Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Le message du Faucon


CHAPITRE XII

Le Message du Faucon

Après avoir accompli cette lâche action, les quatre assassins dévalèrent la colline au grand galop ; mais ils s’enfuirent presque inaperçus tant étaient grandes l’excitation et la confusion causées par la chute de Sviatagor.

Sylvestre — qui seul avait conservé sa présence d’esprit — se hâta de relever le chef, et le trouvant seulement blessé, le porta dans la hutte la plus proche. La flèche fut extraite et lorsque le moine reçut les maigres médicaments qui existaient alors, il soigna le vieux soldat ; pendant ce temps, Féodor, montant sur les remparts avec ses meilleurs guerriers, surveilla le camp des Tartares, craignant que l’ennemi ne saisît ce moment de trouble pour attaquer de nouveau.

Le blessé, heureusement, était moins atteint qu’on ne l’eut cru à première vue et le moine commença à espérer que le vieux chef survivrait. Mais, avec tout cela, la ville avait perdu son commandant au moment où elle en avait le plus besoin.

En réalité, on se méprenait, car Sylvestre avait été longtemps le chef réel de la garnison et la vie et l’esprit de ses héroïques défenseurs. Qu’il donnât des ordres et qu’on lui obéit semblait tout naturel aux Russes. Tous sentaient instinctivement que c’était lui, Sylvestre, l’homme indispensable.

— Nous pouvons avoir confiance, maintenant, mes enfants ! s’écria-t-il aux êtres maigres, hagards, aux yeux creux qui étaient assemblés autour de lui. Lorsque les hommes se servent du meurtre et de la trahison pour arriver à leur but, ils montrent, par là, que leur cas est désespéré. Les heures les plus sombres arriveront avant l’aube, et nous vivrons cependant pour prier Dieu qui est notre force et qui n’abandonnera pas ceux qui croient en Lui.

Les assiégés avaient bien besoin d’encouragement, car leur détresse était douloureuse. Dans dix jours — comme Cyril leur avait assuré — ils seraient sauvés et le dixième jour était arrivé sans qu’il y ait aucun signe de l’aide promise et tant attendue.

Lentement la journée passa lourde et chaude, et lorsque le soleil commença à descendre vers l’ouest, il semblait aux hommes que l’astre diurne emportait leurs cœurs avec lui. Si les Tartares voulaient encore attaquer sérieusement, l’excitation féroce de la bataille soutiendrait les âmes chancelantes des défenseurs ; mais l’inaction engourdie était ce qu’ils pouvaient le moins supporter.

Ce fut un triste jour ; la nuit était arrivée, lorsque Sylvestre, se tenant près de Féodor dans les créneaux de l’enceinte, entendit un battement d’ailes et un superbe faucon s’abattit vers lui et vint se poser sur son épaule.

— C’est le faucon favori du Prince Vladimir, s’écria Féodor. Des nouvelles, père, des nouvelles enfin !

— Silence ! dit le moine en posant un doigt sur sa bouche ; si les soldats t’entendaient jamais, ils ne pourraient retenir des cris de joie, et mettraient ainsi l’ennemi sur ses gardes.

Mais bien que Sylvestre parlait avec son calme habituel, son cœur battait fièvreusement ; il défit de dessous l’aile gauche du faucon, un morceau de parchemin où la main maladroite d’un de ses élèves — le fils favori de Vladimir — avait écrit ces mots :

Demain soir, lorsque vous verrez un feu sur la Colline Chauve, avancez contre les Tartares. Je serai là.

Vladimir.

Cette Colline Chauve était un mont énorme et haut se trouvant à un mille au delà du camp ennemi. Sylvestre comprit le plan et quelques paroles suffirent pour l’expliquer à Féodor dont la figure rayonna en entendant ces nouvelles.

Ce ne fut pas facile de retenir l’excitation des Russes en leur donnant lecture du message du faucon, et on se garda bien d’en parler à Sviatagor qui, à se voir mortellement blessé et empêché de prendre part au combat, recevrait sans nul doute le coup de grâce. Mais les soins et la patience inépuisables du moine applanirent toutes les difficultés : et pour empêcher les Tartares de se douter de la surprise qu’on allait leur faire, Sylvestre envoya, le matin suivant, leur dire que la ville leur serait rendue si dans sept jours les Russes n’avaient reçu aucune aide.

À peine l’obscurité tombait-elle sur la terre que Féodor et Sylvestre commencèrent à assembler leurs hommes ; on détruisit la barricade de la porte du fleuve pour donner libre passage. La nuit était noire et orageuse, traversée par de fréquentes rafales de pluie ; mais vers onze heures le signal désigné se montra au loin comme un éclair et la tristesse s’enfuit comme par enchantement. Alors les Russes, dévalant les pentes de la colline comme un torrent, se précipitèrent en poussant des cris effroyables, dans le camp des Tartares.

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Elle fut sauvage, cette bataille nocturne, en pleine obscurité ; et même les plus avancés ne purent jamais dire ce qu’il était arrivé. Ce n’était que des masses sombres surgissant çà et là, des cris, des rugissements, des trépignements assourdissants, des chocs d’armes invisibles maniées par des mains cachées ; et les hommes se prenaient à bras le corps dans le noir, tenant leurs lances hautes, n’osant frapper, de crainte de tuer leurs camarades.

Mais quoique les Tartares combattaient avec la sauvagerie des bêtes féroces des déserts dont ils provenaient, la bataille tourna en leur défaveur. Pris complètement par surprise, et assaillis de deux côtés à la fois, ils reculèrent pas à pas, jusqu’à ce que Vladimir et ses hommes les poussant en avant, mirent le feu au camp qui s’enflamma bien vite éclairant le pays avoisinant. Tout alors céda. Octaï Khan tomba au plus fort de la bataille, combattant jusque la dernière minute ; et lorsque le matin blanchit à l’horizon, la grande armée qui avait si longtemps assiégé Kief était disparue comme un mauvais songe.

— « Vous avez bien travaillé, mes enfants », dit le prince Vladimir se tenant vis à vis du palais et entouré de la population entière de la ville venue lui faire fête. « Tout le butin que j’ai pris sera donné aux veuves et aux enfants des braves qui sont morts pour défendre ma ville. Mais, quant à ceux-ci, » continua-t-il en serrant la main de Cyril et de Sylvestre qui se tenaient à ses côtés, « je ne pourrai jamais leur donner une récompense digne d’eux. Ils ont seuls sauvé Kief et, dans les siècles futurs, quand les chants et les histoires russes parleront de Vladimir, le fils de Sviatoslav, on n’oubliera pas de causer aussi de ses deux plus fidèles amis, le père Sylvestre et Cyril aux Doigts Rouges. »

David KER.
FIN