Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 135-143).

IX

Il y a encore passablement de légèreté dans les élucubrations épistolaires de la jeune Mrs Wellstone, passablement d’infatuation et d’inconscience. Et, à la lire, Nise éprouve parfois cette crispation involontaire et cette souffrance aiguë qu’il lui a fallu si souvent subir depuis les fiançailles de sa sœur. Mais son parti est pris. Elle n’oubliera jamais et, n’ayant pu être à Robert, jamais elle ne sera à un autre seulement, la résignation est venue. Et, si son cœur est un peu plus torturé quand Liette lui parle de Robert en termes dithyrambiques, son âme au contraire éprouve comme une douce détente à la pensée que les jeunes époux font bon ménage. Après tout, ce n’est peut-être qu’une affaire de concessions réciproques. Si Liette se montre assez aimante et pas trop fantasque, si Robert, de son côté, renonce à s’expliquer l’inexplicable, pourquoi l’entente ne régnerait-elle pas entre eux comme elle finit par s’établir chez des couples assurément moins bien partagés ?

De Londres, Liette a écrit ce qui suit :

« Ma Nise,

« Vous avez dû, père, mère et toi, — sans compter M. le curé, recevoir les vues que je vous ai envoyées de Boulogne et de Folkestone. Quelques détails toutefois sur la traversée et le reste ne vous paraîtront probablement pas superflus, car je n’y ai fait qu’allusion dans mes dernières cartes.

« La Manche ne ressemble pas du tout à la Méditerranée, ma chérie. Bien qu’on soit au mois de juin, il ventait à démâter les barques quand notre paquebot a pris la mer. C’est te dire si elle était méchante, la mer ! Une furie ! Les Boches ne sont que des agneaux à côté d’elle. Ajoute que c’est de nuit que nous nous sommes embarqués, le service de jour étant suspendu à cause des sous-marins dont j’avais et ai encore une peur bleue. Ce n’est pas loyal, cette arme-là. On ne devrait pas en tolérer l’usage. Il est vrai qu’avant de s’en servir messieurs les Allemands n’ont pas songé à nous consulter et qu’ils en usent et abusent avec un parfait mépris de l’opinion que je peux professer sur leurs méthodes de combat.

« Aussi, sachant ce qui m’attendait en cas d’attaque, avais-je pris mes précautions et m’étais-je pourvue de quelques vessies de porc que je comptais gonfler dans ma cabine. C’est un vieux matelot de Boulogne qui m’a passé la recette. Il paraît que cela vaut mieux que toutes les ceintures de liège pour vous tenir à flot lorsqu’on vient à faire naufrage. Et puis, c’est beau, les ceintures de liège, mais on n’en a pas toujours une sous la main au moment psychologique, tandis que mon appareil natatoire, on peut le disposer d’avance sur soi. Le brave homme m’avait montré la façon de m’en servir. Rien de plus simple. Il faut quatre vessies (on en trouve chez tous les charcutiers). Bien les gonfler, en serrant fort la ficelle pour qu’elles ne se dégonflent pas ensuite peu à peu, puis se les attacher autour du buste : un point, c’est tout. Par exemple, avoir soin de les remonter sous les aisselles. À la taille, ce serait plutôt dangereux, car il pourrait y avoir rupture d’équilibre, lors de l’immersion, entre les jambes et le haut du corps, et l’on flotterait bien, mais la tête en bas et les pieds en l’air, ce qui ne serait pas une solution idéale. Tu me vois d’ici dans cette posture incongrue, et gigotant dans le vide, et renâclant sous l’onde amère comme un jeune cachalot qui plonge en jouant de la queue ? Merci ! pas de ça, Lisette !

« Aussitôt gréée — comme disent les marins — mon intention était de remonter sur le pont, en dissimulant mes vessies sous ma pèlerine de bord. Tu comprends, je ne voulais pas me tenir en bas. Lorsqu’on est torpillé, l’eau peut envahir la cale avant que l’on ne s’en échappe et l’on risque d’y être noyé comme une souris dans un baquet. Mais la tempête était si violente que d’énormes paquets de mer balayaient jusqu’à la dunette et que, pour ne pas être enlevée, j’ai dû me blottir dans l’entrepont, entre deux grandes caisses assez bien arrimées.

« Robert ne me savait pas là. Sur ces maudits paquebots qui piaffent et se cabrent à la lame comme des chevaux-marins, les messieurs ont leurs couchettes à part des dames et il me croyait dans la mienne. Mais, au bout d’un quart d’heure, étant venu voir comment j’étais installée, ce qui était son droit, et si je ne souffrais pas trop du mal de mer, ce qui était son devoir, voilà-t-il pas qu’il constate ma disparition ! Gros émoi, d’autant que la stewardess de service n’était au courant de rien. Très inquiet, il me cherche partout et finit par me découvrir, transie et mourante, entre mes caisses, sous ma pèlerine toute trempée ; avec mon sac à main et ma ceinture de vessies.

« — By Jove, que faites-vous là, Liette ? s’effare-t-il.

« Moi, j’avais à peine la force de parler.

« — Vous voyez, darling, je suis en train de rendre l’âme par amour pour vous. Je me suis engagée à vous suivre comme votre ombre. Je vous suivrai. Mais, de grâce, ne me parlez plus de la mer. Je la hais.

« — Venez, mon enfant. Il faut vous mettre à l’abri en bas.

« — Non ! non ! On y est trop mal, en bas. Cela sent trop l’huile, le cambouis et le renfermé.

« Alors il est allé chercher des oreillers et des couvertures pour m’arranger un nid plus douillet où il est resté à se morfondre avec moi jusqu’à notre arrivée dans les jetées de Folkestone. C’est un si bon garçon, Robert ! Et qu’il m’est doux de l’entendre m’appeler « my child ». Son enfant, des fois, Nise, il me semble que je le suis plus que sa femme, bien qu’il ne soit pas d’âge à être mon père, tant s’en faut. Il est si sérieux, lui, si posé, si réfléchi ! Et moi je suis si turbulente, si évaporée, si petite fille !

« Londres, où nous sommes arrivés hier, un peu fatigués, ne m’a pas plu, de prime abord, comme Paris. On me dit bien que sa physionomie a changé depuis la guerre et qu’il a passablement souffert des raids de gothas et de zeppelins. Possible. Mais Paris aussi a souffert et s’il n’offre pas plus d’animation que Londres, surtout en ce moment-ci, il garde, même dans le danger et l’angoisse, un je ne sais quoi de crâne et de pimpant que je cherche en vain ici, où les gens me déconcertent par leur gravité morose. On dirait que toute joie est bannie du royaume et c’est, dans les rues, comme un défilé d’automates pensifs et silencieux qui, le nez dans leur gazette, semblent vivre exclusivement des nouvelles de la guerre. Et puis, avec les Anglais, il faut constamment s’observer. Au Claridge, où nous sommes descendus, ce n’est pas comme dans nos braves petits hôtels du Midi, où je me sentais toujours à l’aise. Il y sévit un règlement draconien bien plus à l’usage des vieilles misses et des ambassadeurs que des jeunes mariés. Ainsi on n’y dîne qu’en habit et en toilette de soirée. Et ce qu’il y a de mieux, c’est que Robert trouve cela tout naturel. Je te le dis entre nous. Ne va pas le répéter à maman, elle ne manquerait pas d’en tirer argument contre moi qui, naïvement, croyais à l’absence de préjugés et de conventions chez nos voisins et qui me suis mariée tout bonnement en robe de ville. Ma consolation, c’est que Londres et puis Sidmouth, ça fait deux. Là-bas, ma chérie, espérons que l’esprit est moins étroit, moins rigide… »

Cet espoir de Liette, si Nise en juge par la suite de sa correspondance, ne paraît guère devoir se réaliser. Heureusement, ce n’est là sans doute qu’un petit mécompte et qui ne donne que plus de piquant à sa verve endiablée :

Oak Grove, Sidmouth, le 25 juin 1918.

« Enfin, ma bonne chérie, nous voilà donc à destination ! Si les voyages forment la jeunesse, ils contribuent également à lui ôter quelques illusions et je viens d’apprendre à mes dépens qu’il n’y a pas que sur le P.-L.-M. ou sur la compagnie du Nord que les trains luttent de lenteur avec les tortues et partent ou arrivent quand il leur plaît. Tu peux franchir le détroit. Sous ce rapport, tu ne seras pas trop dépaysée.

« En revanche, méfie-toi de certaines descriptions imagées dont le lyrisme s’excuse d’ailleurs chez un soldat qui a une âme de poète et qui, dans son exil, n’entrevoit la patrie qu’à travers le prisme de sa nostalgie (ça, c’est une phrase de composition française que je repêche dans le répertoire de Mlle Adélaïde). Je ne veux pas dire par là que le Devon soit de la gnognotte en tant que pays. Et, d’après ce que j’ai pu voir au cours des quelques promenades que nous avons déjà faites à droite et à gauche, mon mari et moi, le cadre est bien tel qu’il nous le peignait dans ses lettres d’Italie. Tu y retrouverais les verts pacages qu’il célébrait, et ses beaux champs qui rejoignent les grèves, et ses jolis chemins bordés de chèvrefeuilles et d’églantiers. Mais, je ne sais pourquoi, il me semble que sur le papier ça faisait mieux qu’au naturel et, te rappelant notre Savoie, sa couronne de neiges et de glaces, ses gorges, ses vallées et ses lacs, tu ne pourrais t’empêcher de penser des environs de Sidmouth : « Eh ! quoi, n’est-ce que cela ? »

« Ce n’est que cela, ma chérie, et je t’avoue que chez nous c’est autrement grandiose, autrement impressionnant. Oui, c’est beaucoup moins plat, la Savoie, beaucoup moins pot-au-feu, à mon avis, que le Devonshire, et quelques arpents de landes, quelques carrés de myrtes n’y feront rien. Il me faudrait autre chose pour me faire oublier nos vergers, nos rochers et nos sapinières, et je reconnais que papa n’avait pas tort de s’emballer sur des sites comme ceux de l’Aiguille et d’Aiguebelette, vus du col du Crucifix, quand le soleil révèle « la splendeur insoupçonnée de merveilleux lointains ». Robert a beau dire, ils n’ont pas ça à Sidmouth. Je ne veux pas le peiner, bien entendu, et je m’extasie comme il sied avec lui sur « l’éclair furtif des truites entre les longues herbes de ses ruisseaux », sur ses saules « qui baignent dans une eau claire », sur ses « grands bœufs indolents » et ses « agiles et hennissants poneys ». Après tout, ce n’est pas mal. Seulement, il y a mieux.

« Mais si, au lieu de te décrire à mon tour le cadre, je te parlais plutôt de mon nouveau domaine et de mon entourage immédiat ?

« Oak Grove » est une façon d’ancien manoir situé excentriquement par rapport à l’agglomération proprement dite de Sidmouth. Son nom n’est pas trompeur. Le corps de logis et ses dépendances se trouvent en effet au fond d’une chênaie archicentenaire et si touffue qu’on s’y perdrait sans l’admirable symétrie des allées. C’est rudement chic, cette vieille demeure de gentilshommes campagnards et je m’y plairai énormément, pourvu qu’on ne m’y tienne pas enfermée toute l’année.

« Ce que je lui reproche un peu, c’est d’abord son isolement et, ensuite, ses dimensions excessives. Tu ne t’imaginerais pas la grandeur des pièces, ni la hauteur des plafonds. J’y dois faire l’effet d’une mouche emprisonnée sous une cloche à fromage. Encore est-il qu’une mouche, ça voltige, tandis que moi je n’ai pas d’ailes pour me donner l’illusion d’être partout à la fois. Rien qu’à l’entresol, on pourrait installer tout un pensionnat comme celui de Mlle Adélaïde. J’en vois très bien le parloir où est notre hall, les salles d’études dans nos drawing-room et sitting-room, et le réfectoire dans notre dining-room qui est garni d’une cheminée monumentale et d’une table plus monumentale encore. Ajoute à cet immense entresol un immense « basement » où tiennent cuisine, office, buanderie, et un non moins immense étage, comprenant, outre les chambres, une salle de bal, une salle de jeux, une nursery et un fumoir ; coiffe le tout d’un grand toit d’ardoise abritant je ne sais combien de séchoirs, de greniers et de mansardes, et tu auras une idée d’Oak Grove.

« Et les communs, chérie ! La remise, le garage (nous avons tilbury, cab et auto), le colombier haut comme une tour, le poulailler aussi spacieux à lui seul que toutes les volières du grand jardin de Chambéry, la faisanderie — ouf ! soufflons un peu, veux-tu ? Mais tu conçois mon ahurissement en arrivant à Oak Grove. Que ma nouvelle famille eût du bien au soleil, c’est ce dont je me doutais déjà. Il suffit de voir Robert pour être sûr qu’il n’est pas né dans une chaumine et, quoiqu’il n’ait jamais parlé de sa fortune, sinon pour s’en excuser, j’avais tout lieu de croire qu’elle représentait un beau denier. Mais je ne soupçonnais rien de pareil, ma bonne chérie. C’est seigneurial ! C’est magnifique ! C’est écrasant ! Et je ne suis pas encore tout à fait préparée à mon rôle de châtelaine.

« Mon beau-père m’a bien accueillie, un peu froidement toutefois. De ce chef, j’étais prévenue. Rien à dire. Et le pauvre homme a tant de chagrin de la mort de Mrs Wellstone que je ne peux lui en vouloir de ne pas me sauter au cou. Comment ne modérerait-il pas ses transports en songeant que, moi, étrangère, je viens prendre la place de la mère de ses enfants ? Je voudrais le distraire, le remonter, et je n’y renonce pas, bien que Robert incline à croire qu’en voulant alléger sa peine je risque de l’aggraver. Comme nous sommes destinés à reposer sous le même toit et à manger à la même table, il faut bien faire en sorte de nous regarder autrement qu’en chiens de faïence, lui et moi, n’est-ce pas, chérie ? Mais, jusqu’ici, je confesse que mes avances n’ont guère eu de succès. J’ai beau faire, il ne se déride pas. Non qu’il soit précisément renfrogné. Il est trop gentleman pour me manquer d’égards en quoi que ce soit. Seulement, ses silences pendant les repas, ses longues rêveries ensuite, font de lui un hôte assez distant qui me glace et m’empêche d’être moi-même quand nous sommes en tête à tête.

« Tu n’ignores pas que mes deux belles-sœurs, Gerty et Gladys, se sont mariées de leur côté depuis que Robert est revenu du front. Si c’est heureux pour elles, c’est regrettable pour moi, car leur compagnie m’eût empêchée de trouver le temps long en l’absence de mon mari. Il ne m’a pas encore quittée. Mais il ne sera pas toujours avec moi, je veux dire toute la journée.

« Hier encore, il m’a dit :

« — Chère âme, je vais être obligé de reprendre contact avec nos gens. Ce qui nous différencie des landlords, des grands propriétaires fonciers, nous gentlemen farmers, c’est que nous n’avons pas d’intendants, pas même de métayers. Nous exploitons directement nos terres.

« — Oh ! Robert, je ne vous vois pas très bien conduisant une charrue ou une herse.

« — Ce n’est pas de mon ressort non plus, quoique j’y sois assez habile à l’occasion. Mais nos gens ne sauraient être livrés plus longtemps à eux-mêmes. Le maître doit toujours payer de sa personne et mon père, ai-je besoin de vous le dire, ne s’occupe plus de rien.

« — Accordez-moi encore quelques jours, darling ! Le temps de me familiariser un peu avec les autres.

« — Soit ! a-t-il consenti.

« Mais ce sursis ne durera pas éternellement et je me demande avec quelque inquiétude ce que je vais devenir lorsqu’il partira le matin pour ne rentrer que le soir. Je l’accompagnerais bien dans ses tournées, mais il assure que c’est impossible, que ça me fatiguerait trop. Et puis ça ne se fait pas. Une lady — et je suis une lady, Nise — ne doit pas se commettre avec les gens de ferme. N’en souffle mot à maman, qui rirait bien de me voir si attrapée, mais, plus je vais, plus je m’aperçois qu’en fait de conventions et de préjugés mondains, sociaux et autres, les Anglais et les Anglaises n’ont rien à envier aux plus collets montés de nos compatriotes. Chez eux, c’est jusqu’au bout des ongles. que l’on est aristocrate ou bourgeois. Et moi qui admirais de bonne foi la simplicité de Robert, je m’aperçois qu’au fond il est raffiné comme un dandy, quoiqu’il n’ait pas cru déchoir en s’alliant avec moi.

« Very well ! Nous avons un rang à tenir, nous le tiendrons. Mais tu sais, Nise, j’aurai quelque peine à m’y faire et il me faudra ouvrir joliment l’œil pour pouvoir toujours répondre de moi… »