugera nécessaires. Cyrus envoie donc en avant des éclaireurs avec un corps de troupes, et entre lui-même. A peine est-il entré, qu’il fait ouvrir les portes à deux battants et appelle sur ses pas tous les amis et tous les chefs qui sont avec lui. Dès qu’ils sont à l’intérieur, Gobryas apporte des coupes d’or, des aiguières, des vases, des joyaux de toute espèce, avec quantité de dariques et d’effets précieux ; puis il amène sa fille, remarquable par sa taille et par sa beauté, mais toute en deuil, à cause de la mort de son frère, et il parle ainsi : « Je te fais don, Cyrus, de toutes ces richesses, et je remets ma fille entre tes mains, pour en disposer à ton gré. Nous te supplions, moi, de venger mon fils, elle, de venger son frère. »

Cyrus répond : « Je t’ai promis tout récemment de te venger de mon mieux, si tu étais sincère. Aujourd’hui, comme je vois que tu dis la vérité, je t’en donne ma foi, et je promets en même temps à celle-ci, avec l’aide des Dieux, d’en faire autant pour elle. J’accepte tes biens ; mais je les donne à cette enfant et à celui qui sera son époux. Je n’emporterai d’ici qu’un seul de tes dons ; et tous les trésors, immenses qui sont dans Babylone et même dans tout l’univers, ne sont rien, comparés à ce présent qui me comble de joie en le recevant de toi à mon départ. » Alors Gobryas, étonné de ce que ce pouvait être et soupçonnant qu’il s’agissait de sa fille, lui demande : « Mais quel est donc ce présent, Cyrus ? » Cyrus répond : « Je ne doute pas, Gobryas, qu’il n’y ait beaucoup de gens au monde qui ne voudraient ni commettre une Injustice, ni se parjurer, ni mentir de propos délibéré ; cependant, comme personne n’a voulu leur confier de grandes richesses, un pouvoir absolu, des places fortes, des enfants dignes d’être aimés, ils meurent avant qu’on ait pu voir au vrai ce qu’ils sont. Aujourd’hui, en remettant entre mes mains une place forte, des richesses de toute nature, ton pouvoir, et une fille, digne objet de tous les vœux, tu m’as mis en état d’apprendre à tous les hommes que je ne veux pas me parjurer avec mes hôtes, ni commettre d’injustice par amour de l’argent, ni manquer volontairement aux traités. Voilà un don, sache-le bien, qui, tant que je serai juste et que ce bruit me vaudra les louanges des hommes, ne sortira point de mon souvenir ; mais je m’efforcerai de te combler, à mon tour, de tous les biens. Quant à l’époux à donner à ta fille, ne crains point que je n’en trouve pas un qui en soit digne : j’ai plusieurs braves amis dont l’un sera son époux : aura-t-il autant de bien, ou approchant, qu’elle lui en apportera, je l’ignore ; mais sache qu’il en est parmi eux pour qui les biens dont tu la doteras ne te feront pas le moins du monde estimer davantage. Aujourd’hui même ils me portent envie et demandent à tous les dieux de pouvoir montrer un jour qu’ils sont aussi fidèles que moi envers leurs amis, qu’ils ne cèdent jamais à l’ennemi tant qu’ils respirent, à moins que la Divinité ne leur soit contraire, et qu’ils font plus de cas de la vertu et d’une bonne renommée que de tes richesses ajoutées à celles des Syriens et des Assyriens. Tel est le caractère des gens que tu vois assis à mes côtés. » Gobryas reprend avec un sourire : « Au nom des dieux, Cyrus, indique-moi où ils sont, afin que je t’en demande un pour de venir mon fils. — Tu n’auras pas besoin de moi pour les con naître, dit Cyrus ; mais suis-nous, et bientôt tu seras toi-même en état de faire connaître chacun d’eux à un autre. »

Cela dit, Cyrus prend la main de Gobryas, se lève et part emmenant tous ceux qui sont avec lui. Vainement Gobryas le prie de demeurer à souper, il ne veut pas, mais il retourne souper au camp et y invite Gobryas. Quand il est couché sur un lit de feuillages : « Dis-moi, Gobryas, dit-il, crois-tu avoir plus de lits que chacun de nous ? — Par Jupiter, répond Gobryas, je vois bien que vous avez plus de tapis et plus de lits que moi, ainsi qu’une maison plus grande que la mienne, vous dont l’habitation est la terre et le ciel. Vous avez autant de lits qu’il y a de couches sur la surface de la terre ; vous regardez comme tapis, non pas tout ce que les brebis donnent de laine, mais les broussailles qui croissent sur les montagnes et dans les champs. »

Gobryas, mangeant pour la première fois avec les Perses et voyant les mets grossiers qu’on leur sert, juge que ses gens sont traités avec beaucoup plus de libéralité, surtout quand il a remarqué la tempérance des conviés. En effet, il n’est pas de mets ou de boisson sur laquelle un Perse bien élevé jette ostensiblement un regard ou porte une main avide ; son esprit n’est pas moins capable de réflexion que s’il n’était pas à table. De même que les écuyers ne se laissent point troubler, quand ils sont à cheval, mais peuvent, tout en chevauchant, voir, entendre et dire ce qu’il convient, de même les Perses croient qu’à table il faut se montrer sage et mesuré : quant à se sentir ému par la vue du manger et du boire, c’est, selon eux, le fait des porcs et des bêtes sauvages. Gobryas remarque également qu’ils s’interrogent entre eux sur des points où l’on trouve plus agréable d’être interrogé que de ne pas l’être, et qu’ils se lancent de ces railleries, dont on trouve plus agréable d’être le point de mire que de ne pas l’être ; qu’ils plaisantent souvent, mais sans parole offensante, sans geste incivil, sans aucun signe de mutuelle aigreur. Mais ce qui lui paraît surtout digne d’éloge, c’est de voir que, dans cette armée où tous partagent les mêmes dangers, personne ne croit avoir droit à une portion plus forte mais que chacun regarde comme le plus agréable des repas celui où l’on rend excellents soldats ceux qui doivent combattre ensemble. Aussi, quand Gobryas se lève pour retourner à sa demeure, on prétend qu’il dit : « Il n’est pas étonnant, Cyrus, qu’ayant plus de coupes, de vêtements et d’or que vous, nous valions moins que vous ne valez. Nous mettons, nous, tous nos soins à les amasser, et vous, vous ne paraissez travailler qu’à vous rendre meilleurs. » Cyrus lui répond : « À demain, Gobryas ; viens nous joindre dès le matin avec tes cavaliers tout armés, nous verrons l’état de tes forces, puis tu nous dirigeras à travers ton pays, afin que nous voyions ce qui doit être considéré comme ami ou comme ennemi. » Cela dit, chacun des deux retourne à ses affaires.

Dès que le jour paraît, Gobryas arrive avec ses cavaliers, et sert de guide à l’armée. Cyrus, en bon général, ne se préoccupe pas tellement du soin de régler la marche, qu’il ne songe aux moyens, tout en suivant sa route, de diminuer les forces de l’ennemi et d’accroître les siennes. Il appelle donc l’Hyrcanien et Gobryas, qu’il juge les plus propres à l’instruire de ce qu’il veut savoir. « Mes amis, leur dit-il, je pense qu’en délibérant avec d’aussi fidèles alliés que vous sur les opérations de cette guerre, je ne puis me tromper : car je vois que vous avez d’ailleurs encore plus d’intérêt que moi à faire que l’Assyrien n’ait pas l’avantage sur nous. Pour ma part, si j’étais déçu dans mes espérances, je me tournerais d’un autre côté ; mais vous, s’il est vainqueur, je vois que tous vos biens passeraient à des mains étrangères. En effet, il est devenu mon ennemi, non pas par haine contre moi, mais parce qu’il croit contraire à ses intérêts que nous nous agrandissions, et voilà pourquoi il se met en campagne contre nous. Vous, au contraire, il vous hait, parce qu’il croit que vous l’avez offensé. »

Ils répondent l’un et l’autre à Cyrus qu’il doit suivre son plan conformément à ces idées qu’ils approuvent eux-mêmes, et qu’ils sont fortement préoccupés de savoir comment tout cela finira. Alors Cyrus : « Dites-moi, répond-il, si vous êtes les seuls que l’Assyrien regarde comme ennemis, ou si vous connaissez quelque autre nation mal disposée à son égard. — Par Jupiter ! dit l’Hyrcanien, il a pour ennemis mortels les Cadusiens, peuple nombreux et vaillant. Il en est de même des Saces, nos voisins, qui ont essuyé mille maux de la part de l’Assyrien ; car il a essayé de les asservir comme nous. — Vous pensez donc que ces deux peuples s’uniraient volontiers à nous aujourd’hui pour attaquer l’Assyrien ? » Ils répondent que ce serait avec empressement, s’ils pouvaient se joindre à Cyrus. « Mais qui fait obstacle à ce qu’ils se joignent à moi ? — Les Assyriens, répondent-ils, dont tu traverses en ce moment même le pays. » Dès que Cyrus a entendu cette réponse : « Mais, dis-moi, Gobryas, ne t’ai-je pas entendu parler de l’humeur arrogante à l’excès du jeune homme qui règne aujourd’hui ? — C’est du moins, répond Gobryas, cette sorte d’humeur que j’ai eu à subir. — Mais est-ce contre toi seul, ou contre d’autres encore, qu’il s’est ainsi montré ? — Par Jupiter ! répond Gobryas, c’est contre d’autres encore. Les violences qu’il exerce sur les faibles, à quoi sert d’en parler ? Le fils d’un homme beaucoup plus puissant que je ne suis était son ami au même degré que mon fils. Un jour qu’ils buvaient ensemble, il le fait saisir et mutiler pour cela seul, dit-on, que la maîtresse du prince avait loué la beauté de ce jeune homme et vanté le bonheur de celle qui serait sa femme. Il allègue à présent pour excuse que l’autre avait voulu séduire sa maîtresse. Quoi qu’il en soit, ce jeune homme est eunuque et gouverne ses États depuis la mort de son père. — Penses-tu qu’il soit bien aise de nous voir chez lui, s’il croit que nous voulons le servir ? — Je n’en doute pas, dit Gobryas ; mais il est difficile, Cyrus, d’arriver jusqu’à lui. — Et pourquoi ? — Parce que, pour le joindre, il nous faut aller au delà de Babylone. — Et en quoi est-ce difficile ? — Hé ! par Jupiter, répond Gobryas, parce que je sais qu’il sortira de cette ville une force double de celle que tu as à présent. Sache bien, ajoute-t-il, que, si en ce moment même il vient moins d’Assyriens t’apporter leurs armes et t’a mener leurs chevaux, c’est uniquement parce que ton armée t’a paru peu considérable à ceux qui l’ont vue, et que le bruit s’en est répandu partout. Je crois donc qu’en avançant il est essentiel de nous tenir sur nos gardes. »

Cyrus, en entendant Gobryas s’exprimer ainsi, lui répond : « Tu as bien raison, Gobryas, d’insister sur la nécessité des précautions dans la marche. Pour moi, quand j’y réfléchis, je n’imagine pas de meilleur moyen que d’aller droit à Babylone, puisque c’est là le point central de la force de nos ennemis. Ils sont nombreux, dis-tu ; s’ils ont du cœur, ils nous le montreront bientôt, je l’espère. En ne nous voyant pas, ils croiront que la peur nous empêche de nous montrer, et sois sûr alors que, délivrés de toute crainte, ils reprendront d’autant plus de courage qu’ils auront été plus longtemps sans nous voir. Mais si, de ce moment, nous allons droit à eux, nous en trouverons bon nombre pleurant leurs moits, bon nombre empêchés par les blessures qu’ils ont reçues des nôtres, tous pleins du souvenir du courage de nos soldats, de leur fuite et de leur malheur. Crois-moi, Gobryas, et pénètre-toi de cette vérité. Une troupe nombreuse, quand elle a du cœur, est capable d’efforts auxquels rien ne résiste ; mais, du moment qu’elle a peur, plus elle est nombreuse, plus l’épouvante y cause de trouble et de désordre. Les mauvaises nouvelles qui circulent contribuent à l’augmenter encore, et elle se grossit de mille pâleurs affreuses, de mille incidents décourageants, de visages bouleversés. Cet excès de crainte, il est difficile de l’étouffer sous des paroles, de ramener aux ennemis en donnant du cœur, ou de ranimer le courage pour battre en retraite ; mais plus les exhortations sont vives, plus le danger paraît imminent.

« Voyons donc bien, par Jupiter, ce qu’il en est. Si, à partir d’aujourd’hui, la victoire, dans les opérations guerrières, dépend du plus grand uombre, tu as raison de craindre pour nous, et nous sommes réellement en péril ; mais si le succès des batailles, comme auparavant, dépend, aujourd’hui même encore, du courage des combattants, ne crains rien ; tu ne seras pas déçu : avec l’aide des dieux, tu trouveras parmi nous plus d’hommes bien disposés à combattre, que parmi les ennemis. Mais, pour te donner plus de confiance encore, réfléchis à ceci : les ennemis sont beaucoup moins nombreux, depuis que nous les avons défaits, beaucoup moins que quand nous les avons mis en fuite ; nous, au contraire, nous sommes plus grands aujourd’hui qu’autrefois, puisque nous sommes vainqueurs, plus forts, puisque nous avons le succès, plus nombreux, puisque vous vous êtes joints à notre armée : car ne fais pas à tes gens l’injure de les compter pour rien depuis qu’ils sont avec nous. Unis à des vainqueurs, Gobryas, les suivants même ont du courage. N’oublie pas non plus ceci, dit-il enfin, c’est que les ennemis peuvent dès à présent nous apercevoir : or, jamais, sois-en sûr, nous ne leur paraîtrons plus redoutables en demeurant en place qu’en allant droit à eux. Voilà mon avis : conduis-nous donc tout droit à Babylone. »


CHAPITRE III.


Ravage de l’Assyrie ; part du butin affectée à Gobryas. — Cyrus marche sur Babylone et provoque inutilement l’Assyrien au combat. — Gadatas s’unit à Cyrus. — Jonction des Cadusiens et des Saces. — Gadatas part pour défendre ses places. — Discours de Cyrus. — Pourquoi Cyrus sait par cœur les noms des chefs de son armée. — Habileté stratégique de Cyrus.


Après quatre jours de marche, on arrive aux limites du pays de Gobryas. Aussitôt qu’il est en pays ennemi, Cyrus fait faire halte, et demeure en bataille à la tête de l’infanterie et d’une troupe de cavalerie qui lui paraît propre à ses desseins. Il envoie le reste des cavaliers battre la campagne, avec ordre de tuer tout ce qui a des armes et de lui amener les autres avec le bétail qu’on prendrait. Il commande aux Perses d’accompagner ces cavaliers : beaucoup reviennent, après avoir été culbutés de leurs chevaux ; beaucoup rentrent, amenant un grand butin.

Pendant qu’on en fait l’inventaire, Cyrus convoque les chefs des Mèdes et ceux des Hyrcaniens, ainsi que les homotimes, et leur parle ainsi : « Mes amis, Gobryas nous a donné à tous une généreuse hospitalité. Si donc, après avoir choisi pour les dieux la portion qui leur est affectée, et pour l’armée une autre part raisonnable, nous abandonnons le surplus à Gobryas, n’agirons-nous pas convenablement, et ne montrerons-nous pas que nous nous efforçons de vaincre en bienfaits nos bienfaiteurs ? En entendant ces mots, tout le monde applaudit. Un des chefs prenant la parole : « Ne différons pas, Cyrus, dit-il. Il me semble que Cyrus nous croit des espèces de mendiants, parce que nous n’arrivons pas couverts de dariques, parce que nous ne buvons pas dans des coupes d’or. En nous conduisant ainsi avec lui, il saura que l’on peut être généreux sans avoir d’or. — Allons, dit Cyrus, remettez aux mages la part des dieux, prenez ce qui est nécessaire à l’armée, appelez ensuite Gobryas, et donnez-lui le reste. » Chacun prend alors ce qui lui revient, et le reste est donné à Gobryas.

Cyrus conduit ensuite son armée vers Babylone, dans l’ordre où elle était le jour du combat. Mais les Assyriens ne sortant point à sa rencontre, Cyrus charge Gobryas d’aller leur dire de sa part que, si le roi veut sortir pour en venir aux mains, il est, lui, tout prêt à combattre ; mais que, s’il ne défend pas son domaine, il ait à se soumettre au vainqueur. Gobryas, s’avançant jusqu’où il est possible sans danger, fait parvenir ces paroles au roi, qui lui envoie cette réponse : « Voici, Gobryas, ce que te dit ton maître : Je ne me repens pas d’avoir tué ton fils, mais de ne pas t’avoir tué avec lui. Si vous voulez combattre, revenez dans trente jours ! En ce moment nous n’avons pas le temps : nous faisons nos préparatifs. » Gobryas répond : « Puisse ce repentir ne finir qu’avec ta vie ! car je vois que je fais ton tourment, depuis que tu es en proie à ce repentir. »

Gobryas revient rapporter à Cyrus les paroles de l’Assyrien. Cyrus, après l’avoir entendu, fait retirer ses troupes, et appelant Gobryas : « Dis-moi, lui dit-il, ne m’as-tu pas rapporté que, selon toi, le prince mutilé par l’Assyrien se joindrait à nous ? — Je n’en saurais douter : car nous avons eu ensemble des entretiens de toute franchise. — Puisque tu crois que tout va bien de ce côté ; va le trouver, et essaye d’abord, toi et les tiens, de savoir ce qu’il dit ; puis, quand tu t’entretiendras avec lui, si tu juges qu’il désire sincèrement être de nos amis, il devra prendre toutes les mesures pour qu’il ne transpire rien de notre amitié. À la guerre, en effet, on ne sert jamais si bien ses amis qu’en passant pour leurs ennemis, et on ne nuit jamais plus à ses ennemis qu’en paraissant leurs amis. — Oh ! je suis sûr, dit Gobryas, que Gadatas payerait cher le plaisir de faire beaucoup de mal au roi actuel des Assyriens, mais le moyen, il faut l’examiner ensemble. — Dis-moi, continue Cyrus, cette place forte, en avant du pays, et que vous dites élevée contre les Hyrcaniens et les Saces, et pour servir de boulevard à la contrée, penses-tu que le gouverneur voulût y admettre le prince eunuque arrivant avec ses troupes ? — Assurément, dit Gobryas, s’il se présente quand il n’est pas encore suspect, comme aujourd’hui. — Eh bien, il ne sera pas suspect, si je vais assiéger ses places comme pour m’en rendre maître, et s’il me résiste, lui, avec vigueur. Je lui prendrai quelque chose, il me prendra, de son côté, quelques hommes, ou bien des messagers envoyés par moi vers ceux que vous dites ennemis de l’Assyrien. Ces prisonniers répondront qu’ils vont à l’armée pour rapporter des échelles à la place forte, et eunuque, en entendant cette nouvelle, feindra de venir afin de l’annoncer. » Gobryas répond : « Si l’on s’y prend ainsi, je suis sûr qu’on le recevra et qu’on le priera même de rester jusqu’à ce que tu te sois éloigné. — Crois-tu, dit Cyrus, qu’une fois entré, il puisse nous remettre la place entre les mains ? — C’est très-probable, dit Gobryas, s’il a disposé tout au dedans, tandis que tu attaqueras vigoureusement par dehors. — Va donc, dit-il, donne-lui les instructions nécessaires et négocie son alliance avec nous ; pour notre sincérité, tu ne saurais lui dire ni lui montrer rien qui l’atteste mieux que ce que toi-même as reçu de nous. »

Sur ce point, Gobryas se met en route : ravi de le voir, l’eunuque convient de tout avec lui, et l’accord est fait. Quand Gobryas lui a fait connaître que tout est parfaitement arrangé avec l’eunuque, Cyrus, le lendemain même, commence l’attaque ; Gadatas résiste ; mais Cyrus emporte la place indiquée par Gadatas lui-même. Quant aux envoyés que Cyrus a dépêchés en leur indiquant la route à suivre, Gadatas en laisse échapper quelques-uns, afin qu’ils ramènent des troupes et apportent des échelles, et en arrête d’autres qu’il interroge en présence de témoins. Dès qu’il a su d’eux le but de leur mission, il fait ses préparatifs de départ, et, sous prétexte d’aller en faire le rapport, il se met en route dès la nuit même. Décidément convaincu qu’il vient en auxiliaire, on l’admet dans la place forte. Là, il se concerte avec le gouverneur pour se mettre sur la défensive ; puis, quand Cyrus arrive, il se rend maître de la place, avec l’aide des prisonniers envoyés par Cyrus.

Quand tout est bien réglé pour assurer sa prise, Gadatas sort au-devant de Cyrus, en se prosternant devant lui selon l’usage : « Réjouis-toi, Cyrus, lui dit-il. — C’est ce que je fais, puisque, d’accord avec les dieux, non-seulement tu m’y invites, mais vous m’en faites un devoir. Sois sûr que ce m’est d’un grand prix de laisser cette place à des alliés. Pour toi, Gadatas, si, comme il paraît, l’Assyrien t’a privé de la faculté d’avoir des enfants, il ne t’a point privé des moyens d’avoir de amis : sois donc persuadé que tu t’es créé en nous par ton action des amis qui, si nous le pouvons, s’efforceront de te venir aussi bien en aide que si tu avais des fils et des petits-fils. » Voilà ce qu’il lui dit. Au même moment l’Hyrcanien, informé de ce qui s’est passé, accourt, et lui prenant la main droite : « Ô précieux trésor peur tes amis. Cyrus, que je sais donc grâce aux dieux qui m’ont conduit vers toi ! — Va, reprend Cyrus, prendre possession de cette place qui me vaut de toi ces témoignages d’affection ; gouverne-la de manière que cette conquête soit précieuse à ta nation, à nos alliés, surtout à Gadatas, à qui nous la devons et qui nous l’abandonne. — Mais quoi ? dit l’Hyrcanien, quand les Cadusiens seront arrivés, ainsi que les Saces et mes compatriotes, ne sera-t-il pas à propos d’appeler aussi Gadatas, afin de délibérer en commun, nous tous qui nous y trouvons intéressés, sur les moyens de tirer le meilleur parti de cette place ? » Cyrus approuve cette proposition. On assemble ceux qui sont intéressés à la question de la place, et l’on décide que la forteresse sera gardée en commun par les peuples à qui il importe de la conserver ainsi, pour leur servir à la fois de place d’armes et de boulevard contre les Assyriens. Cette mesure fait que les Cadusiens, les Saces et les Hyrcaniens, s’engagent dans cette guerre avec plus d’ardeur et en plus grand nombre. Les premiers fournissent environ vingt mille peltastes et quatre mille cavaliers ; les Saces, dix mille archers à pied et deux mille à cheval : les Hyrcaniens donnent autant d’infanterie qu’ils peuvent, et complètent leurs corps de cavalerie au nombre de deux mille hommes : jusque-là ils avaient été obligés d’en laisser la plus grande partie dans leur pays pour le défendre contre les Cadusiens et les Saces, ennemis des Assyriens. Pendant le séjour que Cyrus fait devant la forteresse pour assurer sa conquête, un grand nombre d’Assyriens, dont les habitations étaient peu éloignées, s’empressent ou d’amener leurs chevaux ou d’apporter leurs armes, dans la crainte de leurs voisins.

Sur ces entrefaites, Gadatas vient trouver Cyrus et lui dit qu’il vient de recevoir la nouvelle que l’Assyrien, en apprenant ce qui s’est passé au sujet de la place, s’est mis en colère et se prépare à faire irruption sur son territoire. « Si tu me permets de m’en aller, Cyrus, ajoute-t-il, je tâcherai de défendre mes murailles ; pour le reste, c’est de moindre importance. » Cyrus répond : « En partant tout de suite, quand seras-tu chez toi ? — Dans trois jours, répond Gadatas, je puis y souper. — Et l’Assyrien, crois-tu qu’il soit sitôt prêt à t’attaquer ? — Je n’en doute pas ; il se hâtera d’autant plus que tu paraîtras plus éloigné. — Et moi, dit Cyrus, dans combien de temps puis-je m’y rendre avec mon armée ? — Comme ton armée est nombreuse, maître, lui dit Gadatas, tu ne peux arriver à moins de six ou sept jours de marche à ma demeure. — Pars donc au plus vite, lui dit Cyrus ; de mon côté, je marcherai aussi rapidement que possible. » Gadatas s’en va : Cyrus rappelle tous les chefs des alliés, qui pour la plupart se montraient de beaux et bons soldats, et il leur parle ainsi :

« Alliés, Gadatas a exécuté une entreprise importante aux yeux de nous tous, et sans que nous eussions encore rien fait pour lui. On apprend aujourd’hui que l’Assyrien envahit ses bords, pour se venger de l’immense dommage qu’il croit en avoir reçu. Peut-être a-l>il en même temps la pensée que, si ceux qui l’abandonnent pour se joindre à nous n’éprouvent de sa part aucun dommage, tandis que nous mettons à mal ceux qui lui restent fidèles, bientôt, comme de raison, personne ne voudra demeurer avec lui. Aujourd’hui, guerriers, je crois que nous ferons un acte honorable, si nous nous occupons de secourir Gadatas, un homme qui nous a rendu service, et en même temps un acte de justice, en le payant de retour. D’ailleurs il est de notre intérêt, à nous tous, d’agir ainsi. Quand tout le monde nous verra nous efforcer de surpasser en mauvais traitements ceux qui nous maltraitent, et en services ceux qui nous servent, naturellement bien des gens voudront nous avoir pour amis, et personne ne désirera devenir notre ennemi. Si nous avons l’air de négliger Gadatas, au nom des dieux, par quels discours pourrons-nous persuader à d’autres de nous être agréables ? Comment oserons-nous nous vanter ? Qui de nous osera regarder en face Gadatas, après que tant d’hommes réunis se seront laissé vaincre en générosité par un seul homme, et un homme aussi malheureux ? » Ainsi parle Cyrus. Tous d’une commune voix insistant pour qu’on agisse comme il l’a dit : « Eh bien donc, continue-t-il, puisque vous êtes de mon avis, laissez pour escorter les bêtes de somme et les chariots celles de nos troupes les mieux appropriées à ce service. Gobryas les commandera et leur servira de guide : outre qu’il connaît les chemins, il est fait pour cette mission. Nous autres, nous partirons avec nos chevaux et nos hommes les plus vigoureux, en prenant des vivres pour trois jours. Plus notre équipage sera simple et léger, plus nous aurons de plaisir, les jours suivants, à dîner, à souper et à dormir. Tel sera l’ordre de notre marche. Toi d’abord, Chrysantas, tu conduis l’avant-garde composée de thoracophores[18] ; le chemin étant plat et uni, tu places de front tous les taxiarques : chaque bataillon marche sur une seule file : en nous serrant, nous marcherons avec d’autant plus de vitesse et de sûreté. Je veux que les thoracophores marchent les premiers, par la raison que les troupes légèrement armées, étant précédées du corps le plus pesant, doivent suivre sans peine, et que si, pendant la nuit, on mettait à la tête le corps le plus dispos, il ne serait pas étonnant que l’armée se divisât, une avant-garde se trouvant bien vite à distance. Artabaze commande les peltastes et les archers des Perses ; Handamyas le Mède, l’infanterie des Mèdes ; Embas, l’infanterie des Arméniens ; Artsuchas, les Hyrcaniens ; Thambradas, l’infanterie des Saces ; Datamas, les Cadusiens. Que tous ces chefs marchent de manière que les taxiarques soient au front de leur colonne, les peltastes à la droite, les archers à la gauche : cet ordre donnerait plus de facilité pour agir. Viendront ensuite les skeuophores, à la suite du corps d’armée : leurs chefs veilleront à ce que tous les effets soient rassemblés avant qu’on aille prendre du repos, que, dès la pointe du jour, on soit rendu avec les bagages au lieu fixé, et qu’on marche On bon ordre. Après les skeuophores, le Perse Madatas conduit les cavaliers : il place les hécatonarques sur le front de son escadron : chaque hécatontarque fait marcher ses cavaliers un par un comme font les chefs d’infanterie. Le Mède Rambacas vient ensuite avec ses cavaliers. Tu viens ensuite, Tigrane, avec ta cavalerie. Puis les autres hipparques, chacun avec les troupes qu’ils ont amenées. Saces, vous les suivez. Les Cadusiens, derniers venus, ferment la marche. Al-ceunasa, toi qui les commandes, veille à l’arrière-garde à ce qu’il ne reste personne derrière les cavaliers. Veillez bien à marcher en silence, et vous autres chefs et tous ceux qui sont raisonnables : la nuit, on a plus besoin de ses oreilles que de ses yeux pour percevoir et pour agir. Le désordre, durant la nuit, est beaucoup plus difficile à réparer que le jour. Il faut donc observer le silence et garder son rang Les gardes nocturnes, quand il faudra décamper de nuit, devront être courtes et fréquentes, de peur qu’une trop longue veille n’incommode quelqu’un pour la marche. Quand il sera l’heure de partir, la trompette donnera le signal : alors, munis de ce qui vous est nécessaire, tenez-vous prêts à marcher sur Babylone. Que les premiers engagent toujours ceux qu’ils précèdent à suivre de près. »

Ces mots entendus, on retourne aux tentes ; et en s’en allant ils parlent entre eux de la mémoire de Cyrus, qui, ayant tant d’ordres à donner, appelle chacun par son nom. Cyrus y était arrivé par l’exercice : il trouvait étrange que des artisans connussent les noms des outils de leur métier, que le médecin sût par leur nom les instruments de son art et les remèdes qu’il emploie ; et qu’un général eût assez peu d’intelligence pour ignorer les noms de ses officiers, qui sont les instruments nécessaires dont il use pour attaquer ou pour se défendre, pour inspirer la confiance ou la terreur. Voulait-il faire honneur à quelqu’un, il lui paraissait convenable de l’appeler par son nom : il était persuadé que des hommes, qui se croient connus du général, ont plus d’ardeur à se faire remarquer par quelque action d’éclat et d’empressement à ne rien faire qui les déshonore. Il trouvait ridicule qu’un général, quand il a des ordres à donner, fît comme certains maîtres de maison, qui disent : « Qu’on aille à l’eau ! qu’on fende du bois ! » À de pareils commandements tout le monde se regarde, personne ne fait ce qu’on demande, et, quoique tous soient en faute, personne ne rougit, personne ne craint, parce que cette faute est commune. Voilà pourquoi Cyrus appelait par leur nom tous ceux auxquels il donnait un ordre, et telle était sur ce point sa manière de voir.

Dès que les soldats ont terminé leur repas et posé des sentinelles, ils réunissent tous leurs bagages et vont dormir. Vers minuit, la trompette sonne. Cyrus dit à Chrysantas de se tenir sur la route à la tête de l’armée, et il est accompagné de ses officiers particuliers. Bientôt Chrysantas arrive, suivi des thoracophores ; Cyrus lui donne des gardes et lui prescrit d’avancer lentement, jusqu’à ce qu’il soit arrivé un messager : car toutes les troupes n’étaient pas encore en mouvement. Pour lui, demeurant sur la route, il fait ranger les soldats à mesure qu’ils avancent, et envoie presser les retardataires.

Quand tout le monde est en marche, il dépêche des cavaliers pour en donner avis à Chrysantas, et lui dit : « Marche plus vite. » Et lui-même alors pousse son cheval vers la tête de la colonne, examinant sans rien dire la marche des différents corps. Quand il voit des soldats qui s’avancent en bon ordre et en silence, il s’approche d’eux, leur demande leur nom et les félicite ; s’il remarque ailleurs de la confusion, il essaye d’en démêler la cause et d’y remédier. J’oubliais de parler d’une de ses précautions durant cette nuit. Il avait fait précéder toute l’armée d’un peloton de gens hardis et dispos, qui pouvaient voir Chrysantas et en être vus : ils devaient l’avertir de tout ce qu’ils entendraient et découvriraient. Cette troupe était commandée par un officier chargé de les équiper et de transmettre à Chrysantas les avis importants, sans le fatiguer de rapports inutiles. Ainsi se fit la marche de cette nuit.

Quand le jour paraît, Cyrus laisse, pour contenir l’infanterie cadusienne, qui vient la dernière, la cavalerie de la même nation, et fait prendre les devants aux autres corps de cavalerie, parce que, ayant l’ennemi en tête, il croit être en état ou de combattre avec toutes ses forces, s’il trouvait de la résistance, ou de poursuivre les fuyards, si on en apercevait quelques-uns. Pour cela, il avait toujours sous la main des hommes tout prêts à poursuivre, s’il le fallait, ou à demeurer auprès de lui, car il ne souffrait pas que la cavalerie se détachât tout entière. C’est ainsi que Cyrus conduisait son armée : il n’avait pourtant aucun poste fixe, mais se portait sans cesse d’un point à un autre, veillant et réglant tout suivant le besoin ; et voilà comme marchaient les troupes de Cyrus.


CHAPITRE IV.


Cyrus sauve la vie à Gadatas. — Défaite des Cadusiens. — Ils sont vengés par Cyrus. — Gadatas suit l’armée de Cyrus. — Convention avec les Assyriens pour épargner les cultivateurs. — Cyrus explique pourquoi il veut camper loin de Babylone. — Il s’empare de trois places fortes.


Cependant un des principaux officiers de la cavalerie de Gadatas, voyant que celui-ci a secoué le joug de l’Assyrien, s’imagine que, si son maître éprouve un revers, il pourra obtenir de l’Assyrien tous les biens de Gadatas. Dans cette pensée, il dépêche à l’Assyrien l’un de ses plus fidèles serviteurs, chargé de lui dire que, s’il le trouve sur les terres de Gadatas avec l’armée assyrienne, il sera facile, en lui tendant une embuscade, de prendre Gadatas et ceux qui sont avec lui. Il lui enjoint également d’exposer quelles sont les forces de Gadatas et comment Cyrus ne l’accompagne pas, et de lui apprendre par quel chemin il doit arriver. Puis, pour s’attirer plus de confiance, il écrit à d’autres de ses serviteurs de livrer à l’Assyrien un château qu’il possède sur le territoire de Gadatas, ainsi que tous les objets qui s’y trouvent. Enfin, il fait dire au roi qu’il le joindra, s’il réussit, après avoir tué Gadatas ; qu’autrement, s’il manque son coup, il passera du moins à son service le reste de ses jours. L’envoyé se rend au plus vite auprès de l’Assyrien et lui déclare ce qui l’amène. Après l’avoir entendu, celui-ci s’empare de la forteresse, et fait embusquer dans les villages, très-voisins les uns des autres, un gros corps de cavalerie avec des chars. Gadatas, arrivé près des villages, envoie devant lui quelques éclaireurs. Dès que l’Assyrien voit les éclaireurs s’approcher, il fait sortir deux ou trois chars et un petit nombre de cavaliers, comme gens ayant peur et inférieurs en nombre. Les éclaireurs, les voyant fuir, les poursuivent et font signe à Gadatas, et celui-ci, trompé, les poursuit à toute bride. Les Assyriens, voyant Gadatas à portée d’être pris, sortent de leur embuscade. Gadatas et ses gens les aperçoivent et prennent tout naturellement la fuite ; mais les autres, naturellement aussi, les poursuivent : celui qui avait tendu le piège à Gadatas le frappe, mais le coup n’est pas mortel et il ne lui fait qu’une forte blessure à l’épaule. Cela fait, il s’élance, rejoint ceux qui sont en poursuite, s’en fait reconnaître ; puis, quand il est avec les Assyriens, il pousse son cheval et se met en poursuite avec le roi. Là, quelques-uns de ceux qui ont apparemment des chevaux trop lourds, sont pris par des cavaliers plus vîtes. La cavalerie de Gadatas, déjà épuisée par les fatigues de la route, était près de succomber, quand ils voient Cyrus arriver avec son armée. On peut croire que c’est avec la joie du marin qui revoit le port après l’orage. Cyrus est d’abord surpris ; mais, quand il apprend l’affaire, et que les ennemis marchent sur lui, il fait lui-même avancer sur eux son armée en bataille. Les ennemis, de leur côté, voyant le danger, prennent la fuite ; Cyrus les fait poursuivre par le corps de troupes désigné à cet effet, et lui-même les suit avec les autres aux points où il le juge utile. On prend, dans la déroute, plusieurs chars, dont les conducteurs ont été renversés en voulant tourner pour s’enfuir ou par d’autres accidents ; d’autres sont coupés et saisis par les cavaliers : on tue un grand nombre d’ennemis, et, entre autres, celui qui avait frappé Gadatas. Quant à l’infanterie assyrienne qui assiège son château, une partie se sauve en fuyant dans la forteresse enlevée à Gadatas ; l’autre, prenant les devants, se réfugie dans une grande ville dépendante de l’Assyrien, et l’Assyrien lui-même y cherche un asile avec sa cavalerie et ses chars. »

Cela fait, Cyrus rentre sur le territoire de Gadatas ; il donne ordre à ceux que ce soin regarde de veiller au butin, va tout aussitôt visiter Gadatas et lui demande comment il se trouve de sa blessure. Mais Gadatas arrive au-devant de lui, sa blessure déjà pansée. En le voyait, Cyrus est ravi et lui dit : « J’allais auprès de toi pour savoir comment tu te trouves. — Et moi, dit Gadatas, j’en atteste les dieux, j’allais auprès de toi pour contempler le visage d’un homme qui a une telle âme, qui, n’ayant pas, que je sache, besoin de moi, ne m’ayant rien promis, n’ayant reçu de moi aucun service, par cela seul que j’ai été de quelque utilité à ses amis, me secourt si puissamment, qu’aujourd’hui même, sans lui, je périssais, et que, par lui, je suis sauvé. Oui, par les dieux, à l’avenir, Cyrus, si j’étais resté tel que m’avait fait la nature et que j’eusse eu des enfants, je ne sais pas si un fils m’eût rendu les mêmes soin ». Je connais des fils, par exemple le roi actuel des Assyriens, qui a fait plus de mal à son père qu’il ne pourra jamais t’en causer. » À cela, Cyrus répond : « Gadatas, il y a ici quelque chose de plus admirable que ce que tu admires en moi. — Et qu’est-ce donc ? dit Gadatas. — C’est le zèle de tant de Perses, de tant de Mèdes, de tant d’Hyrcaniens à ton égard ; c’est celui de tous les Arméniens, Saces ou Cadusiens ici présents. » Alors Gadatas faisant une prière : « Que Jupiter, dit-il, et que les autres dieux les comblent de tous les biens, ainsi que celui qui les a rendus ce qu’ils sont ! Mais afin, Cyrus, que ceux qui méritent tes éloges reçoivent des présents d’hospitalité convenables, accepte ceux dont je puis disposer. » En même temps, il fait apporter des provisions en grande abondance, pour qu’il y ait de quoi sacrifier, si on le désire, et de quoi donner aux troupes un repas digne de leur valeur et de leurs succès.

Le Cadusien posté à l’arrière-garde n’avait pas été de la poursuite. Voulant donc aussi faire quelque chose de brillant, sans se concerter avec Cyrus, sans lui communiquer son dessein, il va faire une incursion du côté de Babylone. Tandis que ses cavaliers sont dispersés dans la campagne, l’Assyrien sort tout à coup de la ville où il s’est réfugié, et paraît à la tête de ses troupes rangées dans le meilleur ordre. Quand il voit que les Cadusiens sont seuls, il fond sur eux, tue leur chef et plusieurs soldats, s’empare d’un grand nombre de chevaux et reprend le butin qu’ils emportent ; après quoi, l’Assyrien, les poursuivant tant qu’il croit pouvoir le faire sans danger, revient sur ses pas. Les premiers d’entre les Cadusiens échappés à cette défaite rentrent au camp vers le soir. Cyrus, ayant appris cette mauvaise nouvelle, court au-devant des Cadusiens, accueille chacun de ceux qu’il voit blessés, et les envoie à Gadatas pour qu’on en prenne soin, établit les autres dans une tente, et veille lui-même à ce qu’il ne leur manque rien, secondé de quelques homotimes. Dans ces occasions, les bons cœurs aiment à compatir. La douleur était donc peinte sur le visage de Cyrus : à l’heure du souper, toutes les troupes s’étant mises à leur repas, il continue, avec les servants et les médecins, de veiller à chacun des blessés, s’assurant de tout par lui-même ou bien, s’il ne pouvait de sa personne faire visite, envoyant des gens pour les soigner.

Ainsi s’écoule le temps du repos. Au point du jour, Cyrus fait appeler par un héraut les chefs des autres peuples et tous les Cadusiens, et s’exprime ainsi : « Alliés, c’est un événement tout humain qui vient de se passer : car se tromper, quand on est homme, n’a rien, je pense, d’étonnant ; mais il faut du moins que nous tirions une bonne leçon de ce qui s’est passé : apprenons que des troupes inférieures en nombre à celles de leurs ennemis ne doivent jamais se séparer du gros de l’armée. Je ne dis pas cependant qu’il ne faille, en aucune circonstance, faire une attaque nécessaire, même avec un corps moins nombreux que n’était celui des Cadusiens quand il est parti, mais quand l’attaque est concertée avec celui qui a des forces suffisantes pour l’appuyer ; si l’on se trompe, il se peut que celui qui soutenait trompe à son tour les ennemis et les détourne de la poursuite des fuyards, et qu’en suscitant d’autres affaires à l’ennemi il assure le salut de ses amis. Quand on s’éloigne de cette manière, on n’est point positivement séparé, on se relie au corps qui est en force ; mais celui qui s’éloigne sans faire connaître où il se rend, ne diffère en rien de celui qui se met seul en campagne. D’ailleurs, poursuit Cyrus, si la Divinité le veut, nous nous vengerons avant peu des ennemis. Aussitôt après que vous aurez dîné, je vous conduirai à l’endroit où le fait a eu lieu. Là, nous ensevelirons les morts et nous montrerons aux ennemis, si Dieu le veut, qu’à l’endroit où ils se croient vainqueurs, d’autres les ont vaincus, et nous, nous brûlerons leurs villages, nous ravagerons leur pays, afin qu’ils ne voient plus d’objets qui les réjouissent et qu’ils n’aient plus que le spectacle de leurs malheurs. Que les autres aillent donc prendre leur repas : quant à vous, Cadusiens, aussitôt retournés à votre quartier, choisissez vous-mêmes, selon votre usage, un chef qui veille, avec l’aide des dieux et le nôtre, à tous vos besoins ; puis, votre choix et votre dîner faits, envoyez-moi celui que vous aurez choisi. » Ainsi font-ils. Quant à Cyrus, après avoir conduit l’armée hors du camp, et assigné un poste au chef récemment élu par les Cadusiens, il lui recommande de faire suivre ses soldats de près : « Afin, dit-il, que nous leur redonnions du cœur, si c’est possible. » L’armée part. Arrivés au lieu où les Cadusiens ont été battus, l’on ensevelit les morts, on pille la campagne, et les troupes rentrent chargées de butin sur les terres de Gadatas.

Cyrus alors à la pensée que les peuples voisins de Babylone, unis à son parti, seront maltraités quand il ne sera plus là. Il renvoie donc tous les prisonniers, en les chargeant de dire à l’Assyrien, et lui-même envoie un héraut pour lui annoncer qu’il est prêt à laisser tranquilles ceux qui travaillent la terre, et à ne point leur faire de mal, si, lui, de son côté, laisse travailler les ouvriers de ceux qui se sont joints à lui. « Ainsi, ajoute-t-il, tu peux les empêcher de travailler, mais tu n’en empêcheras qu’un petit nombre, car le pays de ceux qui se sont joints à moi est d’une faible étendue, tandis que moi je laisserais aux vôtres la culture de vastes campagnes. La récolte des fruits, si la guerre continue, sera, je n’en doute pas, le partage du plus fort : si vous faites la paix, il est clair qu’elle t’appartiendra. Dans le cas où quelqu’un violerait le traité, en prenant les armes, les uns contre toi, les autres contre moi, ncus nous unirons pour les punir de notre mieux. » Le héraut, stylé de la sorte, se rend auprès de l’Assyrien.

L’Assyrien, après avoir entendu les propositions de Cyrus, fait tout pour engager leur roi à les accepter, comme moyen de diminuer les maux de la guerre. L’Assyrien, soit pour ses compatriotes, soit de son propre mouvement, consent au traité. Il est donc convenu qu’il y aura paix pour ceux qui cultivent la terre, et guerre aux gens armés.

Telles sont les négociations de Cyrus relativement aux cultivateurs. En même temps, il engage ses nouveaux amis à conserver, s’ils le veulent bien, leurs pâturages sous leur propre domination, mais à prendre autant que possible leur butin sur les terres de l’ennemi, afin de rendre plus tolérable le service de leurs alliés : car les dangers seront toujours les mêmes, qu’on enlève ou non ce qu’il faut pour vivre, tandis que la nourriture prélevée sur l’ennemi allège le poids de la guerre.

Cyrus se préparait à partir, lorsque Gadatas arrive en lui apportant et en lui amenant des présents nombreux et variés, attestant une maison opulente, et particulièrement un grand nombre de chevaux enlevés à ses propres cavaliers, dont il se défiait depuis l’embuscade, il s’approche et dit : « Cyrus, je te les donne dès à présent ; uses-en comme à toi si tu en as besoin. Songe aussi que tout ce que j’ai encore t’appartient. Ja n’ai point, je n’aurai jamais personne issu de moi à qui je puisse laisser mon bien ; mais il faut qu’avec moi périssent et ma race et mon nom. Cependant, Cyrus, j’en prends à témoin les dieux, qui voient et qui entendent tout, je n’ai mérité mon sort ni par une parole ni par une action injuste ou honteuse. » Or, en disant ces mots, il se met à pleurer son malheur, et ne peut en dire davantage.

Cyrus, en l’entendant, prend pitié de son infortune, et lui dit : « Eh bien, j’accepte les chevaux, et je crois te rendre service en les donnant à des gens mieux intentionnés pour toi que ceux qui les montaient. Je vais au plus vite, ainsi que je le désire depuis longtemps, porter à dix mille le nombre des cavaliers perses. Remporte tes autres biens, et garde-les jusqu’à ce que tu me voies assez riche pour ne pas te céder en générosité : si tu t’en allais après avoir plus donné que reçu de moi, j’en atteste les dieux, je ne pourrais m’empêcher de rougir. » Gadatas répond : « Mais c’est un dépôt que je te confie ; car je connais ton caractère : vois si je suis en état de les garder. Tant que nous étions amis avec l’Assyrien, il n’y avait pas de séjour plus beau que le domaine de mon père. Le voisinage de l’immense Babylone[19] nous procurait tous les avantages d’une grande ville ; et tous les inconvénients, nous pouvions les éviter en nous retirant chez nous. Aujourd’hui que nous sommes ennemis, il est certain qu’aussitôt que tu seras éloigné, nous serons en butte à des pièges, moi et tout mon domestique, et je m’attends à mener une vie misérable, ayant pour ennemis des voisins, et les voyant plus forts que nous. Peut-être dira-t-on : Mais pourquoi n’as-tu pas fait ces réflexions avant de changer de parti ? Parce que, Cyrus, mon âme outragée, indignée, ne considérait plus le parti le plus sûr : elle ne nourrissait plus qu’un sentiment, l’espoir de se venger un jour d’un monstre ennemi des dieux et des hommes, qui passe sa vie à détester, non pas quiconque l’offense, mais ceux qu’il soupçonne de valoir mieux que lui. Pauvre comme il l’est, je crois qu’il n’aura jamais pour alliés que tous ceux qui sont encore plus pervers que lui-même ; et si, parmi eux, il en est un qui lui semble meilleur qu’il n’est, sois tranquille, Cyrus, tu n’auras pas besoin de combattre cet homme ; il n’aura pas de trône, avec ses machinations, qu’il n’ait fait mourir celui qui vaut mieux que lui. Cependant, avec ces méchants, il sera encore facilement en état de me nuire. »

En l’entendant, Cyrus croit que ce qu’il dit mérite attention, et il réplique : « Eh bien ! Gadatas, que ne renforçons-nous tes murailles d’une garnison, pour que tu y trouves abri et sûreté quand tu voudras y aller ? Cependant tu nous suivras, et, si les dieux continuent d’être avec nous, c’est l’Assyrien qui te craindra, et non plus toi qui auras à le craindre. Prends avec toi un des tiens que tu te plais à voir et dont la société t’agrée, et suis-nous. Je ne doute pas que tu ne nous serves encore très-utilement. Je te promets, de mon côté, tous les secours qui dépendront de moi. » En entendant ces mots, Gadatas respire et dit : « Aurai-je le temps d’achever mes apprêts avant que tu partes ? Je voudrais emmener ma mère avec moi. — Par Jupiter ! répond Cyrus, le temps ne te faudra point : j’attendrai jusqu’à ce que tu dises que tout est prêt. »

Gadatas part, établit, de concert avec Cyrus, des garnisons dans les châteaux qu’il a réparés, et rassemble tout ce qui est nécessaire pour mener un grand train de maison. Il choisit ensuite, pour partir avec lui, plusieurs de ses fidèles ; les uns parce qu’ils lui sont agréables, les autres parce qu’ils lui sont suspects, contraignant les uns à emmener leurs femmes, les autres leurs sœurs, pour les retenir par autant de liens. Cyrus garde près de lui Sadatas et sa suite pour lui indiquer l’eau, le fourrage, le blé, de manière à ce que les campements aient lieu dans des cantons fertiles. Aussitôt qu’on est en vue de Babylone, Cyrus, s’apercevant que la route qu’il suit aboutit aux murs de la ville, appelle Gobryas et Gadatas, et leur demande s’il y a un autre chemin qui ne conduit pas aussi près des murs. Gobryas répond : « Il y a, maître, plusieurs chemins ; mais je croyais que tu préférerais passer le plus près possible de la ville, afin de montrer à l’ennemi le nombre et la belle ordonnance de ton armée. Quand tu avais jadis beaucoup moins de soldats, tu t’es approché des murailles, et l’on a vu que nous n’étions pas nombreux : aujourd’hui, quels que soient les préparatifs que l’Assyrien a faits, car il t’a annoncé qu’il allait tout préparer pour te combattre, je suis sûr qu’en voyant ton armée il se croira à son tour mal préparé. »

Cyrus lui répond : « Tu m’as l’air, Gobryas, d’être étonné que, dans le temps où je suis venu ici avec des troupes moins considérables, je les aie conduites jusque sous les murs mêmes, et que maintenant, ayant une force plus considérable, je ne veuille plus les conduire sous les murs : cesse de t’étonner ; car il y a une différence entre une armée en bataille ou en marche. En bataille, on suit l’ordre le plus propre à assurer l’issue du combat ; en marche, on doit, si l’on est prudent, songer plutôt à la sûreté qu’à la rapidité. Il faut surveiller les chariots développés sur un grand espace, et protéger le reste des bagages : tout cela doit être couvert par des gens armés, et les bagages ne doivent jamais paraître dégarnis d’armes aux yeux des ennemis ; mais une marche ainsi ordonnée étend et affaiblit la ligne des troupes. Si quelques bataillons serrés sortent d’une place fortifiée, de quelque côté qu’ils engagent leur attaque, ils auront de beaucoup l’avantage sur l’armée en marche. Quand on marche en colonne, on ne peut sans beaucoup de temps transporter de secours à l’endroit attaqué, au lieu que ceux qui sortent d’une place peuvent en un instant accourir au secours et rentrer aussitôt. Si donc nous nous contentons d’approcher à la distance nécessaire, et si nous restons développés ainsi, ils verront notre nombre, mais toute la suite armée qui nous couvre leur paraîtra imposante. S’ils sortent pour nous entourer par quelque côté, en les voyant venir de loin nous ne serons pas pris au dépourvu. Mais plutôt, mes amis, ils ne l’essayeront pas, car il faudrait s’éloigner à distance de leurs murs, à moins qu’ils ne s’imaginent que leurs forces réunies sont supérieures aux nôtres : seulement la retraite est dangereuse. » Quand Cyrus a fini de parler, tous ceux qui sont présents approuvent la justesse, de son langage, et Gobryas conduit l’armée suivant l’ordre prescrit. Tout le temps qu’elle défile en vue de Babylone, Cyrus se tient constamment à l’arrière-garde pour la fortifier de sa présence.

Après plusieurs jours de marche, on arrive aux frontières des Syriens et des Mèdes, dans le même lieu ou l’armée était entrée en campagne. Les Syriens y avaient trois châteaux, dont l’un, mal fortifié, est emporté d’assaut : quant aux deux autres, la crainte de Cyrus et les paroles persuasives de Gadatas déterminent ceux qui les gardent à les livrer.


CHAPITRE V.


Arrivée de Cyaxare. — Cyrus va au-devant de lui avec sa cavalerie. — Brouille entre Cyaxare et Cyrus. — Ils se réconcilient. — Cyrus propose de continuer la guerre.


Cette expédition terminée, Cyrus envoie un des siens à Cyaxare, lui écrivant de venir au camp, afin de délibérer sur l’usage qu’on doit faire des châteaux dont on vient de s’emparer, et pour que Cyaxare, inspection faite des troupes, donne son avis sur les autres projets qu’on peut former. « S’il le veut, ajoute-t-il, dis-lui que j’irai le joindre pour camper avec lui. » Le messager part pour remplir sa mission. Alors Cyrus donne des ordres pour que latente de l’Assyrien, que les Mèdes avaient choisie pour Cyaxare, soit dressée et préparée du mieux qu’il se peut, et que l’on place dans le gynécée de la tente les deux femmes, et avec elles les musiciennes qu’on avait réservées pour Cyaxare. Ainsi fait-on. Le messager envoyé à Cyaxare dit ce dont on l’a chargé. Cyaxare, après l’avoir entendu, croit qu’il vaut mieux que l’armée reste sur les frontières ; car les Perses que Cyrus avait mandés étaient déjà arrivés dans le pays. C’étaient quatre myriades d’archers et de peltastes. Or, voyant qu’ils faisaient beaucoup de ravages en Médie, trouvant bien plus agréable d’en être délivré que de recevoir une autre troupe armée, le chef de ce renfort ayant demandé à Cyaxare, d’après la lettre de Cyrus, s’il avait besoin de secours, et Cyaxare ayant répondu que non, le jour même, sur l’avis que Cyrus est tout près, il va le rejoindre avec sa troupe.

Cyaxare, le lendemain, se met en route avec ce qui lui reste de cavaliers mèdes. Quand Cyrus apprend qu’il approche, il prend les cavaliers des Perses, en grand nombre, tous ceux des Mèdes, des Arméniens et des Hyrcaniens, ainsi que les mieux montés et les mieux armés des autres auxiliaires, et va au-devant de Cyaxare pour lui montrer l’état de ses forces. Cyaxare, voyant Cyrus suivi de cette troupe de beaux et bons soldats, tandis qu’il n’a pour cortège qu’une troupe peu imposante, se sent humilié et conçoit un violent chagrin. Cyrus descend de cheval et s’avance vers lui pour lui donner le baiser d’usage : Cyaxare descend également, mais il se détourne et, au lieu de donner le baiser, il fond en larmes devant tout le monde. Alors Cyrus fait retirer un peu tous ceux qui l’accompagnent, prend Cyaxare par la main droite, le conduit sous quelques palmiers, y fait étendre des tapis médiques, le prie de s’asseoir, s’assied à ses côtés, et lui parle ainsi : « Dis-moi donc, au nom des dieux, cher oncle, pourquoi ce courroux contre moi ? Qu’as-tu ni de chagrinant qui te donna l’humeur ? » Cyaxare répond : « Il y a, Cyrus, que moi qui, de mémoire d’homme, ai des rois pour aïeux, fils de roi, roi moi-même, je me vois arrivé ici en triste équipage, tandis que toi, entouré de mes serviteurs et de mes troupes, tu parais ici grand et magnifique. Je crois qu’il serait dur de subir cet affront d’un ennemi : or, par Jupiter ! il est plus dur encore venant de ceux de qui on ne devait pas l’attendre. Oui, j’aimerais mieux être à cent pieds sous terre que d’être vu dans cet abaissement, et de voir les miens m’abandonner et faire de moi un objet de risée : car je n’ignore pas, ajoute-t-il, que non-seulement tu es plus grand que moi, mais que mes esclaves eux-mêmes sont au-dessus de ma puissance, quand ils viennent au-devant de moi, et qu’ils sont plus en état de m’offenser que moi de les punir. » En disant ces mots, il peut encore moins retenir ses larmes, à et point que Cyrus ne peut empêcher ses yeux d’en être remplis. Cependant, suspendant un instant ses pleurs, Cyrus lui dit :

« Non, non, Cyaxare ; tu ne dis point vrai, et tu juges mal, si tu crois que ma présence autorise les Mèdes à te faire insulte. Cependant je ne suis point surpris de ta colère ; seulement est-elle juste ou non, je ne l’examinerai point : peut-être, je le crois, ne souffrirais-tu qu’avec peine d’entendre ce que je dirais pour les justifier. Toutefois, la colère d’un chef qui s’emporte indistinctement contre tous ceux qui lui sont soumis, me parait une grande faute. Il faut, en effet, que, s’il en effraye beaucoup, il se fasse beaucoup d’ennemis, et s’il s’emporte contre tous ensemble, c’est les inviter à n’avoir qu’un seul et même sentiment. Voilà pourquoi, sois-en certain, je ne t’ai pas envoyé tes troupes sans moi ; je craignais que ta colère ne t’entraînât à quelque chose qui nous affligeât tous. Grâce aux dieux, moi présent, tu seras à l’abri de ce côté, Quant à ta pensée, que je t’ai offensé, il est bien douloureux pour moi, pendant que je travaille de toutes mes forces pour le plus grand avantage de mes amis, qu’on me soupçonne d’agir contre leurs intérêts. Mais cessons de nous accuser vaguement. Voyons plutôt, s’il est possible, voyons nettement quel est mon grief envers toi. Je te fais une proposition tout à fait raisonnable entre amis. Si je suis convaincu de t’avoir nui en quoi que ce soit, je m’avouerai coupable ; mais s’il est prouvé que je ne t’ai pas nui, que je n’ai pas même voulu te nuire, ne conviendras-tu pas que tu n’as reçu de moi aucune offense ? — Il faudra bien que j’en convienne. — Et s’il est clair que je t’ai bien servi, que tout mon zèle a été pour ton bien, autant que je l’ai pu, ne serai-je pas digne d’éloge et non de blâme ? — C’est juste. — Eh bien donc, dit Cyrus, examinons toutes mes actions une à une : c’est le meilleur moyen de voir ce que j’ai fait de bien ou de mal. Remontons à l’époque de mon commandement, si cela paraît te suffire.

« Quand tu fus informé que les ennemis s’étaient rassemblés en grand nombre, et qu’ils marchaient contre toi et ton territoire, tu envoyas aussitôt demander du secours aux Perses, et tu me prias, en particulier, de faire mes efforts pour être placé à la tête des Perses qui pourraient venir. Ne me suis-je pas rendu à tes instances, en venant moi-même et en t’amenant, autant que possible, les soldats les plus nombreux et les meilleurs ? — Oui, tu es venu. — Dis-moi donc tout d’abord si tu m’accuseras, sous ce rapport, d’avoir commis une offense envers toi, ou si ce n’est pas plutôt un service. — Il est évident, dit Cyaxare, que c’est un service. — Continuons. Quand les ennemis sont arrivés, et qu’il a fallu en venir aux mains avec eux, m’as-tu vu me refuser à la fatigue et me ménager dans le danger ? — Non, par Jupiter ! non. — Et quand, avec l’aide des dieux, nous avons remporté la victoire, quand les ennemis ont été en déroute, et que j’ai pressé de les poursuivre en commun, d’en tirer une commune vengeance, de recueillir en commun le succès et le profit, m’accuseras-tu là d’une ambition toute personnelle ? » À cela Cyaxare ne répond rien. Cyrus reprend : « Puisque tu aimes mieux te taire là-dessus que de me répondre, dis-moisi tu crois que je t’ai offensé, lorsque, te voyant convaincu qu’il n’y avait pas de sûreté à poursuivre, je ne t’ai point engagé avec moi dans le péril, mais je te priais seulement de m’envoyer quelques-uns de tes cavaliers. Si cette demande était une offense, surtout quand j’avais déjà combattu pour toi comme allié, tu devrais bien me le démontrer. » Cyaxare garde encore le silence. « Eh bien ! puisque tu ne veux pas répondre, dit Cyrus, dis-moi du moins si je t’ai offensé lorsque, sur ta réponse, que tu ne voulais pas troubler la joie des Mèdes et les forcer à une marche périlleuse, je me bornai, au lieu de te témoigner mon ressentiment, à te demander ce que je savais te coûter le moins, et ce qui était le plus facile pour toi d’ordonner aux Mèdes ; car je te priai de m’accorder les hommes qui voudraient me suivre. En l’obtenant de toi, je n’eusse rien fait, si je ne les avais persuadés : j’allai donc les trouver ; je les persuadai ; et ceux que j’avais persuadés, je les emmenai avec moi sous ton bon plaisir. Si cette conduite te paraît criminelle, recevoir un don de ta main serait, il faut le croire, se rendre coupable. Nous voilà donc partis. Depuis notre départ, qu’avons-nous fait qui ne soit connu de tous ? N’avons-nous pas pris le camp des ennemis ? La plupart de ceux qui marchaient contre toi ne sont-ils pas morts ? Bon nombre des ennemis survivants n’ont-ils pas été privés, les uns de leurs armes, les autres de leurs chevaux ? Les richesses de ceux que tu voyais autrefois enlever et emmener les tiennes, ne les vois-tu pas enlever et emmener par les amis qui te les donnent ou qui les gardent avec ton autorisation ? Mais ce qu’il y a de plus grand et de plus beau, tu vois ton pays accru et celui des ennemis amoindri : plusieurs de leurs châteaux en ton pouvoir ; les tiens, que les Syriens avaient enlevés, rentrés sous ton obéissance. Si ce sont là de mauvais ou de bons procédés, je serais fort embarrassé de te faire cette question. Je suis prêt cependant à t’écouter : ainsi, dis-moi ce que tu penses. » Cyrus ayant ainsi parlé se tait, et Cyaxare reprend en ces mots : « Non, Cyrus ! tout ce que tu as fait là, on ne saurait dire que ce soit mal ; seulement sois sûr que plus ces biens sont considérables, plus je m’en sens accablé. Ton pays, j’aimerais mieux l’avoir agrandi avec mes troupes que de voir le mien augmenté par les tiennes ; car tout ce que tu as fait de bien tourne, pour moi, à mon déshonneur. Il me serait bien plus agréable de faire des présents que de recevoir ceux que tu m’offres aujourd’hui : enrichi par toi, il me semble que je n’en suis que plus pauvre. Voir mes sujets froissés par toi dans leurs intérêts me causerait une douleur moins grande, que les voir en ce moment comblés de tes bienfaits. Si ma façon de penser ne te paraît point raisonnable, ne songeons plus à moi, et supposons que c’est de toi qu’il s’agit en tout ceci. Que dirais-tu si, quand tu élèves des chiens pour te garder, toi et tes gens, un autre, en les soignant, se faisait mieux connaître d’eux que toi-même ? Serais-tu content des soins qu’il aurait pris ? Si cet exemple n’est pas assez sensible, songe à ceci supposons qu’un homme prenne un tel ascendant sur ceux que tu auras pris à ton service, gardes ou soldats, qu’ils aiment mieux être avec lui qu’avec toi, lui en sauras-tu gré comme d’un bienfait ? Enfin, pour parler de ce que les hommes ont de plus chère affection, de plus intime dévouement, qu’un homme, par ses assiduités, réussisse à se faire aimer plus que toi de ta femme, te réjouiras-tu de ce service ? J’en doute fort ; et je suis convaincu que tu le considérerais comme t’ayant causé le plus grand préjudice. Enfin, ce qui a plus de rapport avec ce qui m’arrive, si quelqu’un, par ses bienfaits, amenait les Perses que tu conduis à le suivre plus volontiers que toi, regarderais-tu cet homme comme un ami ? Non, je le crois ; mais comme un ennemi plus cruel que s’il f avait tué un grand nombre d’entre eux.

« Il y a plus : si un de tes amis, à qui, par bonté d’âme, tu aurais dit de prendre de tes biens ce qu’il voudrait, s’avisait, sur cette offre, de s’en aller en prenant tout ce qu’il pourrait emporter, et s’enrichissait ainsi de ton bien, te laissant à peine le nécessaire, le regarderais-tu comme un ami sans reproche ? Eh bien, Cyrus, si tes torts envers moi ne sont pas les mêmes, ils diffèrent peu. Oui, tu dis vrai. Aussitôt que je t’eus dit d’emmener ceux de mes sujets qui voudraient te suivre, tu es parti avec toutes mes troupes, et tu m’as laissé tout seul. C’est avec mes troupes que tu as pris ce que tu me donnes ; c’est avec mes propres forces que tu as accru mon pays. Ainsi j’ai l’air, après n’avoir pris aucune part à ces exploits, de me présenter, comme une femme, pour n’en faire donner le fruit ; les autres gens et mes propres sujets te regardent comme un homme, et moi comme indigne du commandement. Trouves-tu cela des services, Cyrus ? Sache donc bien que, si tu avais de moi quelque souci, tu te serais bien gardé de porter la moindre atteinte à mon honneur et à mon autorité. Que m’importe, en effet, que mon territoire soit plus étendu, si je suis déshonoré ? Car je suis souverain des Mèdes, non parce que je vaux mieux qu’eux tous, mais à cause de l’opinion où ils sont que nous leur sommes supérieurs en toute chose. »

Cyrus, après ces mots, reprend et dit : « Au nom des dieux, cher oncle, si jamais j’ai fait quelque chose qui te fût agréable, accorde-moi aujourd’hui la faveur que je te demande : cesse, en ce moment, de m accuser. Quand tu m’auras mis à l’épreuve, si tu reconnais que mes actions ont été faites dans ton intérêt, aime-moi comme je t’aime, conviens que je t’ai bien servi, et si tu trouves le contraire, plains-toi de moi. — Peut-être, dit Cyaxare, as-tu raison : ainsi ferai-je. — Eh bien, dit Cyrus, te donnerai-je le baiser ? — Si tu veux. — Et tu ne te détourneras pas comme tout à l’heure ? — Je ne me détournerai pas. » Cyrus lui donne le baiser.

À cette vue, les Mèdes, les Perses et les autres, qui se demandaient ce qu’il allait en advenir, sont ravis et laissent éclater leur joie. Cyrus et Cyaxare montent à cheval et se placent en tête : les Mèdes se mettent à la suite de Cyaxare, sur un signe de Cyrus, les Perses à la suite de Cyrus et les autres après eux. Arrivés au camp, on conduit Cyaxare à la tente qui lui est préparée et dans laquelle des gens préposés à ce service avaient disposé pour lui tout ce qui lui était nécessaire. Les Mèdes, durant le loisir laissé à Cyaxare avant le souper, viennent le trouver, quelques-uns spontanément, la plupart sur l’ordre de Cyrus, et lui amènent des présents, celui-ci un bel échanson, celui-là un bon cuisinier, l’un un boulanger, l’autre un musicien, d’autres des coupes ou de riches vêtements : chacun enfin prélève, pour la lui offrir, une part du butin qu’il a reçu. Cyaxare reconnaît alors que Cyrus n’a point détourné de lui le cœur des Mèdes, et qu’ils ont pour lui la même affection qu’auparavant.

L’heure du repas venue, Cyaxare, revoyant Cyrus après une longue absence, l’invite à dîner avec lui. Cyrus lui répond : « Dispense-moi, Cyaxare : ne vois-tu pas que tous ceux qui sont ici ne sont venus que sur notre invitation ? J’aurais donc mauvaise grâce, si je les négligeais pour ne paraître songer qu’à mon plaisir. Quand les soldats se croient négligés, les bons se découragent et les mauvais deviennent insolents. Mais toi, qui as fait une longue traite, il est temps que tu te mettes à dîner. Ceux qui te rendent hommage, accueille-les et traite-les comme il faut, afin qu’ils cessent de te craindre. Moi, je vais m’occuper de ce dont je t’ai parlé. Demain, dès le matin, les officiers de service se rendront à tes portes, afin que nous délibérions tous avec toi sur ce qu’il faut faire désormais. Quant au conseil, propose toi-même la question s’il vaut mieux continuer la campagne ou licencier l’armée »

Pendant que Cyaxare s’occupe de dîner, Cyrus rassemble ceux de ses amis qu’il croit les plus capables pour le conseil et pour l’action, et il leur dit : « Mes amis, nos premiers vœux ont été exaucés par les dieux. Tout le pays que nous avons parcouru, nous en sommes maîtres. Nous voyons nos adversaires s’affaiblir, nos troupes s’accroître et se renforcer chaque jour. Si les alliés qui nous accompagnent en ce moment veulent demeurer avec nous, nous pouvons accomplir les plus grands exploits, soit qu’il faille agir par la force, soit par la persuasion. Ainsi donc, engager le plus grand nombre d’alliés à demeurer avec nous est une affaire dont vous ne devez pas moins vous ingénier que moi. Or, de même que, lorsqu’il s’agit de se battre, celui qui fait le plus de prisonniers est estimé le plus vaillant, de même, quand il s’agit de conseiller, celui qui amène le plus de personnes à son avis passe à bon droit, pour le plus éloquent et le plus habile en affaires. Cependant ne songez pas à faire montre de paroles dans les discours que vous tiendrez à chacun d’eux en particulier ; mais disposez-les de manière à ce qu’on voie, par leurs actes, que chacun de vous les a persuadés. Pour moi, je vais, autant que possible, veiller à ce que les soldats aient le nécessaire, avant qu’on leur propose de délibérer sur le projet relatif à la guerre. »


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LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


Les alliés prient Cyrus de ne pas licencier l’armée. — On décide de continuer la guerre. — Cyrus conseille de détruire les châteaux des ennemis et d’en construire de nouveaux. — On prend des quartiers d’hiver. — On augmente la cavalerie perse et l’on construit des chars à faux. — Amour d’Araspe pour Panthéa. — Panthéa fait demander Ahradatas. — Services que celui-ci rend à Cyrus. — Construction de chariots à tours.


La journée ainsi passée, l’on soupe et l’on va se reposer. Le lendemain, dès le matin, tous les alliés se rendent aux portes de Cyaxare. Pendant que Cyaxare s’habille, en entendant le bruit de la foule qui se presse à ses portes, les amis de Cyrus présentent à celui-ci : les uns, les Gadusiens, qui le prient de demeurer ; les autres, les Hyrcaniens ; tel autre, les Saces ; tel autre, Gobryas ; Hystaspe lui amène l’eunuque Gadatas, qui prie également Cyrus de rester. Alors Cyrus, qui savait que Gadatas se mourait de peur que l’armée ne fût licenciée, lui dit en riant : « Il est clair, Gadatas, que c’est Hystaspe qui t’a stylé à ces sentiments-là. » Gadatas, levant les mains au ciel, jure que ce n’est point Hystaspe qui l’en a stylé. « Mais je vois, ajoute-t-il, que, si tu te retires avec tes troupes, c’en est fait de nous complètement. Voilà pourquoi je demandais moi-même à Hystaspe s’il connaissait la résolution relative au licenciement des troupes. — J’ai tort alors, dit Cyrus, selon toute apparence, de m’en prendre à Hystaspe. — Tout à fait tort, Cyrus, dit Hystaspe, car moi-même je lui représentais que tu ne pouvais rester parce que ton père te rappelait. — Que dis-tu ? Tu as osé décider de ce que nous voulons faire ou non ? — Oui, par Jupiter ! Je te vois désirer vivement d’aller te montrer aux yeux des Perses et faire à ton père le récit détaillé de tout ce que tu as exécuté ! — Et toi, n’as-tu donc nulle envie de retourner dans ton pays ? — Non, par Jupiter, dit Hystaspe, non, je ne m’en vais point : je reste en campagne, jusqu’à ce que j’aie rendu Gadatas, que voici, maître de l’Assyrien. »

Pendant qu’ils échangeaient d’un ton sérieux ce badinage, Cyaxare sort magnifiquement vêtu et vient s’asseoir sur un trône médique. Quand tous ceux qui doivent assister au conseil sont réunis et qu’on a fait silence, Cyaxare s’exprime ainsi : « Alliés, puisque je me trouve ici et que je suis plus âgé que Cyrus, peut-être est-il convenable que je parle le premier. Je crois donc essentiel, en ce moment, de discuter d’abord la question de savoir si l’on doit continuer la guerre ou licencier dès à présent l’armée. Que quelqu’un dise donc ce qu’il en pense. »

L’Hyrcanien, le premier, prenant la parole : « Alliés, dit-il, je ne crois pas qu’il soit besoin de parler, quand les faits eux-mêmes indiquent ce qu’il y a de mieux à faire. Nous savons tous qu’en demeurant unis nous faisons plus de mal aux ennemis que nous n’en souffrons ; tandis que, quand nous étions séparés les uns des autres, les ennemis nous traitaient de la manière la plus agréable pour eux et la plus fâcheuse pour nous. »

À ces mots le Cadusien se lève : « Pourquoi, dit-il, délibérer si nous devons quitter d’ici pour aller séparément dans nos maisons, nous qui ne pouvons sans danger, même les armes à la main, nous éloigner de vous ? Pour nous être écartés pendant un instant de votre corps d’armée, nous en avons été punis comme vous savez. »

Alors Artabaze, celui qui s’était dit autrefois le parent de Cyrus, se lève et dit ; « Pour moi, Cyrus, j’envisage ta question autrement que ceux qui viennent de parler. Ils disent qu’il faut rester ici pour faire la guerre ; moi, je prétends que c’est quand j’étais dans ma patrie, que je faisais la guerre. Alors il me faisait sans cesse courir à la défense de nos biens qu’on nous enlevait ou de nos châteaux menacés, être sans cesse en alarmes et sur la défensive ; et je faisais cette guerre chez moi à mes frais. Maintenant, j’occupe les forteresses de nos adversaires ; je n’en ai plus peur ; je fais bonne chère à leurs dépens et je bois le vin des ennemis. De la sorte, ce qui était chez nous une campagne est devenu une vraie fête ; on ne doit donc point rompre cette société. »

Gobryas reprenant ensuite : « Je n’ai jusqu’ici, chers alliés, qu’à me louer de Cyrus : il n’a manqué à aucune de ses promesses ; mais, s’il quitte ce pays, il est évident que l’Assyrien respirera et ne portera point la peine des injustices qu’il a commises envers moi et du mal qu’il m’a fait : et moi, à mon tour, je serai puni une seconde fois d’être devenu votre ami. »

Quand tout le monde a parlé, Cyrus s’exprime ainsi : « Guerriers, je n’ignore point non plus qu’en congédiant nos troupes notre parti deviendra plus faible et celui des ennemis plus fort : car ceux qu’on a dépouillés de leurs armes en auront bientôt fabriqué d’autres ; ceux qu’on a privés de leurs chevaux se seront bien vite procuré d’autres chevaux. Les morts seront bientôt remplaces par une jeunesse qui leur succédera : en sorte qu’il n’y aura rien d’étonnant si, avant peu, ils nous suscitent de nouveaux embarras. Pourquoi donc ai-je conseillé à Cyaxare de mettre en délibération si on licencierait l’armée ? C’est, sachez-le, parce que je crains l’avenir. Je vois avancer contre nous des ennemis contre lesquels, dans l’état où nous sommes, nous ne pouvons pas combattre. L’hiver approche ; et, si nous avons un abri, par Jupiter, nos chevaux, nos valets, la foule entière des soldats n’en ont point, eux sans qui l’on ne peut faire la guerre. Quant aux vivres, partout où nous avons passé, nous les avons épuisés ; où nous n’avons pas été, les ennemis, redoutant notre venue, les ont transportés dans des forteresses, si bien qu’ils en sont maîtres, et que nous ne pouvons leur en prendre. Or, qui donc est assez courageux, assez robuste, pour combattre à la fois la faim, le froid et les ennemis ? S’il faut que nous tenions ainsi la campagne, je dis, moi, qu’il vaut mieux renvoyer l’armée de notre plein gré que d’y être contraints par la nécessité. Si nous voulons continuer la guerre, je prétends qu’il faut faire en sorte de prendre aux ennemis autant de forteresses qu’il sera possible, et d’en construire nous-mêmes de nouvelles. Cela fait, ceux-là auront le plus de vivres qui auront pu en prendre davantage, et les plus faibles se verront assiégés. À présent, nous ressemblons tout à fait à des navigateurs : ils voguent sans cesse, et ce qu’ils viennent de parcourir n’est pas plus à eux que ce qu’ils n’ont pas encore parcouru. Mais quand nous aurons des places fortes, cela fera déclarer la contrée contre l’ennemi, et tout pour nous sera temps calme et pur.

« Que ceux de vous qui craindraient d’être envoyés en garnison loin de leur pays, n’aient pas d’inquiétude. Nous qui sommes déjà loin de notre patrie, nous nous chargerons de garder les endroits les plus voisins de l’ennemi. Pour vous, appropriez-vous et cultivez les cantons de l’Assyrie voisins de vos terres. Si nous réussissons à défendre ceux qui sont près de l’ennemi, vous qui en êtes à une si grande distance, vous vivrez en pleine paix ; car je ne pense pas que les ennemis ne se préoccupent point des dangers prochains pour aller au loin vous attaquer. »

Ce discours terminé, tous les chefs se lèvent et se déclarent unanimement prêts à agir ainsi : Cyaxare en fait autant ; Gadatas et Gobryas disent aussitôt que, si les alliés y consentent, ils bâtiront chacun une forteresse qui devra servir à la défense commune. Cyrus, voyant que tous s’empressent de suivre le plan qu’il a tracé, termine ainsi : « Puisque nous paraissons avoir à cœur de faire tout ce que nous jugeons nécessaire, préparons au plus tôt des machines pour battre en brèche les murailles des ennemis, et assurons-nous d’ouvriers pour construire des tours solides. » Cyaxare promet une machine qu’il se charge de faire construire ; Gadatas et Gobryas une autre, une autre Tigrane ; et Cyrus dit qu’il essayera d’en fournir deux. Ces résolutions prises, on cherche des mécaniciens, on rassemble les matériaux nécessaires à la construction des machines, et l’on choisit les hommes qui semblent les plus capables pour surveiller les travaux.

Cyrus, prévoyant que ces préparatifs demanderaient du temps, établit son armée dans l’endroit qu’il estime le plus sain et le plus commode pour le transport de tout ce dont on aurait besoin : partout où il juge un retranchement nécessaire, il le fait construire, afin que les gardes permanentes fussent toujours en sûreté, même si elles avaient besoin d’être séparées du gros de l’armée. De plus, il s’informe aux gens qui connaissent te pays, de quel côté les soldats peuvent faire le plus de butin ; lui-même il les y conduit, tant pour procurer à l’armée des vivres en abondance, que pour rendre ses gens plus sains, plus vigoureux, par la fatigue de ces excursions, et pour les entretenir dans l’habitude de garder leurs rangs pendant la marche. Voilà ce que fait Cyrus.

Cependant des transfuges et des prisonniers, venus de Babylone, annoncent que l’Assyrien est parti pour la Lydie, emportant avec lui beaucoup de valeurs d’or et d’argent, de richesses et de joyaux de tout genre. La foule des soldats prétend qu’il transporte ses trésors en lieu sûr, par suite de sa frayeur. Mais Cyrus, convaincu qu’il n’entreprend ce voyage que pour lui susciter, s’il le peut, un nouvel adversaire, pousse vigoureusement les préparatifs, au cas où l’on devra combattre. Il complète d’abord la cavalerie perse, soit avec les chevaux des prisonniers, soit avec ceux que lui donnent ses amis : car il recevait volontiers de tous, et ne refusait jamais, quand on lui offrait une belle arme ou un cheval. Il met en état de service des chars tirés de ceux qu’on a pris ou de toute autre voie qu’il peut ; mais il abolit l’usage des chars tels qu’étaient jadis ceux des Troyens, et tels que sont encore ceux des Cyrénéens.

Jusque-là, les peuples de Médie, de Syrie, d’Arabie, et tous ceux de l’Asie, se servaient de chars tels qu’en ont encore les Cyrénéens. Cyrus avait observé que l’élite de l’armée, puisqu’on plaçait sur les chars les meilleurs soldats, ne servait qu’à des escarmouches, et ne contribuait que faiblement au gain de la bataille ; et puis, trois cents chars pour trois cents combattants exigent douze cents chevaux et trois cents conducteurs, choisis parmi ceux qui méritent le plus de confiance, et encore ces trois cents hommes ne causent-ils aucun dommage à l’ennemi. Cyrus abolit donc l’usage de ces chars, et en fait construire d’une forme nouvelle, plus convenable pour la guerre : les roues en sont fortes, pour être moins sujettes à se briser ; l’essieu long, car ce qui a de l’étendue est moins sujet à se renverser ; le siège, d’un bois épais, s’élève en forme de tour, mais ne couvre le conducteur qu’à la hauteur du coude, afin qu’il ait toute facilité de conduire les chevaux ; chaque conducteur, armé de toutes pièces, n’a que les yeux découverts : aux deux bouts de l’essieu sont placées deux faux de fer, larges d’environ deux coudées, et deux autres par dessous, dont la pointe, tournée contre terre, doit percer à travers les bataillons ennemis. Cette nouvelle invention, imaginée par Cyrus, est encore en usage dans les pays soumis au roi de Perse. Il a de plus quantité de chameaux qui lui viennent, les uns de ses amis, les autres de ses captures. Tels sont les préparatifs qu’il organise.

Voulant envoyer quelqu’un en Lydie pour apprendre ce qu’y fait l’Assyrien, il juge propre à cette mission Araspe, à qui a été confiée la garde de la belle prisonnière. Or, voici ce qui était arrivé à Araspe. Pris d’amour peur cette femme, il en était venu au point de lui proposer une intime relation. Elle lavait repoussé et était restée fidèle à son époux absent, qu’elle aimait de toute son âme. Cependant elle n’avait point accusé Araspe auprès de Cyrus, pour ne pas diviser deux amis. Araspe, qui s’était flatté de voir ses désirs accomplis, menace cette femme que, si elle ne cède point de gré, il l’aura de force. Celle-ci donc, craignant la violence, ne garde plus le secret, mais elle envoie à Cyrus un eunuque avec ordre de lui révéler tout. Cyrus, en l’entendant, rit de la défaite de cet homme qui se vantait d’être plus fort que l’amour, et lui envoie Artabaze avec l’eunuque, pour lui interdire de faire violence à une femme de ce rang, mais il ne lui défend pas, s’il peut, la persuasion. Artabaze va trouver Araspe, et lui parle durement, disant que cette femme est un dépôt, lui reprochant son impiété, son injustice, son incontinence, si bienqu’Araspe, pénétré de douleur, fond en larmes, se sent couvert de honte, et meurt de peur d’être encore maltraité par Cyrus.

Instruit de ces détails, Cyrus le fait venir, et lui parlant seul à seul : « Je vois, Araspe, lui dit-il, que tu as peur de moi et que tu es couvert de honte. Rassure-toi. J’ai entendu dire que les dieux ont été vaincus par l’amour, et je sais dans quels écarts il a souvent entraîné les hommes réputés les plus sages : moi-même, je m’accuse de n’avoir pas toujours assez d’empire sur moi, quand je suis avec beaucoup de beaux objets, pour y demeurer indifférent. C’est moi d’ailleurs qui suis cause de ce qui t’arrive, moi qui f ai enfermé avec cet invincible objet. » Alors Araspe. « Ah ! Cyrus, s’écrie-t-il, te voilà bien toujours semblable à toi-même, bon et indulgent pour les faiblesses humaines. Le reste des hommes m’accablent dans mon infortune : depuis que le bruit de ma disgrâce s’est répandu, mes ennemis me raillent, mes amis me pressent de me cacher pour me dérober au traitement dont ils craignent que tu ne punisses un si grand crime. — Eh bien, Araspe, dit Cyrus, apprends que ce bruit même te met à portée de nous rendre, à nos alliés et à moi, un très-grand service. — Puissé-je, dit Araspe, trouver encore une occasion de te servir ! — Si tu veux avoir l’air de me fuir, et, sous ce prétexte, passer aux ennemis, je crois qu’ils auront en toi pleine confiance. — Par Jupiter ! je le crois aussi, dit Araspe, et je crois que mes amis diront que j’ai voulu te fuir. — Tu reviendras donc instruit du secret de mes ennemis ; car leur confidence t’initiera à leurs entretiens et à leurs projets, si bien que tu n’ignoreras rien de ce que nous voulons savoir. — Je pars à l’instant même : sois sûr qu’on ne me soupçonnera pas en me voyant fuir quand je redoute tes châtiments. — Mais pourras-tu abandonner la belle Panthéa ? — Je sens parfaitement, Cyrus, que j’ai deux âmes : c’est une philosophie que vient de m’enseigner l’amour, ce dangereux sophiste : car enfin une seule et même âme ne peut être à la fois bonne et mauvaise, aimer à la fois le bien et le mal, vouloir tout ensemble une chose et ne la vouloir point. Oui, sans contredit, nous avons deux âmes ; quand la bonne est maîtresse, elle fait le bien ; quand c’est la mauvaise, elle fait le mal : maintenant que ma bonne âme est forte de ton secours, elle a sur l’autre un empire absolu. » — Si donc tu es décidé à partir, reprend Cyrus, voici ce que tu dois faire pour mieux obtenir la confiance des ennemis : fais-leur part de nos projets, mais ne leur en découvre que ce qu’il faut pour déconcerter les leu-s : or, tu les déconcerteras, si tu dis que nous nous préparons à une invasion sur leur territoire ; en apprenant cela, ils auront moins de cœur à se concentrer sur un même point, chacun d’eux craignant pour son propre pays. Demeure avec eux le plus longtemps possible : car c’est lorsqu’ils seront le plus près de nous que nous aurons le plus besoin de te voir. Engage-les à choisir même l’ordre de bataille le plus fort. Tu le connaîtras bien sans doute quand tu viendras nous rejoindre, et il faudra bien qu’ils l’adoptent ; un changement entraînerait le désordre de toute l’armée. » Araspe sort, prend avec lui ses plus fidèles serviteurs, et, après avoir dit à quelques-uns ce qu’il croit favorable à son dessein, il part.

Cependant Panthéa, apprenant le départ d’Araspe, envoie dire à Cyrus : « Ne te chagrine point, Cyrus, de ce qu’Araspe est passé aux ennemis. Si tu me permets de députer à mon mari, je te promets qu’il t’amènera en lui un ami plus dévoué qu’Araspe, et qu’il viendra, j’en suis certaine, suivi d’autant de troupes qu’il en aura pu rassembler. Le père du roi actuel était son ami, tandis que le roi actuel a tout fait pour semer la discorde entre mon mari et moi ; aussi, je ne doute pas que celui-ci, qui le regarde comme un homme sans mœurs, ne l’abandonne volontiers à un homme tel que toi. » Cyrus, entendant ces mots, la presse d’envoyer un messager auprès de son mari, et elle l’envoie.

Abradatas, reconnaissant les chiffres de sa femme, et apprenant ce qui se passe, se rend volontiers auprès de Cyrus, suivi d’environ deux mille chevaux. Arrivé au premier poste des Perses, il en fait donner avis à Cyrus, qui le fait aussitôt conduire chez sa femme. Dès que Panthéa et Abradatas s’aperçoivent, ils se jettent dans les bras l’un de l’autre avec toute la joie d’un bonheur inespéré. Panthéa raconte alors la pureté des mœurs de Cyrus, sa réserve, sa sympathie pour elle. Abradatas en l’entendant : « Que puis-je faire, Panthéa, dit-il, pour témoigner à Cyrus ma reconnaissance et la tienne ? — Pas autre chose, dit Panthéa, que d’essayer d’avoir pour lui les sentiments qu’il a pour toi. »

Abradatas va donc visiter Cyrus. Dès qu’il le voit, il lui prend la main et lui dit : « En retour de tout le bien que tu nous as fait, Cyrus, je n’ai rien de mieux à te dire que je me donne à toi pour ami, pour serviteur et pour allié : dans tout ce que je te verrai entreprendre, je m’efforcerai d’y prendre, de mon mieux, la part la plus active. — J’accepte, répond Cyrus. Pour le moment, je te laisse souper avec ta femme ; mais dorénavant il faudra que tu prennes tes repas sous ma tente avec tes amis et les miens. »

Quelque temps après, Abradatas, voyant que Cyrus aimait beaucoup les chars armés de faux, les chevaux bardés et les cavaliers cuirassés, met tout en œuvre pour se faire construire cent chars semblables à ceux de Cyrus, avec l’attelage tiré de sa propre cavalerie, et veut même les conduire en personne, monté sur un char à quatre timons, traîné par huit chevaux. De son côté, Panthéa, de son propre bien, fait faire à son mari une cuirasse, un casque et des brassards d’or, et elle y joint des bandes de cuivre pour couvrir les chevaux du char. Voilà ce que fait Abradatas.

Cyrus, voyant ce char à quatre timons, imagina qu’il serait possible d’en ajuster huit à un seul chariot, auquel seraient attelées huit paires de bœufs, pour traîner certaines machines en forme de tour d’environ dix-huit pieds de hauteur, y compris celle des roues. Ces sortes de tours, placées derrière les rangs, lui paraissaient devoir être d’un grand secours à la phalange, et d’un grand dommage aux rangs ennemis. Il y avait pratiqué des galeries et des créneaux, et dans chaque tour il avait fait monter vingt hommes. Quand tout est prêt, il essaye de les faire aller, et les huit attelages traînent plus aisément une tour avec les hommes qui sont dedans qu’un attelage ordinaire ne traîne un chariot de bagage. La charge ordinaire de ces chariots est, pour un attelage, du poids d’environ vingt-cinq talents[20] ; et les tours de Cyrus, quoique d’un bois aussi épais que celui qu’on emploie pour la construction des théâtres tragiques, quoique garnies de vingt soldats tout en armes, donnaient moins à traîner à chaque paire de bœufs que le poids de quinze talents. Quand Cyrus est sûr de la facilité de transporter ces tours, il décide d’en avoir à la suite de son armée, persuadé qu’à la guerre prendre avantage, c’est tout à la fois justice, salut et prospérité.


CHAPITRE II.


Arrivée des envoyés indiens. — Activité de Cyrus à exercer ses soldats. — Récit des envoyés indiens. — Crainte des Perses dissipées par Cyrus et par Chrysantas. — On se décide à marcher aussitôt contre l’ennemi.


Dans ce même temps, arrivent les envoyés indiens qui apportent de l’argent et adressent ce discours à Cyrus de la part du roi des Indes : « Je suis fort aise, Cyrus, que tu m’aies instruit de tes besoins ; je veux être ton hôte, et je t’envoie de l’argent. Si tu en as besoin d’autre, envoie m’en demander ; mes députés ont ordre d’obéir à quoi que tu leur commandes. » Cyrus, après les avoir entendus, leur répond : « J’ordonne donc qu’un certain nombre d’entre eux restent dans les tentes pour garder l’argent et pour vivre le plus agréablement possible, et que trois passent chez l’ennemi sous prétexte d’alliance avec l’Indien, mais, en réalité, pour savoir ce qu’il dit, ce qu’il fait, et pour nous en informer au plus vite, moi et l’Indien. Si vous vous acquittez bien de cette mission, je vous en saurai plus de gré encore que de l’argent que vous m’apportez : car mes espions, déguisés en esclaves, ne peuvent nous apprendre que ce que tout le monde sait ; mais des gens comme vous devinent souvent les résolutions intimes. » Les Indiens accueillent volontiers cette proposition ; Cyrus les traite en vrais hôtes ; et, quand ils ont tout préparé pour le voyage, ils partent le lendemain, avec promesse de revenir aussitôt qu’ils se seront instruits de leur mieux de la situation des ennemis.

Cependant Cyrus fait les préparatifs de guerre largement et en homme qui n’a pas de médiocres desseins. Il ne se borne pas aux moyens approuvés par les alliés, il excite encore entre des amis la rivalité d’avoir de plus belles armes, d’être plus fort à cheval, au trait, à l’arc, à la fatigue : il y réussit, en les conduisant à la chasse, et en récompensant ceux qui se distinguent dans les divers exercices. Les chefs qu’il voit attentifs à perfectionner la discipline de leurs soldats, il les encourage de ses éloges et de toutes les faveurs qui peuvent dépendre de lui. Quand il célèbre un sacrifice ou une fête, tous les exercices que les hommes font à la guerre, il en fait des concours, en accordant de magnifiques récompenses aux vainqueurs : les meilleures dispositions animent son armée.

Déjà Cyrus tient prêt tout ce qu’il peut pour se mettre en campagne, sauf les machines : la cavalerie presque complétée jusqu’au nombre de dix mille hommes ; ainsi que les chars armés de faux, qu’il a fait construire lui-même ; puis, cent autres que le Suzien Abradatas a fait faire pareils à ceux de Cyrus ; et enfin cent chars médiques qu’il avait conseillé à Cyaxare de réformer d’après ce modèle, au lieu de les laisser à la mode troyenne et lydienne : en outre, sur chaque chameau étaient portés deux archers. La plus grande partie de l’armée avait la conviction qu’elle serait victorieuse, et que les forces des ennemis n’étaient rien.

Voilà quelles étaient les dispositions, lorsque les Indiens reviennent de chez les ennemis, où Cyrus les avait envoyés pour observer. Ils rapportent que Crésus a été élu général en chef de l’armée ennemie. On a décidé que tous les rois alliés s’y rendront au plus tôt, chacun avec toutes ses troupes, et des sommes considérables, pour payer autant de mercenaires qu’on en pourrait enrôler, et faire des largesses à qui de droit ; ils ont déjà à leur solde quantité de Thraces armés de longs sabres ; des Égyptiens arrivent par mer, et l’on dit que le nombre s’en élève à douze myriades, armées de boucliers, de longues javelines comme ils en ont encore aujourd’hui, et de poignards : on attend une armée de Cypriotes ; déjà sont au camp tous les Ciiliciens, les Phrygiens des deux pays, les Lycaoniens, les Paphlagoniens, les Cappadociens, les Arabes, les Phéniciens et les Assyriens, et avec eux le souverain de Babylone ; les Ioniens, les Éoliens et presque tous les Grecs qui habitent l’Asie ont été contraints de suivre Crésus. Crésus a envoyé traiter d’une alliance avec les Lacédémoniens ; le rendez-vous général est sur les bords du fleuve Pactole ; de là, on doit marcher sur Thymbrara, où s’assemblent encore de nos jours les Barbares de la basse Syrie, soumis à la domination du frère du roi : enfin, l’on a ordonné à tous ceux qui ont des vivres à vendre, de les porter en cet endroit. Les prisonniers tiennent un langage analogue : car Cyrus avait soin de faire saisir ceux dont il pouvait tirer quelque renseignement ; il faisait aussi passer chez l’ennemi des espions vêtus en esclaves, qui se donnaient pour transfuges.

En apprenant ces détails, l’armée de Cyrus, comme de juste, est dans l’inquiétude ; on va, on vient, plus silencieux qu’auparavant, la gaieté a tout à fait disparu, on se forme en cercles ; tout est plein de-gens qui se questionnent, s’entretiennent de tout cela. Cyrus, s’apercevant que la peur court parmi son armée, fait appeler les principaux chefs et tous ceux dont l’abattement eût porté autant de préjudice que leur assurance devait être utile. Il ordonne aux guides de ne point repousser les soldats qui se présenteraient pour entendre ce qu’il allait dire, et, quand tous se sont assemblés, il parle en ces mots :

« Alliés, je vous ai convoqués, parce que j’ai remarqué que plusieurs d’entre vous, depuis les nouvelles qui nous sont venues des ennemis, ont l’air d’hommes effrayés. Or, il me semble étrange que quelqu’un parmi vous tremble, parce qu’on nous dit que l’ennemi rassemble ses troupes, et qu’en voyant que nous sommes plus nombreux que quand nous les avons vaincus, et, grâce au ciel, beaucoup mieux préparés, vous n’ayez pas pleine confiance. Grands dieux, que feriez-vous donc, vous qui craignez en ce moment, si l’on vous annonçait qu’une armée telle que la nôtre marche aujourd’hui contre nous ? Vous entendriez dire tout d’abord : « Les mêmes ennemis qui nous ont déjà vaincus reviennent nous attaquer, l’âme tout enflée de la première victoire qu’ils ont déjà remportée ; » et ensuite : « Ceux qui ont triomphé dans les escarmouches de vos archers et de vos gens de trait, arrivent avec un renfort de troupes presque aussi nombreuses : leur infanterie, pesamment armée, a mis la vôtre en fuite ; aujourd’hui leur cavalerie, armée de même, va se mesurer avec votre cavalerie : ils ont rejeté leurs arcs et leurs traits, mais chacun d’eux, ayant un fort javelot, est décidé à se jeter en avant et à combattre de près : ils ont des chars pour marcher au combat, et non plus disposés pour fuir comme autrefois : les chevaux qui les traînent sont cuirassés, les conducteurs placés dans des tours de bois, casque en tête, et la partie du corps qui excède la hauteur du siège couverte d’une cuirasse : les essieux sont armés de longues faux de fer ; ils ont encore des chameaux sur lesquels ils peuvent monter, et dont un seul peut, de son aspect, épouvanter cent chevaux ; enfin, ils traînent à leur suite des tours du haut desquelles » en protégeant les leurs, ils nous accableront de traits, et nous empêcheront de combattre en rase campagne. » Si l’on était venu vous apporter ces nouvelles de la situation des ennemis, qu’auriez-vous fait ? vous qui tremblez, lorsqu’on vous dit que Crésus est élu général, Crésus, le plus lâche des Syriens, Crésus qui, voyant les Syriens vaincus et en fuite, au lieu de secourir ses alliés, a fui et disparu ? On annonce encore que les ennemis ne sont pas en état de se défendre contre nous ; qu’ils soudoient des étrangers, comme si ces derniers devaient combattre plus vaillamment pour eux qu’ils ne le feraient eux-mêmes. Si cependant quelqu’un trouve leurs forces redoutables et les nôtres faibles, je suis d’avis qu’on le leur envoie : il nous servira beaucoup plus étant avec eux, que demeurant avec nous. »

Quand Cyrus a terminé ce discours, le Perse Chrysantas se lève et dit : « Cyrus, ne sois pas étonné si quelques-uns d’entre nous ont paru tristes en écoutant ces nouvelles ; ce n’est point un effet de la crainte, mais du dépit. De même que si, au moment où des gens veulent dîner et se mettre à table, on vient leur commander un travail d’urgence avant le repas, personne, je crois, ne sera charmé d’entendre un pareil ordre ; de même, quand nous croyons que nous allons nous enrichir, et que nous apprenons qu’il nous reste encore quelque entreprise à exécuter, nous nous sentons attristés, non par la peur, mais par le désir qu’elle soit déjà terminée. Oui, puisqu’il s’agit de combattre non-seulement pour la Syrie, fertile en blé, en bétail, en palmiers chargés de fruits, mais encore pour la Lydie, pays abondant en vin, en huile, et baigné d’une mer qui apporte plus de richesses qu’on n’en a jamais vu, nous n’éprouverons plus de dépit, mais nous aurons assez de cœur pour courir à la jouissance des trésors de la Lydie. »

Ainsi parle Chrysantas ; tous les alliés approuvent son discours et y applaudissent. Alors Cyrus : « Soldats, dit-il, je suis d’avis qu’on se mette au plus tôt en marche, afin d’arriver les premiers, s’il est possible, où sont rassemblés leurs vivres ; plus nous nous hâterons, moins nous les trouverons sur leurs gardes, et plus ils seront pris au dépourvu. Voilà ce que je dis. Si quelqu’un connaît une mesure ou plus facile ou plus sûre, qu’il la propose. » Presque tous les chefs conviennent qu’il est nécessaire de marcher promptement à l’ennemi ; et personne n’ouvrant un avis contraire, Cyrus répond : « Alliés, nos âmes, nos corps, nos armes dont nous devons nous servir, sont, grâce aux dieux, depuis longtemps dans un état excellent : ne songeons maintenant qu’à nous pourvoir de vivres pour une vingtaine de jours, tant pour nous que pour tous les quadrupèdes qui nous suivent. Car, à mon compte, nous mettrons plus de quinze jours à traverser un pays où nous ne trouverons point de subsistances, parce que nous en avons enlevé nous-mêmes une partie, et les ennemis, tout ce qu’ils en ont pu. Il faut donc avoir les vivres voulus, sans quoi nous ne pourrions ni combattre ni vivre : quant au vin, que chacun n’en prenne que ce qu’il en faut, pour nous accoutumer par degrés à ne boire que de l’eau. Car nous aurons une longue partie de la route à faire sans trouver de vin, et, lors même que nous en apporterions une grande quantité, elle ne saurait suffire. Afin donc que la privation subite de vin ne nous rende pas malades, voici ce qu’il faut faire. Dès à présent, dans nos repas, commençons à ne boire que de l’eau : en agissant ainsi, ce changement sera peu nuisible : ceux d’entre nous qui ne vivent que de farine, la délayent dans de l’eau pour en faire une pâte ; le pain que chacun mange est pétri avec de l’eau, et c’est avec de l’eau qu’on fait cuire tout ce qui est bouilli. Si donc nous ne buvons du vin qu’à la fin du repas, notre âme ne languira point pour avoir moins à boire. Il faut ensuite retrancher encore ce vin bu après le dîner, jusqu’à ce que, sans nous en apercevoir, nous soyons devenus buveurs d’eau. Toute modification qui vient peu à peu rend toute espèce de nature susceptible de changement : c’est ce que nous enseigne la Divinité, en nous faisant passer par degrés de l’hiver aux chaleurs brûlantes de l’été, et des chaleurs aux froids rigoureux. Imitons-la, et marchons par l’accoutumance où il nous est nécessaire d’arriver.

« Emportez, au lieu de lits, un poids égal en choses nécessaires à la vie : les objets nécessaires, fussent-ils superflus, ne sont jamais inutiles. Parce que vous n’aurez point de couvertures, ne craignez pas de dormir moins agréablement ; sinon, prenez-vous-en à moi : quiconque a un vêtement convenable, le trouve suffisant en santé comme en maladie. Pour provisions de bouche, il faut s’en procurer qui soient piquantes, de haut goût et salées : elles excitent l’appétit et se conservent longtemps. Quand nous arriverons dans des lieux intacts, d’où nous pourrons tirer du blé, il faudra nous pourvoir de moulins à bras pour le broyer ; c’est le plus léger de tous les instruments à faire du pain.

« N’oublions pas non plus tout ce qu’il faut pour les malades : ces objets ne sont pas lourds, et, le cas échéant, ils sont fort utiles. Il faut aussi des courroies : elles servent en maintes circonstances pour les hommes et pour les chevaux : qu’elles se rompent ou brisent, on est forcé de demeurer inactif, faute d’avoir rien qui serve à rattacher. Ceux qui ont appris à aiguiser des javelots feront bien de ne pas oublier leur doloire ; il est bon aussi de se munir d’une lime ; en aiguisant sa pique, on aiguise son courage ; on rougirait d’être lâche quand on a des armes affilées. Il faut encore avoir beaucoup de bois de charronnage pour les chars et les chariots. Quand on a beaucoup à faire, quelque chose doit nécessairement arrêter. Il faut avoir pour tout cela les outils indispensables : car on n’a pas des ouvriers partout, et cependant le travail de chaque jour, il suffit parfois d’un petit nombre pour l’exécuter. Il faut mettre sur chaque chariot une serpe et un noyau, sur chaque bête de charge uns hache et une faux. Ces instruments sont toujours utiles aux particuliers, et souvent à l’armée entière. Pour ce qui est de la quantité suffisante de provisions, c’est à vous, commandants des hoplites, de vous informer si vos hommes en ont assez : car il ne faut pas négliger ce qui leur est nécessaire ; ce serait nous négliger nous-mêmes. Ce que je fais charger sur les bêtes de somme, à vous, chefs de skeuophores, d’y veiller, et de contraindre ceux qui n’ont point obéi. Vous, chefs des prisonniers, vous avez la liste des acontistes, des archers, des frondeurs que j’ai mis à la réforme ; aux anciens acontistes, donnez une hache propre à couper du bois, et contraignez-les au service ; aux archers, un hoyau ; aux frondeurs, une serpe. Munis de ces instruments, faites-les marcher par petites troupes le long des équipages, pour être prêts à agir, au cas où il faut aplanir le chemin, et, si j’ai besoin de quelque chose, pour que je sache où prendre ce qu’il me faut. J’emmènerai d’ailleurs, prisa l’âge où l’on porte les armes, et munis de leurs outils, des armuriers, des charrons, des cordonniers, de sorte que rien de ce qui, dans l’armée, dépend de leur métier, ne lui fera défaut. Ils feront un corps séparé des hoplophores[21], et ils auront un lieu fixe où ils travailleront pour qui voudra les employer en payant. Si quelque marchand veut faire le commerce à la suite de l’armée, il gardera les denrées le nombre de jours que j’ai fixés ; autrement, toutes seront saisies. Le terme passé, il les débitera comme il voudra. D’ailleurs, les marchands qui fourniront les meilleures marchandises obtiendront des alliés et de moi-même des présents et des honneurs. Si quelqu’un d’entre eux n’a pas les fonds suffisants pour faire ses achats, qu’il m’amène de bons répondants qui se portent caution pour lui qu’il nous suivra, et je l’aiderai de ce que je possède. Voilà ce que j’ai à vous dire. Si quelqu’un voit autre chose à recommander, qu’il m’en avertisse. Et maintenant, allez rassembler les bagages ; moi, je vais offrir un sacrifice pour le départ. Ce devoir rempli envers les dieux, nous donnerons le signal. Il faut que tout le monde, avec le bagage prescrit, se trouve au lieu fixé auprès de ses chefs. Quant à vous, commandants, dès que vos rangs seront formés, venez tous me trouver, afin de savoir quels postes chacun de vous doit occuper. »


CHAPITRE III.


Description de l’ordre de bataille. — Rapport sur la situation de l’ennemi. — Retour d’Araspe. — Nouvelle description de l’armée de Cyrus.


Ces instructions entendues, les soldats se préparent : Cyrus offre un sacrifice, et, les présages ayant été favorables, il se met en marche avec son armée. Le premier jour, il campe le plus près possible du lieu d’où il est parti, afin que, si l’on avait oublié quelque chose, on fût à portée de l’aller chercher, et que, si l’on s’apercevait qu’on manquât de quelque objet, on pût le retrouver.

Cyaxare, pour ne pas laisser ses États sans défense, reste à cet endroit avec le tiers des Mèdes, tandis que Cyrus s’avance le plus rapidement possible, les cavaliers en tête, et devant eux quelques coureurs et éclaireurs, qui se placent aux points les plus favorables pour observer. Après la cavalerie, viennent les bagages : quand on traverse les plaines, les chariots et les skeuophores marchent sur plusieurs colonnes ; à leur suite s’avance l’infanterie de la phalange, et, s’il reste en arrière quelques skeuophores, les officiers qui surviennent, veillent à ce que la marche ne soit point retardée. Quand la route se resserre, les skeuophores demeurent au milieu, et les hoplophores filent de droite et de gauche : de sorte que, s’il y a quelque obstacle, il se trouve toujours des soldats pour y veiller. Chaque compagnie marche presque toujours près de ses skeuophores ordre, en effet, est donné à tous ceux-ci de rester près de leur compagnie, à moins d’empêchement majeur ; et le skeuophore de chacun des taxiarques porte en main une enseigne connue de toute la compagnie. On marche donc serrés, et, comme chacun a grand soin de ne laisser en arrière aucun de ses camarades, ils ne sont point obligés de se chercher l’un l’autre : leur bagage est sous leurs yeux, et les soldats ont à l’instant même ce qui leur est nécessaire.

Cependant les éclaireurs envoyés en avant croient apercevoir dans la plaine des hommes ramassant du fourrage et du bois ; ils voient des bêtes de somme qui en emportent des charges, d’autres qui sont à paître ; et, en regardant plus loin, ils croient apercevoir de la fumée ou de la poussière s’élevant dans les airs. À tous ces signes, ils reconnaissent que l’ennemi n’est pas éloigné. Aussitôt le chef des éclaireurs dépêche un envoyé à Cyrus. Celui-ci, après l’avoir entendu, leur fait donner l’ordre de rester à leur point d’observation, et, s’ils voient quelque chose de nouveau, de lui en donner avis. En même temps il charge un escadron de cavaliers de s’avancer dans la plaine pour faire quelques prisonniers, afin de savoir plus nettement ce qui est. Pendant que ces ordres s’exécutent, Cyrus fait faire halte à son armée, afin que les soldats aient le loisir de tout préparer avant de s’approcher de l’ennemi. Il leur enjoint d’abord de dîner, de reprendre ensuite leurs rangs, se tenant attentifs à ses ordres. Après le repas, Cyrus appela les chefs des cavaliers, des fantassins et des conducteurs de chars, ainsi que ceux qui commandent aux machines, aux skeuophores et aux chariots. Ils se rassemblent. Pendant ce temps, ceux qui courent les champs reviennent, amenant des hommes. Ces prisonniers, interrogés par Cyrus, lui avouent qu’ils sont du camp et que, pour ramasser du fourrage et du bois, ils ont dépassé les avant-postes : le grand nombre de troupes, en effet, a mis partout la disette. Cyrus les entendant ainsi parler : « À quelle distance, leur dit-il, est maintenant l’armée ? » Ils lui répondent qu’elle est à deux parasanges environ. Cyrus leur demande ensuite : « Et nous, dit-il, en parlait-on chez les vôtres ? — Oui, par Jupiter, répondent-ils, et l’on disait que vous étiez déjà tout près. — Eh bien, dit Cyrus, étaient-ils contents de nous savoir près ? » Il faisait cette question à cause de ceux qui étaient là. « Non, par Jupiter, disent les prisonniers ; loin de s’en réjouir, ils en sont fort affligés. — Et maintenant, dit Cyrus, que font-ils ? — Ils se rangent en bataille ; hier et avant-hier ils n’ont pas fait autre chose. — Et celui qui les range en bataille, dit Cyrus, quel est-il ? — Crésus en personne, disent-ils, et avec lui un Grec et je ne sais quel Mède : on dit de ce dernier que c’est un transfuge de chez vous. — Ah ! très-grand Jupiter, s’écrie alors Cyrus, puissé-je le prendre comme je le veux ! »

Cela dit, il fait retirer les prisonniers, et, comme il se retourne pour parler à ceux qui demeurent, arrive un nouvel envoyé du chef des éclaireurs, qui lui dit qu’on aperçoit dans la plaine un gros escadron de cavalerie. « Nous conjecturons, dit-il, qu’il vient pour reconnaître l’armée ; car il est précédé d’une trentaine de cavaliers qui se portent au galop de notre côté, peut-être à dessein de nous enlever notre poste, où nous ne sommes qu’une décade. » Cyrus ordonne aussitôt à quelques-uns des cavaliers qu’il avait toujours près de lui d’aller s’embusquer auprès de ce poste. « Dès que votre décade, dit-il, aura quitté le poste, montrez-vous tout à coup, et chargez ceux qui s’en seront emparés. Que le gros escadron ne vous inquiète pas : toi, Hystaspe, marche à sa rencontre avec un millier de chevaux ; mais prends garde de t’engager dans des lieux inconnus ; contente-toi de protéger nos postes, et reviens. Si quelques ennemis accourent vers toi levant la main droite, accueille-les avec bonté. »

Hystaspe s’en va prendre ses armes : les cavaliers de Cyrus partent au galop, suivant son ordre. Or, ils rencontrent, en dehors même du poste des coureurs, Araspe et son escorte, Araspe envoyé depuis longtemps comme espion, Araspe le gardien de la belle Susienne. Dès que Cyrus apprend sa venue, il se lève de son siège, court au-devant de lui, et lui tend la main. Les autres, comme de juste, qui ne savent rien, demeurent tout étonnés de cet accueil, jusqu’au moment où Cyrus leur dit : « Mes amis, voici qu’il nous arrive un excellent homme, et il est temps que tout le monde sache ce qu’il a fait. Ce n’est ni la honte du crime, ni la crainte de ma colère, qui l’a fait partir ; c’est moi qui l’ai envoyé dans le camp des ennemis, pour pénétrer dans leurs tentes et nous instruire nettement de ce qui est. Oui, Araspe, je me souviens de nos promesses, et nous nous unirons tous pour les remplir. Il est juste, camarades, que vous honoriez avec moi la vertu d’un homme qui, pour nous servir, a eu le courage d’affronter le danger et le poids apparent d’un crime. » À ces mots, tous embrassent Araspe et lui serrent la main. Mais Cyrus leur ayant dit que cela suffisait pour le moment : « Maintenant, Araspe, continue-t-il, apprends-nous ce qu’il nous importe de savoir ; ne reste pas au-dessous du vrai, n’atténue en rien la situation de l’ennemi : mieux vaut croire leurs forces plus grandes et les trouver moindres, que les croire moindres et les trouver plus grandes. — J’ai tout fait, répond Araspe, pour m’en éclaircir ; car je les aidais moi-même à ranger leurs troupes en bataille. — Tu connais donc, dit Cyrus, non-seulement leur nombre, mais leur ordonnance ? — Par Jupiter, dit Araspe, je sais même comment ils se proposent d’engager le combat. — Eh bien, répond Cyrus, dis-nous d’abord quel est en gros le nombre de leurs troupes. — Elles sont rangées, cavalerie et infanterie, sur trente de hauteur, sauf les Égyptiens, et occupent un terrain d’environ quarante stades : j’ai apporté la plus grande attention à m’assurer de l’étendue qu’elles couvrent. — Et les Égyptiens, dit Cyrus, quelle en est l’ordonnance ? car, tu as dit : sauf les Égyptiens. — Leurs myriarques forment leurs bataillons de dix mille hommes chacun, cent de front sur |cent de hauteur : tel est, disent-ils, l’usage de leur pays. Toutefois Crésus ne le leur a permis qu’avec une grande répugnance, parce qu’il voulait que son armée eût un front beaucoup plus étendu que la tienne. — Pourquoi, dit Cyrus, le désirait-il ? — Sans doute, par Jupiter, pour nous envelopper avec la partie qui dépasserait. — Eh bien, dit Cyrus, qu’ils prennent garde, en voulant envelopper, d’être enveloppés eux-mêmes. Mais nous venons d’entendre de toi ce qu’il nous importe de savoir. Voici maintenant, camarades, ce que vous avez à faire. Quand vous serez sortis d’ici, visitez avec soin les harnais de vos chevaux et vos armes : souvent, pour la moindre chose qui manque à l’homme, le cheval et le char deviennent inutiles. Demain matin, pendant que je sacrifierai, commencez par faire déjeuner vos hommes et vos chevaux, de peur que le moment d’agir ne nous surprenne à jeun. Ensuite, toi, Araspe, tu te placeras à l’aile droite, suivant ton habitude, et vous, myriarques, gardez vos postes accoutumés : ce n’est pas au moment où le combat commence qu’il faut changer l’attelage d’un char. Ordonnes aux taxiarques et aux lochages de se mettre en bataille en divisant chaque loche en deux. » Or, le loche était de vingt-quatre hommes.

En ce moment, un des myriarques lui dit : « Crois-tu, Cyrus, qu’avec si peu de profondeur nous soyons en état de résister à une phalange si profonde ? — Et toi, réplique Cyrus, crois-tu que des phalanges, dont l’épaisseur fait que la plupart des soldats ne sauraient atteindre l’ennemi avec leurs armes, puissent être d’un grand secours aux leurs et faire bien du mal au parti opposé ? Pour ma part, je voudrais que leurs hoplites, au lieu d’être sur cent, fussent sur dix mille de hauteur : nous aurions affaire à beaucoup moins d’hommes. Quant à nos troupes, par la profondeur que je leur donne, j’estime qu’elles seront toutes en action, toutes en état de se prêter un mutuel secours. Derrière les thoracophores, je placerai les acontistes, et après ceux-ci les archers. Qui, en effet, placerait en première ligne des corps qui conviennent eux-mêmes qu’ils ne sont pas propres à un combat de près ? Seulement, couverts par les thoracophores, ils tiendront ferme, et, par leurs traits et leurs flèches ils incommoderont les ennemis en tirant par-dessus les premiers rangs. Du moment qu’on fait du mal aux ennemis, il est clair que, quel que soit le moyen, on vient en aide à ses alliés. Je placerai en dernière ligne ce qu’on appelle la réserve. Comme une maison n’est d’aucun usage si les fondements et le toit n’en valent rien, de même une armée devient inutile, si les premiers et les derniers rangs ne sont composés de bons soldats. Mettez-vous donc en bataille comme je le prescris : vous, chefs des peltastes, placez vos loches derrière le premier rang, et vous, chefs des archers, derrière les peltastes ; toi, chef de la réserve, qui occupes la dernière ligne, recommande à chacun de tes hommes d’observer le mouvement de la file qui sera devant lui, d’encourager ceux qui feront leur devoir, et de contenir les lâches par de terribles menaces. Si quelqu’un tourne le dos pour trahir, qu’on le tue. C’est à ceux qui sont au front de l’armée d’animer ceux qui les suivent de la parole et de l’exemple ; mais vous qui êtes aux derniers rangs, vous devez être plus redoutables aux lâches que l’ennemi même. Agissez tous ainsi. Toi, Euphratas, qui veilles aux machines, fais en sorte que nos tours roulantes suivent la phalange d’aussi près que possible. Toi, Daouchus, qui commandes les skeuophores, fais avancer toute ta troupe derrière les tours : ordonne à tes gens de punir rigoureusement quiconque avancera hors de son rang ou demeurera en arrière. Toi, Cardouchas, qui conduis les chariots des femmes, fais-les placer derrière les skeuophores. Cette longue file de chariots qui nous suivra, en grossissant l’apparence de notre armée, nous fournira aussi le moyen de tendre quelque piège à l’ennemi : s’il veut nous envelopper, il sera forcé de se déployer sur un plus grand cercle, et plus il embrassera de terrain, plus il s’affaiblira. Voila ce que vous avez à faire. Toi, Artaoze, et toi aussi, Artagersas, prenez chacun vos mille fantassins, et placez-vous derrière les chariots. Toi, Pharnouchus, et toi, Asiadatas, suivis chacun de vos mille cavaliers, ne vous mettez pas en bataille avec le reste de la phalange, mais portez-vous aussi derrière les chariots ; puis vous viendrez me rejoindre avec les autres chefs. Songez à vous tenir prêts, comme si vous deviez les premiers engager l’action. Toi, chef des hommes montés sur les chameaux, range ton monde derrière les chariots, et fais ce que t’ordonnera Artagersas. Pour vous, commandants des chars, tirez au sort à qui rangera les cent chars en première ligne au front de l’armée ; les deux autres centaines borderont les deux flancs de la phalange sur la droite et sur la gauche. » Telle est l’ordonnance des troupes de Cyrus.

Abradatas, roi des Susiens, lui dit alors : « Pour moi, Cyrus, je me chargerai volontiers du commandement des chars que tu opposes au centre de la phalange des ennemis, sauf un autre avis de ta part. » Cyrus, le félicitant et lui tendant la main, demande aux Perses qui doivent monter les autres chars : « Y consentez-vous ? » Comme ils répondent qu’ils ne le peuvent avec honneur, il les fait tirer au sort. Abradatas obtient par le sort ce qu’il souhaite, et fait face aux troupes égyptiennes. Tous se retirent alors, pour s’occuper des préparatifs ; ils soupent, posent des sentinelles et vont se coucher.


CHAPITRE IV.


Les troupes de Cyrus se mettent sous les armes. — Adieux d’Abradatas et de Panthéa. — Discours de Cyrus à son armée.


Le lendemain matin, pendant que Cyrus sacrifie, le reste de l’armée, le repas pris et les libations faites, se couvre de nombreuses et belles tuniques, de belles cuirasses, de beaux casques. On arme les chevaux de caveçons et de housses : les chevaux seuls ont la croupe bardée, ceux des chars ont les flancs armés. On voit briller l’airain, on voit fleurir la pourpre sur l’armée entière.

Le char d’Abradatas, à quatre timons et à huit chevaux, est magnifiquement orné. Il allait endosser sa cuirasse de lin, vêtement national, lorsque Panthéa lui présenta un casque d’or, des brassards et de larges bracelets du même métal, une tunique de pourpre plissée par le bas, descendant jusqu’aux talons, et un panache de couleur d’hyacinthe : elle avait fait cette armure à l’insu de son époux, sur la mesure de celle dont il se servait. En les voyant, il est étonné, et il demande à Panthéa : « Eh quoi ! chère femme, tu t’es donc dépouillée de tes ornements pour me faire cette armure ? — Non, par Jupiter, dit Panthéa ; le plus précieux de tous m’est resté. C’est toi, en te montrant aux yeux des autres ce que tu es aux miens, qui es mon plus bel ornement. » Cela dit, elle le revêt elle-même de ses armes, et s’efforce de cacher les larmes dont ses joues sont inondées. Cependant Abradatas, déjà si digne d’attirer les regards, est à peine revêtu de ces armes, qu’il semble encore plus beau et plus noble, outre sa nature distinguée. Il prend des mains de son écuyer les rênes de son char et se dispose à y monter, lorsque Panthéa, faisant retirer tous ceux qui sont présents, lui dit : « Abradatas, si jamais femme a aimé son époux plus qu’elle-même, je crois être une de ces femmes-là. A quoi me sert de le prouver en détail ? Mes paroles, je le crois, te \e prouvent mieux encore que mes discours. Cependant, quels que soient les sentiments que tu me connais pour toi, j’aimerais mieux, j’en jure par mon amour et par le tien, te suivre sous la terre, soldat glorieux, que vivre déshonorée avec un homme déshonoré, tant je me crois faite, ainsi que toi, pour les actions généreuses. Cyrus a droit, ce me semble, à toute notre reconnaissance ; captive, choisie pour être à lui, loin de me traiter en esclave, ou de me proposer ma liberté à des conditions honteuses, il m’a gardée à toi, comme si j’eusse été la femme de son frère. En outre, lorsque Araspe, mon gardien, s’est enfui, je lui ai promis que, s’il me permettait de t’envoyer un messager, tu viendrais lui offrir en toi un allié plus fidèle et plus utile qu’Araspe. »

Ainsi parle Panthéa. Abradatas, ravi de ces paroles, lui touche la tête, lève les yeux au ciel, et fait cette prière : « Souverain Jupiter, fais que je me montre le digne époux de Panthéa, le digne ami de Cyrus, qui nous a traités avec honneur. » A ces mots, il ouvre les portes du char, il y monte, et, lorsqu’il y est placé et que le conducteur en a fermé les portes, Panthéa, qui n’a plus d’autre moyen d’embrasser son mari, couvre le char de ses baisers. Bientôt le char s’éloigne ; elle le suit quelque temps sans être aperçue, jusqu’au moment où Abradatas se détournant et voyant sa femme : » Du courage, Panthéa, lui dit-il. adieu ; séparons-nous. » Aussitôt ses eunuques et ses femmes la prennent, la conduisent à son chariot, la couchent et la recouvrent d’un pavillon. Les soldats, malgré la beauté du spectacle offert par Abradatas et par son char, n’avaient pas songé à le regarder avant que Panthéa se fût retirée.

Les victimes ayant été favorables, Cyrus fait ranger l’armée suivant ses ordres, établit des postes en avant, à quelque distance les uns des autres, assemble les chefs et leur parle ainsi : « Amis et alliés, les dieux nous montrent dans les victimes les mêmes signes que quand ils nous ont donné notre première victoire. Je veux maintenant vous rappeler les motifs qui doivent vous donner plus de cœur en marchant au combat. Vous êtes bien plus aguerris que nos ennemis ; vous êtes depuis plus longtemps qu’eux nourris et réunis en corps ; vous avez participé à la même victoire, tandis qu’un grand nombre des ennemis y ont été vaincus. Quant à ceux des deux partis qui n’ont pas vu la bataille, les soldats de l’armée ennemie savent qu’ils n’ont pour compagnons que des lâches ; mais vous qui marchez avec nous, vous savez que vous combattez avec des hommes résolus à défendre leurs alliés.

« Or, avec une confiance réciproque, tous, animés d’une égale ardeur, tiennent tête à l’ennemi, tandis que, s’il y a défiance, on ne songe qu’au moyen de se dérober au danger. Marchons donc aux ennemis, camarades ; opposons nos chars armés aux chars sans armes de l’ennemi ; allons combattre de près avec nos cavaliers et nos chevaux contre des cavaliers et des chevaux sans armes : vous connaissez l’infanterie qui vous est opposée. Quant aux Égyptiens, leur armure ne leur est pas plus avantageuse que leur ordonnance : leurs grands boucliers les empêchent d’agir et de voir ce qui se passe : rangés sur cent de profondeur, il est clair qu’ils se feront obstacle pour combattre, sauf un très-petit nombre. S’ils espèrent nous enfoncer par l’effort de leur masse, il faudra qu’ils soutiennent d’abord celui de nos chevaux, que le fer dont ils sont bardés rend encore plus terribles. Si quelques-uns d’entre eux résistent, comment pourront-ils à la fois combattre contre nos cavaliers, combattre contre notre phalange, combattre contre nos tours ? Car les soldats des tours nous viendront en aide : en frappant les ennemis, ils réduiront leur action à l’impuissance. Cependant, si vous avez encore besoin de quelque chose, dites le-moi. Avec l’aide des dieux, nous ne manquerons de rien. Si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il parle : sinon, allez invoquer les dieux à qui nous venons de sacrifier, et puis retournez à vos compagnies ; que chacun de vous leur rappelle séparément ce que je viens de vous dire à tous ; montrez-vous à ceux que vous commandez, dignes de votre commandement, par une contenance ferme, comme vos traits et vos discours. »



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LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


L’armée de Cyrus s’avance au combat. — Dernières instructions de Cyrus à ses soldats. — Bataille : défaite de Crésus ; mort d’Abradatas. — Résistance des Égyptiens ; ils sont vaincus par Cyrus.


Après les prières adressées aux dieux, chacun va reprendre son rang. Cyrus était encore occupé aux sacrifices, lorsque des serviteurs apportent pour lui et pour sa suite de quoi boire et de quoi manger. Cyrus, sans plus tarder, commence son repas et en donne une part immédiate à ceux qui le demandent : faisant ensuite des libations et adressant aux dieux des prières, il boit, et ceux qui sont autour de lui suivent son exemple. Après quoi, suppliant Jupiter paternel de lui servir de guide et d’appui, il monte à cheval et ordonne à sa troupe de le suivre. Tous ceux qui la composent portent la même armure que Cyrus, tuniques de pourpre, cuirasses et casques d’airain, panaches blancs, sabres et javelots de bois de cormier, un à chacun. Les chevaux ont le chanfrein, le poitrail et les flancs couverts de bandes d’airain ; et c’est du même métal que sont les cuissards des cavaliers. La seule différence qu’il y ait entre les armes de Cyrus et celles de sa troupe, c’est que ces dernières sont couvertes d’un vernis d’or, et que celles de Cyrus sont brillantes comme un miroir.

Au moment où, monté à cheval, il s’arrête pour voir de quel côté il va se diriger, la voix du tonnerre se fait entendre à droite. Il s’écrie alors : « Nous te suivrons, souverain Jupiter ! » Et il s’élance, ayant à sa droite Chrysantas, commandant de la cavalerie, que suivent ses cavaliers, et à sa gauche Arsamas et les fantassins. Il leur recommande d’avoir l’œil sur son étendard et de marcher d’un pas égal. Or, il avait pour étendard une aigle d’or éployée au bout d’une longue pique ; et c’est encore aujourd’hui l’étendard du roi de Perse.

Avant d’apercevoir l’ennemi, Cyrus fait faire halte trois jours à son armée. Enfin, après une marche de vingt stades, on commence à découvrir l’armée ennemie venant à la rencontre de celle de Cyrus. Lorsqu’on est en présence, Crésus, ayant remarqué que son front déborde considérablement de droite et de gauche celui de Cyrus, fait faire halte à sa phalange, ce qui était nécessaire pour se former en demi-cercle, et ordonne que les deux extrémités se courbent en forme de gamma, pour assaillir de toutes parts à la fois. Cyrus, apercevant ce mouvement, ne s’arrête point, et ne change rien à l’ordre de sa marche ; mais observant que dans la courbe qu’ils décrivent, les ennemis s’étendent beaucoup sur les ailes : « Vois-tu, Chrysantas, dit-il, quelle courbe ils décrivent ? — Je vois bien, répond Chrysantas, et j’en suis étonné : il me semble que ces ailes s’éloignent beaucoup de leur phalange. — Oui, par Jupiter, dit Cyrus, mais beaucoup aussi de la nôtre. — Et pourquoi ? — Il est évident qu’ils ont peur que, les ailes s’approchant de nous quand la phalange est encore loin, nous ne fondions sur eux. — Mais, dit Chrysantas, comment ces différents corps, séparés les uns des autres par un si grand intervalle, pourront-ils se secourir mutuellement ? — Il est clair dit Cyrus, que, quand les ailes auront pris assez de terrain, elles tourneront sur nos flancs, et, marchant à nous en bataille, nous attaqueront de tous côtés à la fois. — Crois-tu, dit Chrysantas, qu’ils aient là un bon plan ? — Oui, d’après ce qu’ils voient ; mais, étant donné ce qu’ils ne voient pas, leur plan est plus mauvais que s’ils nous attaquaient de front. En attendant, toi, Arsamas, conduis l’infanterie au petit pas comme tu me vois marcher, et toi, Chrysantas, suis avec la cavalerie du même pas qu’Arsamas. Pour moi, je vais me porter à l’endroit d’où je crois bon de faire la première attaque. En passant, je verrai si tout va bien. Une fois là, lors que nous serons prêts d’en venir aux mains, j’entonnerai le péan, et vous vous hâterez aussitôt que l’attaque commencera. Or, vous le jugerez facilement, je crois, au bruit qui se fera entendre. Abradatas s’élancera avec les chars contre l’ennemi ; l’ordre va lui en être donné. Vous devrez suivre du plus près possible ceux qui sont sur les chars : ce sera le moyen de tomber sur les ennemis en proie au plus grand désordre. Pour moi, je vous rejoindrai le plus tôt possible, afin de poursuivre les fuyards, si les dieux le veulent. »

Après avoir ainsi parlé et donné pour mot de ralliement : Jupiter sauveur et conducteur, Cyrus se met en marche. En passant entre les chars et les thoracophores, tous ceux qu’il aperçoit dans les rangs il leur dit : « Soldats, quel bonheur pour moi de voir votre figure ! » A d’autres : « Songez, soldats, qu’il s’agit aujourd’hui non-seulement d’une victoire, mais des fruits de la victoire précédente et du bonheur de toute la vie ! » A d’autres encore : « Camarades, à dater d’aujourd’hui, nous n’aurons plus à accuser les dieux : ils nous ont donné l’occasion d’acquérir des biens dont le nombre égale la grandeur. Mais nous, soldats, soyons braves ! » Et plus loin : « Soldats, à quel plus bel écot que celui-ci pourrions-nous mutuellement nous inviter ? Il est permis à dos hommes de cœur de se donner réciproquement de grands biens. » Et ailleurs : « Vous le savez, je crois, soldats : le prix de la victoire est aujourd’hui de poursuivre, de frapper, de tuer, de conquérir, de se faire un nom, d’être libre, de commander : pour les lâches, c’est évidemment le contraire. Que celui qui s’aime, combatte donc avec moi. Je ne donnerai l’exemple ni de la lâcheté, ni d’aucune action honteuse. » S’il rencontre quelques-uns des soldats qui ont combattu à la première bataille, il leur dit : « Et vous, amis, que vous dirai-}e ? Vous savez comment les braves passent leur temps un jour de combat, et comment les lâches ! »

Lorsque, en continuant sa route, il est arrivé auprès d’Abradatas, il s’arrête. Abradatas donne les rênes à son écuyer et se rend auprès de Cyrus : les chefs de l’infanterie et les conducteurs de chars qui sont à portée accourent également. Alors Cyrus, les voyant réunis : « Abradatas, lui dit-il, la divinité a voulu ce que tu voulais ; elle t’a jugé digne, toi et les tiens, de marcher au premier rang. Souviens-toi, quand il faudra combattre, que les Perses vous verront, vous suivront et ne souffriront pas que vous vous exposiez seuls au danger. » Abradatas répond : « Autant que j’en puis juger, Cyrus, tout ira bien de ce côté, mais j’ai de l’inquiétude pour nos flancs : je crois que ceux des ennemis, forts en chars et en troupes de toute espèce, s’étendent sans que nous ayons à leur opposer que nos chars. Si mon poste ne m’était pas échu par le sort, j’aurais honte de l’occuper, tant il me semble que j’y suis en lieu sûr. » Cyrus reprend : « Si tout va bien de ton côté, sois tranquille pour les flancs : avec l’aide des dieux, je te les ferai voir dégagés d’ennemis. Seulement n’attaque pas l’ennemi, je t’en conjure, avant que tu aies vu fuir ces mêmes troupes qui te font peur. » Cyrus avait de ces fiertés, quand le combat était sur le point de s’engager ; étant, au demeurant, l’homme le moins fier du monde. « Lors donc, dit-il, que tu les verras fuir, compte que je suis déjà près de toi, et fonds sur eux : tu trouveras alors les ennemis profondément découragés et les tiens pleins d’assurance. Mais tandis que tu en as encore le temps, Abradatas, visite tous les chars de ta division, engage les conducteurs à te seconder dans l’attaque, rassure-les par ton maintien, anime-les par l’espérance : excite en eux le désir d’être considérés comme les plus braves entre les autres divisions des chars ; car, sache-le bien, si tout marche avec succès, tous diront qu’il n’y a rien de plus profitable que la valeur. » Abradatas remonte sur son char et exécute ces ordres.

Cependant Cyrus s’était avancé jusqu’à l’aile gauche. Là se trouvait Hystaspe avec la moitié de la cavalerie perse. Cyrus l’appelant par son nom : « Hystaspe, lui dit-il, tu le vois, nous avons besoin de ta promptitude ordinaire : car, si nous prenons les devants en tuant les ennemis, nous ne perdrons pas un homme. — Nous aurons soin, dit Hystaspe en riant, de ceux qui sont en face de nous, mais ordonne que les flancs de notre armée ne restent pas les bras croisés. — Je vais y pourvoir, répond Cyrus : toi, Hystaspe, n’oublie pas que quiconque attendra des dieux l’avantage, doit se porter ensuite où les ennemis opposeraient une plus grande résistance. » Cela dit, il continue sa marche ; puis abordant le commandant des chars qui couvrait ce flanc, il lui dit : « Je viens, prêt à vous secourir : dès que vous jugerez que nous avons attaqué l’extrémité des ennemis, vous vous efforcerez de passer à travers leurs rangs, car vous courrez beaucoup moins de risque en vous portant au delà qu’en restant en deçà. » S’étant ensuite porté derrière les chariots, il ordonne à Pharnouchus et à Artagersas de rester à leur poste avec mille fantassins et mille chevaux. « Quand vous reconnaîtrez, dit-il, que je charge l’aile droite, tombez sur la gauche ; attaquez-la par la pointe, c’est la partie la plus faible ; mais maintenez-vous toujours en phalange, pour ne rien perdre de vos forces. Vous voyez les cavaliers des ennemis placés à l’extrémité de l’aile ; faites marcher à leur rencontre votre escadron de chameaux, et soyez sûrs qu’avant d’en venir aux mains, vous aurez de quoi rire aux dépens des ennemis. »

Ces dispositions prises, Cyrus se porte vers la droite. Cependant Crésus, ayant remarqué que la phalange, dont il occupe le centre, est plus près de l’ennemi que les ailes qui se déploient, les fait avertir par un signal de ne pas aller plus loin, et d’opérer un quart de conversion. Dès qu’elles ont fait halte, le visage tourné vers l’armée de Cyrus, Crésus leur ordonne de nouveau de marcher en avant. Alors trois phalanges s’ébranlent à la fois contre l’armée de Cyrus, l’une de front, et les deux autres sur les flancs de droite et de gauche : le plus grand effroi se répand dans toute l’armée de Cyrus : semblable, en effet, à un petit carré renfermé dans un grand, ainsi l’armée de Cyrus est enfermée, sauf par derrière, par les ennemis, cavaliers, hoplites, peltophores, archers et chars.

Cependant, au commandement de Cyrus, ils font face de tous côtés à l’ennemi : de toutes parts règne un grand silence, dans l’attente de ce qui doit arriver. Mais aussitôt que Cyrus croit l’instant favorable, il entonne le péan, l’armée entière y répond : de toutes parts un cri militaire appelle Ényalius[22] : Cyrus part à la tête d’un corps de cavalerie, prend en flanc l’aile droite des ennemis et pénètre à toute vitesse au milieu d’eux : un corps d’infanterie qui le suit, sans rompre son ordonnance, entame les rangs par différents endroits, et combat avec tout l’avantage d’une phalange sur une troupe qui prête le flanc ; de sorte que les ennemis s’enfuient en toute hâte.

Artagersas, jugeant que Cyrus a commencé l’action, pousse son attaque par l’aile gauche, précédé des chameaux, suivant l’ordre de Cyrus : les chevaux, même à une grande distance, ne peuvent soutenir la vue de ces animaux : tout hors d’eux-mêmes, ils fuient, se cachent, se renversent les uns sur les autres : c’est l’effet ordinaire des chameaux sur les chevaux, Artagersas, avec sa troupe en bon ordre, charge l’ennemi en désordre, faisant de droite et de gauche avancer tous ses chars. Ceux qui cherchent à les éviter sont taillés en pièces par la troupe qui suit en ligne, et ceux qui veulent éviter la troupe sont écrasés par les chars.

Abradatas n’attend pas davantage ; il s’écrie : « Suivez-moi, mes amis ! » et lâchant les rênes à ses chevaux, il les presse de l’aiguillon et les met en sang : tous les chars s’élancent avec une égale ardeur ; ceux des ennemis prennent la fuite, les uns emportant, les autres laissant les soldats qui y combattent. Abradatas, après avoir percé cette ligne, fond sur la phalange égyptienne : il est suivi de ceux qu’il a rangés tout près de lui. Souvent ailleurs on a pu constater qu’il n’y a point de phalange plus forte qu’un bataillon composé d’amis : on l’éprouva encore en cette occasion. Les amis, les commensaux d’Abradatas s’élancent avec lui, tandis que les conducteurs, voyant un épais bataillon d’Égyptiens tenir ferme, se replient sur les chars en fuite, et se sauvent avec eux. Cependant les compagnons d’Abradatas, à l’endroit où leur attaque s’est portée, trouvent les Égyptiens si serrés qu’ils ne peuvent s’ouvrir : aussi, la plupart sont renversés et broyés à leur place et avec leurs armes, sous les pieds des chevaux qui les heurtent, sous les roues : partout où les faux sont lancées, elles tranchent tout avec violence, armes et corps. Dans ce tumulte inexprimable, les roues s’étant embarrassées au milieu d’un monceau de débris de toute espèce, le char d’Abradatas verse et l’entraîne avec ses compagnons : là, ces braves guerriers meurent percés de coups. Les Perses, qui les suivent par la brèche qu’ont faite Abradatas et les siens, fondent sur l’ennemi en désordre, et en font un grand carnage ; lorsque ceux des Égyptiens qui n’ont pas encore souffert, et ils sont nombreux, s’avancent contre les Perses, il se fait alors un combat terrible par les piques, les javelots et les sabres. Les Égyptiens ont l’avantage du nombre et celui des armes : leurs piques, comme encore aujourd’hui, sont fortes et longues ; leurs boucliers, bien plus propres à couvrir le corps et à repousser les coups que les cuirasses et les boucliers ordinaires, attachés qu’ils sont aux épaules. Ils s’avancent donc tenant leurs boucliers serrés, et font une vigoureuse attaque. Les Perses, qui n’ont à leur opposer que les boucliers d’osier qu’ils tiennent à la main, sont contraints de plier : ils reculent, mais sans tourner le dos à l’ennemi, frappant et frappés, jusqu’à ce qu’ils soient à l’abri sous les machines. Là, les Égyptiens sont frappés par les traits lancés des tours ; en même temps la réserve empêche de fuir les archers et les gens de trait et les force, le sabre au poing, de lancer leurs dards et leurs flèches : le carnage est horrible : ce n’est que cliquetis d’armes et de traits de toute espèce, ce ne sont que cris de soldats qui s’appellent, qui s’encouragent, qui implorent les dieux.

En ce moment, Cyrus arrive, poursuivant tout ce qui se présente devant lui. Voyant que les Perses ont lâché pied, il en est affligé, mais, jugeant que le moyen le plus prompt d’arrêter les progrès des ennemis, c’est de les prendre par derrière, il ordonne à sa troupe de le suivre, tourne vers la queue, tombe sur eux avant d’être aperçu, et en tue un grand nombre. Les Égyptiens, l’apercevant alors, s’écrient que les ennemis les attaquent par derrière et se retournent couverts de blessures : la mêlée s’engage alors entre fantassins et cavaliers : un soldat, renversé et foulé aux pieds sous le cheval de Cyrus, enfonce son sabre dans le ventre de l’animal : le cheval blessé se cabre et renverse Cyrus. On voit alors combien il importe qu’un chef soit aimé de ceux qui l’entourent : tous jettent un cri, et se précipitent en combattant : on pousse, on est poussé, on frappe, on est frappé : enfin un garde de Cyrus saute de son cheval et y fait monter son maître. À peine à cheval, Cyrus voit les Égyptiens battus de toutes parts. Hystaspe et Chrysantas sont là avec la cavalerie perse : Cyrus ordonne alors de ne pas presser davantage la phalange égyptienne, mais de l’inquiéter de loin avec les flèches et les traits : pour lui, il pique vers les machines ; et il s’avise de monter sur une des tours pour découvrir s’il ne reste plus de troupes ennemies qui tiennent encore. Du sommet il voit la plaine couverte de chevaux, d’hommes, de chars fuyant, poursuivant, vainqueurs et vaincus : aucun corps qui résiste ne s’offre à ses regards, sauf les Égyptiens. Abandonnés sans ressource, ils se sont formés en cercle, préparant leurs armes de tous côtés en se couvrant de leurs boucliers : ainsi rangés, ils n’agissent point, mais ils ont beaucoup à souffrir. Cyrus, admirant leur courage, et voyant avec pitié périr de si braves gens, fait retirer tous les assaillants et cesse le combat.

Il leur fait demander par un héraut s’ils aiment mieux mourir tous pour des lâches qui les ont abandonnés, que de sauver leur vie, sans rien perdre de leur réputation de bons soldats. Ils lui répondent : « Pourrions-nous être sauvés, et passer pour de braves soldats ? — Oui, répond Cyrus, puisque nous voyons que vous êtes les seuls qui n’ayez pas lâché pied et qui combattiez encore. — Mais, disent les Égyptiens, comment nous sauver sans déshonneur ? — Vous pouvez, dit Cyrus, vous sauver sans trahir vos alliés, en nous rendant les armes, et en devenant les amis de ceux qui aiment mieux vous sauver que vous faire périr. — Mais si nous devenons tes amis, demandent-ils, que prétends-tu faire de nous ? — Vous faire du bien et en recevoir de vous, dit Cyrus. — Et quel sera ce bien, demandent les Égyptiens ? — Je vous payerai une solde, dit Cyrus, double de celle que vous recevez, tant que nous serons en guerre : la paix faite, à tous ceux de vous qui voudront rester avec moi je donne des terres, des villes, des femmes, des serviteurs. » Ces propositions entendues, les Égyptiens demandent qu’on ne leur fasse point porter les armes contre Crésus : c’est le seul allié, disent-ils, dont ils n’aient point à se plaindre. Pour le reste, ils y consentent, donnent leur foi et la reçoivent. Voilà comment aujourd’hui même encore les Égyptiens, après s’être attachés à Cyrus, sont fidèles au roi de Perse, Cyrus leur ayant donné, dans le haut pays, des villes qu’on nomme encore villes des Égyptiens, et de plus Larisse et Cyllène, situées près de Cymé, à peu de distance de la mer, que leurs descendants occupent encore de nos jours. Ce traité conclu, Cyrus part au commencement de la nuit et va camper à Thymbrara. Dans ce combat, les Égyptiens furent les seuls de l’armée ennemie qui méritaient des éloges. Du côté de Cyrus, la cavalerie perse fut jugée la meilleure : aussi la cavalerie d’aujourd’hui conserve-t-elle le même équipement que celui que Cyrus avait établi. Les chars armés de faux réussirent si parfaitement, que les rois de Perse en ont retenu l’usage : les chameaux ne servirent qu’à effrayer les chevaux : ceux qui les montaient ne purent combattre avec la cavalerie ennemie, ni en être attaqués, les chevaux ayant refusé de s’approcher. Ainsi, quoiqu’ils paraissent avoir été utiles dans cette occasion, aucun bon soldat ne veut nourrir un chameau, pour le monter ou le dresser à la guerre : on leur a rendu leur ancien harnais et on les a renvoyés aux skeuophores.


CHAPITRE II[23].


Prise de Sardes. — Entrevue de Cyrus et de Crésus. — Crésus rappelle l’oracle d’Apollon et s’accuse d’imprudence. — Clémence de Cyrus envers Crésus.


Les troupes de Cyrus ayant pris leur repas et posé les sentinelles, comme il était nécessaire, vont prendre du repos. Cependant Crésus fuyait vers Sardes avec son armée, et les différents peuples profitaient de la nuit pour s’éloigner au plus vite et gagner chacun leur pays. À la pointe du jour, Cyrus marche vers Sardes : arrivé sur les remparts de la ville, il fait dresser les machines et préparer des échelles comme pour battre le mur. Tout en dirigeant ces apprêts, il fait passer la nuit suivante, par le côté du rempart des Sardiens qui paraît le plus escarpé, les Chaldéens et les Perses, guidés par un Perse qui devenu esclave de l’un des gardes de la citadelle, connaissait le chemin descendant au fleuve et remontant à la place. À la nouvelle que l’ennemi est maître de la place, les Lydiens abandonnent leurs murailles et s’enfuient au plus vite de la ville. Au point du jour, Cyrus y entre et défend que personne quitte son rang. Crésus, enfermé dans son palais, appelle Cyrus à grands cris. Mais Cyrus, laissant une garde autour de Crésus, se dirige vers la citadelle dont les siens sont maîtres. Il y voit les Perses gardant la place, comme ils le devaient, mais des Chaldéens il ne trouve que les armes abandonnées, les hommes s’étant mis à courir ça et là pour piller les maisons. Il mande aussitôt les chefs et leur ordonne de se retirer sur-le-champ de l’armée : « Je ne souffrirai pas, dit-il, de voir une plus large part à des gens qui manquent à la discipline. Apprenez que, pour vous récompenser de m’avoir suivi dans cette expédition, j’avais résolu de vous rendre les plus riches des Chaldéens ; mais ne soyez pas surpris si, en vous retirant, vous êtes attaqués par de plus forts que vous. » En entendant ces mots, les Chaldéens effrayés supplient Cyrus de calmer sa colère et offrent de rapporter tout ce qu’ils ont pris. Cyrus répond qu’il n’en a pas besoin. » Cependant, ajoute-t-il, si vous voulez apaiser ma colère, donnez tout ce butin à ceux qui sont demeures à la garde de la citadelle. Si les soldats s’aperçoivent que ceux qui ne quittent point leur poste sont mieux traités que les autres, tout ira bien. » Les Chaldéens font ce que prescrit Cyrus, et les soldats obéissants reçoivent une grande variété d’objets précieux. Cyrus fait camper ses troupes dans l’endroit de la ville qui leur paraît le plus convenable, et leur enjoint de rester sous les armes en prenant leur repas.

Ces mesures prises, il se fait amener Crésus. Dès que Crésus aperçoit Cyrus : « Salut, maître, dit-il ; car la fortune t’assure désormais ce titre et me contraint à te le donner. — Salut également à toi, Crésus, car tous les deux nous sommes hommes. Voudrais-tu me donner un conseil ? — Puissé-je, Cyrus, te dire quelque chose d’utile ! je croirai m’être utile à moi-même. — Écoute-moi donc, Crésus. Je vois mes soldats, après avoir essuyé des fatigues et des périls sans nombre, maîtres de la ville la plus opulente de l’Asie après Babylone : il me paraît juste qu’ils en tirent profit. Car je doute que, s’ils ne recueillent aucun fruit de leurs travaux, je puisse les tenir longtemps dans l’obéissance. Je ne veux cependant pas leur donner la ville à piller : car je crois que la ville serait désormais ruinée, et je suis sûr que les plus mauvais auraient la meilleure part du butin. » Crésus en entendant ces mots : « Eh bien, permets-moi de dire à qui je veux des Lydiens que j’ai obtenu de toi que la ville ne fût pas pillée, qu’on ne les sépare ni de leurs femmes, ni de leurs enfants ; que je t’ai promis, pour prix de cette grâce, qu’ils t’apporteront d’eux-mêmes tout ce que Sardes renferme de précieux et de beau. Je suis sûr qu’une fois instruits de cela, ils s’empresseront, hommes et femmes, de t’offrir tous les objets de quelque valeur qu’ils ont en leur possession. Une autre année, tu retrouveras la ville remplie de la même quantité de richesses : si tu la pilles, les arts eux-mêmes, qu’on dit la source de l’opulence, seront détruits. Il te sera, du reste, permis, quand tu auras vu ce qu’on t’apporte, de changer d’avis et de te décider pour le pillage. Mais d’abord charge quelqu’un des tiens d’aller retirer mes trésors des mains de ceux à qui j’en avais confié la garde. »

Cyrus remercie Crésus, et fait ainsi qu’il le lui a conseillé ; puis, lui adressant la parole : « Dis-moi, maintenant, Crésus, à quoi ont abouti les réponses de l’oracle de Delphes : car on assure que tu as toujours honoré particulièrement Apollon et qu’en toutes circonstances tu n’agis que d’après ses conseils[24]. — J’eusse voulu, Cyrus, qu’il en fût ainsi ; mais je n’ai eu recours à Apollon qu’après avoir fait tout le contraire de ce qu’il fallait pour mériter ses faveurs. — Comment cela, dit Cyrus ? dis-le moi : ce que tu dis là m’étonne. Avant d’interroger le dieu sur mes besoins, j’ai voulu éprouver s’il disait vrai. Or, les dieux, pas plus que les hommes beaux et bons, quand ils voient qu’on se défie d’eux, n’aiment ceux qui témoignent cette défiance. Ayant donc reconnu mon erreur, et me trouvant éloigné de Delphes, j’envoie demander au dieu si j’aurais des enfants. Il ne répond rien. Je lui offre quantité d’or, quantité d’argent, et je lui sacrifie des milliers de victimes, et le croyant propice, je lui demande ce que je dois faire pour avoir des enfants. Il me répond que j’en aurai : il ne me trompait point : je devins père ; mais à quoi m’a-t-il servi de l’être ? L’un de mes fils est muet[25] : l’autre, nature d’élite, est mort à la fleur de l’âge[26]. Accablé de ce double malheur, j’envoie demander au dieu ce qu’il faut que je fasse pour vivre heureux la reste de ma vie ; il me répond :

Connais-toi donc, Crésus, et tu vivras heureux.

Cet oracle me comble de joie ; je me figure qu’en m’imposant une chose aussi facile, le dieu m’accorde le bonheur. On peut, me dis-je, connaître ou ne pas connaître les autres, mais il me semble qu’il n’y a pas d’homme qui ne se connaisse lui-même. Depuis ce moment donc j’ai vécu en paix, n’ayant eu sujet d’accuser la fortune qu’à la mort de mon fils. Mais du jour où je me suis laissé entraîner par l’Assyrien à vous faire la guerre, je me suis vu exposé à tous les dangers. Cependant je m’en suis retiré sans avoir éprouvé du mal ; ce qui fait que je n’accuse point le dieu : car, dès que j’eus reconnu que je n’étais pas en état de résister, je me retirai sans échec, grâce à la protection du dieu, et tous les miens avec moi. Aujourd’hui, pour la seconde fois, séduit par mes richesses, par les prières de ceux qui me demandent de leur servir de chef, par les présents qu’ils me donnent, par les hommes dont les flatteries me font croire que je puis commander à qui je veux, que tous vont m’obéir, que je suis le plus grand des mortels ; enflé de ces propos, choisi par tous les rois d’alentour pour être leur général, j’accepte le commandement, me croyant déjà le plus grand des hommes, et me méconnaissant moi-même, en me figurant que j’étais en état de lutter contre toi, issu du sang des dieux, toi le fils des rois, toi formé dès ton enfance à la vertu, tandis que le premier de mes aïeux qui fut roi obtint à la fois la liberté et le trône. Il est donc juste que, pour m’être ainsi méconnu, j’en porte la peine. Mais à présent, Cyrus, je ma connais moi-même. Mais crois-tu que l’oracle d’Apollon soit vrai, quand il a dit que je serais heureux, dès que je me connaîtrais ? Je te fais cette question, parce qu’il me semble que tu peux y répondre sur-le-champ : il ne tient qu’à toi de le justifier. »

Cyrus lui dit : « Donne-moi toi-même un conseil à ce sujet, Crésus : car, pour moi, quand je considère ta félicité passée, j’ai pitié de ta condition présente. Je te rends donc ta femme et tes filles, car on me dit que tu en as, tes amis, tes serviteurs et ta table servie comme autrefois. Seulement je t’interdis la guerre et les combats. — Par Jupiter, dit Crésus, ne cherche donc plus de réponse à la question relative à mon bonheur : je te le dis dès à présent, si tu fais ce que tu dis, la vie que les hommes regardent comme la plus heureuse, et qui l’est, selon nous, sera désormais la mienne. — Et qui vit de cette vie si heureuse, dit Cyrus ? — Ma femme, dit Crésus : elle a toujours partagé mes biens, mes plaisirs, mes jouissances, sans avoir aucun souci de se les procurer, sans se mêler de lia guerre ni des combats. Puisque tu parais me destiner l’état que je procurais à celle que je chéris le plus au monde, je crois devoir à Apollon de nouvelles marques de reconnaissance. » En entendant ces mots, Cyrus admire cette tranquillité d’âme. Dès lors il mène Crésus avec lui dans tous ses voyages, soit avec l’espoir d’en apprendre quelque chose d’utile, soit dans la pensée de mieux s’assurer de lui.


CHAPITRE III.


Funérailles d’Abradatas. — Mort volontaire de Panthéa. — Cyrus fait élever un monument aux deux époux.


Tous les deux vont alors prendre du repos. Le lendemain, Cyrus, ayant convoqué ses amis et tous les chefs de l’armée, prépose les uns à la réception des trésors, et ordonne aux autres de prélever, sur les richesses que livre Crésus, la part que réclameront les mages pour les dieux, d’enfermer le reste dans des coffres et de le charger sur des chariots, puis de distribuer les chariots au sort, et de les faire marcher à la suite de l’armée, partout où l’on irait, afin d’avoir toujours sous la main de quoi récompenser chacun suivant son mérite. On fait ce qu’il a ordonné.

Alors Cyrus fait appeler quelques-uns de ses serviteurs : « Dites-moi, leur demande-t-il, quelqu’un de vous a-t-il vu Abradatas ? Je suis surpris que lui, qui jadis venait souvent auprès de moi, ne se rencontre nulle part. » Un des serviteurs lui répond : « Maître, il n’est plus : il est mort dans le combat en poussant son char contre les Égyptiens. Tous les autres, dit-on, ses compagnons exceptés, ont tourné le dos, quand ils ont vu de près les troupes égyptiennes. Et maintenant on dit que sa femme, après avoir enlevé son corps et l’avoir mis sur le chariot dont elle se sert ordinairement, l’a transporté sur les bords du Pactole. Là, pendant que ses eunuques et ses serviteurs creusent sous une éminence voisine un tombeau pour le mort, on dit que sa femme, assise à terre, soutient sur ses genoux la tête de son mari, qu’elle a revêtu de ses plus beaux vêtements. » En entendant ces mots, Cyrus se frappe la cuisse, et, sautant à cheval, court, suivi de mille cavaliers, à ce triste spectacle.

Il ordonne d’abord à Gadatas et à Gobryas de prendre tout ce qu’il a de plus riches ornements, pour en revêtir cet ami mort en brave, et de le suivre ; puis, à ceux qui ont des troupeaux de bœufs, des chevaux, ou toute autre espèce de bétail, d’en amener un grand nombre à l’endroit où il se rend et qu’on leur désignera, pour les immoler à Abradatas.

Dès qu’il aperçoit Panthéa, assise à terre et le corps de son mari gisant devant elle, il fond en larmes, et dit avec douleur : « Hélas ! âme bonne et fidèle, tu es partie, tu nous as quittés. » En même temps il prend la main du mort, mais cette main reste dans la sienne : un Égyptien l’avait coupée d’un coup de hache. À cette vue, Cyrus sent redoubler sa douleur. Panthéa jette des cris lamentables, reprend cette main à Cyrus ; la baise et essaye de la rejoindre au bras : « Ah ! Cyrus, s’écrie-t-elle, voilà comme il est tout entier ! Mais à quoi te sert de le regretter ? C’est à cause de moi, Cyrus, qu’il en est venu là, et, peut-être aussi à cause de toi ! Insensée ! je l’engageais continuellement à se montrer, par ses actions, digne de ton amitié : et lui, il ne songeait point au sort qui l’attendait, mais aux moyens de te servir. Et cependant il est mort sans reproche : et moi, qui lui donnais ces conseils, je vis et je suis assise près de lui. »

Durant tout ce temps, Cyrus fond en larmes sans prononcer une seule parole ; mais enfin rompant le silence : « Oui, femme, il a eu la fin la plus glorieuse ; il est mort vainqueur. Accepte ce que je te donne pour son corps. » Gobryas et Gadatas venaient d’apporter une grande quantité d’ornements précieux. « D’autres honneurs, continue Cyrus, sache-le bien, lui sont encore réservés : on lui élèvera un tombeau digne de toi et de lui, et on immolera en son honneur les victimes qui conviennent à un brave. Pour toi, tu ne resteras point sans appui : j’honorerai ta sagesse et tes autres vertus ; je te donnerai quelqu’un qui te conduise, où que tu veuilles aller. Dis-moi seulement où tu désires qu’on te mène. » Panthéa lui répond : « Ne te mets pas en peine, Cyrus : je ne te cacherai point vers qui j’ai dessein d’aller. »

Après cet entretien Cyrus se retire, prenant en pitié la femme privée d’un tel mari, le mari qui ne doit plus revoir une telle femme. Panthéa fait éloigner ses eunuques : « Afin, dit-elle, de m’abandonner, comme je veux, à ma douleur. » Elle ordonne à sa nourrice seule de rester, et lui recommande, quand elle sera morte, de couvrir son corps et celui de son mari du même tapis. La nourrice essaye par ses supplications de la détourner de son dessein ; mais, voyant que ses instances ne font que l’irriter, elle s’assied en pleurant. Panthéa, au même instant, tire un poignard, dont elle s’était depuis longtemps munie, se frappe, et posant la tête sur la poitrine de son mari, elle expire. La nourrice, poussant des cris douloureux, couvre les corps des deux époux, comme l’avait recommandé Panthéa. Bientôt Cyrus apprend l’acte de Panthéa ; il arrive tout bouleversé, pour voir s’il peut encore la secourir. Les eunuques, voyant ce qui s’est passé, tirent tous les trois leurs poignards, et se percent dans l’endroit même où elle leur avait ordonné de se tenir. Cyrus, après avoir assisté à ce triste spectacle, s’en va pénétré de douleur et d’admiration pour Panthéa. Par ses soins on rend aux morts les honneurs funèbres avec une très-grande pompe, et il leur fait élever un vaste monument. On dit que ce monument, érigé aux deux époux et aux eunuques, existe encore aujourd’hui, que sur une colonne élevée sont les noms du mari et de la femme écrits en caractères syriens, et que sur trois colonnes plus basses, on lit encore cette inscription : Porte-sceptres.


CHAPITRE IV.


Adusius met fin, par son adresse, aux factions des Cariens. — Hystaspe soumet la petite Phrygie. — Cyrus, suivi de Crésus, se dirige vers Babylone.


Vers le même temps, les Cariens, divisés en factions qui se faisaient la guerre entre elles, ayant du reste des habitations sur des lieux forts, implorent des deux parts le secours de Cyrus. Cyrus était alors à Sardes, faisant construire des machines et des béliers, pour battre les places qui refuseraient de se soumettre. Avec lui était Adusius, Perse qui ne manquait ni de prudence ni de talents militaires, et doué de plus du don de persuader. Cyrus l’envoie en Carie et lui donne une armée. Les Ciliciens et les Cypriotes demandent à faire partie de l’expédition. C’est pour cela que jamais Cyrus n’envoya chez eux de satrape perse et qu’il leur permit d’être gouvernés par des chefs du pays. Il se contenta de leur imposer un tribut, et, au besoin, l’obligation du service.

Adusius, suivi de son armée, arrive en Carie : quelques envoyés des deux factions viennent lui offrir de le recevoir dans leurs murs, à condition de mettre à mal leurs adversaires. Adusius suit le même système avec les deux partis : il dit des deux côtés que leurs raisons sont très-justes, leur recommandant de tenir secrète leur intelligence avec lui, afin de mieux prendre les ennemis au dépourvu. Il demande des gages de foi, et aux Cariens le serment de recevoir des troupes dans leurs murs pour le bien de Cyrus et des Perses. De son côté, il jure d’y entrer sans mauvais dessein, et uniquement à l’avantage de ceux qui l’y recevront. Cela fait, il assigne aux deux partis, à l’insu l’un de l’autre, la même nuit pour l’exécution de son projet ; il est introduit dans leurs forteresses respectives et s’y établit.

Le jour venu, assis au milieu de son armée, il mande les chefs les plus accrédités des deux factions. Ceux-ci, en se voyant les uns les autres, manifestent un vif dépit, convaincus qu’on les trompe, des deux parts. Alors Adusius leur dit : « Je vous ai promis, citoyens, d’entrer dans vos murs sans mauvais dessein et uniquement à l’avantage de ceux qui m’y recevraient. Si j’opprime l’un ou l’autre parti, je me croirai venu pour la ruine des Cariens ; nais si je rétablis parmi vous la paix et la sécurité de cultiver vos campagnes, je croirai n’être ici que pour votre bien. Vivez donc, dès ce soir, unis et en bonne intelligence ; labourez tranquillement vos terres, faites échange de familles et d’enfants. Si quelqu’un essaye d’enfreindre ce règlement, Cyrus et nous, nous serons ses ennemis. » Dès ce moment les portes des forteresses sont ouvertes, les rues pleines de gens qui vont se faire visite, les campagnes couvertes de laboureurs. On célèbre des fêtes en commun ; partout règnent la paix et l’allégresse. Les choses en étaient là, quand il arrive de la part de Cyrus des messagers qui lui demandent s’il n’a pas besoin de nouvelles troupes ou de machines. Adusius répond que son armée même peut être employée ailleurs : en effet, il la conduit hors du pays, laissant seulement des garnisons dans les forteresses. Les Cariens le pressent avec instance de ne les point quitter ; et, ne pouvant le retenir, ils envolent prier Cyrus de le leur donner pour satrape.

Cependant Cyrus avait envoyé Hystaspe à la tête d’une armée dans la Phrygie, voisine de l’Hellespont. Aussitôt qu’Adusius est de retour, il reçoit ordre de prendre avec ses troupes la même route qu’Hystaspe, afin que les peuples de ces contrées se soumettent plus promptement à Hystaspe, en apprenant l’arrivée d’un renfort. Les Grecs qui habitent les bords de la mer obtiennent, à force de présents, de ne point recevoir chez eux des troupes étrangères, à condition de payer un tribut et de suivre Cyrus à la guerre, partout où il les appellera. Quant au roi des Phrygiens, il se préparait à défendre vivement ses forteresses et à ne point céder : il avait formellement déclaré sa résolution ; mais, resté presque seul par la défection de ses principaux lieutenants, il finit par se jeter entre les bras d’Hystaspe et à la merci de Cyrus. Hystaspe établit des garnisons dans les places et sort du pays avec le reste de ses troupes, grossies d’une foule de cavaliers et de peltastes phrygiens. Cyrus avait ordonné qu’après la jonction d’Adusius avec Hystaspe, les deux généraux emmèneraient, sans les désarmer, ceux d’entre les Phrygiens qui auraient embrassé son parti, et qu’ils ôteraient les armes et les chevaux à ceux qui auraient fait résistance, les réduisant à suivre l’armée avec des frondes.

Ainsi font-ils. Cyrus alors quitte Sardes, en y laissant une forte garnison d’infanterie perse, accompagné de Crésus et suivi d’une grande quantité de chariots, portant une foule d’objets précieux. Avant le départ, Crésus, ayant dressé l’état exact de tout ce que porte chaque chariot, remet cet écrit à Cyrus en lui disant : « Cyrus, avec cet état, tu sauras qui te rend fidèlement ou non ce qu’il avait sous sa garde. — Tu fais bien, répond Cyrus, de prendre cette précaution ; mais, comme ceux des miens à qui ces richesses seront confiées, y ont un droit légitime, en en volant quelque chose, ils se voleront eux-mêmes. » Cependant, il en donne l’état à ses amis et aux chefs principaux, afin qu’ils puissent distinguer parmi les préposés ceux qui seront fidèles ou non. Cyrus emmène avec eux quelques Lydiens qui lui avaient paru aimer les belles armes, les beaux chevaux, les beaux chars ; tous ceux qu’il voit prêts à faire ce qu’ils pensent lui agréer, il leur laisse les armes ; quant à ceux qu’il voit marcher à regret, il distribue leurs chevaux aux Perses qui font avec lui leur première campagne, jette leurs armes au feu, et les force de suivre une fronde à la main. Il exige pareillement que tous ceux des prisonniers qui seront privés de leurs armes s’exercent à la fronde, espèce d’arme qu’il estime très-convenable à des esclaves : non qu’il n’y ait des occasions où les frondeurs, mêlés à d’autres troupes, peuvent être d’une grande utilité, mais tous les frondeurs ensemble, s’ils ne sont pas joints à d’autres corps, ne sauraient tenir contre une poignée de soldats armés pour combattre de près. Cyrus, en se rendant de Sardes à Babylone, soumet les Phrygiens de la grande Phrygie, soumet les Cappadociens et réduit les Arabes sous son joug. Avec les armes de ces différents peuples, il équipe environ quarante mille cavaliers perses, et partage entre les alliés une grande partie des chevaux des vaincus. Enfin, il paraît devant Babylone à la tête d’une cavalerie nombreuse et d’une multitude infinie d’archers, d’acontistes et de frondeurs.


CHAPITRE V[27].


Premières opérations du siège de Babylone. — Prise de la ville. — Cyrus désire être traité en roi. — Son discours à ses amis. — Réponse d’Artabase et de Chrysantas. — Cyrus choisit des eunuques pour ses gardes du corps. — Discours sur l’organisation de la conduite des vainqueurs après leur conquête.


Dès que Cyrus est à Babylone, il établit toutes ses troupes autour de la ville, et va lui-même la reconnaître, suivi de ses amis et des principaux chefs des alliés. Au moment où, après avoir examiné les fortifications, il se dispose à faire retirer son armée, un transfuge sort de la ville et l’avertit que les Babyloniens ont formé le dessein de l’attaquer dans sa retraite, attendu que sa phalange, vue des remparts, leur a paru faible. Il n’était pas étonnant qu’il en fût ainsi. Comme l’enceinte de la ville investie par sa phalange était très-étendue, il était nécessaire qu’elle eût fort peu de profondeur. Sur cet avis, Cyrus, s’étant placé au centre de l’armée avec ceux qui l’accompagnaient, ordonne que les hoplites se replient de droite et de gauche par les deux extrémités et aillent se ranger derrière la partie de l’armée qui ne fera point de mouvement, en sorte que les deux parties viennent se réunir au centre, où il se trouve en personne. Cette manœuvre donne tout à la fois de la confiance et à ceux qui demeurent en place, parce que leur files vont doubler de hauteur, et à ceux qui se replient, parce qu’aussitôt après cette manœuvre ils se trouvent en face de l’ennemi. Quand les troupes qui ont eu l’ordre de marcher de droite et de gauche se sont rejointes, elles s’arrêtent, animées d’une nouvelle ardeur, les premiers rangs soutenus par les derniers et ceux-ci couverts par les premiers. La phalange se trouvant ainsi évidée, les premières et les dernières lignes sont composées des meilleurs soldats, et les moins bons demeurent au milieu ; disposition excellente pour combattre et pour empêcher les lâches de fuir. De plus, les cavaliers et les gymnètes, placés aux deux ailes, se rapprochent d’autant plus du général, que le front de bataille diminue par le doublement des files. Les troupes de Cyrus, se tenant ainsi bien serrées, se retirent à reculons, jusqu’à ce qu’elles soient hors de la portée du trait.-Arrivées hors de la portée du trait, elles font demi-tour à gauche, se retournant ainsi par intervalles le visage vers la ville, mais répétant plus rarement leurs haltes, à mesure qu’elles s’éloignent davantage. Quand elles se croient à l’abri du danger, elles continuent leur marche sans interruption, jusqu’à ce qu’elles aient gagné leurs tentes.

Dès qu’on est arrivé au camp, Cyrus assemble les chefs et leur parle en ces mots : « Alliés, nous avons fait le tour la ville ; et, pour ma part, j’ai reconnu, à la hauteur et à la force des murailles, qu’il est impossible de la prendre d’assaut : mais plus les soldats que renferme la ville sont nombreux, plus vite, au moment où ils ne veulent pas sortir, nous pourrons, je pense, les réduire par la faim. Si donc personne n’a rien de mieux à dire, je suis d’avis que nous en formions le blocus. » Chrysantas dit alors : « Le fleuve que voici ne passe-t-il pas au milieu de la ville, avec une largeur de plus de deux stades ? — Oui, par Jupiter ! répond Gobryas, et telle en est la profondeur, que deux hommes, debout l’un sur l’autre, auraient de l’eau par-dessus la tête : aussi, est-il pour la place une meilleure défense que les remparts. » Alors Cyrus : « Laissons de côté, Chrysantas, dit-il, ce qui est au-dessus de nos forces ; après avoir pris nos mesures, creusons au plus vite un fossé très-large et très-profond, auquel travaillera tour à tour chaque compagnie : de cette manière, il nous faudra moins de gens pour faire le guet. »

On trace autour des murailles des lignes de circonvallation, et l’on ménage, dans l’endroit où elles viennent aboutir au fleuve, un espace suffisant pour y bâtir de grandes tours ; après quoi, les soldats se mettent à creuser une immense tranchée, en jetant de leur côté la terre de l’excavation. Cyrus commence par construire des forteresses au bord du fleuve, sur des pilotis de palmiers d’un plèthre au moins de longueur : il y en a, en effet, de plus grands encore dans le pays. Or, ces arbres ont la propriété de se relever sous la charge, comme les ânes à paniers. Par la solidité de ces constructions, Cyrus peut faire voir aux ennemis qu’il est bien résolu de tenir la place assiégée, et empêcher l’écroulement des terres, quand le fleuve pénétrera dans la tranchée. Il fait ensuite élever plusieurs forts de distance en distance sur la terrasse dont elle est bordée, afin de multiplier les corps de garde. Telles sont ses œuvres de siège. Cependant les assiégés, du haut des murs, se moquent de ces préparatifs, vu qu’ils ont des vivres pour plus de vingt ans. Aussi, dès que Cyrus en est informé, il divise son armée en douze parties, dont chacune doit faire la garde pendant un mois. À cette nouvelle, les Babyloniens redoublent leurs railleries, se figurant que la garde écherra aux Phrygiens, aux Lyciens, aux Arabes, aux Cappadociens, qu’ils se croient beaucoup plus attachés qu’aux Perses.

Déjà les fossés sont creusés. Cyrus apprend que le jour approche, où l’on doit célébrer à Babylone une fête, durant laquelle tous les Babyloniens passent la nuit entière à boire et à se répandre en plaisirs. À l’instant même, aussitôt que le soleil est couché, il fait ouvrir par un grand nombre d’hommes la communication entre le fleuve et les fossés : l’eau, durant la nuit, s’écoule dans les fossés, et la partie du fleuve qui traverse la ville devient guéable. Le fleuve une fois détourné, Cyrus ordonne aux chiliarques perses, fantassins et cavaliers, de venir le joindre, chacun avec ses mille hommes rangés sur deux files, et aux alliés de suivre en queue dans l’ordre accoutumé. Ils arrivent. Cyrus alors fait descendre dans le fleuve à sec ses gardes, fantassins et cavaliers, pour éprouver si le fond est solide ; et, sur la réponse qu’on peut passer en toute sûreté, il assemble les chefs de la cavalerie et de l’infanterie, et leur dit : « Mes amis, le fleuve nous offre une route pour pénétrer dans la ville : entrons-y avec assurance et sans crainte, certains que les ennemis, contre lesquels nous allons marcher, sont les mêmes que nous avons déjà vaincus, lorsqu’ils avaient des alliés, qu’ils étaient bien éveillés, à jeun, couverts de leurs armes et rangés en bataille. Aujourd’hui, quand nous fondons sur eux, ils sont plongés dans le sommeil et dans l’ivresse ; tous sont en pleine confusion ; et quand ils nous verront dans leurs murs, ils seront encore moins prêts à a^ir, vu leur effroi. Si quelqu’un de vous redoute ce qu’on dit, qu’il faut craindre, quand on entre dans une ville, que les habitants ne vous écrasent du haut des maisons ; rassurez-vous complètement : s’ils montent sur leurs toits, nous avons pour allié le dieu Vulcain. Leurs portiques sont de matières combustibles ; les portes faites de bois de palmier, enduites d’un bitume inflammable : nous avons beaucoup de torches qui produiront vite un grand embrasement : nous avons de la poix et de l’étoupe, qui reçoit la flamme avec rapidité ; en sorte qu’il faudra bien qu’ils s’enfuient en hâte de leurs maisons ou qu’ils y soient brûlés. Allez donc ! prenez vos armes : je vous conduirai avec l’aide des dieux. Vous, Gadatas et Gobryas, montrez-nous le chemin : vous le connaissez ; quand nous serons entrés dans la ville, conduisez-nous droit au palais du roi. — Il ne serait pas étonnant, dit Gobryas, que les portes en fussent ouvertes durant cette nuit où toute la ville est en liesse ; mais cependant nous trouverons une garde près des portes : il y en a toujours une d’établie. — Il ne faut pas négliger cet avis, dit Cyrus ; mais allons, afin de prendre tous ces gens au dépourvu. »

Cela dit, on se met en marche. Tous ceux qu’on rencontre sont frappés et mis à mort, d’autres s’enfuient dans leurs demeures, d’autres jettent de grands cris : les soldats de Gobryas répondent à ces cris comme s’ils étaient en fête avec eux, et se rendent en toute hâte au palais du roi. La troupe, rangée sous les ordres de Gobryas et de Gadatas, trouve les portes du palais fermées : ceux qui ont ordre d’attaquer les gardes fondent sur eux, pendant qu’ils boivent autour d’un grand feu, et les traitent en ennemis. Un grand bruit, des cris s’élèvent : ceux de l’intérieur entendent ce désordre. Le roi ordonne de voir ce qu’il en est, et quelques-uns accourent en ouvrant les portes. Gadatas et sa troupe, voyant les portes ouvertes, fondent sur ceux qui voulaient sortir et qui retournent sur leurs pas, les frappent et arrivent auprès du roi ; ils le trouvent debout, un cimeterre nu à la main. Une foule des soldats de Gadatas et de Gobryas mettent la main sur lui : il est tué avec ceux qui l’entourent, l’un cherchant à parer le coup, l’autre fuyant, d’autres se défendant avec tout ce qu’ils peuvent. Cyrus envoie par toutes les rues des escadrons de cavalerie, avec ordre de massacrer tous ceux qu’ils trouveront dehors, et il fait inviter, par des crieurs sachant le syrien, ceux qui sont dans leurs maisons à y rester : si quelqu’un est pris dehors, il sera massacré.

Ainsi font-ils. Gadatas et Gobryas arrivent : leur premier soin est de remercier les dieux de la vengeance qu’ils ont tirée d’un roi impie. Ils se rendent ensuite auprès de Cyrus, lui baisant les mains et les pieds, fondant en larmes de joie et de bonheur. Le jour venu, les garnisons, instruites de la prise de la ville et de la mort du roi, livrent les forteresses. Cyrus s’en saisit, y établit des troupes avec des chefs de garnison, permet aux parents de ceux qui ont été tués d’enterrer les morts, et fait publier par des hérauts un ordre général aux Babyloniens de livrer leurs armes : quiconque sera pris ayant des armes dans sa maison, sera mis à mort, et tous ceux de chez lui. On apporte les armes, et Cyrus les fait déposer dans la forteresse, pour les trouver prêtes au besoin. Ces mesures prises, il fait venir les mages : comme la ville avait été emportée l’épée à la main, il leur recommande de réserver pour les dieux les prémices du butin et les terres consacrées. Il donne les maisons des particuliers et les palais des grands à ceux qui ont le plus contribué au succès de l’entreprise ; distribuant les meilleurs lots aux plus braves, ainsi qu’il avait été décidé, et invitant à réclamer ceux qui croiraient avoir trop peu reçu. Enfin, il enjoint, d’une part, aux Babyloniens de cultiver leurs champs, de payer les tributs, de servir les maîtres qu’il leur donne ; de l’autre, il accorde aux Perses, à ceux qui partagent leurs privilèges, et à tous les alliés qui veulent demeurer avec lui, de parler en maîtres à leurs prisonniers.

Ces mesures prises, Cyrus, voulant être traité avec tous les égards qui sont dus à un roi, a le dessein d’amener ses amis à lui en faire eux-mêmes la proposition, afin qu’on soit moins blessé de le voir rarement en public et dans un appareil imposant. Voici comment il s’y prend. Un jour, au lever du soleil, il se place au lieu qu’il juge propre à son dessein. Là, il écoute tous ceux qui se présentent pour îui parler, leur répond et les renvoie. Dès qu’on sait qu’il donne audience, la foule arrive à ne savoir où se placer : on se pousse, on se dispute, on cherche tous les moyens de pénétrer jusqu’à lui ; c’est un vrai combat : les gardes font leur choix et laissent arriver qui ils peuvent. Si des amis de Cyrus, perçant la presse, viennent s’offrir à lui, il leur tend la main et leur dit : « Attendez, mes amis, que nous ayons expédié toute cette foule, nous nous reverrons ensuite à notre aise. » Les amis attendent, et la foule grossissant, grossissant toujours, la nuit survient avant qu’il ait eu le loisir de leur parler. « Mes amis, leur dit-il alors, il est temps de se retirer : revenez demain matin, je veux avoir un entretien avec vous. » En entendant ces mots, les amis se retirent avec joie, n’ayant pu vaquer aux soins les plus nécessaires ; et chacun va se reposer.

Le lendemain, Cyrus se rend au même lieu : il y trouve une multitude encore plus nombreuse de gens qui veulent l’approcher : ils étaient arrivés bien longtemps avant ses amis. Cyrus donc forme autour de lui un grand cercle de Perses armés de piques, auxquels il ordonne de ne laisser avancer que les familiers, les chefs des Perses et ceux des alliés. Quand ils sont rassemblés, Cyrus leur parle en ces termes :

« Amis et alliés, nous n’avons pas jusqu’ici à nous plaindre aux dieux, que tout ce que nous avons désiré n’ait été accompli. Mais si le fruit des grandes actions se réduit à ne pouvoir plus jouir ni de soi-même, ni du commerce de ses amis, je dis volontiers adieu à un semblable bonheur. Vous avez remarqué qu’hier, ayant commencé l’audience dès le matin, je ne l’avais pas achevée le soir : et vous voyez qu’aujourd’hui les mêmes gens, et plus nombreux encore que la veille, viennent me fatiguer de leurs affaires. Si je m’y astreins, il est clair que nous n’aurons, vous et moi, que bien peu de commerce ensemble, et certainement je n’en aurai aucun avec moi-même. Je remarque, en outre, une chose ridicule. J’ai pour vous l’affection que vous méritez, et je connais à peine un seul homme parmi ceux qui m’environnent : cependant, ils se persuadent tous que, s’ils sont les plus forts à percer la foule, je dois les écouter les premiers. Il me paraît donc convenable que ceux qui auront quelque demande à me faire vous adressent d’abord leur requête à vous, mes amis, et vous demandent une introduction auprès de moi. Peut-être demandera-t-on pourquoi je n’ai pas établi cet ordre tout d’abord, et pourquoi je me suis rendu accessible à tout le monde. C’est que j’étais convaincu qu’à la guerre un chef ne doit pas être le dernier à savoir ce qu’il faut faire et à agir quand il en est besoin ; et il me semblait que le général qui se montre rarement, omet bien des choses qui auraient dû être faites. Aujourd’hui que nous venons de terminer une guerre des plus pénibles, je sens que mon esprit a besoin d’un peu de repos. Or. comme je suis incertain des mesures que nous devons prendre pour assurer votre bonheur et celui des peuples dont nous devons surveiller les intérêts, que chacun me conseille ce qu’il croit le plus avantageux. »

Ainsi parle Cyrus. Artabase, celui qui s’était donné autrefois pour son cousin, se lève et dit : « Certes, tu as bien fait, Cyrus, d’entrer dans ce propos. Pour ma part, quand tu étais encore un enfant, j’ai souhaité vivement devenir ton ami ; mais voyant que tu n’avais pas besoin de moi, j’hésitais à te rechercher. Il arriva, depuis, que tu me prias d’annoncer aux Mèdes la volonté de Cyaxare ; je pensais en moi-même que, si je te servais avec zèle en cette occurrence, je serais admis dans ton intimité, et que j’aurais la liberté de converser avec toi aussi longtemps que je le voudrais. Je m’acquittai de ma mission de manière à obtenir tes éloges. Peu de temps après, les Hyrcaniens viennent solliciter notre amitié ; nous étions pauvres d’alliés : nous les accueillons à bras ouverts. Nous nous rendons maîtres du camp des ennemis : tu n’avais pas alors, je le sais, le temps de penser à moi ; je te le pardonne. Gobryas devient notre allié ; j’en suis ravi. Gadatas en fait autant : c’était une difficulté de plus d’arriver à toi ; puis, quand les Saces et les Cadusiens deviennent nos alliés, il est juste que tu aies pour eux des égards : ils ont, en effet, mille égards pour toi. Revenus au lieu d’où nous étions partis, je te vois embarrassé des détails afférents aux chevaux, aux chars, aux machines, et j’espère qu’aussitôt que tu seras libre, j’obtiendrai de toi quelques moments. Mais survient alors l’effrayante nouvelle que tout le monde est ligué contre nous : je comprends la gravité de la situation ; médisant toutefois que, si les affaires tournent bien, il y aura désormais plénitude absolue d’intimité entre nous. Enfin, nous remportons une grande victoire : Sardes et Crésus sont en notre pouvoir ; nous sommes maîtres de Babylone ; tout nous est soumis. Cependant, j’en jure par Mithra, si je ne m’étais fait jour hier, en poussant à droite et à gauche, je ne serais jamais arrivé jusqu’à toi ; et lorsque, en me prenant la main, tu m’as ordonné de rester, cette distinction n’a servi qu’à faire remarquer à tout le monde que j’avais passé auprès de toi toute la journée sans boire ni manger ; aujourd’hui donc, s’il peut se faire que nous, qui t’avons donné beaucoup, nous ayons la faculté de te voir aussi le plus librement, tout est dans l’ordre ; autrement, je fais annoncer par ton ordre que tout le monde ait à s’éloigner de toi, excepté nous, qui, dès le principe, sommes tes amis. »

À cette conclusion, Cyrus et la plupart des chefs se mettent à rire ; le Perse Chrysantas se lève alors et dit : « Jadis, Cyrus, tu ne pouvais te dispenser de te montrer à tous, soit pour les raisons que tu as dites, soit parce que tu ne nous devais pas de préférence : c’était notre propre intérêt qui nous avait attirés à ton service : il fallait, par tous les moyens, gagner la foule, afin qu’elle partageât de bon cœur nos fatigues et nos dangers. Aujourd’hui, puisque non-seulement c’est ton humeur, mais que tu peux te faire beaucoup d’amis dans l’occasion, il est juste que tu aies une habitation digne de toi. En effet, que gagnerais-tu en pouvoir, si tu demeurais seul, sans un foyer, la plus aimée de toutes les propriétés humaines, la plus chère, la plus légitime ? Penses-tu, d’ailleurs, que nous pourrions te voir, sans rougir, exposé aux injures de l’air, tandis que nous serions à couvert sous nos toits et que nous aurions, en apparence, un sort plus doux que le tien ? » Aussitôt que Chrysantas a dit ces mots, tout le monde y applaudit. Alors Cyrus se rend au palais, où ceux à qui ce lieu avait été commis apportent les richesses de Sardes. À peine entré, Cyrus offre un sanglier à Vesta, puis un autre à Jupiter-Roi, et aux autres dieux que les mages lui indiquent.

Cela fait, il s’occupe d’organiser le reste. Considérant qu’il entreprend de commander à un nombre infini d’hommes, et qu’il se dispose à fixer sa demeure dans la plus grande ville de l’univers, et que cette ville lui est aussi hostile qu’on peut l’être à un souverain, il sent la nécessité d’une garde pour la sûreté de sa personne ; et, comme il sait qu’on n’est jamais plus exposé qu’à table ou au lit, durant le sommeil, il examine à qui, dans ces différentes situations, il peut se fier davantage. Or, il calcule qu’on ne doit jamais compter sur la fidélité d’un homme qui en aime plus un autre que celui qu’il a mission de garder ; que ceux qui ont des enfants, des femmes, des mignons, avec qui ils vivent en bonne intelligence, sont naturellement portés à les chérir plus que tous les autres ; tandis que les eunuques, étant privés de ces affections, se dévouent sans réserve à ceux qui peuvent les enrichir, leur venir en aide si on les opprime, et les élever aux honneurs ; qu’aucun autre que lui ne peut leur procurer ces avantages : de plus, comme les eunuques sont ordinairement méprisés, ils ont besoin d’être à un maître qui les défende, parce qu’il n’y a point d’homme qui ne veuille, en toute occasion, l’emporter sur un eunuque, à moins qu’il ne soit protégé par un plus fort. D’ailleurs, un eunuque fidèle à son maître ne lui paraît pas indigne d’occuper une place importante. Quant à ce qu’on dit fréquemment que les eunuques sont des lâches, ce n’est point pour lui un fait démontré. Il se fonde pour cela sur l’exemple des animaux. Des chevaux fougueux qu’on a coupés cessent de mordre et de ruer, et ne sont pas moins propres à la guerre : les taureaux coupés perdent leur humeur sauvage et indocile, sans cesser d’être vigoureux et propres au travail ; les chiens coupés sont moins disposés à quitter leurs maîtres, et ne sont pas moins bons et pour la garde et pour la chasse. Il en est de même des hommes privés de la source du désir : ils deviennent plus calmes, mais n’en sont ni moins prompts à exécuter ce qu’on leur ordonne, ni moins adroits à monter à cheval ou à lancer le javelot, ni moins avides de gloire. Ils montrent, au contraire, tous les jours, par leur ardeur, soit à la guerre, soit à la chasse, que l’émulation n’est pas éteinte dans leurs âmes. Quant à leur fidélité, c’est surtout à la mort de leurs maîtres qu’ils en ont donné des preuves : jamais personne ne s’est montré plus que les eunuques fidèle aux malheurs de leurs maîtres. Et s’ils paraissent devoir perdre quelque chose de leur force physique, le fer, dans une bataille, égale les faibles aux plus vigoureux.

D’après ces considérations, Cyrus, à commencer par les portiers, ne prend que des eunuques pour ses gardes du corps. Mais craignant que cette garde ne soit insuffisante, vu le nombre des malveillants, il songe à qui, parmi les hommes d’une autre espèce, il pourra confier sûrement la garde de son palais. Il réfléchit alors que les Perses restés chez eux mènent dans la pauvreté une vie malheureuse et pénible, tant à cause de l’âpreté du sol que parce qu’ils sont contraints à un travail manuel : il croit donc qu’ils s’estimeront heureux de remplir auprès de lui cette fonction. Il prend parmi eux dix mille doryphores, pour faire sentinelle jour et nuit autour du palais, quand il y serait, et pour l’escorter dans ses sorties. Jugeant d’ailleurs nécessaire d’avoir dans Babylone assez de troupes pour contenir les habitants, qu’il y fût ou non, il établit à Babylone une forte garnison, dont il exige que la solde soit payée par les Babyloniens, voulant par là leur ôter les moyens de nuire, les rendant aussi humbles et aussi souples que possible.

L’établissement de cette garde pour la sûreté de sa personne et celle de la ville de Babylone s’est maintenue jusqu’à nos jours. Songeant ensuite aux moyens de conserver son domaine et d’en étendre les limites, il pense que ces mercenaires pourraient ne pas autant surpasser en courage les peuples vaincus, qu’ils leur étaient inférieurs en nombre. Il a donc le dessein de retenir auprès de lui les braves guerriers qui, avec l’aide des dieux, ont contribué à ses victoires, et surtout de faire en sorte qu’ils ne dégénèrent point de leur ancienne vertu. Cependant, pour ne pas avoir l’air de leur donner un ordre, mais afin que leur persévérance et leur amour pour la vertu leur soient inspirés par la conviction que c’est là pour eux le meilleur, il rassemble les homotimes, tous ceux dont la présence est nécessaire ou qu’il estime les dignes compagnons de ses travaux et de sa gloire, et leur parle ainsi :

« Amis et alliés, rendons de grandes actions de grâces aux dieux de nous avoir accordé les biens auxquels nous nous croyions le droit de prétendre. Nous possédons aujourd’hui un pays vaste et fertile : nous serons nourris par ceux qui le cultivent : nous ayons des maisons, et, dans ces maisons, tous les meubles qu’il faut. Que nul de vous ne considère donc ces biens comme n’étant point à lui ; car c’est une maxime éternelle chez tous les hommes que, quand on prend une ville, tout ce qui se trouve dans la ville, corps et biens, appartient aux vainqueurs. Loin donc que vous détruisiez injustement les biens que vous avez, ce sera une concession de votre philanthropie, d’en laisser quelque chose aux vaincus. Quant à ce que nous avons à faire à partir d’aujourd’hui, je suis d’avis que, si nous nous livrons à la paresse, à la vie molle de ces hommes, qui pensent que c’est être misérable que de travailler, que le bonheur souverain consiste à vivre oisif, je puis vous prédire tout aussitôt qu’après être devenus des êtres inutiles, nous serions bientôt privés de ce que nous avons acquis. Il ne suffit pas, pour persévérer dans la vertu, d’avoir été vertueux ; on ne s’y maintient que par de continuels efforts. Mais, de même que le talent qui se néglige s’affaiblit, que les corps les plus dispos s’engourdissent dans l’inaction ; ainsi la prudence, la tempérance et le courage, si l’on se relâche de leur exercice, dégénèrent en perversité. Préservons-nous donc du relâchement ; ne nous laissons pas aller au plaisir. Car, selon moi, c’est un grand œuvre de conquérir un empire, mais c’est un œuvre plus grand encore de conserver ce qu’on a conquis : conquérir, en effet, ne demande souvent que de l’audace ; garder ce qu’on a conquis ne peut se faire sans prudence, sans modération, sans soin extrême. L’œil sur ces vérités, exerçons-nous à la vertu plus encore qu’avant de conquérir ces biens, convaincus que plus vous avez, plus il y a de gens qui vous jalousent, vous tendent des pièges, vous deviennent hostiles, surtout si l’on a, comme nous, établi par la force sa fortune et sa puissance.

« Nous devons croire que les dieux seront avec nous ; car nous n’ayons point trahi pour acquérir une possession injuste, mais on nous a trahis, et nous nous sommes vengés. Ce qu’il y a ensuite d’essentiel après cette faveur, nous devons nous le procurer : c’est de dominer, supérieurs par notre vertu, les peuples soumis à notre domination. Le chaud, le froid, le manger, le boire, la fatigue, le sommeil, nous sommes obligés de partager ces sensations avec nos esclaves ; et cependant, tout en les partageant, il faut nous efforcer de nous montrer supérieurs à eux en ce point ; mais, à l’égard de la science et des exercices de la guerre, il ne faut jamais leur en faire part, à eux dont nous voulons faire nos laboureurs et nos tributaires : nous devons conserver notre supériorité sur eux dans ces exercices, sachant que ce sont là des instruments de liberté et de bonheur que les dieux ont donnés aux hommes. Enfin, par la même raison que nous avons dépouillé les vaincus de leurs armes, nous ne devons jamais nous dessaisir des nôtres, bien pénétrés de cette maxime que, plus on est près de ses armes, moins on éprouve de résistance à ses volontés. Quelqu’un se dira peut-être : « À quoi donc nous sert-il d’avoir réussi dans toutes nos entreprises, s’il nous faut encore supporter la faim, la soif, les fatigues, les soucis ? » Mais il faut savoir qu’on est d’autant plus sensible à la possession d’un bien, qu’il en a coûté plus de peine pour l’avoir. La peine est l’assaisonnement du plaisir : sans le besoin, les mets les plus exquis seraient insipides. Puisque tout ce que les hommes peuvent souhaiter, la divinité l’a mis entre nos mains, et qu’il dépend de chacun de nous de s’en rendre la jouissance plus agréable, un homme placé dans ces conditions aura sur l’indigent l’avantage de pouvoir se procurer des mets plus agréables s’il a faim, des boissons plus agréables s’il a soif, une couche plus agréable s’il veut se reposer. Je soutiens donc que nous devons redoubler d’efforts pour être des gens de bien, afin de nous assurer la jouissance la plus noble et la plus douce, et de nous garantir du plus grand des maux. Car il est infiniment moins fâcheux de ne pas acquérir un bien, qu’il n’est affligeant de le perdre. Songez aussi quelle raison nous aurions d’être pires qu’autrefois. Serait-ce parce que nous sommes les maîtres ? Mais convient-il que celui qui commande vaille moins que ceux qui obéissent ? Serait-ce parce que nous paraissons plus heureux qu’autrefois ? Mais peut-on dire que le bonheur doive conduire à la méchanceté ? Nous avons des esclaves. Mais comment les corrigerons-nous, s’ils sont méchants ? Convient-il, quand on est méchant, de châtier les autres pour leur méchanceté et leur perfidie ? N’oubliez pas non plus que nous allons soudoyer des troupes pour la garde de nos personnes et de nos maisons. Quelle honte ce serait pour nous, si nous croyions qu’il nous faut des doryphores pour notre sûreté, et que nous ne fussions pas nous-mêmes nos doryphores ! Il faut bien savoir ceci, qu’il n’y a pas de meilleure garde que de devenir beau et non : c’est là la véritable escorte : celui que n’accompagne point la vertu, rien ne doit lui réussir.

« Que faut-il donc faire, selon moi ? Le moyen de s’exercer à la vertu ? Le moyen de la pratiquer ? Rien de nouveau, mes amis, dans ce que je vais vous dire. De même qu’en Perse les homotimes vivent auprès des bâtiments de l’État ; de même ici, devenus tous nobles, nous devons suivre le même plan de vie : vous, l’œil sur moi, vous jugerez si je remplis exactement mes devoirs ; moi, l’œil sur vous, ceux en qui je remarquerai le désir de faire ce qui est beau et bon, je les récompenserai. Que les enfants qui naîtront de nous reçoivent cette éducation. Nous-mêmes, nous deviendrons meilleurs, en nous efforçant de donner à nos enfants les meilleurs exemples, et nos enfants, supposé qu’ils veuillent être méchants, ne voyant et n’entendant rien de honteux, passeront leurs jours dans la pratique de ce qu’il y a de beau et de bon. »



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LIVRE VIII.


CHAPITRE PREMIER.


Chrysantas approuve les paroles de Cyrus et persuade aux autres de l’honorer comme un roi. — Offices du palais créés par Cyrus. — Pour faire aimer la vertu, il la pratique. — Passion de Cyrus pour la chasse. — Sa magnificence. — Sa politique avec les esclaves et les seigneurs.


Ainsi parle Cyrus. Chrysantas alors se lève et dit : « Oui, souvent, mes amis, et en d’autres occasions, j’ai reconnu qu’un bon prince ne diffère point d’un bon père. Les pères pourvoient à ce que leurs enfants ne manquent jamais de biens ; de même Cyrus me semble nous donner des conseils à l’aide desquels nous devons vivre toujours heureux. Mais comme il me paraît être resté trop vague dans ce qu’il devait expliquer, j’essayerai d’y suppléer pour ceux qui ne savent pas. Considérez ceci : une ville ennemie a-t-elle jamais été prise par des troupes mal disciplinées ? Une ville amie a-t-elle jamais été défendue par de semblables troupes ? Une armée désobéissante a-t-elle jamais remporté la victoire ? Dans un combat, les hommes ne sont-ils pas plutôt vaincus, quand ils songent à pourvoir chacun à leur sûreté personnelle ? Quelle chose bonne a été accomplie par des hommes qui n’obéissaient pas à qui valait mieux qu’eux ? Quelles villes ont été bien gouvernées ? Quelles maisons bien administrées ? Quels navires conduits à leur destination ? Et nous, les biens que nous avons en ce moment, par quelle voie nous les sommes-nous procurés, si ce n’est par notre obéissance à notre général ? Grâce à cette obéissance, nous allions jour et nuit où il fallait aller, marchant serrés à la voix du chef ; notre choc était irrésistible, et nous ne laissions rien d’imparfait dans ses ordres. Si donc l’obéissance paraît le plus grand des biens pour acquérir des richesses, sachez qu’elle est encore le plus grand des biens pour conserver ce que l’on a acquis. Autrefois plusieurs d’entre nous ne donnaient d’ordre à personne, ils en recevaient ; aujourd’hui, vous tous qui êtes ici présents, vous vous trouvez dans une situation telle, que vous commandez les uns à un plus grand nombre d’hommes, les autres à un plus petit. Vous voulez tous qu’ils vous soient soumis : de la même manière nous devons tous obéir à ceux qui ont autorité sur nous. Il y a toutefois cette différence entre nous et des esclaves, que les esclaves ne suivent leurs maîtres que par force, tandis que nous, si nous voulons agir en hommes libres, nous devons faire de bon gré ce que nous croyons le plus digne de louange. Vous verrez qu’une ville qui n’est pas soumise au gouvernement d’un seul, quand elle veut bien obéir aux magistrats, n’est point exposée à subir la loi des ennemis. Soyons donc, comme Cyrus nous le recommande, près de la demeure royale ; exerçons-nous à tout ce qui peut nous garantir ce que nous possédons, et montrons-nous prêts à exécuter au besoin tout ce qu’il plaira à Cyrus de nous ordonner ; car il faut bien comprendre que Cyrus ne peut rien faire pour son bien qui ne soit pour le nôtre, puisque nos intérêts sont les mêmes et que nous avons les mêmes ennemis. »

Ainsi parle Chrysantas : plusieurs des assistants, Perses et alliés, se lèvent et appuient ses paroles. Il est décidé que les nobles se rendront tous les jours à la porte, pour y recevoir les ordres de Cyrus, et y demeureront jusqu’à ce qu’il les congédie. Ce qui fut alors établi est pratiqué encore en Asie par ceux qui obéissent au roi : ils se rendent à la porte du palais pour faire leur cour. On a vu jusqu’ici que le but de toutes les institutions de Cyrus était d’affermir sa puissance et celle des Terses : aussi ont-elles été maintenues constamment par les rois qui sont venus après lui. Elles ont éprouvé, d’ailleurs, le sort de toutes les choses humaines : quand il y a un bon prince, les lois sont observées avec exactitude ; quand le prince est mauvais, on les observe mollement. Ainsi les nobles se rendaient tous les jours, à la porte de Cyrus, avec leurs chevaux et leurs armes, suivant le règlement adopté par les braves guerriers qui avaient contribué à renverser l’empire des Assyriens.

Cyrus prépose alors différents officiers à divers détails d’administration, percepteurs des tributs, payeurs des dépenses, inspecteurs des ouvrages publics, gardes du trésor, surveillants des approvisionnements publics ; il prépose au soin des chevaux et des chiens ceux qu’il croit les plus capables de mettre ces animaux en état de lui servir. À l’égard de ceux qu’il destine à être les supports de sa prospérité, il ne commet à personne le soin de veiller à ce qu’ils deviennent aussi bons que possible, mais il croit que cette fonction ne convient qu’à lui. Il savait que dans une bataille, ce serait parmi ces hommes-là qu’il choisirait ceux qui devaient marcher à ses côtés ou à sa suite lorsqu’il courrait les plus grands dangers ; que c’était de leur corps qu’il aurait à tirer les taxiarques de l’infanterie ou de la cavalerie, les généraux qu’il enverrait commander, à son défaut ; les gardiens et les satrapes des villes et des provinces entières ; les ambassadeurs qu’il aurait à députer, regardant comme essentiel de venir à bout de ses desseins sans recourir à la guerre. Or, s’il n’avait pas d’hommes capables d’exécuter les affaires importantes et compliquées, il sentait bien que tout irait mal, tandis que, s’il avait des serviteurs comme il faut, tout marcherait à son gré. Il résolut donc de se livrer tout entier à cette surveillance. Il pensait que ce serait pour lui un exercice de vertu, persuadé que, quand on n’est pas soi-même vertueux, on ne peut exciter les autres à tout ce qu’il y a de beau et de bon. Ces réflexions le conduisirent à comprendre que, pour surveiller les grands, il lui fallait, avant tout, du loisir. Mais voyant, d’un côté, que les dépenses nécessaires dans un empire aussi vaste que le sien ne lui permettaient pas de négliger les finances ; de l’autre, que, s’il voulait y veiller par lui-même, il ne lui resterait pas, vu l’immensité de ses domaines, un seul moment pour s’occuper d’un objet d’où dépend le salut de l’empire ; l’esprit attentivement tourné vers le moyen de bien administrer ses finances et de se ménager du loisir, il s’avise de prendre pour règle de conduite l’ordre qui s’observe dans les corps militaires. Les décadarques veillent sur la décade, les lochages sur les décadarques, les chiliarques sur les lochages, et les myriarques sur les chiliarques, en sorte que dans une armée, il n’y a personne qui n’ait un chef, fût-elle de plusieurs myriades ; or, quand le général veut donner un commandement, il lui suffit de donner l’ordre aux myriarques. Cyrus forme sur ce modèle son plan d’administration : il règle tout, en conférant avec peu de personnes, et il lui reste plus de temps libre que n’en a le chef d’une maison ou le commandant d’un vaisseau. Cet ordre établi, il engage ses amis à s’y conformer et les fait participer ainsi au loisir qu’il s’est ménagé.

Il tourne ce loisir vers lui-même et vers ceux qui l’entourent, et il commence, avec l’autorité d’un chef, à rendre ceux qu’il s’est associés tels qu’il les désire. Et d’abord, tous ceux qui, se trouvant assez riches pour vivre sans être obligés de travailler, manquaient de venir aux portes, il leur en demandait la raison, présumant que ceux qui s’y rendraient assidûment n’oseraient rien faire de criminel ni de honteux sous le regard de leur chef, et avec la pensée que rien de ce qu’ils feraient n’échapperait aux hommes les plus distingués, et que pour ceux qui ne s’y rendraient pas, on pourrait imputer leur absence à la débauche, à l’injustice, à la négligence. Expliquons donc d’abord comment il s’y prenait pour forcer même ceux-ci à se présenter. Il ordonnait à quelqu’un de ses plus intimes amis d’aller se saisir de leurs biens, en disant seulement qu’il prenait ce qui était à lui. Cela fait, les dépouillés venaient au plus vite se plaindre de cette injustice. Cyrus, durant longtemps, ne se donnait pas le loisir de les entendre ; puis, quand il les avait entendus, il renvoyait à un terme éloigné le jugement de l’affaire. Il espérait ainsi les accoutumer à faire leur cour, se rendant moins odieux que s’il les eût contraints par un châtiment. Voilà son premier moyen de leur apprendre à se montrer toujours présents. Un autre qu’il employait aussi, c’était de charger des commissions les plus faciles et les plus lucratives ceux qui se présentaient à lui : un autre encore, c’était de ne rien accorder aux absents. Enfin le plus puissant de tous était la contrainte envers ceux qui avaient résisté aux précédents : il les dépouillait réellement de toutes leurs possessions, pour les donner à un autre, de qui il comptait tirer plus de services : par là, il remplaçait un mauvais ami par un ami utile. Le roi actuel s’informe encore, quand on s’absente, de la raison qui fait manquer à ce devoir.

Ainsi se conduisait-il à l’égard des absents. Pour ceux qui se présentaient assidûment, il croyait qu’étant leur chef il les porterait infailliblement à tout ce qu’il y a de beau et de bon, s’il s’efforçait lui-même de se montrer à ses sujets paré de toute espèce de vertus. Il convenait que les lois écrites peuvent contribuer à rendre les hommes meilleurs, mais il disait qu’un bon prince est une loi voyante, qui observe en même temps qu’elle ordonne, et qui punit le délinquant.

D’après ces principes, il considère, avant tout, ce qui regarde les dieux, et paraît s’en occuper avec d’autant plus de zèle, qu’il est arrivé au plus haut point de prospérité. Il commence par établir des mages, et lui-même, sans y jamais manquer, il célèbre avec le jour les louanges des dieux, et offre chaque jour des sacrifices à ceux des dieux que les mages lui désignent : institution qui dure encore aujourd’hui sous le roi régnant. Les autres Perses imitent Cyrus en ce point, avec la pensée de devenir eux-mêmes plus heureux, s’ils rendent hommage aux dieux, à l’exemple du plus heureux des souverains. Ils peuvent, du reste, être agréables à Cyrus en agissant ainsi. Cyrus, de son côté, regarde leur piété comme un bien pour lui, de même que, quand on navigue, on aime mieux se trouver avec des gens de bien qu’avec des impies. Il avait d’ailleurs la conviction que, si tous ceux qui l’approchaient craignaient les dieux, ils auraient bien moins de penchant à des actes impies envers lui, qui se considérait comme le bienfaiteur de ses familiers. En faisant voir qu’il estimait au plus haut degré quiconque ne se montrait injuste ni envers un ami ni envers un allié, et en ayant toujours l’œil fixé sur la justice la plus rigoureuse, il espérait amener les autres à s’abstenir de tout gain illicite, et à ne chercher que des profits légitimes. Il se persuadait qu’il inspirerait mieux la pudeur, s’il les respectait assez tous pour ne jamais rien dire ou rien faire devant eux qui pût les blesser. Il espérait qu’il en serait ainsi, d’après ce fait, que les hommes respectent plus, je ne dis pas leur chef, mais celui même qu’ils ne craignent point, s’il se respecte lui-même, que s’il ne se respecte pas ; de même que, quand on sait qu’une femme se respecte, on est plus disposé à la respecter en la voyant.

Il croyait que le meilleur moyen de maintenir l’obéissance parmi ceux qui l’approchaient, c’était de récompenser plus libéralement ceux qui obéissaient sans réplique, que ceux qui faisaient preuve des vertus les plus grandes et les plus laborieuses. Il ne cessa jamais d’avoir cette conviction et de la mettre en pratique. En donnant l’exemple de la tempérance, il y formait tous les autres. En effet, quand on voit se montrer tempérant celui qui peut le plus impunément s’abandonner à sa fougue, ceux qui sont moins puissants n’oseraient ouvertement se laisser aller à l’insolence. Il mettait cette différence entre la pudeur et la tempérance, que ceux qui ont de la pudeur craignent de faire à découvert une action honteuse, tandis que ceux qui sont tempérants s’en abstiennent même en secret. Il jugeait qu’il donnerait une grande leçon de-modération, en montrant que les plaisirs qui s’offraient sans cesse à lui ne pouvaient le distraire de ses devoirs, et qu’il ne se les permettait que comme délassement d’un travail honnête.

Par cette conduite, il établit à ses portes beaucoup de déférence de la part des inférieurs, toujours prêts à céder aux supérieurs, et des deux parts une grande réserve et une concorde harmonieuse. On n’eût entendu là ni les éclats de la colère, ni les rires d’une joie immodérée ; en les voyant, on eût dit, ce qui était, un vie sagement ordonnée. Voilà ce que voyaient et ce que faisaient ceux qui vivaient aux portes.

Afin de former à la guerre, il emmenait à la chasse ceux qu’il croyait utile de façonner à ces exercices ; et il pensait que la chasse est le meilleur apprentissage de la guerre, la véritable école de l’équitation. Pour se tenir en selle sur toute espèce de terrains, la chasse y rend fort habile, vu la nécessité de poursuivre les bêtes qui fuient, et elle rend capable d’agir à cheval par l’émulation et le désir d’atteindre le gibier. L’abstinence, le travail, le froid, le chaud, la faim, la soif, c’est surtout à la chasse qu’il accoutumait ses familiers à les supporter ; et maintenant même, le roi et ceux qui l’entourent continuent d’agir ainsi.

La conviction où était Cyrus qu’on n’est pas digne de commander, quand on n’est pas plus parfait que ceux auxquels on commande, est, d’après ce qu’on vient de dire, manifeste aux yeux de tous. En exerçant ainsi ceux qui l’entouraient, il s’exerçait beaucoup plus encore lui-même à la tempérance, aux arts et aux manœuvres de la guerre. En effet, il ne les menait à la chasse que quand il n’y avait point nécessité de rester. Et pour lui, quand il y avait nécessité, il chassait, dans la maison, les animaux nourris dans les parcs. Il ne prenait jamais de repos qu’après s’être fatigué jusqu’à suer, et ne faisait donner à manger aux chevaux qu’après les avoir travaillés. Il appelait à cette chasse ses porte-sceptres, qui étaient autour de lui. Il avait, ainsi que ceux qui l’entouraient, une très-grande supériorité dans tous les nobles exercices, grâce à cette application continuelle ; et il pouvait être proposé comme un modèle en ce genre. De plus tous ceux qu’il voyait en quête du bien, il les honorait de présents, de dignités, de places, de toute espèce de distinctions. De là naissait une émulation générale à qui se montrerait le meilleur aux yeux de Cyrus.

Nous croyons avoir remarqué dans Cyrus cette règle de conduite qu’un prince, pour s’attacher ses sujets, ne doit pas seulement être meilleur qu’eux, mais user d’une sorte d’artifice. Il prit donc l’habillement des Mèdes, et engagea ses familiers à s’en revêtir. Cet habillement, en effet, a l’avantage de cacher les défauts du corps et de faire paraître plus grands et plus beaux ceux qui le portent ; la chaussure médique étant faite de manière à placer dedans, sans qu’on s’en aperçoive, de quoi paraître plus grand qu’on n’est. Il approuvait l’usage de se peindre les yeux, afin de paraître avoir de plus beaux yeux qu’on n’en a, et de se farder pour se donner un plus beau teint que de nature[28]. Il recommandait de ne jamais cracher ni se moucher en présence de personne, et de ne détourner jamais la tête pour regarder quoi que ce soit, comme n’étant affecté de rien. Tout cela lui semblait propre à empêcher les chefs de se déconsidérer.

Tous ceux qu’il croyait susceptibles du commandement, il les faisait se revêtir, s’exercer ainsi, et se donner un extérieur respectable : ceux, au contraire, qu’il destinait à l’esclavage, loin de les exciter à embrasser la vie laborieuse des hommes libres, il ne leur permettait pas même l’usage des armes ; mais il veillait à ce qu’ils eussent de quoi boire et de quoi manger en vue des exercices libéraux. Ainsi, quand ils rabattaient le gibier vers les cavaliers dans la plaine, il leur permettait d’emporter des vivres pour la chasse, ce qui était défendu aux gens de condition libre ; dans les voyages, il les conduisait vers l’eau, comme des bêtes d’attelage : quand il était l’heure de dîner, il s’arrêtait pour les faire manger, afin qu’ils ne fussent pas atteints de boulimie. De cette manière, ces gens, aussi bien que les nobles, l’appelaient leur père, quoique ses soins ne tendissent qu’à perpétuer leur esclavage.

Voilà comment Cyrus affermit dans son entier l’empire des Perses. Pour lui, personnellement, il ne craignait rien des peuples qu’il venait de soumettre : outre qu’il les voyait lâches et divisés, aucun d’eux ne l’approchait ni la nuit, ni le jour. Cependant il voyait encore parmi eux des hommes distingués, qui se tenaient en armes et demeuraient unis, et il savait qu’il y avait des chefs de cavaliers, et d’autres de fantassins. Il reconnaissait à certains les sentiments et le talent requis pour commander. Ces mêmes hommes communiquaient fréquemment avec ses gardes et venaient souvent le visiter lui-même : rencontre inévitable, puisqu’il les employait aussi à son service : il y avait donc danger de leur part et de plusieurs côtés. Aussi réfléchit-il aux moyens de se mettre à l’abri de leurs tentatives, et il jugea d’abord qu’il n’était pas à propos de les désarmer et de leur interdire le métier de la guerre, injures d’où pouvait naître le bouleversement de son empire ; qu’ensuite ne plus les laisser approcher de lui et leur témoigner de la défiance, ce serait une déclaration de guerre. Au lieu de tout cela, il crut que le parti le meilleur et le plus digne pour sa sûreté, c’était de se les rendre amis plus qu’ils n’étaient entra eux. Or, comment il nous semble être arrivé à se faire aimer, nous allons essayer de le dire.


CHAPITRE II.


Divers moyens employés par Cyrus pour se faire des amis ; présents de table, cadeaux, bienveillance, affabilité, envois de médecins à ceux qui sont malades. — Institution de combats propres à entretenir l’émulation.


Et d’abord il se montra de tout temps et sans cesse attentif à laisser paraître la bonté de son cœur. Comme il savait qu’il est difficile d’aimer ceux qui paraissent nous haïr, et de vouloir du bien à qui nous veut du mal, il pensait aussi qu’il est impossible que ceux qui se croient aimés haïssent ceux dont ils savent avoir reçu des preuves d’affection. Tant que sa fortune ne lui permit pas d’être libéral, on le vit prévenir les besoins de ceux qui l’entouraient, s’employer pour eux, se réjouir avec eux de leurs joies, s’affliger de leurs maux, et, par ces moyens, se mettre en quête de leur amitié. Mais quand la fortune lui permit d’être libéral, il comprit bien, selon nous, que le plaisir le plus sensible que, à dépense égale, les hommes puissent se faire entre eux, c’est de s’inviter réciproquement à boire et à manger. Dans cette pensée, il ordonna que la salle fût toujours couverte de mets semblables à ceux qu’on lui servais à lui-même et suffisants pour un grand nombre de convives ; et tout ce qu’on y servait sauf ce qui était indispensable pour lui et pour ses commensaux, était distribué par son ordre à ceux de ses amis à qui il voulait donner une marque de souvenir ou d’attention. Il en envoyait quelquefois à ceux des gardes, qui s’étaient distingués ou par leur vigilance ou par leur zèle à le servir ou par d’autres actions semblables, montrant par là qu’il connaissait les gens empressés à lui plaire.

Il en usait de même pour les serviteurs dont il avait à se louer. De plus, il faisait apporter sur sa table toutes les viandes qui leur étaient destinées, s’imaginant que ce moyen devait produire chez eux, comme dans les chiens, un attachement plus grand pour leur maître. Quand il voulait mettre en honneur quelqu’un de ses amis, il lui envoyait un plat de sa table. Et encore aujourd’hui, quand on voit quelqu’un à qui le roi envoie de sa table, tout le monde a pour lui plus de respect, se figurant qu’ils sont en faveur et en état d’obtenir ce qu’ils demandent. Au reste, ce n’est pas seulement pour cette raison qu’on aime tant les plats envoyés de la table du roi, mais parce qu’en réalité ce qui en vient est de nature à plaire bien davantage : et il n’y a là rien qui doive étonner. De même que les autres arts donnent des produits de beaucoup supérieurs dans les grandes villes, ainsi les plats préparés pour le roi sont de beaucoup mieux apprêtés.

Dans les petites villes ce sont les mêmes gens qui font lit, porte, charrue, table, et qui, de surplus, bâtissent une maison ; heureux quand ces métiers donnent de quoi manger à qui les exerce ! Or, il est impossible qu’un homme qui fait tant de métiers les fasse bien tous. Dans les grandes villes, au contraire, où une foule de gens ont le même besoin, un seul métier nourrit son homme : quelquefois même, il n’exerce pas tout son métier : l’un fait des chaussures d’hommes, l’autre de femmes ; l’un vit seulement de la couture des souliers, l’autre de la coupe du cuir ; l’un taille les tuniques, l’autre ne fait qu’en assembler les parties. Nécessairement un homme dont le travail est borné à un ouvrage restreint doit y exceller. On peut en dire autant de l’art culinaire. Celui qui n’a qu’un homme pour faire son lit, soigner sa salle, pétrir le pain, préparer toutes sortes de ragoûts, doit s’accommoder à tout, comme on le lui présente : mais où chacun a sa tâche particulière, l’un de faire bouillir les viandes, l’autre de les rôtir, celui-ci de cuire le poisson dans l’eau, celui-là de le griller, un autre de faire le pain, non pas de toute manière, mais de la seule qui convienne à son maître, il me semble que là, de toute nécessité, chaque chose doit être faite dans la perfection. Voilà pourquoi les mets qu’on servait chez Cyrus étaient mieux apprêtés qu’ailleurs[29].

Quant aux autres moyens, dont il usait avec adresse pour se faire aimer, je vais les dire. S’il eut l’avantage d’avoir le plus de revenus parmi les hommes, il eut le mérite bien plus précieux encore de les surpasser tous en libéralité. Cyrus a commencé, et maintenant encore les rois de Perse donnent avec magnificence. Quels amis, en effet, sont plus riches que ceux des rois de Perse ? Quel autre habille plus superbement les gens de sa suite, et distribue comme lui des bracelets, des colliers, des chevaux à frein d’or, ornements qu’on ne peut tenir que de la main du roi ? Quel autre a plus mérité, par ses bienfaits, de se voir préféré à des frères ? à un père, à des enfants ? Quel autre que le roi de Perse peut aussi facilement se venger de nations ennemies, séparées par un intervalle de plusieurs mois de marche ? Quel autre, après sa mort, quel autre que Cyrus fut honoré du titre de père par les peuples dont il avait détruit l’empire ? Or, ce titre est plutôt celui d’un bienfaiteur que d’un spoliateur.

Nous savons encore que ceux qu’on appelle les yeux et les oreilles du roi, c’est par des présents et des honneurs qu’il se les était attachés. La grandeur de ses largesses envers ceux qui lui donnaient des avis importants excitait les autres à observer et à écouter tout ce qu’ils croyaient de nature à servir le roi : ce qui a fait croire à bien des gens crue le roi avait beaucoup d’yeux et d’oreilles. Or, si l’on croyait qu’il leur fût plus avantageux de n’avoir qu’un seul œil bien choisi, on croirait mal. Un seul homme ne peut pas bien voir, un seul ne peut pas bien entendre : et de plus ce serait défendre aux autres de s’en mêler, que de donner à un seul cette commission exclusive, et, quand on saurait que celui-là seul est un œil, on verrait qu’il faut s’en défier. Mais il n’en est pas ainsi ; et quiconque assure avoir vu ou entendu des choses qui méritent attention, le roi les écoute, et voilà pourquoi l’on dit qu’il a beaucoup d’oreilles et beaucoup d’yeux. Par la même raison on craint de dire quelque chose qui déplaise au roi, comme s’il l’entendait, et de rien faire qui lui déplaise, comme s’il était là ; aussi, loin qu’on osât mal parler de Cyrus, chacun n’était pas moins réservé dans ses discours que si tous les assistants eussent été les yeux et les oreilles du prince. Or, d’où venait cette disposition des esprits, sinon de ce qu’il récompensait magnifiquement les plus petits services ?

Qu’il ait poussé loin la magnificence de ses dons, étant très-riche, cela n’a rien d’étonnant ; mais que, roi, ses bons offices et ses soins lui aient acquis des amis, c’est ce qu’on ne saurait trop admirer : on va même jusqu’à dire qu’il donna des signes non équivoques de honte, pour avoir été vaincu en bons offices rendus à des amis. On raconte qu’il avait coutume de dire que la conduite d’un bon roi ne diffère point, de celle d’un bon pasteur. Comme le pasteur ne tire de profit de ses troupeaux qu’autant qu’il leur donne l’espèce de bonheur dont ils sont susceptibles, de même le roi n’est bien servi par les villes et par les hommes qu’en les rendant heureux. Il n’est pas étonnant que, avec de pareils sentiments, il ait eu l’ambition de se distinguer parmi tous les hommes par sa bienfaisance.

Comme exemple, je rapporterai la belle leçon que Cyrus donna un jour à Crésus. Crésus lui reprocha qu’à force de donner il deviendrait pauvre, tandis qu’il était maître d’entasser dans son palais plus de richesses qu’aucun homme n’en eût jamais possédé. Cyrus, dit-on, lui demanda : « Et combien d’or crois-tu que j’aurais aujourd’hui, si, d’après tes conseils, je l’avais accumulé depuis que je suis souverain et maître ? » Crésus lui fixe une très-grosse somme. Alors Cyrus : « Eh bien ! Crésus, dit-il, envoie avec Hystaspe, que voici, un homme qui ait ta confiance, et toi, Hystaspe, va trouver mes amis : dis-leur que j’ai besoin d’argent pour une affaire, et de fait, j’en ai besoin. Prie chacun d’eux de m’en fournir le plus qu’il pourra, et d’en donner l’état, signé et scellé, à l’envoyé de Crésus, qui me l’apportera. » Il écrit des lettres contenant ce qu’il vient de dire, y appose son sceau, et charge Hystaspe de les porter : par ces mêmes lettres, il demande que l’on reçoive, comme un de ses amis, Hystaspe qui vient les remettre. Aussitôt qu’Hystaspe est de retour avec l’envoyé de Crésus qui apporte les réponses, Hystaspe dit : « Roi Cyrus, tu peux désormais me regarder comme un homme riche : tes lettres m’ont valu d’innombrables présents. — Voilà donc déjà, Crésus, dit Cyrus, un fonds qui nous est assuré ; mais, ajoute-t-il, vois le reste, et calcule les sommes dont je pourrais disposer. » Crésus, dit-on, en fait le calcul : or, il trouve qu’elles excèdent de beaucoup celles que, selon lui, en cas de besoin, Cyrus aurait pu avoir dans ses trésors, en amassant. Ce compte fait : « Tu vois, reprend Cyrus, que je ne suis pas aussi pauvre que tu croyais. Et cependant tu veux que, pour grossir mon trésor, je m’expose à l’envie, à la haine, et que je paye des gens pour le garder. Les amis que j’enrichis, voilà, selon moi, mes trésors : ils sont pour ma personne et pour mes biens une garde plus sûre que ne seraient des mercenaires. Je te ferai pourtant un aveu. Oui, Crésus, cette passion que les dieux ont mise dans nos âmes, en nous faisant tous pauvres, je ne puis la dominer en moi ; je suis avide de richesses comme tous tes autres ; mais il y a entre eux et moi cette différence : quand ils ont plus d’argent qu’il ne leur en faut pour leurs services, ou ils l’enfouissent, ou ils le laissent rouiller, ou ils se donnent bien du mal à le compter, à le mesurer, à le peser, à le remuer, à le contempler ; cependant, avec tout cet argent dans leurs coffres, ils ne prennent pas plus d’aliments que leur estomac ne peut en contenir, autrement ils crèveraient ; ils ne se couvrent pas de plus de vêtements qu’ils n’en peuvent porter, autrement ils étoufferaient ; de sorte que ces biens superflus ne sont pour eux qu’une gêne. Moi donc, cédant aux dieux, je désire toujours de nouvelles richesses ; mais, une fois qu’elles sont acquises, je subviens aux besoins de mes amis, quand une fois les miens ont été satisfaits : en enrichissant les uns, en faisant du bien aux autres, je m’assure une amitié bienveillante d’où je recueille le repos et la gloire, fruits qui ne pourrissent point et dont l’excès ne fait point mal : plus la gloire s’accroît, plus cet accroissement donne de grandeur et de beauté, plus son poids s’allège, plus elle semble donner de légèreté à ceux même qui la portent. Apprends donc, Crésus, que je n’envisage pas comme le souverain bonheur d’avoir de grands biens uniquement pour les garder : en ce cas, les plus heureux des hommes seraient les soldats en garnison, puisqu’ils gardent tout ce qu’une ville renferme. Mais celui qui, après avoir acquis des richesses par une voie juste, sait en user avec noblesse, celui-là est, selon moi, le plus heureux des hommes. » Voilà ce que disait Cyrus, et ce qu’il disait il le faisait aux yeux de tous.

De plus, comme il avait observé que les hommes, tant qu’ils se portent bien, sont attentifs à se procurer et à mettre en réserve tout ce qui sert dans l’état de santé, mais qu’ils négligent de se munir de ce qui est utile dans les cas de maladie, il voulut remédier à ce défaut de prévoyance ; et, n’épargnant rien sur ce point, il appela auprès de lui les meilleurs médecins pour l’aider dans cette œuvre, n’entendant point parler d’instruments utiles, de remèdes, d’aliments, de liqueurs salutaires, qu’il ne voulût en avoir provision. Si quelqu’un de ses familiers tombait malade, il veillait lui-même à son traitement et lui faisait donner les secours nécessaires. Le malade recouvrait-il la santé, Cyrus remerciait les médecins de l’avoir guéri avec les remèdes qu’il avait chez lui. Tels étaient, avec d’autres encore, les ressorts qu’il faisait jouer pour obtenir le premier rang auprès de ceux dont il désirait l’amitié.

Quant aux jeux qu’il proposait, aux prix qu’il assignait pour entretenir une noble émulation, s’ils méritaient des éloges à Cyrus, parce qu’il fournissait par là des encouragements à la vertu, ils excitaient aussi des rivalités et des contestations entre les grands. De plus, il avait fait une sorte de loi à tous ceux qui auraient ou un procès à juger, ou quelques différends à l’occasion des jeux, de prendre de concert des juges pour les terminer. On comprend aisément que les deux parties ne manquaient pas de choisir pour juges ceux des grands auxquels elles étaient le plus attachées, et il résultait de ces jugements que le vaincu, jaloux de son adversaire, devenait ennemi des juges qui ne lui avaient pas été favorables, et que le vainqueur, attribuant son succès à la bonté de sa cause, s’imaginait n’avoir d’obligation à personne. Il régnait parmi ceux qui prétendaient au premier rang dans l’amitié de Cyrus, comme cela se voit dans les républiques, cette jalousie réciproque qui fait que l’on ne cherche qu’a se supplanter les uns les autres, loin de chercher à se rendre de bons offices.

Voilà ce que nous avions à dire sur les expédients employés par Cyrus pour se faire aimer des grands plus qu’ils ne s’aimaient entre eux[30].


CHAPITRE III.


Pompe de Cyrus sortant de son palais pour aller offrir un sacrifice. — Jeux équestres. — Conversation de Phéraulas avec un Sace sur le prix des richesses.


Nous allons raconter maintenant comment Cyrus sortit pour la première fois de son palais. La pompe même de sa marche peut être considérée comme un nouveau moyen inventé pour rendre son autorité plus respectable. Et d’abord la veille de la cérémonie, il fait venir les chefs des Perses et des alliés et leur distribue des robes médiques. En faisant cette distribution, il leur dit qu’il veut aller visiter avec eux les enceintes consacrés aux dieux et leur offrir des sacrifices. « Soyez demain, dit-il, à mes portes, avant le lever du soleil, revêtus de ces robes, et rangez-vous dans l’ordre que vous prescrira de ma part le Perse Phéraulas. Ensuite je marcherai à votre tête, et vous me suivrez à l’endroit indiqué. Si quelqu’un imagine une marche plus pompeuse, il me communiquera ses idées à mon retour ; car il faut que tout soit réglé de la manière qui vous paraîtra la plus digne et la plus noble. » Après avoir distribué aux principaux chefs les plus belles robes, il fait apporter un grand nombre d’autres robes médiques, de toute espèce, n’épargnant ni les robes de pourpre, ni les brunes, ni les rouges, ni les foncées ; puis, les partageant entre tous les capitaines, il leur dit d’en parer leurs amis : « Comme je viens, ajoute-t-il, de vous en parer moi-même. — Et toi, Cyrus, dit un de ceux qui étaient présents, quand te pareras-tu ? — Mais, répond-il, ne vous semblé-je pas assez paré de votre parure ? Certes, si je puis vous faire du bien, à vous qui êtes mes amis, de quelque habit que je me revête, je paraîtrai toujours beau. » Les chefs se retirent, mandent leurs amis, et leur distribuent les robes dont ils doivent s’orner.

Cyrus avait reconnu dans le plébéien Phéraulas un homme intelligent, ami du beau et de l’ordre, et jaloux de lui plaire ; c’était ce même Perse qui avait appuyé l’avis de régler les récompenses d’après le mérite. Cyrus le mande, le consulte sur ce qu’il faut faire pour que la marche soit à la fois un spectacle agréable pour les gens bien intentionnés et redoutable aux malveillants. Dès que tous deux sont tombés d’accord sur les moyens, il le charge de veiller le lendemain à l’exécution de ce qu’ils viennent d’arrêter : « J’ai ordonné, dit Cyrus, que tout le monde t’obéît pour l’ordre de la marche ; mais, afin qu’on t’obéisse plus volontiers, prends ces tuniques et porte-les aux chefs des doryphores ; prends ces housses pour les donner aux chefs des cavaliers, et ces autres tuniques pour les conducteurs de chars. » Phéraulas part, emportant ces présents. Les chefs, en le voyant, lui disent : « Te voilà grand, Phéraulas, puisque c’est de toi que nous allons apprendre ce qu’il faut faire ! — Ah ! par Jupiter, dit Phéraulas, pas si grand que tu crois, puisque me voilà devenu skeuophore ; je porte donc en ce moment ces deux housses : celle-ci pour toi, celle-là pour un autre ; prends celle que tu voudras. » La jalousie du donataire ne peut tenir contre la housse ; il finit par demander avis à Phéramas sur celle qu’il doit prendre : Phéraulas lui indique la meilleure, tout en lui disant : « Si tu m’accuses de t’avoir donné le choix, une autre fois, s’il y a un service à te rendre, tu chercheras un autre serviteur. » La distribution ainsi faite, suivant l’ordre prescrit, Phéraulas s’occupe des autres dispositions, afin que rien ne manque à la magnificence de la marche.

Le lendemain, tout est prêt avant le point du jour : une haie de soldats est échelonnée des deux côtés de la route, comme on en place encore dans les endroits que le roi doit traverser, et il n’est permis qu’aux personnes de distinction de passer au milieu : des mastigophores se tiennent là pour frapper quiconque causera du désordre. Un corps de quatre mille doryphores est rangé en face du palais sur quatre de hauteur, deux mille de chaque côté des portes. Toute la cavalerie est réunie dans la même place, se tenant pied à terre, et les soldats gardant leurs mains enfermées dans leurs manteaux, ce qui s’observe encore de nos jours, quand on est en présence du roi. Les Perses occupent la droite de la route, les alliés la gauche : les chars sont également rangés des deux parts en nombre égal. Les portes du palais s’ouvrent : il en sort d’abord quatre taureaux superbes qui doivent être immolés à Jupiter et aux autres divinités désignées par les mages. C’est, en effet, une maxime chez les Perses, qu’on doit s’en remettre, pour tout ce qui se rapporte aux dieux, à ceux qui s’en occupent de profession. Après les taureaux, viennent les chevaux qu’on doit sacrifier au soleil, puis un char blanc à timon doré, orné de fleurs et destiné à Jupiter ; suit un autre char blanc, également orné de fleurs, et destiné au soleil ; enfin, un troisième, dont les chevaux ont des housses de pourpre, derrière lequel marchent des hommes portant du feu dans un grand bassin.

On voit alors sortir des portes Cyrus lui-même, monté sur un char, la tête couverte d’une tiare en pointe, revêtu d’une tunique mi-partie de pourpre et de blanc, habillement réservé au roi seul, d’un haut-de-chausse de couleur vive et d’un manteau de pourpre. Sa tiare est ceinte du diadème, et ses parents portent également cet ornement distinctif, porté de nos jours encore par les parents du roi. Ses mains dépassent les manches de sa robe : à ses côtés est assis le conducteur du char, homme d’une taille avantageuse, mais qui paraît inférieure à celle du roi, soit en réalité, soit par quelque moyen factice : Cyrus, en effet, a l’air d’être plus grand. Dès qu’on voit Cyrus, tout le monde se prosterne, soit que quelques-uns commencent par ordre, soit qu’on se sente frappé d’étonnement à la vue d’une si grande pompe, et que Cyrus impose par sa grandeur et sa bonne mine. Jusque-là, du moins, jamais Perse ne s’était prosterné devant Cyrus.

Dès que le char est sorti du palais, les quatre mille doryphores se mettent en marche, deux mule de chaque côté du char. Ils sont suivis d’environ trois cents porte-sceptres à cheval, richement vêtus et armés de dards : après eux on mène en main près de deux cents chevaux des écuries de Cyrus, ornés de freins d or, et couverts de housses rayées ; ils sont suivis de deux mille xystophores[31] ; puis vient le plus ancien corps de cavalerie perse, au nombre de dix mille, sur cent de front et cent de hauteur : à leur tête est Chrysantas ; après eux tient un second corps de dix mille autres cavaliers perses, dans le même ordre, commandés par Hystaspe ; puis un troisième de pareil nombre, sous la conduite de Datamas, et un quatrième sous celle de Gadatas. Enfin arrivent les cavaliers mèdes, puis les Arméniens, les Cadusiens, les Saces. Derrière la cavalerie sont les chars, rangés sur quatre de front, et conduits par le Perse Artabase.

Tandis que Cyrus s’avance dans cet ordre, une grande foule le suit en dehors des deux haies. Comme on lui présente les uns une supplique, les autres une autre, il envoie dire par ses porte-sceptres, qui se tenaient toujours au nombre de trois ou quatre de chaque côté de son char pour porter ses ordres, de s’adresser à ses hipparques, qui lui rendraient compte des demandes. Aussitôt la foule se replie vers la cavalerie, et chacun se demande à qui il doit s’adresser. Alors Cyrus mande, l’un après l’autre, ceux de ses amis dont il veut augmenter la considération, et leur dit : « Si ces gens qui nous suivent viennent vous faire des demandes qui ne vous agréent point, n’y faites pas attention ; mais, si elles sont justes, communiquez-les-moi, afin que nous avisions ensemble au moyen d’y satisfaire. » Ceux qu’il fait appeler ainsi accourent à lui au grand galop, et leur promptitude à obéir ajoute encore à l’éclat de sa puissance. Daïpharne seul, homme d’un caractère brusque, s’imagine qu’en obéissant moins vite il se donnera un air d’indépendance ; Cyrus le remarque, et, avant que Daïpharne se soit approché de son char, il lui envoie dire par un porte-sceptre qu’il n’a pas besoin de lui : il ne le demanda jamais depuis. Un autre, qui n’avait été averti qu’après Daïpharne, étant arrivé avant lui, reçoit en présent de Cyrus un des chevaux qui marchent à sa suite, et l’un des porte-sceptres a l’ordre de mener le cheval où l’officier voudra. Les assistants comprennent la valeur de ce présent, et beaucoup plus de gens l’ont en estime.

Arrivés aux enceintes consacrées aux dieux, on sacrifie les taureaux à Jupiter, et l’on en fait un holocauste ; puis on fait au Soleil un holocauste de chevaux : on égorge ensuite, en l’honneur de la Terre, les victimes désignées par les mages, et enfin aux héros protecteurs de la Syrie[32]. Les sacrifices achevés, comme le lieu était agréable, Cyrus marque un espace d’environ cinq stades, et commande aux corps de cavalerie divisés par nations de parcourir cette carrière au galop. Il court lui-même avec les Perses et remporte une brillante victoire : et de fait, il était très-fort en équitation. Parmi les Mèdes, Artabase est vainqueur : Cyrus lui avait donné un cheval ; parmi les Syriens, c’est leur chef ; parmi les Arméniens, Tigrane ; parmi les Hyrcaniens, le fils de leur hipparque ; entre les Saces, un simple cavalier, dont le cheval devance les autres de presque la moitié du drome[33]. On rapporte que Cyrus ayant demandé à ce jeune homme s’il accepterait un royaume en échange de son cheval : « Pour un royaume ! dit-il, je ne le voudrais pas ; mais je le donnerais pour avoir l’amitié d’un brave homme. — Eh bien ! dit Cyrus, je veux te montrer un endroit où tu ne pourrais rien jeter, les yeux fermés, sans toucher un brave homme. — Par ma foi, dit le Sace, montre-moi donc l’endroit, afin que j’y lance cette motte de terre, » et en même temps il la ramassait. Cyrus lui montre alors l’endroit où se trouvaient la plupart de ses amis : le Sace ferme les yeux, lance sa motte, et atteint Phéraulas, qui exécutait une commission de Cyrus. Phéraulas, touché, ne se détourne point, mais il court où son devoir l’appelle. Le Sace, ouvrant les yeux, demande qui il a touché. « Par Jupiter ! lui dit Cyrus, aucun de ceux qui sont ici. — Ce n’est pourtant pas, dit le jeune homme, un de ceux qui n’y sont point. — Mais si, par Jupiter ! dit Cyrus ; tu as touché celui que tu vois là-bas courir au galop par delà les chars. — Comment alors ne s’est-il pas retourné ? — Il est fou, probablement. » dit Cyrus. À ces mots, le Sace part au galop pour voir qui il a frappé : il trouve Phéraulas le menton plein de terre et de sang qui lui coulait du nez, où il avait reçu le coup. Le jeune homme s’approche et lui demande s’il a été frappé : « Tu le vois, répond Phéraulas. — Je te donne donc ce cheval. — Et pourquoi ? » Le Sace lui raconte alors ce qui s’est passé, et il ajoute : « Je vois bien que je n’ai pas manqué de toucher un brave homme. — C’était à un plus riche que moi, reprend Phéraulas, que tu aurais dû, en homme sage, donner l’on cheval. Cependant je l’accepte, et je prie les dieux, qui ont permis que tu m’aies frappé, de me mettre en état que tu n’aies point à te repentir de l’on présent : monte sur mon cheval, continue-t-il ; retourne à l’on poste : dans un instant je serai près de toi. » Ils font ainsi l’échange de leurs chevaux. Parmi les Cadusiens, c’est Rathinès qui remporte la victoire.

Cyrus ordonne aussi une course de chars, après laquelle on distribue aux vainqueurs des bœufs, pour en faire un sacrifice et un régal, et puis un certain nombre de coupes. Lui-même il veut avoir un bœuf pour prix de sa victoire ; mais il fait don des coupes qui lui reviennent à Phéraulas, pour le récompenser du bel ordre qu’il a mis dans la marche à l’issue du palais. Cette marche pompeuse, imaginée par Cyrus, se renouvelle aujourd’hui chaque fois que le roi sort, excepté qu’on n’y mène point de victimes, quand il ne doit point sacrifier. Les jeux finis, on reprend le chemin de la ville, et l’on se retire, ceux qui ont reçu des maisons, dans leurs maisons ; ceux qui n’en ont point, dans leur quartier.

Phéranias invite alors le Sace qui lui a donné le cheval à venir loger chez lui, le comble de présents, et, à la fin du dîner, remplissant les coupes qu’il a reçues de Cyrus, il boit à la santé de son hôte et les lui donne. Le Sace, voyant la quantité et la beauté des tapis, la quantité et la beauté des meubles, le nombre des esclaves : « Dis-moi donc, Phéraulas, lui dit-il, tu étais sans doute dans l’on pays un des riches ? — De quels riches ? dit Phéraulas. J’étais un de ceux qui gagnent leur pain avec leurs bras. Dans mon enfance, mon père, qui avait peine à me nourrir de son travail, me fit donner l’éducation des enfants : devenu grand garçon, comme il ne pouvait me nourrir à ne rien faire, il m’emmena aux champs et me mit à l’ouvrage. Je l’ai nourri à mon tour, tant qu’il a vécu, en bêchant et en semant notre petit coin de terre, qui, loin d’être ingrat, se montrait souverainement juste : la semence qu’il avait reçue, il me la rendait bel et bien avec un petit intérêt : quelquefois pourtant, dans sa générosité, il me rendait le double de ce qu’il avait reçu. Voilà comme je vivais dans mon pars. Maintenant, tout ce que tu vois, Cyrus me l’a donné. » Alors le Sace s’écrie : « Heureux homme de toute manière maintenant, pour avoir été pauvre avant de devenir riche ! Je m’imagine qu’ayant éprouvé l’indigence, tu trouves bien meilleure la fortune qui te fait riche. — Tu crois donc, Sace, dit Phéraulas, que je vis d’autant plus heureux que je possède davantage ? Tu ne sais pas alors que je n’ai pas plus de plaisir à manger, à boire, à dormir, que je n’en avais, étant pauvre. En ayant beaucoup plus, j’y gagne d’avoir plus à garder, plus de gens à payer, d’être embarrassé de plus de soins. Aujourd’hui, une foule de domestiques me demandent, qui du pain, qui à boue, qui des vêtements : d’autres ont besoin de médecins : celui-ci m’apporte les restes d’une brebis dévorée par les loups, ou bien il me dit que mes bœufs sont tombés dans un précipice, qu’une épidémie est tombée sur mes troupeaux : en sorte que mes richesses, dit Phéraulas, me causent, à ce qu’il me semble, bien plus de soucis que je n’en avais au temps de ma médiocrité[34]. » Alors le Sace : « Oui ; mais, par Jupiter ! quand tu vois tes biens en bon état, la vue de l’on opulence te donne un plaisir que je ne puis avoir. » Alors Phéraulas : « Sois bien certain, Sace, qu’il n’est pas aussi agréable de posséder qu’il est affligeant de perdre ; et tu comprendras que je dis vrai, si ta réfléchis que, parmi les riches, il n’en est pas un seul que le plaisir d’avoir fasse veiller, tandis que, parmi ceux qui ont essuyé des pertes, tu n’en verras pas un seul que le chagrin n’empêche de dormir. — Oui, par Jupiter ! dit le Sace ; mais aussi tu ne verras personne que le plaisir de recevoir ne tienne éveillé. — Tu dis vrai, et j’avoue que, s’il était aussi doux de posséder qu’il l’est de recevoir, las riches seraient, sans contredit, plus heureux que les pauvres ; mais il faut, Sace, que celui qui a beaucoup dépense beaucoup pour le service des dieux, pour ses amis, pour ses hôtes ; et quiconque aime beaucoup l’argent, sois-en certain, n’aime pas beaucoup à le dépenser. — Par ma foi, dit le Sace, je ne suis point de ces gens-là ; mais le bonheur, selon moi, quand on a beaucoup, est de dépenser beaucoup. — Par tous les dieux ! dit Phéraulas, pourquoi ne serais-tu pas heureux, et ne ferais-tu pas mon bonheur ? Prends tout ce que j’ai, et uses-en à l’on gré ; seulement nourris-moi comme ton hôte, et à moins de frais encore : il me suffira que tu partages avec moi. — Tu plaisantes, dit le Sace. — Je te jure, dit Phéraulas, que je parle sérieusement. Je me charge même d’obtenir de Cyrus que tu ne viennes plus aux portes lui rendre hommage, et que tu n’ailles plus à l’armée. Sois riche et demeure à la maison : je fais cela plus pour moi que pour toi. Si par mon zèle auprès de Cyrus je mérite de nouveaux bienfaits, si je fais quelque prise à la guerre, je te l’apporterai pour augmenter l’on avoir. Seulement, délivre-moi de tout ce soin : si je m’en vois débarrassé, je crois que tu m’auras rendu un grand service, aussi bien qu’à Cyrus. » À ces mots, il font entre eux la convention, et agissent en conséquence : l’un se croit heureux d’être maître de tant de richesses ; l’autre, de son côté, s’estime le plus heureux des hommes d’avoir un intendant, qui lui procure le loisir de satisfaire ses goûts.

De sa nature, Phéraulas était bon compagnon ; il n’aimait rien tant que de rendre service aux autres, que de leur être utile ; il regardait l’homme comme le plus sensible et le plus reconnaissant des êtres animés, parce qu’il voyait que ceux qui sont loués par un autre s’efforcent à leur tour de le louer ; que ceux qui reçoivent un service s’empressent de le rendre ; que ceux dont on éprouve la bienveillance, on se montre à son tour bienveillant pour eux ; que ceux dont on se sent aimé, on ne peut jamais les haïr ; qu’entre tous les animaux, l’homme se distingue par la piété filiale, par les devoirs qu’il rend à ses parents pendant leur vie et après leur mort ; en un mot, il pensait que, de tous les êtres vivants, il n’y en a pas de plus reconnaissant ni de plus sensible que les hommes. Phéraulas donc était ravi de pouvoir, en se débarrassant du soin de ses affaires, se livrer au commerce de ses amis, et le Sace était enchanté d’avoir beaucoup de biens dont il pût disposer. Le Sace aimait Phéraulas, qui apportait toujours, et Phéraulas aimait le Sace, qui était toujours prêt à recevoir, et qui, malgré le surcroît de soins qu’entraînait leur richesse accrue, ne troublait point son loisir. Ainsi vivaient-ils ensemble.


CHAPITRE IV.


Cyrus donne à ses amis un repas, d’où n’est point bannie la plaisanterie. — Il marie Hystaspe à la fille de Gobryas, et fait des présents lux conviés. — Il renvoie une partie de ses troupes dans sa patrie et garde le reste à Babylone. — Présents faits aux chefs et aux soldats. — Discours qu’il tient à ses amis.


Les sacrifices achevés, Cyrus, voulant célébrer sa victoire par un festin, invite ceux de ses amis en qui il voit pour lui un respect mêlé d’affection, et le plus de zèle pour l’accroissement de son pouvoir. Il invite aussi le Mède Artabaze, l’Arménien Tigrane, l’hipparque des Hyrcaniens, et Gobryas. Gadatas était chef des porte-sceptres de Cyrus. Or c’était sur lui que roulait toute l’organisation de l’intérieur, telle qu’il l’avait établie. Aussi, toutes les fois qu’il y avait un repas chez Cyrus, Gadatas ne s’y asseyait point, mais il en avait la direction. Cependant, quand ils étaient seuls, Gadatas prenait place à la table de Cyrus, qui se plaisait à son intimité. En conséquence, il recevait de Cyrus de grands et nombreux honneurs, et, à cause de Cyrus, de tous les autres. Aussitôt que les conviés sont arrivés, Cyrus ne les place point au hasard : il fait asseoir à sa gauche, comme la partie du corps qu’il est plus dangereux de laisser exposée, celui qu’il estime le premier de ses amis, le second à sa droite, le troisième à gauche, le quatrième à droite, et ainsi de suite, quand il y en avait plus.

Il croyait utile de marquer publiquement par là les degrés de son estime. En effet, il ne peut y avoir d’émulation où les hommes distingués par leur mérite n’obtiennent ni préférence ni récompense : quand on voit, au contraire, que les meilleurs sont les mieux traités, il y a évidemment là une lutte de zèle pour le bien. Cyrus voulut donc que tout désignât ceux qu’il estimait le plus, à commencer par l’ordre des séances et des places à ses côtés. Et cependant ces places mêmes n’étaient point données à perpétuité : une loi réglait que les belles actions élèveraient aux plus honorables, et que le relâchement en ferait redescendre. Or, celui qui s’asseyait à la première place. Cyrus aurait rougi de le renvoyer sans quelques riches présents. Ce que Cyrus a établi sur ce point, nous l’avons encore vu persister de nos jours.

Pendant le repas, Gobryas ne trouva point surprenant que la table d’un si puissant monarque fût largement servie, mais il ne vit pas sans étonnement qu’un homme revêtu d’un si grand pouvoir, loin de se réserver ce qui pouvait être de son goût, prît à tâche d’inviter ses convives à le partager avec lui, qu’il fît même porter, comme il le voyait, à ses amis absents, les mets dont il aurait pu manger avec plaisir.

Remarquant également que, pendant le repas, Cyrus envoyait de différents côtés tout ce qu’on desservait, et la desserte était grande : « Pour moi, Cyrus, dit Gobryas, je ne te mettais au-dessus des autres hommes que pour ta supériorité dans l’art militaire ; mais je jure par les dieux que tu es encore plus fort en philanthropie qu’en stratégie. — Par Jupiter ! il est vrai, dit Cyrus : et je me signale plus volontiers par des actes philanthropiques que stratégiques. — Comment cela ? dit Gobryas. — Parce que, dans le second cas, il faut se signaler en faisant du mal aux hommes, et dans le premier, en leur faisant du bien. »

Quand on eut un peu bu, Hystaspe dit à Cyrus : « Te fâcherais-tu, Cyrus, si je t’adressais la question que je veux te faire ? — Non pas, répond Cyrus ; j’en atteste les dieux ; au contraire, je me fâcherais contre toi, si je m’apercevais que tu ne me dis pas ce que tu voulais me demander. — Dis-moi donc alors si jamais, quand tu m’as appelé, j’ai manqué de venir. — Pas de mauvaises paroles, dit Cyrus. — En t’obéissant, t’ai-je obéi avec nonchalance ? — Non, vraiment. — Quand tu m’as donné un ordre, ne l’ai-je point exécuté ? — Je ne me plains pas. — Dans tout ce que je fais, est-il une chose où tu puisses me reprocher d’agir, non pas sans empêchement, mais sans plaisir ? — Pas le moins du monde, dit Cyrus. — Pourquoi donc alors, Cyrus, au nom des dieux ! as-tu porté Chrysantas pour avoir une place plus honorable que la mienne ? — Te le dirai-je ? répond Cyrus. — Assurément, dit Hystaspe. — Et tu ne te fâcheras pas, à l’on tour, si je te dis la vérité ? — Je serai bien aise, au contraire, de voir que tu ne m’as point fait d’injustice. — Chrysantas donc, dit Cyrus, n’a jamais attendu mon appel, mais, avant d’être appelé, il était là pour tout ce que nous avions à faire ; et non-seulement il exécutait ce qui lui était ordonné, mais il faisait de lui-même tout ce qu’il croyait pouvoir nous être avantageux. Si j’avais besoin de conférer avec des alliés, il me conseillait ce qu’il croyait convenable de leur dire : s’il soupçonnait que je voulais leur faire savoir certaines choses, et que j’éprouvais quelque embarras à parler de moi, il les leur proposait comme une idée de lui. Qui m’empêche de dire, après cela, qu’il m’a souvent mieux servi que je ne me servais moi-même ? J’ajouterai qu’il est toujours content de ce qu’il a, et qu’on le voit travailler sans cesse à mes intérêts ; enfin, ce qui m’arrive d’heureux le rend plus fier et plus joyeux que je ne puis l’être. — Par Junon ! Cyrus, reprend Hystaspe, je suis ravi de t’avoir fait ma question. — Et pourquoi ? dit Cyrus. — Parce que je vais m’efforcer d’en faire autant : un seul point m’embarrasse : à quels signes verra-t-on que je me réjouis du bien qui far-rive ? Faut-il battre des mains, rire ou faire quelque autre chose ? — Danser la persique ! » dit Artabaze. De là un rire général.

Le repas se prolongeant, Cyrus dit à Gobryas : « Dis-moi, Gobryas, marierais-tu plus volontiers ta fille à quelqu’un de ceux que tu vois ici, que tu ne l’aurais fait quand tu vins nous joindre pour la première fois ? — Dois-je aussi, dit Gobryas, te dire la vérité ? — Oui, par Jupiter, dit Cyrus ; une question n’appelle pas un mensonge. — Sache donc bien que j’y consentirais aujourd’hui plus volontiers. — Et pourrais-tu me dire pourquoi ? — Certainement. — Dis-le donc. — Parce qu’alors j’avais vu ces hommes supporter bravement les fatigues et les dangers, et qu’aujourd’hui je les vois supporter modestement la prospérité : or, il est plus difficile selon moi, Cyrus, de trouver un homme qui supporte mieux le bonheur que le malheur : le bonheur d’ordinaire engendre l’insolence, et le malheur la modestie. — Entends-tu, Hystaspe, le mot de Gobryas ? — Oui, par Jupiter ; et, s’il en dit souvent de pareils, je rechercherai sa fille avec plus d’empressement que s’il étale à mes regards beaucoup de vases précieux. — Ma foi ! dit Gobryas, j’ai mis par écrit beaucoup de maximes semblables dont je ne te priverai pas, si ta prends ma fille pour femme ; quant aux coupes, comme tu n’as pas l’air de les rechercher, je ne sais si je ne dois pas les donner à Chrysantas, qui, aussi bien, t’a déjà enlevé ta place. » Alors Cyrus, prenant la parole : « Hystaspe, dit-il, et vous tous qui êtes ici, quand vous voudrez vous marier, adressez-vous à moi ; vous verrez comme je vous servirai. — Et si quelqu’un veut marier sa fille, dit Gobryas, à qui devra-t-il s’adresser ? — Encore à moi, dit Cyrus ; j’ai pour cela un talent particulier.— Lequel ? dit Chrysantas. — Celui de savoir assortir les mariages. — Au nom des dieux, dis-moi, réplique Chrysantas, quelle femme me conviendrait le mieux. — D’abord il te la faut petite ; car tu es tout petit : en la prenant grande, si tu veux l’embrasser debout, il faudra que tu sautes comme les petits chiens. — Ta prévoyance est excellente, d’autant plus que je ne suis pas bon sauteur. — Ensuite il est urgent qu’elle soit camuse. — Pourquoi cela ? — Parce que tu as le nez aquilin : or, le camus et l’aquilin, ne l’oublie pas, s’ajustent parfaitement ensemble. — Ne vas-tu pas dire alors que, comme j’ai bien dîné, une femme à jeun m’irait merveilleusement ? — Oui, ma foi, dit Cyrus : un ventre plein devient aquilin, et un ventre à jeun est camus. » Alors Chrysantas : « Et à un prince froid, pourrais-tu nous dire, au nom des dieux, quelle est la femme qui lui convient ? » Sur ce mot, Cyrus se met à rire, et tout le monde en fait autant. On riait encore quand Hystaspe dit à Cyrus : « Il y a une chose entre toutes, Cyrus, que j’envie dans ta royauté. — Laquelle ? dit Cyrus. — C’est de pouvoir, froid comme tu l’es, faire rire les autres. — Tu payerais donc bien cher, dit Cyrus, pour avoir dit tout cela, et pour qu’on puisse annoncer à celle à qui tu veux plaire que tu es un garçon d’esprit ? » Et voilà comme ils se raillaient.

Après cela, Cyrus fit présent à Tigrane de plusieurs bijoux et le pria de les donner à sa femme pour avoir bravement suivi son mari à la guerre : il donna un vase d’or au Mède Artabaze, et un cheval au prince hyrcanien, outre un grand nombre d’effets précieux. « Quant à toi, Gobryas, je te donnerai un mari pour ta fille. — C’est donc moi, dit Hystaspe, que tu lui donneras, afin que je devienne possesseur des écrits de Gobryas. — As-tu, dit Cyrus, un bien qui réponde à celui de sa fille ? — Qui, par Jupiter, et plus encore. — Mais où donc est l’on bien ? dit Cyrus. — À l’endroit même où tu es assis, puisque tu es mon ami. — Ce trésor me suffit, » dit Gobryas ; et, tendant la main vers Cyrus : « Donne, Cyrus, dit-il, je l’accepte. » Cyrus prend la main d’Hystaspe et la met dans celle de Gobryas, qui la reçoit. Il fait ensuite à Hystaspe de riches présents, pour les envoyer à sa fiancée ; et tirant à lui Chrysantas, il lui donne un baiser. « Ah ! par Jupiter, dit Artabaze, la coupe que tu m’as donnée, Cyrus, et le don que tu viens de faire à Chrysantas ne sont pas du même or. — Je t’en ferai un pareil, repart Cyrus. — Quand donc ? demanda Artabaze. — Dans trente ans. — J’attendrai donc, et, comme je ne veux pas mourir avant, songe à t’acquitter. » Ainsi se termine le souper. Tous s’étant levés, Cyrus se lève, et les accompagne jusqu’aux portes.

Le lendemain, il renvoie dans leur pays tous les alliés qui ont embrassé volontairement son parti, excepté ceux qui préfèrent s’établir auprès de lui. À ces derniers il donne des terres et des maisons, que leurs descendants possèdent encore. C’étaient pour la plupart des Mèdes et des Hyrcaniens. Ceux qui veulent s’en aller reçoivent des présents ; et nul d’entre eux, officiers et soldats, n’a le droit de se plaindre. Il fait ensuite distribuer à ses propres troupes les trésors enlevés de Sardes ; commençant par les myriarques et les officiers attachés à sa personne, qui reçoivent en proportion de leurs services. La distribution du reste est confiée aux myriarques, pour être partagée suivant la règle observée à leur égard : chacun des chefs donne à ses inférieurs la portion qui leur revient, ainsi de suite, de grade en grade, jusqu’aux hexadarques, qui font la répartition à leurs soldats, suivant le mérite de chacun, de sorte que tous sont récompensés avec justice. Quand tout le monde a reçu sa part, on se met à dire de Cyrus : « Certes, il a de grandes richesses, puisqu’il fait à chacun de nous de si grands présents. » D’autres disent : « Que peut-il avoir ? Cyrus n’est pas d’humeur à thésauriser, et il aime mieux donner que posséder. » Cyrus, informé de ce qu’on dit de lui et de ce qu’on en pense, assemble, outre ses amis, tous ceux dont il juge la présence nécessaire, et leur parle ainsi :

« Mes amis, j’ai vu des gens qui veulent paraître avoir plus qu’ils n’ont ; ils croient par là se faire regarder comme généreux ; mais il leur arrive justement le contraire de ce qu’ils souhaitent. Quiconque affecte l’opulence et n’aide pas ses amis en raison de ses moyens, n’y gagne qu’une réputation d’avarice. D’autres s’étudient à cacher ce qu’ils ont ; selon moi, ils se conduisent tout aussi mal avec leurs amis. Comme on ne sait pas ce qu’ils ont, il arrive souvent que leurs amis dans le besoin n’osent pas leur révéler leur situation et sont trompés par l’apparence. Pour ma part, je crois qu’il est d’un homme loyal de laisser voir à découvert ses richesses, pour en user dans l’intérêt de sa renommée. Je veux donc vous faire voir tout ce que je possède, et je vous rendrai compte de ce que je ne pourrai vous montrer. » Aussitôt, il leur fait voir quantité d’effets magnifiques ; et ceux qui sont placés de manière à n’être point en vue, il leur en donne le détail. À la fin, il leur dit : « Tout cela, mes amis, croyez-le bien, est à vous aussi bien qu’à moi : j’ai amassé ces trésors, non pas pour les dissiper, moins encore pour les gaspiller, je ne le pourrais pas, mais afin d’avoir toujours de quoi récompenser les belles actions et secourir ceux de vous qui, se trouvant dans le besoin, auront recours à moi. » Tel est le langage de Cyrus.


CHAPITRE V.


Retour de Cyrus en Perse, puis en Médie. — Il épouse la fille de Cyaxare.


Quelque temps après, voyant que tout va bien à Babylone, il songe à s’en éloigner, et il fait des préparatifs pour aller en Perse, avec ordre qu’on se dispose à le suivre. Dès qu’il se voit muni de tout ce qui lui est nécessaire, il se fait atteler le chariot du départ. C’est ici le lieu de parler de l’ordre avec lequel une armée si nombreuse campait et décampait, et de la promptitude de chacun à prendre la place qu’il devait occuper.

On sait que, quand le roi de Perse campe, tous les courtisans l’accompagnent, et logent sous des tentes, l’hiver comme l’été.

Cyrus ordonne d’abord que l’entrée de la sienne soit toujours au soleil levant, et fixe l’intervalle qui doit la séparer de celles des doryphores. Il marque le logement des boulangers à sa droite, celui des cuisiniers à sa gauche : il place également à sa droite les chevaux, et à sa gauche les autres bêtes de somme. Le reste est réglé de manière que chaque troupe reconnaisse sans peine le lieu et l’espace, qui lui sont destinés. Quand on décampe, chacun recueille le bagage dont il doit prendre soin, d’autres le chargent sur les bêtes de somme. Les skeuagoges se rendent tous en même temps aux quartiers qui leur sont assignés, et chargent tout à la fois ; d’où il arrive que toutes les tentes, qu’il faille les dresser ou les lever, n’exigent pas plus de temps qu’une seule. Il en est de même pour les vivres : comme chaque valet a sa tâche particulière, il ne coûte pas plus de temps pour tous les mets que pour un seul. Les boulangers et les cuisiniers ne sont pas les seuls à qui il ait assigné des places commodes pour le travail : en distribuant les quartiers aux troupes, il a égard à l’espèce de leurs armes, et chaque corps sait si bien le lieu qui lui est indiqué, qu’il s’y établit sans jamais se méprendre.

Cyrus pensait qu’il est nécessaire de mettre de l’ordre dans une maison particulière, parce que, quand on a besoin de quelque chose, on voit nettement où il faut aller la prendre : à plus forte raison croyait-il qu’il est d’une bien plus grande conséquence d’avoir à la guerre cette même attention pour la place des différents corps, par la raison que, plus les occasions d’agir dépendent du moment précis, plus les fautes sont graves, quand on ne sait pas le saisir. Il savait qu’à la guerre les grands succès sont le fruit de la promptitude à profiter du bon moment. Voilà pourquoi il apportait tant de soin à ces dispositions.

Chaque fois qu’il campait, on tendait d’abord son pavillon au milieu du camp, comme le lieu le moins exposé à l’insulte. Autour de sa tente étaient, suivant sa pratique ordinaire, ses amis les plus affidés ; immédiatement après eux, les cavaliers formaient un cercle avec les conducteurs des chars, qu’il croyait devoir placer dans l’endroit le plus sûr, parce que, ne pouvant avoir leurs armes sous la main, il leur fallait du temps pour se mettre en état de défense. Les peltastes avaient leurs quartiers à la droite et à la gauche tant de sa tente que de la cavalerie ; les archers, partie à la tête, partie à la queue des cavaliers. Les hoplites et ceux qui portent de grands boucliers formaient autour du camp une enceinte semblable à une forte muraille, pour soutenir, au besoin, les cavaliers et leur donner le temps de s’armer en toute sûreté. Les hoplites, ainsi que les peltastes et les archers, reposaient dans les rangs ; ce qui, d’une part, permettait aux hoplites de repousser les ennemis, s’ils cherchaient à surprendre le camp la nuit, et de l’autre, aux gens de trait, de défendre les hoplites, en lançant leurs flèches et leurs javelots contre ceux qui s’approchaient.

Les tentes des chefs étaient distinguées chacune par une enseigne particulière ; et de même que les serviteurs intelligents connaissent dans une ville les maisons de plusieurs citoyens, surtout des notables, de même dans le camp les serviteurs de Cyrus connaissaient tellement les tentes et les enseignes des principaux officiers, que, s’il avait besoin de quelqu’un, ils ne cherchaient point, ils couraient par le chemin le plus court. Comme chaque nation avait son quartier à part, on remarquait aisément où la discipline s’observait, et où l’on ne faisait pas ce qui avait été prescrit. Cyrus pensait qu’avec ces dispositions, Si l’ennemi insultait son camp, de nuit ou de jour, il y tomberait comme dans une embuscade.

Il ne croyait pas que la tactique consiste à savoir ranger une phalange sur un front plus ou moins étendu, à la former en ligne, quand elle est en colonne, à changer l’ordre de bataille, suivant que l’ennemi se montre à droite, à gauche ou par derrière ; mais il croyait que la tactique est de savoir diviser ses troupes, quand les circonstances l’exigent, les distribuer aux postes les plus avantageux, et se hâter quand il faut gagner de vitesse ; c’était de toutes ces diverses parties que se formait, à son avis, le talent du vrai tacticien, et il n’en négligeait aucune. Dans les marches, il variait les ordres suivant les conjonctures ; toutefois dans les campements il changeait rarement l’ordonnance dont je viens de parler.

Dès que l’armée est entrée en Médie, Cyrus se dirige vers Cyaxare. Les premiers embrassements terminés, Cyrus dit à Cyaxare qu’il lui réserve un palais à Babylone, afin qu’il y trouve, quand il voudra aller en Assyrie, une habitation dont il soit le maître. En même temps, il lui offre des présents nombreux et de grand prix. Cyaxare les accepte, fait présenter à Cyrus, par sa fille, une couronne d’or, des bracelets, un collier et une superbe robe médique. Pendant que la jeune fille couronne Cyrus, Cyaxare lui dit : « C’est ma fille, Cyrus ; je te la donne pour femme : ta mère épousa de même la fille de mon père, de laquelle tu es né ; ma fille est cette enfant que tu ne cessais de caresser ici, dans l’on enfance : si quelqu’un alors lui demandait avec qui elle se marierait, elle répondait : « Avec Cyrus. » Je lui donne pour dot la Médie tout entière, puisque je n’ai point de fils légitime. » Ainsi parle Cyaxare. Cyrus répond : « Je comprends, Cyaxare, tout le prix de l’alliance, de ta fille et de la dot ; mais je veux, avant de te répondre, avoir le consentement de mon père et de ma mère. » Ainsi parle Cyrus ; il ne manque pas toutefois de faire à la jeune fille les présents qu’il croit devoir lui plaire, ainsi qu’à Cyaxare ; et cela fait, il prend la route de la Perse.

Arrivé sur les frontières de la Perse, il y laisse le gros de son armée, et s’avance vers la ville avec ses amis, amenant pour tous les Perses une grande quantité de bétail, soit pour les sacrifices, soit pour les félins : il apporte aussi des présents pour son père, sa mère, ses amis, les magistrats, les vieillards et tous les homotimes. Il fait à tous les Perses, hommes et femmes, des largesses telles que les font encore les rois, quand ils visitent le pays. Alors Cambyse rassemble les vieillards perses, ainsi que les magistrats, dont l’autorité est souveraine, et leur parle ainsi :

« Perses, et toi, Cyrus, j’ai pour vous, vous le savez, la plus vive affection : je suis, en effet, votre roi, et toi, Cyrus, tu es mon fils. Il est donc juste que tout ce que je crois avantageux pour vous, je vous le communique. Quand Cyrus s’est avancé à votre tête, vous avez agrandi sa personne en lui donnant une armée et en lui en confiant le commandement ; mais Cyrus, de son côté, en vous conduisant, vous a rendus, Perses, avec l’aide des dieux, glorieux parmi tous les hommes, respectés dans l’Asie tout entière : il a enrichi les braves qui ont fait la guerre avec lui, il a payé et nourri les soldats ; en établissant un corps de cavalerie perse, il a mis les Perses en état d’avoir toujours le dessus en rase campagne. Si vous avez toujours les mêmes sentiments, vous serez entre vous une cause réciproque de grands biens ; mais si toi, Cyrus, enflé de l’on bonheur présent, tu veux commander aux Perses en vue de l’on intérêt personnel, et si vous autres, citoyens, jaloux de la puissance de Cyrus, vous essayez d’y porter atteinte, sachez-le, vous vous priverez réciproquement des plus grands biens. Pour empêcher ce malheur, et pour vous assurer d’autres biens, offrez aux dieux un sacrifice en commun, et promettez-vous en leur présence, toi, Cyrus, que si quelqu’un entre à main armée dans la Perse, ou entreprend d’en détruire les lois, tu la défendras de toutes tes forces ; vous, Perses, que si quelqu’un cherche à dépouiller Cyrus de l’empire ou à détacher de son obéissance les nations qu’il a soumises, vous accourrez au secours de Cyrus, dès le premier appel. Tant que je vivrai, le royaume des Perses restera entre mes mains ; quand je ne serai plus, il sera certainement à Cyrus, s’il me survit. Quand il viendra en Perse, ce sera lui qui offrira pour vous aux dieux les sacrifices que je leur offre aujourd’hui : lorsqu’il sera absent, vous ferez bien, je crois, de choisir celui que vous croirez le plus digne de votre race, afin qu’il accomplisse ce qu’exigent les dieux. »

Les paroles de Cambyse sont approuvées de Cyrus et des magistrats perses ; ils acceptent la convention, et en prennent les dieux à témoin, et maintenant même encore les Perses et le roi sont fidèles à ce contrat.

Tout cela terminé, Cyrus quitte la Perse. Dès qu’il est de retour en Médie, il épouse, du consentement de son père et de sa mère, la fille de Cyaxare, dont on vante encore aujourd’hui la beauté. Selon quelques écrivains, celle qu’il épousa était sœur de sa mère ; mais alors cette enfant eût été une vieille femme[35]. Les noces faites, Cyrus se met sur le chariot de voyage.


CHAPITRE VI.


Établissement de satrapes dans les provinces. — Recommandations que leur fait Cyrus. — Inspecteurs annuels. — Courriers pour les dépêches. — Soumission de toutes les contrées comprises entre la Syrie et la mer Érythrée, ainsi que de l’Égypte. — Résidences de Cyrus.


Quand il fut de retour à Babylone, il crut à propos d’envoyer des satrapes dans les provinces conquises, avec cette restriction que les gouverneurs des places, et les chiliarques disséminés pour garder le pays, ne recevraient d’ordres que de lui seul. Il prenait cette mesure afin que, si quelque satrape, fier de ses richesses et de la multitude de ses vassaux, avait l’insolence de vouloir se rendre indépendant, il eût aussitôt contre lui les troupes mêmes du pays. Cette résolution prise, il assemble les principaux chefs, pour instruire ceux qui vont dans les provinces à quelles conditions ils y vont : il croit que par là ils accepteront plus volontiers ses mesures ; tandis que, si l’on attendait qu’ils fussent en possession de leurs places, on les froisserait, parce qu’ils croiraient que c’est par défiance qu’on restreint leur autorité. Quand ils sont assemblés, Cyrus leur parle ainsi :

« Mes amis, nous avons laissé des garnisons et des gouverneurs dans les villes que nous avons soumises. En partant, je leur ai donné l’ordre de ne se mêler d’aucune autre affaire que de garder leurs remparts. Je ne puis leur enlever leur pouvoir, puisqu’ils ont exactement suivi mes ordres ; mais il me paraît nécessaire d’envoyer des satrapes dans les provinces pour gouverner les habitants, lever les impôts, payer les garnisons, et veiller à tout ce qui leur incombe. Il me paraît aussi nécessaire que ceux qui sont établis ici, et que je pourrai envoyer pour quelque mission dans ces pays, y aient en propriété des terres et des maisons, afin qu’en arrivant ils se trouvent logés chez eux et que les tributs nous parviennent ici. »

Cela dit, Cyrus assigne à plusieurs de ses familiers des maisons et des vassaux dans la plupart des villes conquises ; et maintenant encore ces possessions, situées en différentes contrées de l’empire, appartiennent aux descendants de ceux à qui elles turent données, quoiqu’ils demeurent eux-mêmes auprès du roi. « Il faut d’ailleurs, reprend Cyrus, que les satrapes qui doivent aller dans ces provinces soient ceux que nous croirons capables de nous envoyer ici ce qui s’y trouve de meilleur et de plus beau, afin que, sans sortir de chez nous, nous ayons part aux avantages de tous les pays ; et de fait, si quelque danger les menace, c’est nous qui devons les défendre. »

Quand il a fini de parler, il distribue les gouvernements à ceux de ses amis qui les désirent aux conditions fixées, choisissant ceux qu’il croit les plus capables : en Arabie, il envoie Mégabyse ; en Cappadoce, Artabatas ; dans la grande Phrygie, Artacamas ; en Lycie et en Ionie, Chrysantas ; en Carie, Adusius, que les habitants avaient demandé ; dans la Phrygie, voisine de l’Hellespont, et dans l’Éolide, Phamuchus. La Cilicie, Cypre et la Paphlagonie, ne reçoivent point de satrapes perses, parce qu’elles avaient suivi de bon gré Cyrus au siège de Babylone ; mais on les assujettit au tribut. Ce que Cyrus établit alors subsiste encore aujourd’hui : les garnisons des places fortes sont restées dans la dépendance du roi, et les chiliarques en sont nommés par le roi, qui les inscrit sur ses états.

Il recommande à tous les satrapes qu’il envoie d’imiter ce qu’ils lui voyaient faire : de former d’abord, tant des Perses qu’ils ont avec eux que de leurs alliés, un corps de cavalerie et de conducteurs de chars ; d’exiger de ceux qui possèdent des maisons et des terres dans l’étendue de leur gouvernement qu’ils se rendent à leurs portes[36], qu’ils observent la tempérance et viennent s’offrir d’eux-mêmes pour exécuter ce que le satrape voudra leur ordonner ; de faire élever les enfants sous leurs yeux, comme il le pratiquait dans son palais ; de mener souvent à la chasse les hommes faits qui viendraient à leurs portes, et de les entretenir, en même temps qu’eux-mêmes, dans les exercices militaires.

« Celui d’entre vous, ajoute-t-il, qui, en raison de ses moyens, aura le plus grand nombre de chars, la meilleure et la plus nombreuse cavalerie, peut s’assurer que je le récompenserai comme un brave et fidèle ami, comme un ferme sou tien des Perses et de mon empire. Que chez vous, ainsi que chez moi, les places d’honneur soient toujours occupées par les plus dignes ; que votre table, comme la mienne, soit assez abondamment servie pour nourrir d’abord votre maison, et pour en partager les mets à vos amis, afin d’honorer chaque jour ceux qui font quelque belle action. Ayez des parcs, nourrissez-y des bêtes fauves ; ne prenez point de repas qui ne soit précédé d’un exercice, et ne souffrez point qu’on donne à manger à vos chevaux sans qu’ils aient travaillé. Avec toute la force que comporte la condition humaine, je ne pourrais, seul, vous défendre vous tous et vos biens : si je dois vous aider de ma valeur et de celle de mes braves compagnons, il faut que je trouve des alliés en vous et dans vos braves. Je désire que vous compreniez bien que je n’ordonne à nos esclaves aucune des pratiques que je vous prescris, et que je n’exige rien sans essayer de le faire moi-même. En un mot, ce que je vous engage à imiter en moi, apprenez à ceux qui tiendront de vous une part d’autorité à l’imiter en vous. »

Toutes les prescriptions données alors par Cyrus se sont maintenues jusqu’à nos jours. C’est ainsi que toutes les gardes sont dans la dépendance immédiate du roi ; les portes de tous les chefs sont également fréquentées ; toutes les maisons, grandes ou petites, sont administrées de la même manière ; partout, des places d’honneur sont réservées aux plus dignes ; partout, dans les marches, on observe l’ordre que j’ai dit, et partout, malgré la multiplicité des affaires, elles sont promptement expédiées par un petit nombre d’officiers. Cyrus, après avoir instruit chacun de ses satrapes de la conduite à tenir et donné un corps de troupes à chacun, les congédie, en les avertissant de se tenir prêts pour entrer en campagne l’année suivante, et pour la revue des hommes, des armes, des chevaux et des chars.

N’oublions pas qu’on doit aussi, dit-on, à Cyrus un établissement qui dure encore aujourd’hui. Tous les ans, un envoyé du roi, suivi d’une armée[37], parcourt les différentes provinces de l’empire : si les gouverneurs ont besoin de secours, il leur prête main-forte ; s’ils sont violents, il les ramène à la modération ; s’ils négligent de faire payer les tributs et de veiller, soit à la sûreté des habitants de leur province, soit à la culture des terres, en un mot, s’ils manquent à quelqu’un de leurs devoirs, l’envoyé remédie au mal ; s’il ne le peut, il en fait part au roi. D’après ce rapport, le roi décide de ce qu’il doit faire du délinquant. C’est d’ordinaire parmi ceux dont on dit : « Voilà le fils du roi qui descend ! C’est le frère du roi ! C’est l’œil du roi ! » que sont choisis ces inspecteurs ; quelquefois même ils n’arrivent point à destination, chacun d’eux retournant sur ses pas, s’il plaît au roi de les rappeler.

Voici encore une invention de Cyrus, fort utile pour l’immensité de son empire, et au moyen de laquelle il était promptement informé de tout ce qui se passait dans les contrées les plus éloignées. S’étant rendu compte de ce qu’un cheval peut faire par jour sans être excédé, il fit construire sur les routes des écuries distantes l’une de l’autre de ce même intervalle, et y fit mettre des chevaux et des gens chargés de les soigner : il devait y avoir dans chacune d’elles un homme intelligent pour recevoir les lettres apportées par un courrier, les remettre à un autre courrier, prendre soin des hommes et des chevaux qui arrivaient fatigués et en fournir de frais[38]. Quelquefois même la nuit ne retarde point la marche des courriers ; celui qui a couru le jour est remplacé par un autre qui se trouve prêt à courir la nuit : aussi a-t-on dit d’eux que les grues ne feraient pas aussi vite le même chemin. Si ce mot est exagéré, il est du moins certain qu’on ne peut voyager sur terre avec plus de vitesse. Or, c’est une chose excellente que, quand un fait est digne d’intérêt, on puisse y veiller sur-le-champ.

L’année révolue, Cyrus rassemble son armée à Babylone. On prétend qu’elle était composée de douze myriades de cavaliers, de deux mille chars armés de faux, et de soixante myriades de fantassins. Ces préparatifs rassemblés, il entreprend la fameuse expédition, dans laquelle il subjugue toutes les nations qui habitent les frontières de la Syrie jusqu’à la mer Érythrée : de là, son armée se dirigeant, dit-on, vers l’Égypte, l’Égypte est également conquise. De sorte que son empire a de ce moment pour bornes, à l’orient, la mer Érythrée ; du côté de l’Ourse, le Pont-Euxin ; au couchant, l’île de Cypre et l’Égypte ; au midi, l’Éthiopie ; région dont les extrémités sont presque inhabitables, par la chaleur ou par le froid, par les inondations ou par la sécheresse. Cyrus fixe son séjour au centre de ces différents pays, passant les sept mois d’hiver à Babylone, dont le climat est chaud, les trois mois du printemps à Suse, et les deux mois de l’été à Ecbatane : ce qui a fait dire qu’il passait sa vie au milieu de la chaleur et de la fraîcheur du printemps.

Il inspirait un tel attachement, qu’il n’était point de nation qui n’eût cru se manquer à elle-même, si elle avait négligé de lui offrir ses meilleures productions, fruits, animaux, ouvrages de l’art : chaque ville en faisait autant, et chaque particulier s’estimait riche, quand il avait pu lui faire un présent. En effet, Cyrus, après en avoir reçu des choses qu’ils avaient en abondance, leur donnait en échange celles qu’il savait leur manquer.


CHAPITRE VII.


Un songe avertit Cyrus de se préparer à mourir. — Discours de Cyrus mourant, à ses enfants et à ses amis. — Mort de Cyrus.


Ainsi vécut Cyrus. Devenu vieux, il fit en Perse son septième voyage depuis l’établissement de son empire. Son père et sa mère, on le comprend, étaient morts depuis longues années. À son arrivée, Cyrus offre les sacrifices accoutumés, commence la danse en l’honneur des dieux, suivant l’usage des Perses, et fait à tout le peuple les largesses habituelles ; après quoi, s’étant retiré dans son palais, il s’y endort et a un songe. Il croit voir un personnage dont l’air majestueux n’est point d’un mortel, qui lui dit : « Prépare-toi, Cyrus, tu vas bientôt aller vers les dieux. » À la vue de ce songe, il s’éveille, et juge que la fin de sa vie est proche. Il choisit alors des victimes, et, selon le rit perse, il va sacrifier sur les montagnes à Jupiter national, au soleil et aux autres divinités, en leur adressant cette prière : « Jupiter national, soleil, et vous, dieux immortels, recevez ce sacrifice et ces actions de grâces qui terminent ma glorieuse carrière. Je vous remercie des avis que vous m’avez donnés, par les entrailles des victimes, les signes célestes, les augures, les voix, sur ce que j’avais à faire ou à éviter ; mais je vous ai surtout une grande reconnaissance de ce que je n’ai jamais méconnu votre appui, ni oublié jamais, dans mes prospérités, que j’étais homme. Je vous prie d’accorder dès à présent à mes enfants, à ma femme, à mes amis, à ma patrie, des jours heureux, et à moi une fin digne de ma vie. »

Cela fait, Cyrus retourne au palais, et se couche pour prendre un peu de repos. A l’heure accoutumée, ceux qui étaient préposés au bain lui proposent de se baigner : il dit qu’il préfère se reposer. A l’heure habituelle, ceux qui étaient préposés au repas lui proposent de dîner : mais le cœur ne lui dit point de manger ; seulement, il paraît avoir soif, et il boit avec plaisir. Le lendemain et le jour suivant, se trouvant dans le même état, il fait appeler ses fils. Il se trouvait que ceux-ci l’avaient accompagné et étaient en Perse : il appelle aussi ses amis, ainsi que les principaux magistrats de Perse ; quand ils sont tous présents, il commence ce discours[39] :

« Mes enfants, et vous tous mes amis, ici présents, la fin de ma vie approche : je le reconnais clairement à plusieurs indices. Vous devez, quand je ne serai plus, me regarder comme bienheureux, et par suite, parler et agir en conséquence. Dans mon enfance, j’ai recueilli tous les avantages accordés aux enfants ; jeune homme, ceux de la jeunesse ; homme fait, ceux de l’âge mûr. A mesure que le temps marchait, j’ai toujours vu mes forces se développer, en sorte que ma vieillesse ne m’a point paru plus faible que ma jeunesse : tout ce que j’ai entrepris, tout ce que j’ai souhaité, je l’ai vu s’accomplir. J’ai vu mes amis heureux par mes bienfaits et mes ennemis asservis. Avant moi, ma patrie était une province obscure de l’Asie ; je la laisse souveraine de l’Asie entière : je ne sache pas avoir perdu une seule de mes conquêtes. Tout le temps que j’ai vécu s’est passé tel que je le désirais. Cependant, la crainte qui m’a toujours accompagné de voir, d’entendre, ou d’éprouver avec le temps quelques revers, m’a empêché de me laisser aller à l’orgueil et de ressentir une joie immodérée. Et maintenant, en arrivant au terme, j’ai le bonheur, mes enfants, de vous laisser vivants, vous que m’ont donnés les dieux : je laisse ma patrie et mes amis florissants. Aussi, comment n’aurais-je pas après moi l’éternel et le légitime souvenir d’un homme qui fut heureux ?

« Il faut que dès à présent je déclare positivement mon successeur, afin de prévenir tout sujet de dissension entre vous. Je vous aime tous deux, mes enfants, avec une égale tendresse : cependant, l’administration des affaires et l’autorité suprême je les délègue, en toute occasion, à celui qui, étant le plus âgé, doit avoir, par conséquent, plus d’expérience.

« J’ai été accoutumé dans ma patrie et dans la vôtre à voir céder non-seulement aux frères, mais aux citoyens plus âgés, le chemin, le siège et la parole ; et vous, mes enfants, je vous ai appris, dès l’enfance, à honorer les vieillards, et à être honorés par les plus jeunes. Acceptez donc une disposition conforme à nos lois, à nos anciens usages, à nos mœurs. Ainsi, toi, Cambyse, prends la royauté ; les dieux te la donnent, et moi ensuite, autant qu’il est en mon pouvoir. À toi, Tanaoxare, je te donne la satrapie des Mèdes, des Arméniens, et en troisième lieu, des Cadusiens. En te faisant ces dons, bien que je laisse à l’on frère un pouvoir plus grand et le titre de roi, je crois t’assurer un bonheur plus pur. Je ne vois pas, en effet, ce qui pourra te manquer de la félicité humaine. Tout ce qui paraît rendre les hommes heureux, tu l’auras. Aimer les entreprises difficiles à accomplir, avoir le souci de mille affaires, n’avoir pas un instant de repos, être aiguillonné par le désir de rivaliser avec mes actions, tendre des pièges, y être exposé, voilà quel sera Je sort de celui qui gouvernera plutôt que le tien, et ce sont là, sache-le bien, de grands obstacles au bonheur.

« Toi, Cambyse, n’oublie point que ce n’est point un sceptre d’or qui conserve la royauté, mais des amis dévoués sont pour un roi le sceptre le plus véritable et le plus sûr. Seulement, ne f imagine pas que les hommes naissent dévoués : si le dévouement leur était naturel, il se manifesterait chez tous comme les autres penchants naturels. Mais il faut que chacun travaille à se faire des amis dévoués : leur acquisition ne se fait point par la violence ; elle est le fruit des bienfaits.

« Au reste, si tu veux avoir quelques auxiliaires de la royauté ne choisis personne avant celui qui est issu du même sang que toi. Nos concitoyens nous touchent de plus près que les étrangers ; nos commensaux, que les hommes qui vivent sous un autre toit : et ceux qui sont formés du même sang, nourris par la même mère, élevés dans la même maison, chéris des mêmes parents, qui donnent aux mêmes personnes les noms de père et de mère, pourraient-ils donc n’être pas unis par les liens les plus étroits ? Ces liens si doux par lesquels les dieux resserrent l’intimité des frères, ne les relâchez jamais ; qu’ils vous fassent accomplir, dans une vie commune, tous les autres actes de l’amitié : c’est le moyen d’assurer à jamais la durée de votre union. C’est travailler pour soi que de veiller aux intérêts d’un frère. Car pour qui la grandeur d’un frère est-elle plus glorieuse que pour son frère ? Par qui un homme investi d’un grand pouvoir sera-t-il honoré plus que par son frère ? Quand son frère est puissant, est-il quelqu’un à qui l’on craigne plus de faire injustice qu’à son frère ?

« Que personne donc ne soit plus prompt que toi à servir le tien, et avec plus de cœur ; car il n’est personne que doive toucher de plus près que toi sa bonne ou sa mauvaise fortune. Songe encore à ceci. De qui, après un service, pourrais-tu espérer une plus vive gratitude que de lui ? En qui, après l’avoir secouru, trouverais-tu un plus puissant allié ? Est-il quelqu’un qu’il soit plus honteux de ne pas aimer qu’un frère ? Est-il quelqu’un qu’il soit plus beau d’honorer qu’un frère ? Ton frère, Cambyse, ton frère est le seul qui, lorsque le sien est roi, puisse, sans exciter l’envie, occuper la seconde place.

« Je vous conjure donc, mes enfants, au nom des dieux de la patrie, ayez des égards l’un pour l’autre, si vous conservez quelque désir de me plaire ; car je ne m’imagine pas que vous regardiez comme certain que je ne vais plus rien être, quand j’aurai terminé cette vie humaine. Jusqu’ici vous ne voyiez point mon âme, mais par ses opérations, vous la reconnaissiez en moi. N’avez-vous pas remarqué de même de quelles terreurs les âmes de leurs victimes agitent les homicides, quelles vengeances elles tirent de ces impies ? Pensez-vous que le culte qu’on rend aux morts se fût constamment soutenu, si l’on eût cru leurs âmes privées de tout pouvoir ? Pour moi, mes enfants, je n’ai jamais pu me persuader que l’âme, qui vit tant qu’elle est dans un corps mortel, s’éteigne dès qu’elle en est sortie : car je vois que c’est elle qui vivifie ces corps périssables, tant qu’elle les habite. Que l’âme aussi cesse d’être raisonnable, au moment où elle se sépare d’un corps qui ne l’est pas, je n’ai jamais pu me le persuader : au contraire, c’est lorsque l’intelligence devient pure et dégagée de tout mélange, qu’elle a pleinement son essence intellectuelle. Quand le corps de l’homme se dissout, on voit les différentes parties qui le composent se rejoindre aux éléments auxquels elles appartiennent : l’âme seule échappe aux regards, présente ou absente.

« Vous savez que rien ne ressemble plus à la mort que le sommeil de l’homme : c’est alors que l’âme humaine approche le plus de la Divinité, et alors même elle prévoit l’avenir, sans doute parce qu’alors elle est entièrement libre. Or, si les choses sont comme je le pense, et si l’âme survit au corps qu’elle abandonne, faites, par respect pour mon âme, ce que je vous recommande. S’il en est autrement, si l’âme demeure avec le corps et périt avec lui, craignez du moins les dieux, qui sont toujours, qui voient tout et qui peuvent tout : ce sont eux qui entretiennent dans l’univers cet ordre immuable, inaltérable, invariable, dont la magnificence et la majesté sont au-dessus de toute expression : craignez-les, et ne faites jamais une action, n’ayez jamais une pensée qui blesse la piété ou la justice. Après les dieux, craignez les hommes et les générations à venir. Comme les dieux ne vous ont pas cachés dans l’obscurité, nécessairement toutes vos actions seront vues : si elles sont pures et conformes à la justice, elles affermiront votre autorité ; mais si vous songez réciproquement à vous nuire, vous perdrez toute confiance dans l’esprit des autres hommes. En effet, avec la meilleure volonté, personne ne pourrait se fier à vous, si l’on vous voyait injustes envers celui que vous devez le plus aimer.

« Mes instructions peuvent vous suffire à vivre l’un avec l’autre comme vous le devez ; autrement, consultez l’histoire du passé : c’est une excellente école. Là, vous verrez des pères aimés de leurs enfants et des frères aimés de leurs frères ; vous enverrez aussi d’autres, qui ont suivi une voie tout opposée. Parmi ces hommes, choisissez pour modèles ceux qui se sont le mieux trouvés de leur conduite, et vous ferez sagement. Mais il me semble qu’en voilà bien assez. Mon corps, mes enfants, quand je ne serai plus, ne l’ensevelissez ni dans l’or, ni dans l’argent, ni dans quelque autre matière ; rendez-le à la terre, au plus vite. Quel plus grand bonheur, en effet, que d’être mêlé à cette terre qui produit et nourrit tout ce qu’il y a de beau, tout ce qu’il y a de bon ? Pour moi, j’ai toujours été tellement l’ami des hommes, que je me sentirai heureux de faire partie de la bienfaitrice des hommes. Mais il me semble que mon âme m’abandonne ; je le sens aux indices qui indiquent à tous les êtres leur dissolution.

« Si quelqu’un de vous veut toucher ma main et considérer mon regard vivant encore, qu’il s’avance ; mais quand je me serai voilé, je vous en prie, mes enfants, que pas un homme ne voie mon corps, pas même vous. Seulement, appelez tous les Perses et les alliés autour de mon tombeau, pour me féliciter de ce que je serai désormais en sûreté, à l’abri de toute impression mauvaise, soit que j’existe au sein de la Divinité, ou que je ne sois plus rien. Que tous ceux qui viendront soient congédiés par vous après avoir reçu les dons qu’on a coutume de distribuer aux funérailles d’un homme heureux. Enfin n’oubliez pas ma dernière parole : c’est en faisant du bien à vos amis que vous serez en état de faire du mal à vos ennemis. Adieu, mes enfants chéris ; portez mes adieux à votre mère ; vous tous, mes amis, présents ou absents, adieu. » En disant ces mots, il serre la main de tous les assistants, se voile et expire[40].


CHAPITRE VIII[41].


Conclusion. — Les Perses ont dégénéré pour s’être écartés des institutions de Cyrus.


Que le royaume de Cyrus ait été le plus beau et le plus grand de ceux de l’Asie, c’est un fait qui se prouve par la vue même de ce royaume. Il était borné à l’orient par la mer Érythrée ; du côté de l’Ourse, par le Pont-Euxin ; au couchant, par l’île de Cypre et l’Égypte ; au midi, par l’Éthiopie. Cette vaste étendue était gouvernée par la seule volonté de Cyrus : il aimait et traitait ses sujets comme ses enfants, et ses sujets honoraient Cyrus comme un père. Mais dès que Cyrus ne fut plus, aussitôt le désordre divisa ses enfants ; des villes, des nations se détachèrent de son empire, tout dégénéra ; et, pour prouver que je dis vrai, je vais commencer par les faits religieux.

Je vois que jadis, quand le roi ou les siens avaient fait un serment, même à des gens qui avaient commis un grand crime, ils le tenaient : quand ils leur avaient offert la main, ils restaient fidèles. S’ils n’avaient pas été ainsi, et s’ils n’avaient pas eu cette réputation, on n’eût pas eu en eux plus de confiance qu’on n’en a aujourd’hui que leur mauvaise foi est connue, et les chefs de ceux qui sont montés en Asie avec Cyrus s’en seraient défiés. De nos jours, ces chefs, trompés par l’ancien bruit de la bonne foi des Perses, se sont livrés entre leurs mains, et, conduits devant le roi, ont eu la tête tranchée : bon nombre de Barbares de la même expédition, trompés évidemment par diverses promesses, en ont péri victimes[42]. C’est que les Perses sont pires qu’ils n’étaient autrefois.

Jadis, quand un homme exposait ses jours pour le roi, quand il soumettait une ville, une nation, ou qu’il faisait quelque autre action belle et bonne, on lui accordait des honneurs. Aujourd’hui qu’à l’exemple d’un Mithridate qui trahit son père Ariobarzane, ou d’un Rhéomithrès qui laisse pour otages en Égypte sa femme, ses enfants, les enfants de ses amis, et viole les serments les plus sacrés[43], ou commette une perfidie qui tourne au profit du roi, on est comblé des honneurs les plus magnifiques. En voyant de pareils faits, toutes les nations de l’Asie se sont laissé entraîner à l’impiété et à l’injustice : car, du moment que des hommes ont quelque ascendant, tous ceux qui leur sont assujettis suivent leur exemple. Les Perses sont donc plus injustes qu’autrefois.

En ce qui touche les richesses, ils ne sont pas moins injustes. Ce ne sont plus seulement les criminels, mais les innocents mêmes que l’on emprisonne et que l’on contraint, contre toute équité, de se racheter à prix d’or ; en sorte que ceux qui passent pour avoir de grands biens, ne craignent pas moins que ceux qui ont commis de grands crimes. Ils ne veulent pas en venir aux mains avec un ennemi puissant, ils craignent de s’aller joindre à l’armée royale. Aussi tout peuple en guerre avec les Perses peut, sans coup férir, faire des incursions dans leur pays, en punition, sans doute, de leur impiété envers les dieux et de leur injustice envers les hommes : preuve nouvelle que leurs âmes sont tout à fait pires qu’elles n’étaient autrefois.

Quant aux soins du corps, ils ne s’en préoccupent plus comme autrefois, et voici comment. Il y avait chez eux une loi qui défendait de cracher et de se moucher : on voit bien qu’ils n’avaient pas fait cette loi pour ménager une humeur dans le corps, mais pour le fortifier par les travaux et par la sueur. Ils ont conservé, il est vrai, l’usage de ne point cracher et de ne point se moucher, mais ils ont perdu l’amour du travail. Jadis, d’après une autre loi, ils ne devaient faire qu’un seul repas, afin que le reste du jour fût donné aux affaires et aux exercices. Ils ont retenu la pratique de ne faire qu’un repas, mais ils le commencent à l’heure de ceux qui dînent le plus tôt, et ils ne cessent de manger et de boire qu’au moment ou se couchent ceux qui veillent le plus tard.

Il leur était défendu de faire porter des vases de nuit aux repas, parce qu’on pensait que l’excès de la boisson énerve à la fois le corps et l’âme. La défense subsiste encore, mais ils boivent avec si peu de retenue, qu’au lieu de porter ces vases, ce sont eux qu’on remporte, parce qu’ils ne peuvent plus se tenir droits. C’était chez eux une pratique ancienne de ne jamais boire ni manger chemin faisant, et de ne se permettre publiquement aucun des besoins qui en sont la suite. Cette pratique subsiste encore, mais ils font des marches si courtes, que leur abstinence n’a rien de merveilleux.

Autrefois, ils allaient si fréquemment à la chasse, que cet exercice suffisait pour tenir en haleine les hommes et les chevaux. Depuis que le roi Artaxercès et ses compagnons se sont adonnés au vin, ils ont renoncé à la chasse ; et si quelqu’un, pour s’entretenir dans l’habitude de la fatigue, a continué de chasser avec ses cavaliers, il s’est attiré la haine de ses égaux, qui lui en veulent d’être meilleur qu’ils ne sont.

L’usage d’élever les enfants aux portes du palais s’est maintenu jusqu’à présent ; mais on néglige de leur enseigner à monter à cheval, parce qu’il n’y a plus d’endroits où ils puissent faire briller leur adresse. L’habitude que prenaient les enfants d’entendre juger des procès suivant la justice et d’apprendre ainsi à devenir justes, est également perdue. Ils voient trop clairement triompher ceux qui donnent davantage. Les enfants apprenaient encore à connaître les propriétés des plantes que produit la terre, afin de s’en servir ou de s’en abstenir, suivant qu’elles sont salutaires ou nuisibles ; il semble maintenant qu’ils n’apprennent à les distinguer que pour être en état de faire le plus de mal possible : aussi n’est-il point de pays où l’on voie plus de monde tué ou gravement atteint par le poison.

Leur vie est d’ailleurs beaucoup plus molle que du temps de Cyrus. Ils se ressentaient encore de l’éducation et de la tempérance des Perses, quoiqu’ils eussent déjà l’habit et la parure des Mèdes. Aujourd’hui, ils laissent s’éteindre en eux les mâles vertus des Perses, et ne conservent que la mollesse des Mèdes. Je veux donner quelques preuves de leur relâchement. Quelques-uns ne se contentent pas d’être étendus sur des couches très-molles ; il faut que les pieds de leurs lits soient posés sur des tapis qui, en obéissant au poids, empêchent de sentir la résistance du plancher. Pour ce qui est du service de la table, ils n’ont rien abandonné des inventions d’autrefois, mais ils s’ingénient tous les jours de raffinements nouveaux. Il en est de même des mets. Ils ont des inventeurs à gages dans les deux genres. L’hiver, ils ne se bornent pas à se couvrir la tête, le corps et les pieds ; ils ont les mains garnies de fourrures épaisses, et les doigts dans des étuis[44]. L’été, l’ombre des bois et des rochers ne leur suffit pas : ils ont recours à des procédés artificiels pour se faire de nouvelles ombres[45]. Ils ont un nombre infini de vases précieux, et ils en tirent vanité. Que tout ce luxe leur vienne par des moyens déshonnêtes, ils n’en rougissent nullement : tant ont fait chez eux de progrès l’injustice et l’amour des profits honteux.

Jadis, c’était une coutume nationale de ne jamais paraître à pied dans les chemins, et le but de ce règlement était d’en faire de bons cavaliers ; aujourd’hui, ils ont plus de tapis sur leurs chevaux que sur leurs lits, et ils sont beaucoup moins curieux d’être bien à cheval que d’être assis mollement. Pour ce qui regarde la guerre, comment ne seraient-ils pas aujourd’hui bien au-dessous de ce qu’ils étaient autrefois ? Au temps jadis, c’était une institution nationale suivie par ceux qui possédaient un domaine, d’y lever des cavaliers et de se joindre à l’armée ; et, lorsqu’il s’agissait de la défense du pays, les garnisons des places entraient en campagne moyennant la solde qu’on leur donnait. Aujourd’hui, portiers, boulangers, cuisiniers, échansons, baigneurs, valets chargés d’apporter ou de rapporter les plats, de mettre leurs maîtres au lit, de les réveiller, de les habiller, de les frotter, de les parfumer, de les ajuster en tout, voilà quels sont les gens dont les grands font des cavaliers, pour en toucher la solde. Ils en composent une masse, mais une masse inutile pour la guerre. Il est un fait qui le prouve, c’est que leurs ennemis parcourent plus librement leur pays que leurs amis.

Cyrus, afin d’empêcher les escarmouches, avait donné des cuirasses aux hommes et aux chevaux, avec un javelot chacun à la main, pour engager le combat de près. Maintenant on escarmouche de loin, mais on ne se bat jamais en en venant aux mains. L’infanterie a encore pour se battre, comme du temps de Cyrus, le bouclier, le sabre, la sagaris ; mais elle n’a pas le cœur d’en venir aux mains. Les chars armés de faux ne sont plus employés à l’usage pour lequel Cyrus les avait fait construire. Par les récompenses dont il comblait les conducteurs, il les avait rendus bons et prêts à s’élancer au milieu de la mêlée. Aujourd’hui, on fait si peu de cas des conducteurs de chars, qu’on croit pouvoir parfaitement conduire sans y être exercé. Il est vrai qu’ils s’élancent ; mais, avant d’avoir joint l’ennemi, les uns tombent sans le vouloir, les autres sautent en bas, de manière que les attelages, privés de conducteurs, causent plus de dommage aux amis qu’aux ennemis. Au reste, ils savent bien eux-mêmes où ils en sont pour l’art militaire ; ils se mettent au-dessous des autres, et personne chez eux n’ose entrer en campagne sans avoir des Grecs dans son armée, soit pour se battre entre eux, soit pour se défendre contre les Grecs : car ils ont pour principe de ne jamais faire la guerre aux Grecs, sans avoir des Grecs de leur côté.

Je crois avoir accompli l’œuvre que je m’étais proposée. Je dis que les Perses et les peuples placés sous leur dépendance, ont aujourd’hui beaucoup moins de respect pour les dieux, de piété envers leurs parents, d’équité les uns avec les autres, de bravoure à la guerre qu’ils n’en avaient autrefois. Si quelqu’un est d’un avis contraire au mien, qu’il examine leurs actions, et il trouvera qu’elles confirment ce que j’ai dit[46].



  1. Nous conseillons aux lecteurs studieux, avant de commencer la Cyropédie, de lire dans le volume de l’Univers pittoresque qui contient la Perse, par M. L. Dubeux, les différentes traditions grecques relatives à l’histoire de Cyrus, p. 67 et suivantes. — Cf. Bossuet, Hist. universelle.
  2. Fréret fait observer que les Hyrcaniens soumis par Cyrus ne doivent pas être confondus avec ceux de la mer Caspienne. Les Hyrcanîens de la Cyropédie étaient censés habiter le pays qui se trouve à quatre ou cinq journées au sud de la Babylonie. (Voy. Mém..de l’Acad. des Inscript., t. IV, p. 604 et suivantes.)
  3. On sait qu’il y avait deux Phrygies : la Petite, près de l’Hellespont, fameuse par la guerre de Troie, et la Grande, vers le centre de l’Asie Mineure.
  4. La Bactriane de Xénophon était dans la Mésobatène, entre l’Élymaïde et la Susiane, dans les Vallées du mont Cambalidus. Ce pays est habité de nos jours par les Bakhtiaris. Voy. Fréret à l’endroit cité.
  5. Peuple voisin de l’Arménie. La signification du mot Inde est très-vague chez les écrivains anciens.
  6. Les Saques ou Saces, étaient une peuplade scythique au N.-E. de l’empire des Perses. C’était, suivant Hérodote, VII, lxiv, le nom perse des Scythes.
  7. Cette conquête est attribuée par Hérodote à Cambyse, fils de Cyrus.
  8. Cent vingt mille, probablement sans compter les femmes, les enfants et les esclaves.
  9. On peut croire avec Weiske que le nom de Sacas est plutôt celui d’une fonction que d’un homme, en le dérivant du mot Sakkah, qui signifie boire dans les idiomes de l’Orient.
  10. Pour cette fonction du προγεύστης ou esclave dégustateur, cf. Tacite, Annales XII, lxvi.
  11. Cf. Mém. III, 1, t. I, p. 64 et suivantes.
  12. Sur le culte de Vesta, voyez la thèse latine de Fustel de Coulanges, Quid Vestæ cultus in institutis veterum privatis publicisque valuerit. — Cf Cyrop. VIII, ch. v ; Hist. gr. I, vii.
  13. Voy. les mêmes idées dans le traité De la chasse, t. I, p. 313, 339.
  14. Cf. Bossuet, Hist. univ., p. 357 de l’édit. Charpentier.
  15. Cf. Montaigne, Essais, III, v. « Je voudrais avoir droict de leur demander, au style auquel j’ai veu quester en Italie : Fate ber per voi, ou à la suite que Cyrus enhortoit ses soldats : Qui s’aymera, si me suyve. »
  16. Alliés de Sparte, dont il sera plus amplement question dans le Gouvernement des Lacédémoniens.
  17. Je lis avec Leunclaw ἐλούοντο, passage controversé.
  18. Soldats armés de cuirasses.
  19. Nous trouvons dans Herder des réflexions intéressantes sur la situation et sur l’étendue des grandes cités assyriennes et orientales à l’époque de Cyrus, et durant la période primitive des antiques conquérants de l’Asie. « Que pouvaient être les premières villes qui ont été bâties par les monarques assyriens ? Les fortifications d’une horde nombreuse, le camp fixe d’une tribu qui, maîtresse de ces fertiles contrées, faisait ça et là des incursions pour porter le pillage dans d’autres lieux. De là, la vaste enceinte de Babylone, une fois qu’elle eut étendu ses fondements des deux côtés du fleuve. Les murs n’étaient que des remparts d’une argile cuite, élevés pour protéger un camp immense de Nomades ; les tours servaient à placer des sentinelles. Traversée dans tous les sens par des jardins, la ville entière était, suivant l’expression d’Aristote, un Péloponèse. Le pays fournissait en abondance les matériaux propres à cette espèce d’architecture naturelle aux Nomades ; principalement de l’argile, avec laquelle ils formaient des briques, et du bitume, dont ils apprirent à faire un ciment. Ainsi la nature les aidait dans leurs travaux, et, une fois que les fondements eurent été jetés dans le ptyle nomade, il était aisé de les enrichir et de les embellir, quand la horde avait fait des excursions, et qu’elle revenait chargée de butin. » Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, liv. XII, chap. i, t. Il, p. 150 de la trad. d’Edgar Quinet.
  20. Le talent, poids, était de 26 kilogrammes.
  21. Ceux qui sont chargés de faire ou de réparer les armes ; les armuriers.
  22. Surnom de Mars.
  23. Cf., pour les faits racontés ici par Xénophon, Hérodote, liv. I, depuis le chap. LXXVI jusqu’au chap. XCII.
  24. Cf. Hérodote, liv. I, particulièrement chap. XLVI et suivants ; et plus loin, chap. XCI.
  25. Cf. Hérodote, liv. I, chap. LXXXV.
  26. Cf. Hérodote, liv. I, chap. XXXIV et suivants.
  27. Cf., pour le siège et la prise de Babylone, Hérodote, liv. I, chapitres clxxxix, cxc, cxci, et Bossuet, Hist. univ., p. 359 l’édit. Charpentier.
  28. « Avec ces amples vêtements, dit M. Adolphe Garnier, ce fard et surtout sa coiffure artificielle, Cyrus nous apparaît comme le précurseur de Louis XIV, et Xénophon comme son grand maître des cérémonies. » Mémoire sur Xénophon, p. 52.
  29. Voyez, pour ce paragraphe, les judicieuses réflexions de M. Adolphe Garnier sur la découverte, faite par Xénophon, des bons effets de la division du travail. Mémoire sur Xénophon, p. 40 et suivantes.
  30. Remarquons avec M. Adolphe Garnier ce qu’il y a de curieux à voir ainsi un républicain d’Athènes organiser le palais et l’administration d’un monarque persan. Mémoire sur Xénophon, p. 54.
  31. Porteurs de piques, piquiers.
  32. Voyez M. Adolphe Garnier, Mémoire sur Xénophon, p. 68 et 69
  33. Champ de course.
  34. Voy., pour ce passage, le Mémoire déjà cité de M. Adolphe Garnier, p. 32 et suivantes ; et cf. la délicieuse anecdote de Philippe et de Ménas dans Horace, Ép. VII du liv. I, notamment vers la fin.
  35. Quelques éditeurs regardent cette phrase comme une glose maladroitement introduite dans le texte.
  36. « Xénophon fait ordonner par Cyrus que les grands du royaume se rendront chaque matin à la porte du palais pour prendre les ordres du prince. Il ajoute que cet usage est encore observé au moment où il écrit, et nous y voyons l’origine du nom de porte, qui désigne en Orient ce que nous appelons en Occident la cour, par souvenir du lieu où le seigneur recevait ses vassaux. » ADOLPHE GARNIER. — Cf. plus haut, liv. VIII, chap. I.
  37. Ce sont les misssi dominici de Charlemagne.
  38. Il est curieux de voir ici l’origine de l’institution de la poste, l’un des plus admirables ressorts administratifs de notre temps.
  39. Voy. la traduction d’une partie de ce discours dans Cicéron, De la vieillesse, XXII.
  40. Ce récit contredit les traditions d’Hérodote et de Diodore de Sicile relatives à la mort violente de Cyrus ; mais ce n’est là que la dernière, et non la première contradiction que nous offre la Cyropédie.
  41. Le savant Dav. Schulz a essayé d’établir, par des argumente d’une certaine force, que cette conclusion n’est pas de Xénophon. Cette opinion a été réfutée par A. Bornemann.
  42. Cf. Expédition de Cyrus, II, V et VI.
  43. Rien de précis sur les deux personnages dont il est ici question.
  44. Voilà l’invention des gants.
  45. « Je vouldrois sçavoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frez et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. » MONTAIGNE, Essais, III, IX.
  46. Nous ne pouvons mieux terminer nos observations marginales sur l’Éducation de Cyrus, que par ces lignes remarquables de Herder : « S’il est un prince dont l’histoire ressemble à une fiction, c’est assurément Cyrus, le fondateur de l’empire persan, soit que nous lisions les exploits de cet enfant des dieux, conquérant et législateur de tant de peuples divers, dans le récit des Hébreux et des Perses, soit que nous donnions la préférence à Hérodote ou à Xénophon. Sans doute, ce dernier historien, qui reçut de son maître l’idée d’une Cyropédie, a recueilli dans ses campagnes en Asie quelques traditions vraies sur la vie de son héros ; mais, comme Cyrus était mort depuis longtemps, il ne les a entendu raconter que dans ce style métaphorique, dont les orientaux se serrent toujours en parlant de leurs rois et de leurs grands hommes. Ainsi Xénophon fut pour Cyrus ce qu’Homère avait été pour Achille et pour Ulysse, quand il construisit sa fable sur quelques vérités. Peu nous importe, toutefois, lequel des deux ait surpassé l’autre en fictions. Il nous suffit de savoir que Cyrus a soumis l’Asie et fondé un empire qui s’étendait depuis l’Inde jusqu’à la Méditerranée. Si Xénophon a décrit avec les couleurs véritables les coutumes des anciens Perses, parmi lesquels Cyrus lut élevé, l’Allemand s’enorgueillira à bon droit de ce peuple, auquel ses ancêtres étaient probablement alliés de très-près, et la Cyropédie peut eue lue en sûreté par tous les princes de notre pays.

    « Mais toi, grand et bon Cyrus, si ma voix pouvait se faire entendre jusque dans ta tombe à Pasagardes, te demanderais à tes cendres pourquoi